La joie

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La joie
Lycée franco-mexicain
Olivier Verdun
La joie
« A force de croire
A sa propre joie,
La voici
Qui a le dessus. » 1

La joie fait partie de ces mots gouleyants, amples en bouche, aux fragrances de sousbois, dont la robe, d’un grenat chatoyant, est un avant-goût de bonheur. Le mot joie a
quelque chose de ventripotent – et d’océanique : ainsi la panse du Bouddha chinois dont
on se servirait volontiers de trampoline, n’était sa texture sacrée ; quatre lettres, une seule
syllabe qui s’éternise au pourtour des dents, en un long écho lingual, en nappes
frénétiques se dissipant dans tout l’orifice buccal, dont le devenir a quelque chose
d’éminemment mystérieux. Un peu comme l’onde qui approche, se brise, plisse la
surface de l’eau, se perd dans le lointain. Un soleil purpurin, aux épluchures de guêpes,
moirant l’horizon de rubans de vieil or.
De quoi donner raison à Cratyle : qui connaît les noms sait aussi les choses. Il y a de
la joie dans la joie : le signifiant joie met en joie. Il y a du performatif en lui : dans la joie,
le dire et le faire coïncident ; nommer la joie revient à l’accomplir, en sorte qu’il est
inconcevable de l’énoncer tristement. On est en joie comme d’autres sont en cloque : on
la porte en nous mais c’est elle qui nous porte. Elle a tout de la contagion virale – ou de
l’ivresse : comme son grand frère le rire, la joie fait des petits, des émules, elle parasite,
s’immisce dans la moindre porosité ; elle incline la colonne vertébrale vers les sommets ;
elle irradie l’être tout entier à la façon d’un spectre lunaire ; elle pétille, irise les pupilles ;
le corps hiératique se met à caracoler – et la bile noire à se dissoudre ! Pas de frontières
pour elle. Jamais dans la clandestinité. Toujours vue et connue, obliquant vers la lumière
en un long cou d’héliotrope. Le plus franc des affects. Même contenue dans l’intimité de
la pudeur, la vertu aquatique de la joie est de sourdre coûte que coûte. Elle ne donne pas
dans la demi-mesure du sourire : elle ruisselle, déferle, inonde, infiltre. Une épure du
bonheur. Le bonheur en acte, hic et nunc.
La joie a sa propre physionomie dans sa manière d’habiter le corps. Elle a de la
prestance. Comme une inspection de l’esprit qui ennoblit la chair. Un chef-d’œuvre de la
volonté et de l’attention qui dispose gracieusement le corps au point d’effacer toute trace
des efforts sans cesse réitérés qu’il a fallu accomplir pour le tenir droit. En ce sens, la joie
confine à la vertu mais une vertu plus incarnée, plus visiblement charnelle, plus enlevée
et aérienne. Tout ce qui, dans notre corps, manifeste une tenue est la solidification de
l’habitude donc de l’effort. Mais comme l’œuvre d’art, la joie a l’apparence de la nature :
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Eugène Guillevic, Du domaine, Gallimard, 1977, p.68.
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la même spontanéité, la même perfection et simplicité, la même plénitude. Rien à ajouter,
rien à retrancher. Just a perfect day.
Le joyeux est reconnaissable à dix lieues à la ronde. Il empeste. Il suinte le grand
large. On l’envie. On le jalouse. La joie dérange à l’instar des rêves, des voyages, des
amours : on s’y abandonnerait a priori mais quelque chose en eux nous effraie et nous
empêche d’aller jusqu’au bout; on leur préfère souvent la tristesse, la contrition, le
conformisme, la médiocrité, voire la haine - moins amènes mais caressant davantage la
bête dans le sens du poil. En quoi la joie, plus durable, plus dense et totalisante, ne se
réduit pas au plaisir, plus éphémère, partiel, impur, protéiforme ; il est en effet des
plaisirs malheureux, des plaisirs de la tristesse, des plaisirs de la haine, des joies
compensatoires en quelque sorte, des joies minables, des joies frelatées de peigne-cul :
lorsque nous imaginons malheureux l’être que nous haïssons, nous éprouvons une étrange
ivresse, empreinte de fureur, de tristesse, de bassesse. Ainsi la médisance – l’un des
grands plaisirs de l’existence !
Jouir, s’éjouir, se réjouir, s’engouer, s’engluer dans le suc de la vie. Qu’est-elle donc
cette joie, tellement imbue d’elle-même qu’elle finit par avoir le dessus à force de trop
croire en soi ? Etat de satisfaction certes, d’ordre moral ou spirituel, mais qui, le plus
souvent, ne dure pas éternellement : on est plus ou moins joyeux et jamais vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Quand la joie naît-elle ? Lorsqu’un désir
intense est comblé – et un malheur évité ; lorsqu’un bonheur arrive ou semble arriver ;
lorsque notre être tout entier est satisfait, fût-ce momentanément ; lorsque nous
acquiesçons à nous-même et au monde, qu’aucun désir, aucun regret, aucune crainte,
aucun espoir, aucune attente ne nous en séparent. Sentiment que tout est là. Présent de la
présence. Sensation d’éternité. Comme une grande plaine de clarté et de silence. Plus
d’ego, plus de séparation, plus d’insatisfaction, plus de haine, plus de peur, plus de
colère. Ne désirer rien d’autre que le pas qu’on accomplit, au moment même où on
l’accomplit. Cesser de se regarder : voir ; cesser de faire semblant : agir ; cesser
d’attendre : être attentif.
La joie est réjouissance, « passage de l’homme d’une moindre à une plus grande
perfection »2, sentiment d’exister plus et mieux. Un passage donc plus qu’un état. Un
affect migrateur. Passage à un degré supérieur de réalité : expansion, dilatation,
intensification de notre puissance d’exister et d’agir. La tristesse correspond au passage à
une moindre perfection : non pas la négation de la joie mais un rétrécissement de la
puissance de penser de l’âme, une dépression atmosphérique qui fait, dans l’être, comme
un grand trou - un appel d’air. Une béance ontologique. Une trouée dans l’azur. Le corps
- périmètre de la subjectivité -, dont nous ignorons jusqu’où va la puissance : pouvoir
d’être affecté, de composer des rapports avec les choses qui nous affectent ; la puissance
d’agir du corps oscille en intensité : nous nous sentons bien ou mal sans raison
assignable. La joie est un état transitoire, exposé à un retournement de tendance. Ainsi
nos états d’âme fluctuants qui sont comme la météorologie de nos affects, selon que les
variations d’intensité se rapportent simultanément au corps et à l’âme dans leur intégralité
ou seulement dans une seule de leurs parties : l’allégresse, l’excitation, le blues, la
mélancolie, la douleur, l’affliction.
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Baruch Spinoza, Ethique, III, déf.2 des affects.
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Quand nous rencontrons un corps extérieur qui ne convient pas avec le nôtre, notre
puissance d’agir est diminuée ou empêchée ou contractée : les passions correspondantes
sont de tristesse. Pas d’affinités électives. Un strabisme divergent. Une incompatibilité
chimique. Un vague dégoût. De la répulsion. De la haine. Au contraire, lorsque nous
croisons un corps dont le rapport se compose avec le nôtre, on dirait que sa puissance
s’additionne à la nôtre : les passions qui nous affectent sont de joie, notre puissance
d’agir est accrue. Une façon d’amour. Un mélange, une synergie, une symbiose, un bel
arrangement. Dans le cas d’une mauvaise rencontre, comme on dit, toute ma force
d’exister est tendue vers un but unique : investir, traquer la trace (ou l’image) de l’objet
qui m’affecte et qui ne m’agrée pas, afin de conjurer l’effet de ce corps ; la quantité de
puissance que je consacre à repousser la chose indésirable immobilise et diminue d’autant
ma puissance d’agir. Je ne peux pas être au four et au moulin ! En sorte que la tristesse
est une espèce de fixation. Ainsi la migraine qui m’empêche de lire : j’investis tellement
la trace migraine qu’une partie de mon énergie est dévolue à cette besogne indigne
consistant à conjurer l’action dissolvante de la migraine. De là cette souffrance étale,
presque ineffable, cette déperdition de vitalité, cette fatigue d’être soi, ce désir de retour à
l’état animé que le repos ne parvient pas à dissiper : l’âme au plus fort du jusant,
abandonnée sur la grève. - Exister moins ou plus mal, dans l’impuissance, et en souffrir.
La tristesse innerve la chair en la ployant, en l’avachissant. De là cette mine déconfite,
contrite, falote, diaphane d’ectoplasme : un astre blême en état d’apesanteur.
La joie est toujours resplendissante, étincelante de beauté et de lumière : elle
rayonne dans la splendeur de l’être à la façon d’une cathédrale gothique ou d’une fugue
de Bach ; elle chemine le long des ruisseaux cristallins vers les hauts plateaux et les
contreforts de la vie. Eros. Dur désir de persévérer dans son être. De durer. Jusqu’à plus
soif. Jusqu’à la cime. La ligne de faîte. Affect le plus aristocratique qui soit. Le plus
montagnard. Le plus sphérique. Elancé, racé, profus, râblé, jamais repu. Plein. La
tristesse exhale la terre battue. Les ciels fuligineux. Confinés. Thanatos. Force centripète.
Petite vie recroquevillée, vrillée sur elle-même. Poison létal de l’âme qui phagocyte. Fuir
ses exhalaisons comme la peste : la haine, la jalousie, l’envie, le ressentiment, le mépris
de soi. La jalousie surtout, aux essences délétères.
Heureusement les tristesses vont et viennent. Le grain crève. L’air devient
respirable. Le ciel s’éclaircit. Le passage du nuage a du bon. L’inconstance prémunit la
tristesse contre l’état de malheur. « Le malheur est une tristesse qui s’installe. La
tristesse, un malheur qui passe. » 3 Cette mobilité est à la fois force et faiblesse. D’où le
désir d’éternité (la béatitude), l’aspiration à la satisfaction de tous nos penchants (la
satiété), le rêve d’une joie permanente (la félicité). Si le bonheur suppose la durée, s’il ne
faut pas confondre un bonheur (des moments de bonheur, la première gorgée de bière, les
menus plaisirs de l’existence qui sont glanés çà et là) avec le bonheur, la joie n’est pas
nécessairement corrélative du bonheur : on peut être heureux sans être toujours joyeux ;
l’homme heureux ne gît pas sur un rocher de cristal : son ciel s’assombrit parfois, le
temps est bouché, mais il y a toujours, au loin, comme une lueur, une corne de brume.
Etre heureux, c’est pouvoir être joyeux, entrevoir une éclaircie, la savoir disponible, sans
l’espérer constamment ; en enfer, il pleuvrait sans cesse, les nuits seraient sans soleils et
3
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, article « Tristesse », PUF, 2001, p.596.
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les soleils de minuit brûleraient l’horizon. Un monde à la Cormac McCarthy. Le malheur
est le sentiment que la joie est impossible immédiatement, pour un laps de temps assez
long, à jamais. Le bonheur, c’est du chagrin qui se repose, c’est une potentialité de joie
qui ne demande qu’à s’actualiser et dont l’avènement semble proche ; le malheur, c’est
une virtualité de joie dont l’horizon de sens est devenu imperceptible ; c’est une tristesse
qui n’en finit pas de s’installer à demeure, qui squatte et qui nous semble impossible à
déloger.
La joie est l’alpha et l’oméga du bonheur. Son ingrédient essentiel. Son domaine. Sa
chair et son sang. Son incarnation. Son effectivité. La joie, actuellement vécue, donne au
bonheur une signification concrète. En quoi le bonheur pourrait être défini comme un
jugement, toujours singulier, qu’un sujet porte sur une existence nourrie d’expériences de
joie. Le bonheur est constitué par l’ensemble des actes de joie qui permettent à notre désir
de librement s’épanouir. L’acte de la joie, quelle que soit la forme qu’il revêt, confère au
sujet une densité qualitative, une consistance et une cohésion internes. L’individu, qui
s’est peu à peu extirpé de la souffrance, jouit de sa propre capacité à se hisser vers une
existence lumineuse, à poser ses propres valeurs, à être le fruit de sa propre activité, à se
saisir comme la source du sens qu’il veut donner à son existence.
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