avons-nous vraiment envie?
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avons-nous vraiment envie?
FOCUS RALENTIR EN AVONS-NOUS VRAIMENT ENVIE ? PAR PATRICE VA N EERSEL TOUJOURS PRESSÉS, DÉBORDÉS, NOUS CLAMONS HAUT ET FORT QUE NOUS VOULONS LEVER LE PIED. NOUS AIMONS POURTANT CETTE ACCÉLÉRATION QUI NOUS PERMET DE VIVRE PLUSIEURS VIES. ET SI LE PROBLÈME N’ÉTAIT PAS LA VITESSE, MAIS LA PERTE DE NOTRE BOUSSOLE INTÉRIEURE ? ENQUÊTE, ANALYSES ET SUGGESTIONS. CLES I OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 47 FOCUS « Comment ? Tu n’as pas ni ton article sur le désir de ralentir ? Dépêche-toi, tu vas nous mettre en retard ! » Illustration type du paradoxe qui nous colle aux basques. D’un côté, nous supplions que l’on mette le holà à la frénésie générale, dans l’intérêt de nos corps, de nos esprits et de la nature. Mais de l’autre, la plupart des gens, moi le premier, participent à l’accélération, avides de goûter à tout, travaillant plus (pour gagner plus ou pour survivre), jouissant du moindre progrès de nos « compagnons numériques » et supportant de plus en plus mal le moindre retard dans la satisfaction d’un désir. Même dans un « slow magazine » comme CLES dont le boss, JLSS, a écrit « Trop vite ! », le livre phare sur le « court-termisme » (Albin Michel, 2010), le marathon est permanent. C’est une logique globale. Achèteriez-vous un ordinateur dont la nouveauté serait d’être plus lent ? Prendriez-vous un billet dans un TPV (train à petite vitesse) ? Et pourtant oui, nous avons si souvent envie de ralentir. Riches ou pauvres, nous courons tous après le temps qui rétrécit. Le stress tue, il est devenu la troisième cause de maladies cardio-vasculaires après le tabac et le cholestérol. Et selon le « Hufngton Post », nos contemporains sont à ce point sur le quivive que, quand ils font l’amour, 20 % s’interrompent illico à l’annonce d’un SMS. FONCER TOUT EN RALENTISSANT Au secours ! Où est le bug ? Y a-t-il une solution à ce casse-tête ? Car c’en est un. Pour une raison simple : si la vitesse nous épuise, c’est que nous l’adorons. Qui de nous n’a jamais fait sienne cette proclamation du « Manifeste du futurisme » de 1909 : « La splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la vitesse » ? L’individu rapide est supposé intelligent, le lent passe pour un niais. Et puis, souvenez-vous de votre exaltation quand, bambin, vous avez réussi pour la première fois à « courir vite sans tomber » : c’était le signe que vous étiez « grand ». Ensuite, ce fut l’escalade : tricycle, vélo, mobylette, voiture, moto … Foncer et ralentir à la fois ? Nous sommes habités par une ambivalence de fond. Les premiers articles sur le désir de ralentir sont parus vers 1980 dans des journaux d’avant-garde américains comme « Whole Earth » ou « Mother Jones ». Aujourd’hui, ils font la une de la grande presse qui s’amuse à compter les nouveaux slow movements : slow food, slow city, slow travel, slow love, slow science, slow fashion et même slow e-mail ! Mais avez-vous vu effectivement ralentir quoi que ce soit dans nos sociétés, sinon du fait de maladies, de faillites ou de chômage ? Au début de cette enquête, je me pose donc deux questions. Un ralentissement non pathologique est-il possible ou sommes-nous pris, pour le pire et le meilleur, dans une spirale irrésistible ? Et d’ailleurs, ce fameux ralentissement, le désirons-nous vraiment ? P our commencer, je décide de rencontrer, à Londres, la superstar du mouvement Slow, Carl Honoré, dont « L’Eloge de la lenteur », paru en 2004, a été traduit en 32 langues et vendu à un million d’exemplaires (en français chez Marabout). Beau métis quadragénaire, il est l’incarnation même de mon casse-tête … et peut-être de sa solution. Au départ, un Speedy Gonzales : journaliste anglo-canadien, touche-à-tout, pigiste pour de grands journaux, hyperbranché, superactif, pratiquant des tas de sports … un frénétique. Sa légende veut que la révélation lui soit venue le jour où, plus pressé que d’habitude, il venait de commander sur Amazon « Comment raconter une histoire à votre enfant en trois minutes ». Soudain, il s’est vu sacriant l’épanouissement de ses deux rejetons sur l’autel de l’accélération. Et tout a basculé. Coup de frein sec à son activisme et à sa consommation, plus d’e-mail après 20 heures, plus de travail le week-end, longues soirées amicales sans portable, vacances d’un mois, apprentissage de l’amour tantrique … Et deux ans d’enquête sur le désir de slow. Le succès de son livre l’a aidé à assumer cette mutation : plus besoin de courir la pige. Sa vie privée aussi : son épouse est une artiste qui aime la vie au ralenti ; en changeant, il l’a retrouvée. Le secret de Carl vient de ses parents. Deux contraires : sa mère est une protestante écossaise, fonceuse et efcace ; son père, un Mauricien nonchalant qui aime prendre du bon temps. D’où le soustitre du best-seller : « Trouver l’harmonie entre lenteur et rapidité : la clé d’une existence épanouie ». Comme la quinzaine d’interlocuteurs que je rencontrerai à sa suite, Carl Honoré fait la part entre good slow (prendre son temps pour manger, admirer, aimer …) et bad slow (la lenteur bureaucratique, par exemple). Il continue à aimer la vitesse dans toutes sortes de L’INDIVIDU RAPIDE EST SUPPOSÉ INTELLIGENT, LE LENT PASSE POUR UN NIAIS. 48 OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 I CLES circonstances, en particulier sur les stades. Mais pour rééquilibrer, il s’est mis au yoga (« Et pas comme ces cinglés qui se coincent une vertèbre pour avoir voulu faire le poirier trop vite »). Pour lui, comme pour tous les adeptes du mouvement Slow, nous vivons un tournant de civilisation : après deux siècles d’accélération – des premières locomotives à vapeur, autour de 1830, aux fusées interplanétaires, du télégraphe à Internet – la frénésie est désormais forcée de se calmer parce que toutes les limites physiques, humaines et naturelles, ont été atteintes (lire p. 57). D’où notre envie de passer à un progrès plus qualitatif. Ce tournant, Carl Honoré s’en veut le porte-parole même si, historiquement, le mouvement Slow est parti d’Italie, avec le slow food institué, en 1989, par le journaliste gastronomique Carlo Petrini. Photo : DR. REVENIR A SOI Je rentre de Londres convaincu, impatient de lire le nouveau livre que Carl est en train d’écrire : un reportage planétaire intitulé « 12 Ingredients for a Slow Fix » – jeu de mot intraduisible, quick x signiant « vite fait, bien fait ». Douze histoires prouvant qu’un ralentissement intelligent s’impose partout. Mais à Paris, ma seconde rencontre va me déstabiliser. Car tout le monde n’est pas d’accord avec l’idée que la vitesse a atteint ses limites. Auteur de « Comment devenir un bon stressé » (Odile Jacob, 2006), le psychiatre Eric Albert, président de l’Institut français d’action sur le stress (Ifas), reconverti dans le conseil aux entreprises, estime que l’accélération se poursuivra parce que les potentialités de nos cerveaux sont gigantesques. Or, que sont les machines, ces accélérateurs de vie, sinon des extrapolations de nos capacités cérébrales ? Nous n’en aurions donc pas du tout ni avec l’accélération, car nous sommes beaucoup plus adaptables que prévu. Et le ralentissement s’avérerait un faux problème, à remplacer par deux questions plus pertinentes : 1) Comment dépasser notre mortelle addiction au plaisir du zapping, morcellement général de nos vies ? 2) Comment reconquérir notre monde intérieur dont l’activisme nous a écartés ? Les arguments d’Eric Albert me frappent. Ayant soigné des centaines de personnes ultrastressées, ce thérapeute a trouvé une façon efcace de les rééquilibrer sans les obliger à ralentir : il leur prescrit des séances de « pleine conscience », c’est-à-dire de méditation. « Le succès récent de la méditation n’est pas un hasard, dit le psychiatre. C’est une pratique que notre intelligence collective fait émerger pile au bon moment, en contrepoids à l’accélération en cours et à venir. » (lire CLES n° 78, août-septembre 2012). “Partir un an pour jouir à nouveau de l’instant” LAURE FOURTEAU LEMARCHAND Avocate Elle représente l’archétype de la femme pressée des années 2000, en lutte contre le monstre Chronos. Avocate trentenaire, Laure Fourteau Lemarchand aide les entreprises à passer au développement durable. Un travail passionnant mais épuisant : “Nous sommes censés être joignables 24 heures sur 24, avec un souci de productivisme affolant.” Mariée à un cinéaste, mère de deux fillettes de 2 et 4 ans, elle connaît le rythme fou des mamans qui travaillent. Elle suit bien parfois des cours de yoga et de méditation, et s’adonne encore un peu à l’alpinisme, mais cela ne suffit pas : elle ne retrouve plus la “jouissance de vivre l’instant”. Aussi, avec son mari, ils ont pris une décision d’importance : ils viennent de partir pour un voyage d’un an avec leurs filles, sans téléphone ni ordinateur, juste une caméra pour filmer les peuples nomades d’Asie. Laure trouvera-t-elle la paix dont elle a soif ? Elle sait que les problèmes peuvent nous poursuivre jusque sur la lune… Au moins n’aurat-elle pas le regret de n’avoir pas tenté, tant que ses filles sont petites, de prendre la vitesse par les cornes. Je sors troublé de son cabinet. Comment n’aurait-il pas raison ? Les premiers cris d’alarme contre les dangers de la vitesse remontent à la haute Antiquité, quand naquirent les grandes villes, ces « accélérateurs de particules humaines » selon Carl Honoré. Depuis, que n’a-t-on dit sur nos limites physiques ! Au XIXe siècle, on craignait que la vitesse du chemin de fer (60 km/h) nous asphyxie et que celle de la bicyclette nous déforme le visage. Mon enquête m’amène donc à l’autre extrême du balancier : et si notre besoin de ralentissement n’était qu’une peur de l’inconnu ? Ne protonsnous pas désormais avec passion du fait de pouvoir vivre plusieurs vies, successivement ou simultanément, au lieu de lambiner dans une seule existence monotone, comme le rent nos ancêtres pendant des millénaires ? Un fantasme émerge : celui d’un humain vivant à mille à l’heure, mais sereinement. Est-ce possible ? Le manque de temps vient désormais en tête des besoins non satisfaits. En 2012, 70 % des Français se disent plus stressés qu’en 2002 (étude Sciforma et Zebaz). Même les enfants sont atteints, eux pour qui le temps devrait durer une éternité. Le jour où ma lle, alors âgée de ... CLES I OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 49 Un lumbago qui fait déclic C H R I S T O P H E C H E N E B A U LT Acteur de l’économie positive Quand il crée le site d’événements culturels Evene.fr, en 1998, Christophe Chenebault ignore à quel point cette aventure va s’avérer fracassante. Le succès venant, il embauche jusqu’à dix collaborateurs. Mais une fois dépassé le million de visiteurs uniques par mois, l’affaire ne lui laisse plus une seconde. Il y engloutit sa vie. Au bout de huit ans de frénésie, une fatigue commence à le saper. Il la nie. Deux ans plus tard, un lumbago le stoppe net. Il se retrouve au lit, paralysé pendant des semaines. Il réalise alors qu’il a soif d’autre chose. L’entreprise qu’il aimerait manager, c’est son existence même. Son but : se construire intérieurement en participant à un nouvel art de vivre, plus humain, plus écologique, plus intelligent. Sitôt rétabli, il vend Evene et se consacre à son projet qui s’appuie sur des renonciations : baisse drastique de sa consommation, abandon de la télévision, rejet de la montre au poignet. Et sur une foule d’innovations : alimentation bio puis végétarienne, médecine naturelle, décision d’alterner trois jours de travail et quatre jours consacrés à prendre soin de soi, méditer et, plus que tout, organiser des réseaux de “créateurs de nouveaux mondes” qu’il invite à se connecter lors de dîners mensuels. Il en dresse la liste dans “Impliquez-vous ! 101 actions solidaires et écolos pour un monde meilleur” (Eyrolle, 2011). 50 OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 I CLES ... FOCUS Photos : Dan Burn-Forti / Getty Images. DR. ... 8 ans, courant entre son cours de gues … Quand je les vois, je me dis que nous allons droit dans le mur. Alors qu’il sufrait de pas grandchose. Je leur demande : “Savezvous âner ? Non ? C’est pourtant simple : descendez dans la rue cinq minutes par jour, sans téléphone, marchez les mains dans les poches et sifotez en admirant des vitrines où vous n’achèterez rien, puis asseyez-vous sur un banc et regardez passer les gens avec sympathie.” Cela paraît fou, mais ces cinq minutes par jour peuvent amorcer un changement de vie. Ensuite, ils retournent à leur business, mais plus rien n’est pareil. » La réponse du Dr Catherine Aimelet-Périssol, fondatrice de l’Institut de logique émotionnelle et auteure de plusieurs ouvrages (dont « Mon corps le sait », Robert Laffont, 2008), sonne plus scientique mais dit la même chose : « L’urgence dans laquelle nous vivons est un cercle vicieux qui s’explique par le biais émotionnel. Toute émotion, positive ou négative, accélère notre tempo : le cœur bat plus vite, la respiration se raccourcit, l’adrénaline nous met en mode réactif et contracte notre sensation de durée. Or, notre cerveau adore ça : la plupart de ses circuits neuronaux sont construits sur l’excitation. En face, nous n’avons qu’un circuit ralentisseur, le système gabaergique, que stimulent les anxiolytiques. ... PRIVÉS DE BOUSSOLE INTERNE, LES FAUSSES URGENCES S’ACCUMULENT. piano, sa leçon d’équitation, ses devoirs et deux anniversaires, m’a dit : « Quoi ! On est en juin ? C’est déjà les grandes vacances ? », j’ai eu un choc. Même elle ! Mais pourquoi l’accélération nous ferait-elle peur ? Serait-ce parce que le capitalisme, désormais cybernancier, adore la vitesse dans un court-termisme de plus en plus délirant et qu’il nous pousse, dès la petite enfance, à galoper après la marchandise, tels des zombies ? Sans doute. Mais pourquoi l’inéluctable accélération des choses nous transformerait-elle davantage en zombies qu’elle ne l’a fait de nos ancêtres affolés par le chemin de fer ? La réponse d’Eric Albert et de tous ceux que je vais rencontrer après lui est unanime : parce que nous avons oublié l’accès à notre vie intérieure. La contemplation n’est pas notre fort. Nous sommes une société active. L’action exalte notre humanité, mais elle nous projette hors de nous-mêmes. Résultat : privés de boussole interne, les fausses urgences s’accumulent et nous font négliger nos vraies priorités. Encore heureux si nous en avons conscience : en mai 2012, 89 % des Français se disaient submergés d’urgences tout en avouant que les trois quarts d’entre elles n’en étaient pas vraiment (étude Sciforma et Zebaz). On retrouve cette ambivalence dans les études du Pr Csikszentmihalyi, montrant qu’en dépit de nos plaintes, moins de 20 % d’entre nous sont réellement désireux de ralentir (lire p. 60). Si vous agissez trop fort et trop jeune, vous gommez la conscience même de votre intériorité et refoulez ces ambivalences de façon névrotique. Et là commence le problème. Si vous vieillissez exclusivement tourné vers l’action, redescendre en vous-même devient de plus en plus difcile parce que vous savez inconsciemment que s’y cache l’inexorable perspective de la mort. Pour tenter de l’oublier, l’action devient une drogue. Notre soif de ralentissement découlerait donc aussi d’une nostalgie de notre intériorité. Peut-on la retrouver ? Les psys à qui je pose la question me surprennent : si la « pleine conscience » ou « méditation laïque » est désormais citée comme la réponse idéale, il existe une myriade de variantes, très efcaces pour « revenir à soi ». Le Dr Jean-François Masson, animateur choc d’Homéopathes sans frontières, qui soigne un paquet de stars et d’hommes politiques, commence par me faire rire en décrivant l’état de ses patients : « Ils sont épuisés, grillés, cassés, brûlés, ratatinés, exsan- Se masser, flâner, danser MICHÈLE BUEB Directrice d’une association JULIA TEYSSIER Publicitaire Responsable publicitaire au groupe Marie Claire, compagne d’un artiste et mère de deux enfants, Julia Teyssier doit souvent assurer sur tous les fronts sans broncher. Mais à l’intérieur, ça bouillonne ! Comment ne craque-t-elle pas ? Elle cite la panoplie de ses ralentisseurs, une fois les enfants couchés : un massage réciproque avec son homme, en appuyant là où ça fait mal, jusqu’à ce que les raideurs aient disparu ; une flânerie au hasard dans les rues de son quartier où elle découvre toujours – après vingt ans – de nouveaux lieux ; des dîners improvisés, chez eux ou chez des copains, où l’on danse et chante à tue-tête. CLES I OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 51 FOCUS ... La boucle addictive se met donc facilement en marche. Aujourd’hui, c’est comme si toute la société vivait de façon émotionnelle, dans cette urgence permanente où les aspects essentiels de la vie sont mis au même niveau que les aspects superciels, sans priorité ni hiérarchie. Heureusement, il existe des remèdes simples. J’invite mes patients à régulièrement s’accorder une minute, juste pour prendre conscience de ce qu’ils ressentent. Si on vous fait ceci ou dit cela, vous ressentez quoi ? Par exemple, si vous recevez un e-mail, prenez conscience de la façon dont votre corps réagit – avant votre mental. Ce simple exercice modie de façon radicale le vécu de la personne. Elle n’est pas obligée de ralentir son rythme : même s’il reste rapide, elle le vit autrement. Sans panique. Et ça change tout. » ÊTRE LÀ, CHANGER DE RYTHME Il ne serait donc pas sorcier de rouvrir l’accès à son monde intérieur ? Encore faut-il assimiler la transformation. Consultante auprès des grandes entreprises, Meryem Le Saget m’en parle avec nesse : « L’accélération la plus incroyable est celle de nos choix : on ne nous propose pas dix ou cent bouquins de plus, mais 70 millions. Savoir aller à l’essentiel devient crucial. Nous avons des capacités d’adaptation fantastiques, mais le temps d’apprentissage reste incompressible : ce n’est pas en lisant un livre sur une nouvelle façon d’être que l’on intégrera celle-ci à sa vie. D’où la demande croissante d’approfondissement spirituel que je sens sourdre de partout. » A mesure que mon enquête avance, tout le monde me parle de cela, plus que du ralentissement. Médecins, psychologues, avocats, journalistes, coaches, éducateurs … tous expriment la même préoccupation : ranimer l’intériorité, éveiller une forme de spiritualité laïque. De deux façons : par la présence et par le changement de rythme. La présence à ce que l’on vit, perçoit, ressent, constitue le levier n° 1. Conscience, vigilance, concentration et … déculpabilisation. Particulièrement au travail. « Même dans les entreprises hyperactives, me dit Christopher Peterson, président d’ICF France (International Coach Federation), le problème n’est pas de ralentir, mais d’être vraiment présent à ce qu’on fait. Trop de gens s’épuisent au travail parce qu’ils sont aux trois quarts absents dans leur tête. Notre job est de leur faire comprendre qu’ils n’ont besoin ni d’être parfaits, ni de travailler jour et nuit, ni de sacrier leurs vacances, mais juste d’être pleinement présents à leur tâche. » Ce que conrme Delphine Ernotte-Cunci, directrice exécutive d’Orange (lire p. 58) : « Je préfère des réunions courtes, mais où tout le monde est vraiment là. J’ai donc interdit à mon équipe d’y venir avec des téléphones ou des tablettes. Il nous faut parfois renoncer aux outils que nous vendons nous-mêmes. » Quant au Dr Philippe Presles, directeur d’e-Santé.fr, second site de santé francophone, il reconnaît l’importance de cette présence au travail, mais il la fait dépendre d’une condition extérieure : « Je dois pouvoir organiser ma vie autour d’un “temps choisi” inviolable, dédié à une activité privée qui me plaît. A ne pas confondre avec le “temps libre”, ce fourre-tout à la merci de n’importe quel imprévu. » C’est l’autre façon de retrouver une vie intérieure : par le changement de rythme, le break, la rupture. Là, les témoignages s’étalent sur un large éventail (lire nos encadrés). Ces différents types de ressourcement ont un point commun : plus que de ralentir, ils permettent à la personne de retrouver en elle son rythme propre, et donc de donner à sa vie plus de sens. Qui est aussi un sens du rythme. Ce que Carl Honoré appelle, très musicalement, le tempo giusto, le temps juste. Connaissez-vous votre propre tempo giusto ? Toute la question semble être là. Quel est le mien ? Il m’arrive de regretter amèrement de n’avoir pas su ralentir : quand ma fébrilité me fait perdre un ami, ignorer une main tendue, me comporter en somnambule, négliger la vie. Mais comment nier que ces deux tendances, foncer et ralentir, coexistent en moi de façon éminemment subjective ? Certains jours, j’accomplis 36 choses tranquillement ; d’autres fois, je ne fais quasiment rien et en sors épuisé. Qu’en conclure ? Nous et nos descendants allons sûrement devoir assimiler la « vision paradoxale » des penseurs de la complexité : réunir les contraires et les intégrer. Yin et yang. La voie du milieu. Avez-vous déjà vu agir un vieux maître d’art martial ? Sa vitesse est fulgurante et pourtant on le voit à peine bouger. Que lui a apporté sa longue pratique du geste et du soufe, du silence et de l’immobilité ? Sans doute une conscience acérée du moment présent. Curieusement, ralentir ne lui prend pas de temps mais lui en donne. Cette capacité, tout humain la porte potentiellement en lui. CHACUN DOIT RETROUVER EN LUI SON RYTHME PROPRE QUI DONNERA À SA VIE PLUS DE SENS. 52 OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 I CLES “Trois mois par an, je pars en mer” Photo : Nicolas Le Corre / Gamma. ISABELLE AUTISSIER Navigatrice Navigatrice et romancière *, présidente du WWF France depuis 2009, Isabelle Autissier est entrée dans la légende en 1994, lorsqu’elle a pulvérisé le record à la voile du New York-San Francisco par le cap Horn en 62 jours – 14 jours de moins que le précédent. “A terre, j’ai la même ambivalence que tout le monde. Je fais trois choses à la fois et peine à établir des priorités – c’est toute la question. Aussi ai-je pris une décision non négociable : trois mois par an, je pars en mer et j’oublie le reste. C’est un temps de la nature, qu’il faut vivre tel quel. Dès qu’on fait du sur-place pendant 24 heures parce qu’on a le vent dans le nez, ceux qui n’ont pas l’habitude de naviguer stressent, se demandant quoi faire pour accélérer. Mais il n’y a rien à faire, c’est la mer qui décide. L’homme moderne a beaucoup de mal à accepter ce qui le dépasse, parce qu’il nie la mort. Du coup, il remplit son planning à l’extrême, pour oublier en contrôlant. Quand j’ai décidé d’arrêter la course, mon envie a été d’aller le plus lentement possible, pour découvrir les pays où j’accostais. C’est comme quand on rencontre des gens. Si on ne prend pas le temps de laisser la relation s’instaurer, ça reste superficiel et on n’apprend rien sur les autres.” * Elle vient de publier “L’Amant de Patagonie” (Grasset, 2012, 304 p., 18 €).