L`interaction entre les sciences religieuses et la théologie en

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L`interaction entre les sciences religieuses et la théologie en
L’interaction entreles sciences religieuses et la théologie en contexte pluraliste : le cas des institutions universitaires québécoises francophones Marc Pelchat Doyen Faculté de théologie et de sciences religieuses Université Laval Introduction Au sein des institutions universitaires québécoises francophones de théologie,les «sciences religieuses» se sont taillé une place de plus en plus importante depuis les années soixante. Leur émergencea manifesté un élargissement des approches du fait religieux,jusqu’à devenir un champ distinct mais non séparé de la théologie,en interaction constante avec elle. En fait, l’expression «sciences religieuses» en est venue à couvrir l’étude du fait religieux et des phénomènes religieux, dont la compréhension est également devenue indispensable à une pratique théologique en recherche de sa pertinence dans l’Université, la société et l’Église d’aujourd’hui. Dans le contexte québécois et nord américain, l’appellation «sciences religieuses» rend compte de l’entrée des sciences humaines dans le domaine de l’étude de la religion comme dans celui de l’«intelligence de la foi».Ainsi, les sciences religieuses ont favorisé des rapports multiples, de coopération et/ou d’opposition, entre les sciences de l’être humain (anthropologie, histoire, psychologie, sociologie, etc.) et la théologie. Telles qu’elles se sont développées dans nos institutions, les sciences religieuses ne se présentent pas comme une formation «théologisante» distincte d’adressant aux laïcs en vue d’un engagement sociopastoral. Au Québec, ce que nous appelons «sciences religieuses» correspond aux ReligiousStudies du monde anglo‐saxon. Elles recouvrent en fait les sciences humaines et sociales qui prennent pour objet la ou les religions. Elles se distinguent ainsi de la théologie, qui a son épistémologie propre, même si cette dernière a noué de multiples rapports avec les sciences humaines et sociales depuis plus de cinquante ans. On appelle donc généralement sciences religieuses les diverses sciences appliquées aux religions avec une option non théologiquedans leurs fondements (anthropologie, philologie, linguistique, sociologie, etc.), mais on désigne de plus en plus celles‐ci comme sciences des religions. Cette approche se distingue totalement de la perspective de la Congrégation romaine pour l’éducation catholique qui promeut la création d’Instituts supérieurs de sciences religieuses (ISSR) affiliés aux Facultés ecclésiastiques de théologie afin de proposer une formation religieuse pour les personnes laïques et consacrées ne se destinant pas à l’ordination. Une telle formation est orientée vers l’animation pastorale, la préparation aux ministères et services ecclésiaux ainsi qu’à l’enseignement religieux. Il s’agit alors d’une discipline dérivée mais distincte de la théologie, une théologie «pastoralisée». Cette modalité des sciences religieuses proposée par Rome n’est pas mise en œuvre dans les établissements universitaires québécois offrant des programmes ecclésiastiques. Ma contribution veut montrer que les rapports entre théologie et sciences religieuses se définissent tout autrementdans le contexte de sociétés marquées par le pluralisme culturel et religieux, ainsi que par une sécularisation avancée des institutions et des modes de vie. Des rapports multivariés entre les sciences de l’être humain et la théologie La théologie se présente déjà elle‐même comme un champ d’études multidisciplinaires qui, après avoir été tissée de philosophie et de rhétorique, fait de plus en plusappel à un nombre grandissant de disciplines. Celles‐ci lui ont indispensables pour comprendre ce dont il s’agit lorsqu’elle veut dire aux contemporains le mystère trinitaire et le mystère du Christ en lien avec le mystère de l’homme concret. Cette pratique renouvelée de la théologie, s’ouvrant aux sciences humaines, remonte aux années qui ont précédé le deuxième Concile du Vatican. Le 31 mai 1956, le pape Pie XII publiait la Constitution apostolique SedesSapientiae. Celle‐ci demandait que les prêtres reçoivent une formation pastorale pour l'exercice de leur ministère apostolique.Cette formation devait prendre la forme d'une année de formation pratique et théorique, après leurs études en philosophie et théologie, incluant des domaines comme la psychologie, les sciences sociales, la pédagogie, la catéchèse et la théologie pastorale. Elle demandait que soit mises sur pied des écoles d'études pastorales. La Faculté de théologie de l’Université Laval, par exemple, créa alors un Institut de pastorale, puis un Institut de catéchèse et bientôt un Centre derecherche en sociologie religieuse. C’est ainsi que les sciences humaines de la religion ont fait leur entrée dans l’institution théologique. Après avoir été une discipline placée au centre de l’université, la théologie se retrouve maintenant parmi les champs d’étude plus marginaux de l’enseignement supérieur. Dans le contexte de laïcité ouverte propre au Québec, l’enseignement de la théologie n’a cependant pas été renvoyé du côté des Églises. En effet, des facultés de théologie rattachées à de grandes universités subventionnées par l’État subsistent à côté d’instituts universitaires «privés» créés à l’initiative de l’Église. C’est d’ailleurs dans les universités à caractère public, comme l’Université Laval dont je fais partie, que l’on observe davantage les nouveaux rapports de coopération entre l’enseignement universitaire de la théologie chrétienne et les sciences humaines qui se sont constituées en sciences religieuses. La pensée théologique et celle des sciencesreligieuses y sont destinées à se croiser et à coopérer, mais souvent en tension. Peut‐on vraiment parler alors de «modèle coopératif» ? Il faut sans doute plutôt parler d’un espace de formation où se jouent des rapports multiples, de coopération et/ou d’opposition, de convergence et de divergence, entre les sciences humaines de la religionet le travail d’«auto‐
interprétation critique de la foi» par la théologie 1 . Pendant que se développaient un champ d’étude de la religion,faisant largement appel aux sciences humaines et sociales, et un espace dédié à l’histoire des religions, faisant appel à l’étude critique des sources et à une approche culturelle des traditions religieuses, la théologie a suivi une voie qui l’a conduite à dialogueravec ces approches. Elle s’est de plus en plus située en face à face avec les sciences religieuses, renforçant 1
Henri‐Jérôme Gagey dans Michel Deneken, Francis Messner (dirs.), La théologie à l’Université. Statut, programmes et évolutions, Genève, Éditions Labor et Fides, 2009, p. 56. tantôt la différence ou les oppositions, tantôt la proximité et les interactions possibles 2 . Dans les universités québécoises, avec des intensités variables, on a cherché à susciter la collaboration entre théologie et sciences religieuses (entendues ici au sens de sciences des religions) plutôt que de cultiver l’opposition. Mais les essais de collaboration mis en place depuis quelques années entre les pratiques théologiques et les disciplines des sciences humaines qui ont pris pour objet l’étude de la religion, n’ont pas cessé de soulever des questions sur les conditions et les exigences intellectuelles de cette rencontre entre la théologie et les sciences des religions. Cette collaboration est‐elle viable et à quelles conditions ? S’agit‐il seulement d’«arrangements conjoncturels» en raison de la mise en question de la place de la théologie dans les universités publiques, que l’alliance avec les sciences humaines rendrait plus acceptable dans le contexte québécois ? Ou s’agit‐il d’un projet intellectuel renouvelé de l’intérieur «dans lequel chacune des disciplines impliquées pourrait s’engager à fond 3 » ? L’intégration des sciences des religions a fait de plus en plus partie de l’identité facultaire à l’Université Laval (Québec), comme à l’Université de Montréal et à celle de Sherbrooke. Cependant, les aléas des ressources consacrées à ces domaines d’étude dans les universités, la réduction du nombre d’étudiants, le non remplacement des professeurs, les relations parfois tendues avec les Églises locales qui ne se retrouvent plus toujours dans la proposition de formation théologique, ont mis à mal les conditions de rencontre des deux champs disciplinaires. 2
On se référera ici à l’étude de Pierre Gisel, «Faculté de théologie ou de sciences religieuses» dans Études théologiques et religieuses 72, 1997/2, p. 281‐292. La polarisation qu’il explicite en p. 284‐285 pour l’Europe continentale permet une comparaison avec l’Amérique du Nord et le Québec en particulier, où les interactions entre les deux champs disciplinaires sont davantage soulignées que les oppositions ou les «incompatibilités». 3
LEMIEUX, Raymond, L’intelligence et le risque de croire. Théologie et sciences humaines, Montréal, Fides, 1999, p. 6. Ce bref ouvrage reprend une conférence prononcée le 2 septembre 1998 comme «leçon inaugurale» de la rentrée devant les étudiants et les professeurs de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval. L’auteur y faisait écho au changement d’appellation de la Faculté de théologie et au nouvel esprit de collaboration entre les deux disciplines qui s’était fait jour depuis quelques années, tout en montrant que la «peur de l’autre a été bien palpable dans un passé récent». L’intégration des deux domaines d’étude : tension et collaboration L’apport des sciences humaines à la pratique de la théologie est considérable. Les sciences humaines restituent au théologien sa tâche «de rendre compte de l’intelligence qui lui est propre, qui s’est développée dans la tradition dont il se réclame 4 », mais en le faisant sur l’horizon d’une quête large, actuelle et universelle qui circule «entre foi, désir et vérité 5 ». Ainsi, l’objet de la théologie (pour le christianisme : Dieu, le Christ, l’Esprit, l’Église, etc.) et les questions qu’elle traite (la finitude, le salut, le sens de l’existence, la souffrance, etc.) ne peuvent jamais être abordés de manière close, mais être traités comme les questions de tous et la quête de tous. «Les approches non théologiques du religieux apportent un décentrement bienvenu» 6 . À l’opposé, les théologies apportent aux sciences des religions la saisie des objets religieux dans leur inscription historique et expérientielle, dans leur problématisation interne, leurs manières de thématiser et de symboliser. Dans un passé récent, on s’est posé la question à savoir s’il fallait transformer les facultés de théologie en départements de sciences religieuses. Dans notre contexte, on a plutôt opté pour la voie de l’intégration, même s’il pouvait subsister un déséquilibre entre le secteur de la théologie, comportant un axe plus fort dans certaines facultés, et le secteur des sciences des religions. Jusqu’ici, en se situant dans la perspective de l’intégration, les facultés universitaires québécoises de théologie ont assumé qu’elles devaient couvrir une pluralité de traditions religieuses – ce qu’elles ont de plus en plus de difficulté à tenir – mais certaines se sont davantage tournées vers l’étude du religieux contemporain. Moins systématiquement ont‐elles envisagé d’intégrer une pluralité des théologies (protestante, orthodoxe, musulmane, juive), mais il faut noter ici et là l’apparition de programmes de théologie liés à d’autres confessions. 4
LEMIEUX, R., L’intelligence et le risque de croire,op. cit. p. 74. FORTIN, Anne, «Dire le vrai sur la vérité? Paroles théologiques en recherche de leur dire‐vrai» dans Savoir. Psychanalyse et analyse culturelle, Vol. IV, 1998/1, p. 148.Voir aussi l’article déjà cité de Pierre Gisel, «Faculté de théologie ou de sciences religieuses» dans Études théologiques et religieuses 72, 1997/2, p. 287‐288, sur le double apport des sciences humaines à la théologie. 6
GISEL, Pierre, «Faculté de théologie ou de sciences religieuses» dans Études théologiques et religieuses 72, 1997/2, p. 287. 5
Il faut reconnaître que cette ouverture est maintenant compromise par le manque de ressources, qui est le résultatd’une plus grande difficulté à recruter des étudiants en nombre suffisant dans ces domaines d’étude. Il y a aussi la pression des Églises locales qui interpellent les modèles de formation en demandant aux facultés de théologie de se reférer davantage aux normes ecclésiastiques de la formation théologique. Les tensions sont donc très fortes présentement et les facultés cherchent à redéfinir leur mission et leur créneau particulier dans le paysage global d’unepratique théologique et d’un champ d’études religieuses en évolution. La baisse du nombre d’étudiants n’est sans doute pas une tendance irréversible, compte tenu de l’intérêt persistant pour le fait religieux omniprésent dans nos sociétés malgré un traitement médiatique qui n’est pas toujours à la hauteur des questions complexes qui sont soulevées. Le manque de renouvellement des équipes universitaires dans le champ des études religieuses, tant en théologie qu’en sciences des religions, risque de compromettre l’intégration des deux disciplines et obliger à faire des choix difficiles. L’espoir de pouvoir maintenir institutionnellement un champ structuré d’études religieuses intégrant la théologie et les sciences humaines est plus fortement mis en doute dans la conjoncture actuelle. On retrouve évidemment dans d’autres départements de nos universités des professeurs‐chercheurs s’intéressant à la question religieuse et produisant des études pertinentes, mais leurs contributions individuelles ne constituent pas un «champ structuré et critique des études religieuses» 7 . Exprimant son inquiétude à ce sujet, Louis Rousseau indiquait que pour relever le défi d’établir de nouveaux rapports avec la mémoire religieuse de l’humanité, «deux approches doivent trouver à s’exprimer : une interprétation située à l’intérieur de la communauté croyante ‐ que l’on nommera théologique, pour faire court – et une approche hétéro‐
interprétative identifiée aux sciences des religions, également pour faire court» 8 . 7
ROUSSEAU, Louis, «De fierté, d’espoir et d’inquiétude» dans LAROUCHE, Jean‐Marc et MÉNARD, Guy, L’étude de la religion au Québec. Bilan et prospective, Québec, Les Presses de l’Université Laval (avec la Corporation canadienne des sciences religieuses), 2001, p. XXII. 8
ROUSSEAU, L,, «De fierté, d’espoir et d’inquiétude», op. cit. p. XXIII. Rousseau ajoute, à propos de l’état de la théologie au Québec : «Au risque de me faire taxer d’une sévérité excessive, j’oserais même dire que La réflexion engagée sur ce thème arrive à point, au moment où nos efforts d’intégration des deux approches de l’étude du fait religieux – sans confusion mais se fécondant mutuellement – sont menacés par un manque de ressources. Il s’agit de faire les bons choix, à l’intérieur de ces contraintes, pour savoir accompagner les besoins de nos contemporains en termes de préoccupations religieuses. Dans le contexte d’universités financées par l’État dans des sociétés pluralistes où le religieux est à la fois éclaté et omniprésent, la coexistence de la théologie et des sciences des religions constitue un arrangement intéressant, avec les avantages, les contraintes et les devoirs inhérents à cette coexistence. On peut cependant se demander comment il sera possible de tenir, dans chaque établissement universitaire une véritable intégration des deux champs disciplinaires, sans confusion, et en offrant dans chaque cas des programmes complets de formation en théologie et en sciences des religions. tous les théologiens catholiques québécois mis ensemble ne parviendraient peut‐être pas à former une seule faculté selon les critères disciplinaires élaborés au milieu du vingtième siècle!», p. XXIV.