avons-nous vraiment envie?

Transcription

avons-nous vraiment envie?
FOCUS
RALENTIR
EN
AVONS-NOUS
VRAIMENT
ENVIE ?
PAR PATRICE
VA N
EERSEL
TOUJOURS PRESSÉS,
DÉBORDÉS, NOUS
CLAMONS HAUT ET FORT
QUE NOUS VOULONS
LEVER LE PIED. NOUS
AIMONS POURTANT
CETTE ACCÉLÉRATION
QUI NOUS PERMET DE
VIVRE PLUSIEURS VIES. ET
SI LE PROBLÈME N’ÉTAIT
PAS LA VITESSE, MAIS LA
PERTE DE NOTRE
BOUSSOLE INTÉRIEURE ?
ENQUÊTE, ANALYSES ET
SUGGESTIONS.
CLES I OCTOBRE – NOVEMBRE 2012
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FOCUS
« Comment ? Tu n’’as pas ni ton article sur le désir de ralentir ? Dépêche-toi, tu vas nous mettre
en retard ! » Illustration type du paradoxe qui
nous colle aux basques. D’’un côté, nous supplions
que l’’on mette le holà à la frénésie générale, dans l’’intérêt de nos corps, de nos esprits et de la nature. Mais de
l’’autre, la plupart des gens, moi le premier, participent
à l’’accélération, avides de goûter à tout, travaillant
plus (pour gagner plus ou pour survivre), jouissant du
moindre progrès de nos « compagnons numériques » et
supportant de plus en plus mal le moindre retard dans
la satisfaction d’’un désir. Même dans un « slow magazine » comme CLES dont le boss, JLSS, a écrit « Trop
vite ! », le livre phare sur le « court-termisme » (Albin
Michel, 2010), le marathon est permanent.
C’’est une logique globale. Achèteriez-vous un ordinateur dont la nouveauté serait d’’être plus lent ?
Prendriez-vous un billet dans un TPV (train à petite
vitesse) ? Et pourtant oui, nous avons si souvent envie de ralentir. Riches ou pauvres, nous courons tous
après le temps qui rétrécit. Le stress tue, il est devenu
la troisième cause de maladies cardio-vasculaires après
le tabac et le cholestérol. Et selon le « Hufngton
Post », nos contemporains sont à ce point sur le quivive que, quand ils font l’’amour, 20 % s’’interrompent
illico à l’’annonce d’’un SMS.
FONCER TOUT EN RALENTISSANT
Au secours ! Où est le bug ? Y a-t-il une solution à ce
casse-tête ? Car c’’en est un. Pour une raison simple :
si la vitesse nous épuise, c’’est que nous l’’adorons. Qui
de nous n’’a jamais fait sienne cette proclamation du
« Manifeste du futurisme » de 1909 : « La splendeur du
monde s’’est enrichie d’’une beauté nouvelle : la vitesse » ?
L’’individu rapide est supposé intelligent, le lent passe
pour un niais. Et puis, souvenez-vous de votre exaltation quand, bambin, vous avez réussi pour la première
fois à « courir vite sans tomber » : c’’était le signe que
vous étiez « grand ». Ensuite, ce fut
l’’escalade : tricycle, vélo, mobylette,
voiture, moto…… Foncer et ralentir à
la fois ? Nous sommes habités par
une ambivalence de fond.
Les premiers articles sur le désir de
ralentir sont parus vers 1980 dans
des journaux d’’avant-garde américains comme « Whole Earth » ou
« Mother Jones ». Aujourd’’hui, ils
font la une de la grande presse qui
s’’amuse à compter les nouveaux
slow movements : slow food, slow city,
slow travel, slow love, slow science, slow fashion et
même slow e-mail ! Mais avez-vous vu effectivement
ralentir quoi que ce soit dans nos sociétés, sinon du
fait de maladies, de faillites ou de chômage ? Au début
de cette enquête, je me pose donc deux questions. Un
ralentissement non pathologique est-il possible ou
sommes-nous pris, pour le pire et le meilleur, dans une
spirale irrésistible ? Et d’’ailleurs, ce fameux ralentissement, le désirons-nous vraiment ?
P
our commencer, je décide de rencontrer, à Londres, la superstar du
mouvement Slow, Carl Honoré, dont
« L’’Eloge de la lenteur », paru en 2004,
a été traduit en 32 langues et vendu à
un million d’’exemplaires (en français
chez Marabout). Beau métis quadragénaire, il est l’’incarnation même de
mon casse-tête…… et peut-être de sa
solution. Au départ, un Speedy Gonzales : journaliste anglo-canadien, touche-à-tout, pigiste
pour de grands journaux, hyperbranché, superactif, pratiquant des tas de sports…… un frénétique. Sa légende
veut que la révélation lui soit venue le jour où, plus pressé que d’’habitude, il venait de commander sur Amazon
« Comment raconter une histoire à votre enfant en trois
minutes ». Soudain, il s’’est vu sacriant l’’épanouissement de ses deux rejetons sur l’’autel de l’’accélération.
Et tout a basculé. Coup de frein sec à son activisme et à
sa consommation, plus d’’e-mail après 20 heures, plus de
travail le week-end, longues soirées amicales sans portable, vacances d’’un mois, apprentissage de l’’amour tantrique…… Et deux ans d’’enquête sur le désir de slow.
Le succès de son livre l’’a aidé à assumer cette mutation :
plus besoin de courir la pige. Sa vie privée aussi : son
épouse est une artiste qui aime la vie au ralenti ; en changeant, il l’’a retrouvée. Le secret de Carl vient de ses parents. Deux contraires : sa mère est une protestante écossaise, fonceuse et efcace ; son père,
un Mauricien nonchalant qui aime
prendre du bon temps. D’’où le soustitre du best-seller : « Trouver l’’harmonie entre lenteur et rapidité : la clé
d’’une existence épanouie ». Comme
la quinzaine d’’interlocuteurs que je
rencontrerai à sa suite, Carl Honoré
fait la part entre good slow (prendre
son temps pour manger, admirer, aimer……) et bad slow (la lenteur bureaucratique, par exemple). Il continue à
aimer la vitesse dans toutes sortes de
L’INDIVIDU
RAPIDE EST
SUPPOSÉ
INTELLIGENT,
LE LENT PASSE
POUR UN NIAIS.
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OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 I CLES
circonstances, en particulier sur les stades. Mais pour rééquilibrer, il s’’est mis au yoga (« Et pas comme ces cinglés qui se coincent une vertèbre pour avoir voulu faire
le poirier trop vite »).
Pour lui, comme pour tous les adeptes du mouvement
Slow, nous vivons un tournant de civilisation : après
deux siècles d’’accélération –– des premières locomotives
à vapeur, autour de 1830, aux fusées interplanétaires, du
télégraphe à Internet –– la frénésie est désormais forcée
de se calmer parce que toutes les limites physiques, humaines et naturelles, ont été atteintes (lire p. 57). D’’où
notre envie de passer à un progrès plus qualitatif. Ce
tournant, Carl Honoré s’’en veut le porte-parole même
si, historiquement, le mouvement Slow est parti d’’Italie,
avec le slow food institué, en 1989, par le journaliste
gastronomique Carlo Petrini.
Photo : DR.
REVENIR A SOI
Je rentre de Londres convaincu, impatient de lire le nouveau livre que Carl est en train d’’écrire : un reportage
planétaire intitulé « 12 Ingredients for a Slow Fix » –– jeu
de mot intraduisible, quick x signiant « vite fait, bien
fait ». Douze histoires prouvant qu’’un ralentissement
intelligent s’’impose partout. Mais à Paris, ma seconde
rencontre va me déstabiliser. Car tout le monde n’’est
pas d’’accord avec l’’idée que la vitesse a atteint ses limites. Auteur de « Comment devenir un bon stressé »
(Odile Jacob, 2006), le psychiatre Eric Albert, président
de l’’Institut français d’’action sur le stress (Ifas), reconverti dans le conseil aux entreprises, estime que l’’accélération se poursuivra parce que les potentialités de nos
cerveaux sont gigantesques. Or, que sont les machines,
ces accélérateurs de vie, sinon des extrapolations de nos
capacités cérébrales ? Nous n’’en aurions donc pas du
tout ni avec l’’accélération, car nous sommes beaucoup
plus adaptables que prévu. Et le ralentissement s’’avérerait un faux problème, à remplacer par deux questions
plus pertinentes : 1) Comment dépasser notre mortelle
addiction au plaisir du zapping, morcellement général
de nos vies ? 2) Comment reconquérir notre monde
intérieur dont l’’activisme nous a écartés ?
Les arguments d’’Eric Albert me frappent. Ayant soigné
des centaines de personnes ultrastressées, ce thérapeute
a trouvé une façon efcace de les rééquilibrer sans les
obliger à ralentir : il leur prescrit des séances de « pleine
conscience », c’’est-à-dire de méditation. « Le succès
récent de la méditation n’’est pas un hasard, dit le psychiatre. C’’est une pratique que notre intelligence collective fait émerger pile au bon moment, en contrepoids
à l’’accélération en cours et à venir. » (lire CLES n° 78,
août-septembre 2012).
“Partir un an pour jouir à
nouveau de l’instant”
LAURE FOURTEAU
LEMARCHAND
Avocate
Elle
représente
l’archétype
de la
femme
pressée des années
2000, en lutte contre le
monstre Chronos. Avocate
trentenaire, Laure Fourteau
Lemarchand aide les
entreprises à passer au
développement durable.
Un travail passionnant mais
épuisant : “Nous sommes
censés être joignables
24 heures sur 24, avec un
souci de productivisme
affolant.” Mariée à un
cinéaste, mère de deux
fillettes de 2 et 4 ans, elle
connaît le rythme fou des
mamans qui travaillent. Elle
suit bien parfois des cours
de yoga et de méditation,
et s’adonne encore un peu
à l’alpinisme, mais cela ne
suffit pas : elle ne retrouve
plus la “jouissance de
vivre l’instant”. Aussi, avec
son mari, ils ont pris une
décision d’importance : ils
viennent de partir pour un
voyage d’un an avec leurs
filles, sans téléphone ni
ordinateur, juste une caméra
pour filmer les peuples
nomades d’Asie.
Laure trouvera-t-elle la paix
dont elle a soif ? Elle sait
que les problèmes peuvent
nous poursuivre jusque sur
la lune… Au moins n’aurat-elle pas le regret de n’avoir
pas tenté, tant que ses filles
sont petites, de prendre la
vitesse par les cornes.
Je sors troublé de son cabinet. Comment n’’aurait-il pas
raison ? Les premiers cris d’’alarme contre les dangers
de la vitesse remontent à la haute Antiquité, quand
naquirent les grandes villes, ces « accélérateurs de particules humaines » selon Carl Honoré. Depuis, que
n’’a-t-on dit sur nos limites physiques ! Au XIXe siècle,
on craignait que la vitesse du chemin de fer (60 km/h)
nous asphyxie et que celle de la bicyclette nous déforme le visage. Mon enquête m’’amène donc à l’’autre
extrême du balancier : et si notre besoin de ralentissement n’’était qu’’une peur de l’’inconnu ? Ne protonsnous pas désormais avec passion du fait de pouvoir
vivre plusieurs vies, successivement ou simultanément,
au lieu de lambiner dans une seule existence monotone,
comme le rent nos ancêtres pendant des millénaires ?
Un fantasme émerge : celui d’’un humain vivant à mille
à l’’heure, mais sereinement. Est-ce possible ?
Le manque de temps vient désormais en tête des besoins
non satisfaits. En 2012, 70 % des Français se disent plus
stressés qu’’en 2002 (étude Sciforma et Zebaz). Même
les enfants sont atteints, eux pour qui le temps devrait
durer une éternité. Le jour où ma lle, alors âgée de ...
CLES I OCTOBRE – NOVEMBRE 2012
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Un lumbago
qui fait déclic
C H R I S T O P H E C H E N E B A U LT
Acteur de
l’économie
positive
Quand il crée le site d’événements
culturels Evene.fr, en 1998,
Christophe Chenebault ignore
à quel point cette aventure va
s’avérer fracassante. Le succès
venant, il embauche jusqu’à dix
collaborateurs. Mais une fois
dépassé le million de visiteurs
uniques par mois, l’affaire ne
lui laisse plus une seconde. Il
y engloutit sa vie. Au bout de
huit ans de frénésie, une fatigue
commence à le saper. Il la nie.
Deux ans plus tard, un lumbago
le stoppe net. Il se retrouve au lit,
paralysé pendant des semaines.
Il réalise alors qu’il a soif d’autre
chose. L’entreprise qu’il aimerait
manager, c’est son existence
même. Son but : se construire
intérieurement en participant à un
nouvel art de vivre, plus humain,
plus écologique, plus intelligent.
Sitôt rétabli, il vend Evene et se
consacre à son projet qui s’appuie
sur des renonciations : baisse
drastique de sa consommation,
abandon de la télévision, rejet de
la montre au poignet. Et sur une
foule d’innovations : alimentation
bio puis végétarienne, médecine
naturelle, décision d’alterner trois
jours de travail et quatre jours
consacrés à prendre soin de soi,
méditer et, plus que tout,
organiser des réseaux de
“créateurs de nouveaux mondes”
qu’il invite à se connecter lors
de dîners mensuels. Il en dresse
la liste dans “Impliquez-vous !
101 actions solidaires et écolos
pour un monde meilleur”
(Eyrolle, 2011).
50
OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 I CLES
...
FOCUS
Photos : Dan Burn-Forti / Getty Images. DR.
... 8 ans, courant entre son cours de
gues…… Quand je les vois, je me dis
que nous allons droit dans le mur.
Alors qu’’il sufrait de pas grandchose. Je leur demande : ““Savezvous âner ? Non ? C’’est pourtant
simple : descendez dans la rue cinq
minutes par jour, sans téléphone,
marchez les mains dans les poches
et sifotez en admirant des vitrines
où vous n’’achèterez rien, puis asseyez-vous sur un banc et regardez
passer les gens avec sympathie.””
Cela paraît fou, mais ces cinq minutes par jour peuvent
amorcer un changement de vie. Ensuite, ils retournent
à leur business, mais plus rien n’’est pareil. »
La réponse du Dr Catherine Aimelet-Périssol, fondatrice de l’’Institut de logique émotionnelle et auteure de
plusieurs ouvrages (dont « Mon corps le sait », Robert
Laffont, 2008), sonne plus scientique mais dit la même
chose : « L’’urgence dans laquelle nous vivons est un
cercle vicieux qui s’’explique par le biais émotionnel.
Toute émotion, positive ou négative, accélère notre
tempo : le cœœur bat plus vite, la respiration se raccourcit,
l’’adrénaline nous met en mode réactif et contracte notre
sensation de durée. Or, notre cerveau adore ça : la plupart de ses circuits neuronaux sont construits sur l’’excitation. En face, nous n’’avons qu’’un circuit ralentisseur,
le système gabaergique, que stimulent les anxiolytiques. ...
PRIVÉS
DE BOUSSOLE
INTERNE,
LES FAUSSES
URGENCES
S’ACCUMULENT.
piano, sa leçon d’’équitation, ses devoirs et deux anniversaires, m’’a dit :
« Quoi ! On est en juin ? C’’est déjà
les grandes vacances ? », j’’ai eu un
choc. Même elle !
Mais pourquoi l’’accélération nous
ferait-elle peur ? Serait-ce parce
que le capitalisme, désormais cybernancier, adore la vitesse dans
un court-termisme de plus en plus
délirant et qu’’il nous pousse, dès la
petite enfance, à galoper après la marchandise, tels des
zombies ? Sans doute. Mais pourquoi l’’inéluctable accélération des choses nous transformerait-elle davantage
en zombies qu’’elle ne l’’a fait de nos ancêtres affolés par
le chemin de fer ? La réponse d’’Eric Albert et de tous
ceux que je vais rencontrer après lui est unanime : parce
que nous avons oublié l’’accès à notre vie intérieure.
La contemplation n’’est pas notre fort. Nous sommes
une société active. L’’action exalte notre humanité,
mais elle nous projette hors de nous-mêmes. Résultat : privés de boussole interne, les fausses urgences
s’’accumulent et nous font négliger nos vraies priorités. Encore heureux si nous en avons conscience :
en mai 2012, 89 % des Français se disaient submergés
d’’urgences tout en avouant que les trois quarts d’’entre
elles n’’en étaient pas vraiment (étude Sciforma et Zebaz). On retrouve cette ambivalence dans les études
du Pr Csikszentmihalyi, montrant qu’’en dépit de nos
plaintes, moins de 20 % d’’entre nous sont réellement
désireux de ralentir (lire p. 60). Si vous agissez trop fort
et trop jeune, vous gommez la conscience même de
votre intériorité et refoulez ces ambivalences de façon
névrotique. Et là commence le problème. Si vous vieillissez exclusivement tourné vers l’’action, redescendre
en vous-même devient de plus en plus difcile parce
que vous savez inconsciemment que s’’y cache l’’inexorable perspective de la mort. Pour tenter de l’’oublier,
l’’action devient une drogue.
Notre soif de ralentissement découlerait donc aussi
d’’une nostalgie de notre intériorité. Peut-on la retrouver ? Les psys à qui je pose la question me surprennent : si la « pleine conscience » ou « méditation
laïque » est désormais citée comme la réponse idéale,
il existe une myriade de variantes, très efcaces pour
« revenir à soi ». Le Dr Jean-François Masson, animateur choc d’’Homéopathes sans frontières, qui soigne
un paquet de stars et d’’hommes politiques, commence
par me faire rire en décrivant l’’état de ses patients : « Ils
sont épuisés, grillés, cassés, brûlés, ratatinés, exsan-
Se masser, flâner, danser
MICHÈLE BUEB
Directrice d’une association
JULIA TEYSSIER
Publicitaire
Responsable publicitaire au groupe Marie Claire,
compagne d’un artiste et mère de deux enfants,
Julia Teyssier doit souvent assurer sur tous
les fronts sans broncher. Mais à l’intérieur, ça
bouillonne ! Comment ne craque-t-elle pas ? Elle
cite la panoplie de ses ralentisseurs, une fois les
enfants couchés : un massage réciproque avec
son homme, en appuyant là où ça fait mal, jusqu’à
ce que les raideurs aient disparu ; une flânerie
au hasard dans les rues de son quartier où elle
découvre toujours – après vingt ans – de nouveaux
lieux ; des dîners improvisés, chez eux ou chez des
copains, où l’on danse et chante à tue-tête.
CLES I OCTOBRE – NOVEMBRE 2012
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FOCUS
... La boucle addictive se met donc facilement en marche.
Aujourd’’hui, c’’est comme si toute la société vivait de
façon émotionnelle, dans cette urgence permanente où
les aspects essentiels de la vie sont mis au même niveau
que les aspects superciels, sans priorité ni hiérarchie.
Heureusement, il existe des remèdes simples. J’’invite
mes patients à régulièrement s’’accorder une minute,
juste pour prendre conscience de ce qu’’ils ressentent. Si
on vous fait ceci ou dit cela, vous ressentez quoi ? Par
exemple, si vous recevez un e-mail, prenez conscience
de la façon dont votre corps réagit –– avant votre mental. Ce simple exercice modie de façon radicale le vécu
de la personne. Elle n’’est pas obligée de ralentir son
rythme : même s’’il reste rapide, elle le vit autrement.
Sans panique. Et ça change tout. »
ÊTRE LÀ, CHANGER DE RYTHME
Il ne serait donc pas sorcier de rouvrir l’’accès à son
monde intérieur ? Encore faut-il assimiler la transformation. Consultante auprès des grandes entreprises,
Meryem Le Saget m’’en parle avec nesse : « L’’accélération la plus incroyable est celle de nos choix : on ne
nous propose pas dix ou cent bouquins de plus, mais
70 millions. Savoir aller à l’’essentiel devient crucial.
Nous avons des capacités d’’adaptation fantastiques,
mais le temps d’’apprentissage reste incompressible : ce
n’’est pas en lisant un livre sur une nouvelle façon d’’être
que l’’on intégrera celle-ci à sa vie. D’’où la demande
croissante d’’approfondissement spirituel que je sens
sourdre de partout. »
A mesure que mon enquête avance, tout le monde
me parle de cela, plus que du ralentissement. Médecins, psychologues, avocats, journalistes, coaches, éducateurs…… tous expriment la même préoccupation :
ranimer l’’intériorité, éveiller une forme de spiritualité
laïque. De deux façons : par la présence et par le changement de rythme.
La présence à ce que l’’on vit,
perçoit, ressent, constitue le levier n° 1. Conscience, vigilance,
concentration et…… déculpabilisation. Particulièrement au travail. « Même dans les entreprises
hyperactives, me dit Christopher
Peterson, président d’’ICF France
(International Coach Federation),
le problème n’’est pas de ralentir, mais d’’être vraiment présent
à ce qu’’on fait. Trop de gens
s’’épuisent au travail parce qu’’ils
sont aux trois quarts absents dans
leur tête. Notre job est de leur faire comprendre qu’’ils
n’’ont besoin ni d’’être parfaits, ni de travailler jour et
nuit, ni de sacrier leurs vacances, mais juste d’’être
pleinement présents à leur tâche. » Ce que conrme
Delphine Ernotte-Cunci, directrice exécutive d’’Orange
(lire p. 58) : « Je préfère des réunions courtes, mais où
tout le monde est vraiment là. J’’ai donc interdit à mon
équipe d’’y venir avec des téléphones ou des tablettes. Il
nous faut parfois renoncer aux outils que nous vendons
nous-mêmes. » Quant au Dr Philippe Presles, directeur
d’’e-Santé.fr, second site de santé francophone, il reconnaît l’’importance de cette présence au travail, mais il
la fait dépendre d’’une condition extérieure : « Je dois
pouvoir organiser ma vie autour d’’un ““temps choisi””
inviolable, dédié à une activité privée qui me plaît. A ne
pas confondre avec le ““temps libre””, ce fourre-tout à la
merci de n’’importe quel imprévu. »
C’’est l’’autre façon de retrouver une vie intérieure : par
le changement de rythme, le break, la rupture. Là, les
témoignages s’’étalent sur un large éventail (lire nos encadrés). Ces différents types de ressourcement ont un
point commun : plus que de ralentir, ils permettent à
la personne de retrouver en elle son rythme propre, et
donc de donner à sa vie plus de sens. Qui est aussi un
sens du rythme. Ce que Carl Honoré appelle, très musicalement, le tempo giusto, le temps juste.
Connaissez-vous votre propre tempo giusto ? Toute la
question semble être là. Quel est le mien ? Il m’’arrive de
regretter amèrement de n’’avoir pas su ralentir : quand
ma fébrilité me fait perdre un ami, ignorer une main
tendue, me comporter en somnambule, négliger la vie.
Mais comment nier que ces deux tendances, foncer et
ralentir, coexistent en moi de façon éminemment subjective ? Certains jours, j’’accomplis 36 choses tranquillement ; d’’autres fois, je ne fais quasiment rien et en sors
épuisé. Qu’’en conclure ? Nous et nos descendants allons
sûrement devoir assimiler la « vision paradoxale » des
penseurs de la complexité : réunir les
contraires et les intégrer. Yin et yang.
La voie du milieu. Avez-vous déjà vu
agir un vieux maître d’’art martial ? Sa
vitesse est fulgurante et pourtant on
le voit à peine bouger. Que lui a apporté sa longue pratique du geste et
du soufe, du silence et de l’’immobilité ? Sans doute une conscience
acérée du moment présent. Curieusement, ralentir ne lui prend pas de
temps mais lui en donne. Cette capacité, tout humain la porte potentiellement en lui.
CHACUN DOIT
RETROUVER
EN LUI SON
RYTHME PROPRE
QUI DONNERA
À SA VIE PLUS
DE SENS.
52
OCTOBRE – NOVEMBRE 2012 I CLES
“Trois mois
par an, je
pars en mer”
Photo : Nicolas Le Corre / Gamma.
ISABELLE AUTISSIER
Navigatrice
Navigatrice et romancière *,
présidente du WWF France
depuis 2009, Isabelle Autissier
est entrée dans la légende
en 1994, lorsqu’elle a pulvérisé
le record à la voile du New
York-San Francisco par le cap
Horn en 62 jours – 14 jours de
moins que le précédent.
“A terre, j’ai la même
ambivalence que tout le monde.
Je fais trois choses à la fois
et peine à établir des priorités
– c’est toute la question. Aussi
ai-je pris une décision non
négociable : trois mois par
an, je pars en mer et j’oublie
le reste. C’est un temps de la
nature, qu’il faut vivre tel quel.
Dès qu’on fait du sur-place
pendant 24 heures parce qu’on
a le vent dans le nez, ceux qui
n’ont pas l’habitude de naviguer
stressent, se demandant quoi
faire pour accélérer. Mais il n’y
a rien à faire, c’est la mer qui
décide. L’homme moderne a
beaucoup de mal à accepter
ce qui le dépasse, parce qu’il
nie la mort. Du coup, il remplit
son planning à l’extrême, pour
oublier en contrôlant.
Quand j’ai décidé d’arrêter la
course, mon envie a été d’aller
le plus lentement possible,
pour découvrir les pays où
j’accostais. C’est comme quand
on rencontre des gens. Si on ne
prend pas le temps de laisser
la relation s’instaurer, ça reste
superficiel et on n’apprend rien
sur les autres.”
* Elle vient de publier “L’Amant
de Patagonie” (Grasset, 2012,
304 p., 18 €).

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