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Regard d’ESPERANCE N°233 - Février 2009
L'ENTRETIEN DU MOIS
Katalin Boronkai,
une Hongroise "plus bretonne
que les Bretons" ?
■ « La piste des Celtes de Hongrie m'a conduite
en Bretagne... »G Quand une Hongroise étudie Per
Jakez Helias
et Roparz Hemon...
■ « J'enseigne le latin et le français en breton... »
■ « J'ai voté pour une Europe des cultures... »
■ « J'aime soulever les questions qui dérangent... »
■ « Quand on parle breton, les langues
se délient... »
■ "Paprika " : un magasin original, porte ouverte
sur un art de vivre...
■ « J'espère que l'on va vers une consommation
plus raisonnée... »
■ Voudriez-vous vous présenter brièvement ?
« Je m’appelle Katalin Boronkai, et mon nom se prononce en
français comme s’il y avait un tréma sur le i, mais il n’y en a pas…
J’approche de la quarantaine, puisque je suis née il y a 39 ans,
à Budapest, capitale de la Hongrie.
J’y ai vécu près de 22 ans, tout en voyageant un peu partout
dans le pays, car j’ai de la famille dans différentes régions.
Mes études universitaires de français et de latin, spécialités que
j’avais choisies, m’ont conduite en Belgique, tout d’abord, pendant un an, puis en France, à Rennes, où j’ai appris le breton.
J’avais commencé à apprendre le français au lycée. Ma classe
avait été la dernière à être obligée d’étudier le russe comme première langue étrangère, à la fin de l’époque communiste… et
soviétique, pourrait-on dire.
En 1994 puis à nouveau en 1995, je suis donc venue poursuivre
mes études universitaires à Rennes, puis j’ai commencé à enseigner dans les écoles Diwan, à Carhaix et à Quimper.
J’ai rencontré ici mon mari – un Breton du Léon – et nous nous
sommes installés à Plouyé.
Nous avons aussi ouvert un petit magasin de spécialités hongroises à Carhaix en 2005.
Ces deux activités sont très prenantes, mais ce sont aussi pour
moi comme des « hobbies ». Je suis devenue enseignante par
vocation, et j’aime beaucoup les contacts humains que me donne
le magasin. Mais j’aime aussi les voyages, les beaux films, la nature : me promener, l’observer, apprendre à la connaître… »
■ Une Hongroise qui enseigne en breton, dans les écoles
Diwan… c’est étonnant de prime abord ! Comment avezvous découvert et appris le breton ?
Un entretien avec
Mme Katalin Boronkai
«J’ai commencé à apprendre le breton en Hongrie par moi-même
– quelques notions de base – puis pendant mon séjour «au pair»
en Belgique, j’ai fureté chez des bouquinistes pour trouver des
livres sur la Bretagne…
La Provence m’intéressait aussi beaucoup, mais la piste celtique m’a conduite vers la Bretagne, car l’histoire de la Hongrie
a été marquée par la longue présence des Celtes dans les Carpates...» nous a confié Mme K. Boronkai.
A l’image de son «comptoir hongrois», Katalin Boronkai est une
commerçante comme l’on en rencontre peu…
L’œil vif, le regard pétillant et un rien malicieux annoncent sans
détour une riche personnalité et une âme forte, qui respire la
convivialité, attire la sympathie.
La conversation engagée, voici que le verbe et le geste expriment, volubiles et véhéments, une pensée qui virevolte sans cependant jamais perdre le fil!
Le français est remarquable, à peine teinté d’un soupçon d’accent qui trahit une Bretonne venue du pays Magyar…
Car bretonne, Katalin Boronkai l’est dans l’âme!
Parlant le breton, enseignant le français en breton, dotée d’une
vaste connaissance de la culture bretonne, il semble que rien de
ce qui est breton ne lui soit indifférent!
Mais cette passion qu’elle voue à notre région – et au-delà, à
toutes les spécificités régionales – n’est pas aveugle. Elle s’accompagne d’une profonde réflexion humaine, du fruit d’années
d’études universitaires, de recul et de lucidité.
Les lignes qui suivent sont les «meilleures pages» d’un long entretien qui, avec élan et générosité, nous mène notamment à
la découverte d’un pays souvent méconnu, la Hongrie… et de
notre Bretagne, revisitée par une Bretonne de là-bas et d’ici.
« C’est une longue histoire, une suite de hasards !
Déjà au lycée, j’aurais en fait voulu étudier l’italien, mais l’établissement venait de perdre son professeur d’italien, si bien que j’ai
choisi une autre langue romane : le français !
Pour le breton, même chose : après deux années d’études universitaires, j’ai eu comme lectrice une Française qui préparait un
doctorat sur la littérature régionale en France. Son mari, d’origine hongroise, était dans les affaires en Hongrie, et notre université n’avait plus de lecteur depuis trois ans…
Au bout d’un an, elle a proposé un atelier de travail sur la littérature régionale, pour changer des classiques du style « Lagarde
et Michard ».
J’ai alors vraiment découvert les régions de France en tant
qu’entités culturelles. Etant linguiste dans l’âme – et bavarde –
je me suis passionnée pour les langues régionales.
J’ai commencé à apprendre le breton en Hongrie par moi-même
– quelques notions de base – puis pendant mon séjour « au
pair » en Belgique, j’ai fureté chez des bouquinistes pour trouver
des livres sur la Bretagne…
La Provence m’intéressait aussi beaucoup, mais la piste celtique
m’a conduite vers la Bretagne, car l’histoire de la Hongrie a été
marquée par la longue présence des Celtes dans les Carpates.
Les fouilles archéologiques mettent sans cesse au jour des
traces de cette présence celtique !
Et voilà que je découvre dans la France « une et indivisible »
une langue celtique qui n’avait rien à voir avec le français ! Une
découverte stupéfiante pour moi… »
■ Pourquoi avez-vous choisi de venir vous installer dans
notre région du « bout du monde », à la proue de l’Europe,
venant de l’autre côté du continent ?
« A mon retour de Belgique, j’ai déposé une demande de bourse
d’étude et de recherche pour venir étudier en Bretagne. Après
beaucoup de péripéties, qui en disent long sur l’état d’esprit
qui règne dans les milieux administratifs et culturels français à
l’étranger, j’ai obtenu une place à l’université de Rennes, grâce
à un enseignant de la Sorbonne – auquel je dois beaucoup – qui
venait faire des conférences dans les universités hongroises…
Me voilà donc étudiant le breton à Rennes pendant deux mois
et demi, fin 1994 et début 1995. J’avais contacté l’université de
Brest, mais une secrétaire m’avait répondu que je ne pouvais
pas venir…
Je me suis immergée dans le breton : cours, conférences,
lectures… Tout ce qui était disponible ! J’ai couru toutes les librairies, en accumulant un tel bagage que j’ai dû laisser la moitié
en Bretagne à mon retour en Hongrie.
Là-bas, j’ai fait ce qui correspondait à la maîtrise ici, dans le but
de devenir enseignante en Hongrie. Mon sujet était les écrivains
bilingues bretons-français en Bretagne au XXe siècle : Per-Jakez
Hélias et Roparz Hemon principalement…
Quand j’ai envoyé un exemplaire de ce travail à l’université de
Rennes, l’on m’a conseillé de le poursuivre en passant un D.E.A.
(Diplôme d’Etudes Approfondies).
Mes parents ne pouvaient pas me payer ces études en France,
mais j’ai eu la chance que mon dossier – soutenu devant un jury
– rencontre des personnes favorables à ce projet d’études et de
recherches en Bretagne. Et je suis donc revenue à Rennes en
1995-96.
Une fois ce D.E.A. obtenu, avec mention Très Bien, mes professeurs m’ont incitée à faire un Doctorat.
Mais comment financer ces études ?... Je n’ai pas obtenu de
bourses, cette fois, ni trouvé de travail comme caissière en supermarché, ni enseignant de hongrois, etc. Ce sont les écoles
Diwan qui se sont intéressées à mon cas : j’ai été prise comme
enseignante de français en breton et stagiaire à la fois, à l’école
primaire Diwan de Carhaix. Là j’ai progressé à pas de géant
dans ma maîtrise du breton parlé. Les enseignants et les parents
d’élèves m’ont accueillie et aidée à fond. Cela a été une année
magnifique. L’année suivante, j’ai intégré l’antenne du collège
Diwan de Quimper, après un stage d’été intensif à Scaër. Et je
continue à enseigner le français et le latin, en breton. »
■ Qu’avaient, à vos yeux, notre pays et notre région de plus
que votre pays d’origine, pour que vous le quittiez ainsi et
veniez vivre en Bretagne ?
« Je n’ai pas vraiment quitté la Hongrie, j’ai trouvé la Bretagne !
Mais sans les cours de cette lectrice dont j’ai parlé, j’aurais aussi
bien pu suivre la filière du latin et être aujourd’hui quelque part
en Italie… »
■ Quel accueil avez-vous rencontré ici, et quelles ont été
vos premières impressions?»
« L’accueil que j’ai trouvé en Bretagne a été très chaleureux. A
l’université de Rennes, j’ai eu toutes les aides possibles aussi
bien de la part des étudiants que des enseignants.
Je pense que c’était une attitude réciproque : voyant que je m’intéressais à eux, leur culture, à leur langue, les Bretons voulaient
me donner quelque chose d’eux-mêmes.
Mais j’ai été très surprise, en arrivant à Rennes, d’entendre si
peu parler breton. En venant en Bretagne, je m’attendais à entendre autant de breton que de français dans les rues ! Or, j’ai dû
me rendre à l’évidence qu’à Rennes même, c’était plutôt rare !
Il nous est arrivé, quand nous parlions breton entre étudiants au
cinéma, d’entendre des gens s’exclamer : « Qu’est-ce qu’il y a
comme étrangers ici ce soir ! »… Ils ne reconnaissaient même
pas le breton !
Pour ce qui est des paysages, la mer a été un enchantement
pour moi, tout comme la diversité des régions de Bretagne, que
j’ai découvertes en voyageant très vite un peu partout : je ne rencontrais pas les mêmes ambiances au nord et au sud, à l’ouest,
à l’est, dans les paysages, l’architecture, la langue…
Voir tant d’églises, de chapelles, de cathédrales, de châteaux,
de manoirs a aussi été une surprise pour moi. On lisait dans
les livres tous ces préjugés qui existent sur la Bretagne, pays
pauvre… Et je me suis demandé comment un pays pouvait être
pauvre en construisant de tels monuments ?
C’est en étudiant que j’ai appris que la Bretagne avait été – hormis le grand « creux » du 19ème siècle – un pays très riche pendant des siècles et des siècles !...
J’ai également beaucoup apprécié les costumes bretons, parce
qu’il y a aussi énormément de costumes traditionnels en Hongrie.
Et l’on peut trouver des points communs entre les costumes bretons et hongrois, tout simplement parce qu’il s’agit d’artisanat :
puisqu’ils travaillent sur des matières naturelles, sur des motifs
de la faune et de la flore, les artisans du monde arrivent souvent
à des résultats proches, avec quelques petites variantes… »
■ Et aujourd’hui, vivant depuis longtemps en Bretagne, vos
impressions premières se trouvent-elles confirmées, ou
avez-vous révisé votre sentiment du début ?
« Je trouve que les choses ont beaucoup évolué en quelques
années.
Mon année d’études en Bretagne correspondait à une période
de bouillonnement culturel breton : les gens se mettaient à ap-
prendre le breton, les anciens commençaient à changer d’attitude envers leur propre langue…
Mais j’avoue que si j’étais arrivée quatre ou cinq ans après,
quand on a assisté à une sorte de démantèlement de cet élan
culturel, je serais probablement très vite repartie. L’Etat, la Région même l’ont freiné…
L’Institut culturel de Bretagne s’est vu retirer de son pouvoir, par
exemple, la possibilité d’octroyer des bourses pour l’étude de la
langue et de la culture bretonnes…
Le bizarre attentat de Quévert – qui est resté non élucidé et a
coûté la vie à une personne – a détourné des gens de la bretonnité, et a provoqué chez les bretonnants des « guéguerres » de
clans…
J’ai été profondément déçue. Mais j’espère que ce n’est qu’une
mauvaise période, passagère, et que l’élan va revenir. Aujourd’hui, la Région a repris une action forte pour la culture bretonne.
L’on m’a parfois dit que « j’en faisais trop »… Mais c’est ma personnalité. Je serais en Hongrie ou ailleurs, ce serait la même
chose ! Où que je sois, j’ai besoin de « faire » ; et j’aime soulever
les questions qui dérangent, agir pour ce qui ne va pas… Les
choses n’avancent pas quand on est conformiste ! »
■ Hongrois et Bretons ont-ils des points communs, par leur
tempérament, leur caractère… ?
« Le trait commun que je verrais, et il me semble à la fois positif
et négatif, c’est cette capacité à s’enflammer pour des causes,
à se mobiliser – on a la tête dure et on fonce – mais aussi à soudain baisser les bras, et à adopter même une attitude quasiment
auto-destructrice.
Bien sûr, on pourrait aussi noter un même attachement à l’art
folklorique. Mais cela s’explique : tenir aux vêtements, aux
chants traditionnels, est une façon d’exprimer son attachement à
sa culture, et c’est finalement une forme de résistance.
Des minorités hongroises vivent en Roumanie, Slovaquie, Serbie, Autriche, Ukraine, par décision des grandes puissances à
la fin de la Première Guerre mondiale… Parfois, elles ont été
maltraitées et la seule façon de résister a été pour eux de mettre
en avant leur culture hongroise. En Transylvanie, on peut voir
aujourd’hui des Hongrois qui portent au quotidien le costume traditionnel, ou un vêtement qui s’en inspire : parfois seulement un
gilet, alors qu’on porte aussi des jeans… C’est une manière d’affirmer son identité et de vivre sa culture hongroise. Il y a toujours
– inévitablement et heureusement – un mélange des cultures,
mais l’on ne veut pas perdre ses propres racines.
Je crois que l’attachement des Bretons à leur culture est du
même ordre.
Par contre, l’esprit français influence les Bretons en ce qu’ils
n’osent pas porter des éléments de leurs costumes bretons en
dehors de manifestations folkloriques. Cette volonté française de
reléguer l’habit traditionnel au musée ou sur la scène me dérange un peu : éradiquer, détruire pour pouvoir mettre au musée
et disserter sur le sujet, c’est d’ailleurs ce qui se passe aussi
dans l’affaire des loups, ou des ours, par exemple…
L’élégance au quotidien par le port d’un élément du costume traditionnel ne fait de mal à personne, surtout pas en ce monde
de globalisation où il semble qu’on voue une sorte de culte à
l’inélégance ! »
■ A votre arrivée en France, quels aspects de notre mode de
vie ont représenté pour vous les plus grands changements ?
A quoi vous a-t-il été le plus difficile – et au contraire, le plus
facile – de vous adapter ?
« La société de consommation, l’abondance des produits dans
des supermarchés m’ont stupéfaite. Au début, c’était impressionnant et séduisant pour moi…
Nous n’avons pas connu de grandes pénuries de nourriture en
Hongrie, contrairement à d’autres pays du bloc communiste,
comme j’ai pu le constater en voyageant avec mes parents en
Roumanie ou en Allemagne de l’Est, sans parler des rationnements en Union Soviétique… Mais par rapport à ce que j’avais
connu, je n’en croyais pas mes yeux en voyant les supermarchés inondés de produits, en Belgique et en France !
Puis, en vivant dans cette société de consommation, peu à peu,
je me suis posé des questions. Et j’ai commencé à m’intéresser
à la nature, aux « petites » cultures, à la biodiversité, aux produits
biologiques…
Les media nous inondent de publicités qui nous incitent à
consommer toujours plus, mais j’aimerais entendre parler du
meilleur rapport qualité-prix plutôt que du « moins cher ». Car
comment un « même » produit peut-il être à ce point moins cher
sinon parce qu’il n’y a rien de naturel, de qualitatif dedans ? ! Et
on pousse les gens à acheter du bas de gamme en profitant du
fait qu’ils n’ont pas les moyens… »
■ N’avez-vous pas parfois la nostalgie du pays ?
« Oui et non, car le magasin me permet de faire mon « voyage »
au pays…
D’autre part, les moyens de communication sont tellement développés que les contacts sont faciles. Nous allons sur place une
fois par an. Mes parents sont venus ici, bien sûr, de même que
des amis. Je peux leur téléphoner plusieurs fois par semaine…
Et je ne vis pas les choses comme peuvent le faire des gens
qui ont dû quitter leur pays pour des raisons politiques ou économiques. C’est très dur pour eux. J’ai connu des Hongrois qui
avaient le mal du pays, parce qu’ils n’ont pas pu y retourner
pendant des années ; parce qu’ils ont été rayés de leur pays,
interdits de séjour pour avoir eu le courage de le quitter aussi
bien après 1945, qu’après la révolution de 1956. Et même s’ils
peuvent aujourd’hui y retourner, leur situation est différente de la
mienne… »
■ Où en est aujourd’hui ce pays, quelque vingt ans après la
chute du « rideau de fer » et de l’empire soviétique ?
« J’ai quitté mon pays à un moment où il entrait dans une période
de prospérité mais depuis trois ans je ne décolère pas de voir
ce qui s’y passe politiquement et économiquement aujourd’hui !
Mon enfance et ma jeunesse se sont déroulées à l’époque de
la fin du communisme : une période fantastique, avec les manifestations contre le régime, la culture accessible à tous, tout ce
qui se lisait entre les lignes – car on ne pouvait pas encore le
dire ouvertement – les samizdats écrits en cachette… Un pas
de géant vers l’avant, vers la liberté. Nous nous disions qu’enfin,
nous allions rejoindre nos amis d’Occident !
Puis, les Occidentaux ont commencé à investir la Hongrie, dès
1986, ce qui a amené du travail, de la richesse…
Mais au début des années 1990, alors que les salaires commençaient à augmenter, que l’on parlait de l’entrée dans l’Union
Européenne, ces investisseurs se sont mis à quitter le pays… Le
chômage est apparu, et avec lui les premières déceptions.
Et après une petite relance par les investisseurs hongrois, dans
un élan de bon «nationalisme», voilà des élections qui tournent
bizarrement mal, avec des affaires louches… Et des fils et héritiers des anciens communistes qui prennent le pouvoir et s’y
accrochent, mettent à mal l’économie du pays dans l’esprit de
la globalisation, mais sont curieusement réélus à une faible majorité.
Aujourd’hui, on ne compte plus les procès pour corruption. Mais
les gouvernements qui trempent dans ces affaires refusent de
quitter le pouvoir…
Aujourd’hui la Hongrie est coupée en trois : les partisans d’un
nationalisme plus ou moins sain. Les soutiens du régime, par
intérêt ou conviction politique. Et les indifférents. Pour moi, c’est
une période noire. »
■ Son histoire, et ses diverses réalités, sont souvent assez mal connues ici ; voudriez-vous en décrire à très grands
traits les principales caractéristiques ?
« C’est vrai que la Hongrie est le plus souvent connue ici à travers quelques préjugés véhiculés par les cours d’histoire : les
Huns et l’horrible sanguinaire Attila, dont on ignore ou oublie que
les Romains l’ont respecté, ont traité avec lui d’égal à égal, et
qu’il était un homme très intelligent… La grande plaine centrale
avec ses chevaux… Budapest, que l’on confond avec Bucarest,
en Roumanie, ou l’inverse.
L’histoire de ce pays a connu beaucoup de hauts et de bas ;
depuis l’installation des différentes tribus dans le bassin des
Carpates, puis la création d’un véritable État par le premier
roi chrétien, saint Etienne ; la politique d’expansion comme
en ont eu tous les pays d’Europe à un moment ou un autre de
leur histoire… Les alliances par mariage royaux avec les Cours
germanico-italiennes et même françaises, pour finir avec les
Habsbourg ; le démantèlement du pays à l’issue de la Première
Guerre mondiale, qui lui a fait perdre les deux tiers de son territoire, avec des conséquences économiques catastrophiques,
et ces populations hongroises qui se sont trouvées du jour au
lendemain en dehors de leur pays, et étrangers chez eux !
Ce Traité de Versailles devait instaurer la paix en Europe centrale… il a créé des troubles durables !
Puis est venue l’ère communiste et la domination soviétique, suivies de deux périodes récentes dont je viens de parler. »
■ Qu’est-ce qui frappe le plus un Français visitant la Hongrie ?
« La langue ! J’entends souvent dire : « Que de beaux paysages !
Quelle belle ville que Budapest ! Que les gens sont sympathiques !... Mais on ne peut pas parler avec eux ! »
Aujourd’hui, les Hongrois parlent généralement l’anglais et l’allemand – et la Hongrie a une vraie minorité germanique, parfaitement bilingue – mais très peu le français.
Les paysages sont contrastés : d’une part la grande plaine qui
semble infinie, où on se sent au milieu de nulle part, mais où
on est au milieu d’une nature très riche, et d’autre part les montagnes, qui culminent à 1014 mètres, où on peut skier, faire du
très bon vin depuis l’époque des Celtes, puis des Romains, et
des Huns… »
■ Qu’en est-il de la cuisine hongroise… ?
« La Hongrie est un pays à la croisée des chemins. La tradition
culinaire contient aussi bien des aspects méditerranéens que
des aspects nordiques. C’est un peu le reflet du climat : les étés
sont très chauds, les hivers froids. En été, l’on mange beaucoup
de légumes et de fruits, en hiver, une alimentation grasse ; on tue
le cochon et on mange de la charcuterie.
Par ailleurs, on trouve beaucoup de fruits en conserve, ou séchés, d’infusions fruitées…
A l’époque de Noël, je fais venir de Hongrie un peu de charcuterie traditionnelle, bio, notamment des saucisses… Des clients
m’ont dit qu’ils en avaient été très contents parce qu’il y avait de
la viande dedans. Cela m’a beaucoup fait plaisir. Mais il faut savoir que cette charcuterie est faite avec de la viande d’une race
de cochons hongroise très ancienne, relancée il y a vingt ans : ils
ont une grosse fourrure tricolore et vivent toute l’année en liberté, courant la campagne, et se faisant naturellement pour l’hiver
un gras excellent. Pas celui d’un porc enfermé et gavé en élevage industriel ! Leur viande est incomparablement meilleure ! »
■ « L’Europe » vous paraît-elle une chance pour la Hongrie ?…
Et pour la Bretagne ?
« Mon opinion est aujourd’hui nuancée… Faisant partie des « petites gens », j’ai voté avant tout pour une Europe des cultures,
qui tienne compte des spécificités économiques régionales et
les soutienne.
Mais je trouve que l’Europe est entrée dans une logique globalisatrice presque destructrice, avec laquelle je ne suis pas d’accord.
Je ne dis pas que c’était facile à gérer, mais l’Europe aurait dû
être une joyeuse chorale de polyphonie, qui s’efforce de garantir
le bien de tous, car la force de l’Europe me paraît être dans ces
spécificités qui sont basées sur des réalités, de vraies racines…
Nous sommes différents et complémentaires, et nous devrions
apprendre à coexister en nous complétant et nous entraidant les
uns les autres, dans la diversité de nos cultures, de nos climats,
de nos mentalités… »
■ Vous sentez-vous « Européenne » ?
« Je me sens européenne, c’est-à-dire héritière d’une culture
composite. Et l’on ne devrait pas placer une culture avant une
autre.
J’ai l’impression que beaucoup de gens ne parviennent pas à
répondre sereinement à cette question, parce qu’ils se sentent
tiraillés entre plusieurs identités et ont l’impression de trahir l’une
ou l’autre en se disant français, breton, ou européen…
Je suis européenne au sens « hungaro-britto-français » du terme.
Et si j’ai pu être sensible à la culture bretonne, c’est aussi parce
que je suis un peu « nationaliste » hongroise dans l’âme. Je suis
sensible à tout ce qui se fait de bien en Bretagne comme en
Hongrie, en Belgique, en France…
Je distingue clairement entre nationalisme et chauvinisme.
Etre « nationaliste », pour moi, c’est apprécier ce que sa propre
culture peut avoir de bon et le mettre en évidence. Etre chauvin,
c’est ne pas vouloir des autres.
Toutes les cultures ont le droit de vivre, à côté des autres et non
pas avant les autres. Et c’est la même chose pour les langues.
Le breton n’est pas opposé au français. Il peut vivre à côté et
avec le français !»
■ Que vous apporte le fait de parler le breton ?
« Des relations que beaucoup de gens qui sont venus vivre en
Bretagne n’ont pas pu avoir. En m’adressant en breton à des
Bretons, je peux entrer dans une relation particulière : on se fait
plaisir mutuellement à parler une langue que l’on aime. Des personnes parlent plus facilement en breton, des langues se délient.
Et certains parlent même plus facilement avec moi en breton,
parce que je suis hongroise ! Car il existe aussi une forme de
chauvinisme en Bretagne, entre le breton léonard, le vannetais,
les parlers du Centre-Bretagne…
J’ai eu dans mon magasin des clients du pays vannetais, qui
me disaient : « Ah ! C’est difficile, nous ne parlons pas le même
breton… »
« Peut-être, mais cela fait vingt minutes que nous parlons breton
ensemble ! » leur ai-je répondu. Voilà ce qui est important.
Et j’encourage d’ailleurs les jeunes bretonnants à parler avec les
anciens, même si ceux-ci leur répondent en français parce qu’ils
trouvent que leur breton n’est pas le même.
C’est vrai que le « diwaneg » est une aberration, mais il faut passer par là pour sauver le breton. Si on arrête de parler le breton
aux petits parce que leur breton scolaire est une « horreur », il
n’y aura plus rien ! Si on veut entendre du léonard, du vannetais,
du cornouaillais, du trégorrois, il faut leur parler breton ! Plus on
le fera, plus ils auront la musique du breton de leur région dans
l’oreille et plus ils pourront abandonner leur « diwaneg » !
Et il faut remercier, et aider ceux qui ont eu le courage de créer
cet enseignement du breton il y a trente ans… »
■ Vous parlez plusieurs langues couramment… Parler la
langue d’un peuple et d’un pays, est-ce pénétrer au cœur de
son « génie » et de son âme, comme on le dit parfois ?
« C’est exactement cela. Je suis toujours étonnée d’entendre
des gens dire qu’ils s’intéressent à une culture, un peuple, sans
même essayer d’apprendre « deux mots » dans sa langue !
Quand on parle la langue des gens, on entre dans une autre
dimension de relation avec eux. Je l’ai aussi vécu pendant sept
ans en voyageant dans le bloc de l’Est avec mes parents quand
j’étais petite… »
■ Le breton, le hongrois… Y a-t-il des traits communs à ces
deux langues ? Combien de personnes parlent le hongrois ?
« Environ treize millions de personnes parlent le hongrois dans
le monde.
Apprendre le breton ne me paraît pas trop difficile pour un Hongrois, parce que les deux langues possèdent des systèmes de
déclinaison un peu semblables. L’ordre des mots dans la phrase
est également assez libre en hongrois comme en breton…
La traduction d’une langue dans l’autre devrait être relativement
facile.
Ce travail m’a été demandé, mais il faudrait en avoir le temps.
J’aimerais déjà faire un petit dictionnaire breton-hongrois, ce qui
n’existe pas actuellement. »
■ Pensez-vous que la langue bretonne survivra ? Que faudrait-il faire pour qu’elle se pérennise ?
« Je ne sais que dire… Si les anciens ne parlent pas breton avec
les petits, la situation pourrait rapidement devenir tragique.
Alors « komzit brezhoneg ho bugaled bihan ! » (“ Parlez breton à
vos petits-enfants ! ”)
La situation de l’apprentissage est contrastée : à Quimperlé, par
exemple, la participation aux cours du soir s’est littéralement envolée, à Carhaix la baisse est générale.
La grande manifestation organisée il y a cinq ans environ pour
la défense de la langue bretonne avait rassemblé énormément
de monde, mais il me semble que la question posée n’était pas
la bonne :
« Voulez-vous que vive la langue bretonne ? » Il était évident que
92 % des gens répondraient oui ! Mais il aurait fallu demander :
« Faites-vous quelque chose pour que le breton survive ? » Le
résultat aurait été beaucoup plus nuancé, et sans doute décevant…
D’un autre côté, je suis réconfortée de voir tous ces gens qui
sont engagés dans la survie de cette langue !
Nous sommes dans une période critique pour le breton, mais j’ai
bon espoir en entendant certains petits parler un beau breton
« de leur coin ». C’est un plaisir !
J’ajouterais que ce qui a été fait en Bretagne pour détruire le
breton par la honte, a été affreux. Faire honte à quelqu’un parce
qu’il parle sa langue, pour moi, c’est peut-être plus criminel que
le fusil. Mais c’est sournois, alors cela ne suscite pas la même
révolte. »
■ Vous tenez également à Carhaix un magasin : pourquoi
avez-vous ouvert Paprika, le comptoir hongrois ?
« C’est quand on s’éloigne de son pays d’origine que l’on commence à s’y intéresser le plus… Quand on vit dans son propre
pays, on y est sans trop y réfléchir ; en étant loin, on perçoit
mieux ce qu’il a de beau, et aussi de moche. On s’intéresse à ce
qui s’y passe…
D’autre part, quand je disais ici que j’étais hongroise, les gens
commençaient à me poser mille questions sur mon pays d’origine…
Et comme depuis mon enfance, je rêvais des salons littéraires,
d’un lieu où les gens puissent se réunir pour parler aussi bien
de culture que de cuisine, je me suis dit il y a cinq ans qu’un
magasin spécialisé pourrait rassembler ces trois éléments-là en
un tout.
Il n’était pas question de laisser tomber mon métier d’enseignante, mais d’ajouter cette autre dimension à notre vie.
L’entrée de la Hongrie dans l’Union Européenne offrait des facilités nouvelles en termes d’échanges commerciaux, de simplifications administratives…
Et voilà trois ans et demi que le magasin a ouvert ses portes,
avec le côté boutique où j’expose tous les produits en vente, et
un petit espace « café-thé » ouvert pour le partage, la convivialité.
J’aurais même aimé y concocter des petits plats hongrois, mais
l’espace ne le permet pas. Je me contente de faire des petits
gâteaux pour accompagner café, thé et infusions typiques de
Hongrie, très parfumées… avec les fameux petits pains d’épices
hongrois, décorés. Là-bas, ils remplacent les bonbons, par
exemple dans les foires.
Il y a aussi des livres, soit en vente, soit à consulter, pour faire
connaître le pays… »
■ Comment parvenez-vous à maintenir son originalité ?
Vous est-il facile d’importer les produits et spécialités qu’il
propose ?
« Mon magasin est basé sur l’artisanat. Je trouve que les artisans sont tellement malmenés aujourd’hui dans l’ère de la mondialisation, qu’il faut les aider.
Malheureusement, n’étant pas milliardaire, je ne peux pas créer
un méga-centre de vente de produits artisanaux du monde entier… Mais je veux aider à ma façon.
Par ma famille en Hongrie, j’ai contacté des artisans, que nous
sommes allés voir personnellement, et dont je vends les produits
directement, sans distributeurs ou intermédiaires.
Je veux connaître l’origine des produits, les gens qui les fabriquent… C’est cela qui donne une « âme » à ces différents produits. Pour chacun d’entre eux, j’ai parfois une histoire à raconter
aux clients qui s’arrêtent et veulent en savoir plus…
Mais c’est prendre le commerce par le bout difficile, car il faut
aller chez chaque artisan. Sans mes parents qui vivent en Hongrie, je n’aurais jamais pu concevoir ce magasin tel qu’il est. Ils
rassemblent les produits chez eux, et organisent leur acheminement par coursiers, ou font partir une camionnette spécialement
de Hongrie. Nous-mêmes, nous remplissons la voiture quand
nous allons là-bas… »
■ Quels contacts la clientèle entretient-elle avec ce magasin ? Qui en pousse la porte ?
« La clientèle est très diverse. Il y a des amoureux de la Hongrie,
des gens d’origine hongroise ou des pays voisins, des curieux
étonnés de voir ici un magasin hongrois, des amoureux de l’artisanat authentique quel qu’il soit…
J’ai remarqué que nous avons beaucoup de clients en commun
avec les magasins bio ; des gens qui ont une certaine philosophie de la vie…
Et contrairement aux préjugés, la clientèle n’est pas composée
de gens aisés. Une bonne partie achète peu, mais de façon très
réfléchie, choisie. »
■ « La crise » économique vous touche-t-elle dans votre
commerce spécialisé ? Qu’en disent les autres commerçants ? Remarquez-vous dans le comportement des
clients, un « avant » et un « après » le surgissement de cette
« crise » ?
« Nous avons, en effet, remarqué que le « pouvoir d’achat » a
diminué.
Je me dis donc – bien que nous ayons maintenu notre chiffre
d’affaires – que notre magasin risque peut-être d’y passer…
Mais je me dis aussi que cette période de crise commence à
faire réfléchir, amène à se poser de bonnes questions sur les
achats que l’on fait : « où mettons-nous notre argent ? Faisonsnous les bons achats ?... »
J’espère – et je commence à le voir – que l’on va se diriger vers
une consommation plus raisonnée, plus responsable, de produits authentiques. Et je sais, au vu de ma clientèle, que ce n’est
pas seulement une démarche de gens « riches »…
Il est cependant clair que dans la région de Carhaix, avec le
chômage et les bas salaires, beaucoup ne peuvent pas faire autrement que d’acheter des produits de bas de gamme.
Et on peut craindre que certains quittent la région. J’avais une
clientèle britannique assez forte ; je ne la vois presque plus… »
(Entretien recueilli par S.C.)