un témoignage de Jean Samuel - CIEBP Centre d`Information sur l

Transcription

un témoignage de Jean Samuel - CIEBP Centre d`Information sur l
Education et Sociétés Plurilingues n°21-décembre 2006
Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
Andrée TABOURET-KELLER
Considerate la vostra semenza
Fatti non foste a viver comme bruti
Ma per seguir virtute e conoscenza
Considérez votre origine:
Vous n’avez pas été faits pour vivre comme brutes,
Mais pour ensuivre et science et vertu (1)
Plusieurs motivations sont à l’origine de ce texte: elles se rejoignent. Sans
doute la première est-elle d’honorer le privilège d’avoir Jean Samuel
comme voisin, de profiter de sa disponibilité, de pouvoir le solliciter pour
l’entendre parler une fois de plus, témoigner – ce mot essentiel – de ce qui
reste pour nos générations l’expérience majeure de notre parcours du 20ème
siècle, la seconde guerre mondiale. Pour Jean Samuel, elle fut, de plus,
l’expérience de sa déportation comme juif dans un camp nazi alors qu’il
avait 22 ans. S’il fallait un prétexte pour faire état, dans cette petite revue
surtout destinée à des enseignants de la Vallée d’Aoste et d’ailleurs, de la
parole d’un témoin de la vie des camps encore présent, ce serait celui
d’évoquer les particularités d’une telle situation plurilingue: parler à
Auschwitz, parler à Buchenwald. Dans le chapitre III «Initiation» de son
ouvrage Si c’est un homme, Primo Levi qualifie une de ses impressions en
disant du camp «C’est une véritable Tour de Babel» (pp. 39-43)(2).
Le journal L’école des lettres rapporte dans son n° 6 de novembre
2002, consacré à Primo Levi, les propos de Jean Samuel recueillis par
Claude Riva le 22 février 2002 et ceux de Jorge Semprun recueillis le 11
janvier 2002. Je reprendrai, à l’occasion, certains propos de Jean Samuel,
en signalant les passages cités par des guillemets et, entre parenthèses, le
numéro de la page ou des pages concernées. Les entretiens qui ont abouti
au présent texte ont eu lieu les 31 janvier et 7 février 2006 en présence de
M. et Mme. Samuel pour la première date, de M. Samuel seul pour la
seconde, de René Tabouret et moi-même dans les deux cas (3), enfin deux
rencontres ont eu lieu les 20 et 21 octobre 2006 pour vérifier la présente
version, la corriger et la compléter sur un point ou un autre.
Une enfance et une adolescence ordinaires
Né le 18 juillet 1922 à Wasselonne (France, Bas-Rhin), Jean Samuel a
appris à parler et a grandi dans une famille où le français et l’alsacien (nom
commun du dialecte germanique régional), étaient parlés couramment. Son
père, Jacques Samuel, était né en 1880 à Weiterswiller (Bas-Rhin), sa mère
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
en 1897 à Wintzenheim (Bas-Rhin) où sa famille résidait depuis 1792 au
moins. La mère, jeune femme, avait été envoyée en 1919 à Neuilly pour y
apprendre le français et le métier de modiste. Ils eurent huit enfants vivants,
trois garçons et cinq filles.
Enfant, le père va à l’école à pied, de Weiterswiller à Bouxwiller, 6 km à
travers bois. Il fait ses études à Strasbourg – «en allemand et en col cassé»
– y travaille plusieurs années dans la «pharmacie de la Rose», puis fait un
stage à Lausanne, aussi pour apprendre le français. En 1910, il peut acheter
une pharmacie à Wasselonne, à un prix exorbitant payable en Deutsch
Mark-or, non sans avoir fait le tour de toutes les maisons en chapeau hauteforme pour solliciter l’agrément de devenir le pharmacien du lieu. Coté
maternel, les grands-parents de Jean Samuel étaient négociants en grains à
Wasselonne, deux de ses oncles poursuivirent le négoce jusqu’en 1939.
«Le second frère travaille à la Bourse aux Grains, où se négocient des
quantités énormes de grains mais son travail y prend fin dès 1929 au
moment de la grande crise. Le plus jeune, l’original de la famille, est
champion de billard, son copain suisse est l’époux de Joséphine Baker, a
une voiture américaine, un avion personnel (en 1925), et fume des Lucky;
lui-même va d’un seul coup de volant le vendredi de Juan-les-Pins à
Chamonix».
Jean Samuel va à l’école primaire à Wasselonne jusqu’en 1933 où, à 11
ans, il doit aller habiter dans la famille d’une tante à Strasbourg pour entrer
au collège. «Petit, j’ai eu toutes les maladies de la petite enfance y compris
la typhoïde que j’ai attrapée en plein mois d’août, j’ai demandé alors que
l’on déplace la date du Messti (fête foraine), qui avait lieu en août, car
malade je ne pouvais pas y assister. Le médecin du pays est un alcoolique
notoire. A Wasselonne, c’est l’alsacien qui est le plus couramment parlé, en
particulier dans la pharmacie paternelle; dans ma famille aussi l’alsacien a
supplanté le yiddish alsacien. Mes camarades m’appellent Schmüle, un
diminutif courant de Samuel». Pour être prêt à entrer en classe de 5ème au
collège Saint-Jean de Strasbourg, il apprend le latin en leçons particulières
avec le curé de Wasselonne. Après trois années de collège, il passe au
Lycée Kléber et, en 1939, âgé de 17 ans, il obtient son deuxième
baccalauréat. Il n’est pas encore mobilisable et, au cours de l’été, fait un
stage en pharmacie à Tours, stage payant pour lequel le père débourse
2.000 francs de l’époque au pharmacien qui accueille son fils. A Tours,
Jean est reçu chez une tante dont le fils sera exécuté à Mussidan. La plupart
des garçons étant mobilisés, les stagiaires sont majoritairement des filles
(par exemple, en 1939, cinq filles et lui) qui font leur stage à tour de rôle,
deux jours par semaine dans le cas de Jean Samuel.
4
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
L’été 1940, ses parents qui ont dû quitter l’Alsace en Juin, se réfugient dans
la Sarthe, où les oncles, prévoyant les évènements, avaient acquis une
grande propriété. Il faut bientôt la revendre pour aller s’installer à Dausse,
en Lot et Garonne (zone non occupée par les Allemands à l’époque). Jean,
lui, s’inscrit à l’université de Toulouse, où il va de 1940 à 1943 poursuivre
des études de pharmacie et parallèlement préparer une licence de sciences
(botanique, mathématiques, chimie générale). Avec ses camarades, ils
forment «une joyeuse bande: il y a là Klotz de Wasselonne dont l’oncle
était fabriquant de pain azyme; un camarade de Marmoutier (Bas-Rhin),
Théodore, qui va entrer en Sciences politiques, il sera responsable de
l’organisation des tirages de la loterie nationale, son épouse, la fille d’un
spécialiste des maladies vénériennes à Paris, sera la première femme juge
d’instruction en France; un fils de noble breton et neveu d’un vieux
général, Nahoum, juif grec, futur sociologue, qui adhérera au Parti
communiste et le quittera en 1949, épousera trois femmes et écrira de gros
bouquins sous le nom d’Edgar Morin». A l’époque, ils dînent tous
ensemble et sont capables de siffler en chœur les neuf symphonies de
Beethoven, les uns assurant les cordes et les autres les vents. Jean Samuel
arrête ses études en 3ème année de pharmacie, le 14 juillet 1943, et reste
alors chez ses parents à Dausse.
Arrestation et déportation
A Dausse, la localité où sont installés les parents, vit tout un groupe de
familles juives sans être particulièrement inquiétées. Le 2 mars 1944, seuls
de cette communauté, les Samuel et leurs cousins Weil vont être arrêtés: en
même temps que Jean, son père Jacques, son jeune frère Pierrot, né en 1926
et qui n’a alors que 17 ans, deux de ses oncles, sa mère et une cousine. Des
hommes, lui seul survivra; les deux femmes, après le camp de
Ravensbruck, seront déportées plus à l’est; libérées sur l’Elbe par les
Russes, elles pourront rentrer après un long périple. Tous sont d’abord
emprisonnés à Agen, puis à Toulouse et de là transportés à Drancy; ils
quittent Drancy le 27 mars et arrivent le 30 mars à Auschwitz 1, là où se
trouve aujourd’hui le musée. Jean est tondu, reçoit des sabots, passe là une
nuit avant d’être envoyé au camp de Buna-Monowitz, situé à 6 km
d’Auschwitz 1. Buna-Monowitz ou Auschwitz 3 (Monowitz par la suite)
est le camp qui fournit la main d’œuvre à IG Farben (4); il sera détruit
après la guerre; son emplacement est aujourd’hui un quartier d’habitations.
«Le camp d’Auschwitz (Auschwitz 1, 2 et 3) comprenait de multiples petits
camps annexes, au service de mines, usines métallurgiques, carrières, etc.
Monowitz s’était étendu au fur et à mesure de la croissance de IG Farben.
En 1944, à Monowitz, il y a entre 10 et 15.000 prisonniers; 25.000 recrues
5
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
du Service du travail obligatoire (STO) venant de toute l’Europe travaillent
dans la même usine. IG Farben payait au camp 5 à 6 Deutsch Mark par
journée. Quand il y avait trop de malades, on les éliminait car IG Farben ne
voulait pas payer des malades». La mère et la cousine de Jean Samuel sont
internées dans le camp de Birkenau, où se trouvent 90 à 100.000 personnes,
surtout des femmes, mais aussi des Tziganes par familles entières avant
leur massacre en Août 1944.
Jean Samuel est devenu le numéro 176397, tatoué sur son avant-bras, son
père, passé avant lui, le 396, son frère après lui, le 398, ses oncles après
encore, les 447 et 448. Ces numéros 176 mille représentent moins de la
moitié du convoi de mille cinq cent personnes, l’autre moitié a été liquidée
dès la première nuit. A Monowitz, Jean est d’abord mis quinze jours en
quarantaine; à l’arrivée, le jeune Français chargé des «inscriptions» l’a
inscrit comme chimiste, chance de survie pour l’immédiat. Après cette
quarantaine, un déporté lorrain (de Metz) chargé du nettoyage du camp
choisit Jean pour l’accompagner dans ce travail. Jean découvre ainsi tout le
camp, y compris le bloc 27, un bordel où il aperçoit trois jeunes femmes. Il
faut nettoyer partout, y compris en se glissant dans la double barrière de
barbelés électrifiés, en demandant aux gardiens, zone par zone, d’enlever le
courant – dans la journée les déportés sont à l’usine et le camp est vide. Un
jour, ils voient des gardiens refouler à coups de bâton un jeune déporté
dans la cave qui sert de cachot; le compagnon qui, deux semaines avant,
avait évoqué ses parents gazés, dit «bien fait», ce qui paraît
incompréhensible à Jean Samuel. Après ces deux premières semaines de
nettoyage du camp, Jean est versé dans un commando dur qui doit creuser
des galeries, déplacer des arbres qui ont été abattus; il n’a pratiquement de
rapports avec personne, on n’a ni le droit, ni l’occasion de parler, on n’a
pas le même voisin de toute la journée et le soir on se quitte sans savoir qui
il était. Après deux mois, Jean est versé au commando de chimie: «c’est un
petit groupe dont le kapo est un criminel allemand non-juif; le Vorarbeiter
(contre-maître) est un politique, ex-condamné à mort, il disparaîtra par la
suite». Quand le kapo demande qui sait laver et repasser, Jean prend le
risque d’être volontaire et devient une sorte de garçon de course pour le
kapo. C’est à l’occasion du premier passage de l’aviation américaine (5),
que Jean se trouve seul avec Primo Levi, l’accès aux abris étant réservés
aux kapos et autres Allemands. Jean et Primo Levi se réfugient dans une
baraque où ils resteront seuls environ une demi heure. Deux semaines plus
tard, se situe l’épisode connu par le récit de Primo Levi: tous deux portent
le chaudron plein de soupe (50 litres sur plus d’un kilomètre). «Primo m’a
demandé: ‘De quoi peut-on parler?’ Je ne sais plus pourquoi, j’ai répondu:
‘Donne-moi une leçon d’italien’. Et il a essayé de reconstituer des vers du
6
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
chapitre d’Ulysse de l’Enfer de Dante» (p. 16) (6). Cet échange a lieu en
français.
Le 18 janvier 1945, les SS font évacuer le camp. C’est la «marche de la
mort» dans la neige, en rang de cinq qui se soutiennent – celui qui tombe
est mort – 42 kilomètres, puis, après un arrêt de trois-quatre heures, encore
25, soit soixante-sept kilomètres en un peu moins de quarante-huit heures.
A l’arrivée, un hall où tous ne peuvent rentrer; beaucoup de ceux restés
dehors ne survivront pas à la nuit. Puis cinq jours et cinq nuits de train,
debout serrés dans des wagons à ballast découverts; il neige, une chance,
on peut manger la neige tombée sur le dos du voisin. Destination Weimar
et le camp de Buchenwald. Différent d’Auschwitz, qui était un camp
d’extermination, Buchenwald est un camp de travail où on ne meurt que
d’épuisement. Ici, on a le droit de parler. Jean Samuel nous répète à
plusieurs reprise «à Buchenwald, je ne suis plus un juif», c’est-à-dire qu’il
n’est plus reconnaissable comme juif par l’insigne jaune sur son vêtement,
ses affaires d’Auschwitz (avec l’insigne jaune) ont été brûlées à l’arrivée
par crainte d’épidémie, à Buchenwald, il n’est pas immédiatement identifié
et éventuellement persécuté comme juif.
Au printemps il est affecté à un chantier dans la montagne, il y a ¾ d’heure
de marche pour aller au travail, avec une traversée de village où des
femmes les voient passer sans jamais leur jeter un regard ou leur tendre un
bout de pain. Le travail consiste à creuser des galeries. De retour à
Buchenwald, une partie des déportés résisteront à une nouvelle
«évacuation»; la garde de ce dernier convoi était assurée par des gamins de
16 à 17 ans, prêts à tirer sur ceux qui tenteraient de s’évader comme sur des
lapins. Le camp sera libéré le 11 avril 1945.
Les interdictions de parler et les langues
De ce point de vue, la différence entre Auschwitz et Buchenwald est
fondamentale. Auschwitz est un camp d’extermination où il est interdit de
parler en toute circonstance, Buchenwald est un camp de travail où parler
est permis. Malgré tout, à Monowitz, entre l’appel qui avait lieu au camp à
côté des blocs et IG Farben, il y a une demi-heure de marche pendant
laquelle on arrivait à échanger quelques paroles. A Buchenwald, il est
possible de parler: «Pendant nos trajets, avec Henri, on parlait de bouffe; en
six semaines, on s’est rappelé tous les hors d’œuvre possibles, puis toutes
les tartes», tout cela en français.
Tant à Auschwitz qu’à Buchenwald, l’allemand était très important: «si on
se trouvait face à un SS, il fallait se mettre au garde-à-vous, enlever la
petite Mütze, le petit béret que l’on portait et où était inscrit notre numéro,
7
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
qui l’était aussi sur la veste et sur le pantalon, et énoncer en allemand ce
nombre de six chiffres» (p. 11). Important à tel point que Primo Levi
décide d’apprendre l’allemand auprès d’un jeune Alsacien contre le bout de
pain du matin, il restera ainsi une semaine sans manger le matin.
«L’allemand était la langue universellement adoptée, mais pas toujours
comprise par tout le monde. Le yiddish était très parlé au camp, ainsi que le
polonais» (p. 14).
Jean Samuel se rappelle qu’à Auschwitz, il avait un copain hongrois,
également pharmacien, Youri Kauffmann, qui parlait aussi français; «il y
avait des Polonais qui eux parlaient yiddish, et beaucoup de Grecs des Îles,
des Cyclades, que l’on appelait klepsi, klebsi parce qu’ils étaient
spécialistes du marché noir qui se faisait aux douches (klebsi, voleur)».
Jean rencontre des Grecs francophones, des Italiens francophones. «Mais
ma situation était très particulière: il y avait beaucoup de francophones
dans le Kommando de chimie, beaucoup plus que dans certains
Kommandos moins «intellectuels» ou, pour le dire autrement, moins
«spécialisés». La situation dans le Kommando de chimie n’était donc pas
comparable à celle que l’on rencontrait dans d’autres Kommandos» (p. 14).
Durée et temps
A maintes reprises, l’expérience courante nous apprend que la durée vécue
peut n’avoir qu’un rapport lointain avec le temps objectif. Par exemple, une
ascension dans la montagne, une longue descente, se font en dehors du
temps, d’autres sensations, efforts, fatigue, ou simplement les pieds lourds,
les accompagnent et envahissent l’expérience du temps.
La lecture des témoignages de Jean Samuel m’avait laissée, et même me
laisse encore, avec le sens d’un temps indéfini: la première nuit avec le
rasage du cuir chevelu jusqu’à cru, le nom propre qui disparaît en un
instant, remplacé par un matricule, l’interminable suite de pas de la marche
de la mort, en sabots, couverts de loques seulement, par un froid de moins
25°. Une telle distance, dans de telles conditions correspond certes à un
temps – au matin, une aube s’est levée – mais sa temporalité ne correspond
à rien que nous puissions imaginer. Jean Samuel le confirme: «le temps
n’avait pas de mesure. Quand on se lève le matin, le futur c’est le soir.
Morgen Früh (demain matin) était l’expression pour dire jamais». Cette
expérience de l’absence de la conscience de la durée, d’un temps hors du
temps est également rapportée par Primo Levi, dans K.B., le chapitre IV de
l’ouvrage déjà cité, où il précise «J’ai oublié depuis combien de jours nous
faisions la navette» (entre le camp et le chantier, pp. 44-59).
8
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
Les dates qui suivent sont des repères objectifs pour les lecteurs que nous
sommes, aucune durée que nous aurions vécue ne peut y correspondre. La
jeune génération, à laquelle appartient la majorité des lecteurs de ces lignes,
n’a même pas l’expérience de la guerre, ses parents ou bien ses grandsparents peuvent l’avoir; sauf exception, ils n’ont pas l’expérience des
camps: celle-ci leur apparaît comme un événement de leur livre d’histoire.
Ainsi, la réflexion que m’a faite une toute jeune femme qui commente les
treize mois de la déportation de Jean Samuel: «13 mois, ce n’est pas
vraiment long!» est en complète opposition avec le temps indéfini de cette
période.
Comment nous y prendre pour qu’un témoignage comme celui présenté ici
ne tombe pas dans la catégorie des évènements patrimoniaux? Sans doute,
les événements relatés doivent-ils faire l’objet d’incessants rappels mais
ceux-ci n’auront d’impact que dans la mesure où ces évènements pourront
prendre une dimension qui concerne la subjectivité de chaque personne –
comme la jeune femme ici – et, à plus grande échelle, la société. Il ne suffit
pas de se souvenir, il est indispensable que le souvenir puisse faire effet
dans le présent, c’est-à-dire qu’il faut créer les conditions pour que les
souvenirs relatés rencontrent une interrogation contemporaine, voire
immédiate. La question posée, non sans émotion, en 2004, par Annette
Wievorka dans son ouvrage Auschwitz, 60 ans après, «quelle éducation, 60
ans après Auschwitz?» reste en nous. Si elle concerne au premier chef les
exterminations nazies, elle peut aussi concerner des évènements plus
récents. A propos des crimes commis durant la guerre dans ce qu’on
appelle aujourd’hui «l’ex-Yougoslavie», Sophie Wahnich parle de la
persistance du spectre de ces crimes et suggère de s’appuyer sur le travail
de l’artiste: «Le temps ne doit plus faire œuvre d’enfouissement … le
travail de l’artiste consiste à constamment dégager les sédiments de l’oubli
par la brutalité du retour à l’événement» (2005: 75). D’autres manières de
garder vivante la mémoire sont certes indispensables; l’ampleur de
l’assassinat industrialisé et de l’éradication «raciale» pratiqués dans les
camps nazis requiert un travail de mobilisation multiple de la mémoire,
dont à présent la responsabilité nous incombe.
Voici quelques dates qui, si elles situent la période de déportation et les
scansions qui la marquent, ne disent rien de la densité d’un temps
insaisissable.
Enfance, scolarité, guerre
Naissance: 18 juillet 1922
Ecole primaire: Wasselonne
Collège: Strasbourg 1933, 11 ans
9
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
Lycée Kléber: 2ème baccalauréat 1939
Départ d’Alsace pour la Dordogne: automne 1939
Etudes de pharmacie à Toulouse: de 1940 à 1943
Déportation
Arrestation: 2 mars 1944
Départ de Drancy: 27 mars 1944
Arrivée à Auschwitz: 30 mars 1944
Interné à Auschwitz 3: Buna Monowitz
Printemps 1944: rencontre avec Primo Levi
Marche de la mort: janvier 1945
Interné à Buchenwald et à Ohrdruf: printemps 1945
Libération: 11 avril 1945 à Buchenwald
Notes
(1) Exergue cité d’après Levi, 1987, p. 149, traduction française en note à la même
page.
(2) Des guillemets signalent des citations d’autres textes, l’année et les pages de
référence sont alors mises entre parenthèses après la citation, les transcriptions verbatim
de Jean Samuel sont également mises entre guillemets mais ne comportent pas de
précisions.
(3) Sans doute nos dates de naissance ne sont-elles pas indifférentes à la manière dont
nous avons entendu notre hôte, c’est l925 pour René Tabouret, 1929 pour moi-même.
Plutôt qu’un jeu de question-réponse enregistré, ce furent des entretiens à bâtons
rompus non-enregistrés mais dont les informations furent notées de manière manuscrite.
Monsieur Jean Samuel a bien voulu relire la transcription et les commentaires de ces
notes, puis, comme je le signale ci-dessus, relire le présent texte.
(4) IG Farben industrie AG fut fondée en 1925, le siège de cet immense Konzern était à
Francfort sur le Main.
(5) On sait que lors de ce premier raid, le camp avait été filmé, il va être bombardé au
mois d’août.
(6) Voir Levi 1987: 144-151.
10
A. Tabouret-Keller, Parler à Auschwitz et à Buchenwald: un témoignage de Jean Samuel
Bibliographie
GEERTS, W. & J. SAMUEL. 2002. Primo Levi. Le double lien, Paris, Editions
Ramsay.
LEVI, P. 1987 [1958]. Si c’est un homme, Paris, Juillard (traduit par M.
SCHRUOFFENEGER), Turin, Einaudi pour l’édition italienne.
SAMUEL, J. 2002. Littérature, science et savoir à Auschwitz, pp. 71-79 in
GEERTS & SAMUEL.
SAMUEL, J. 2002. Entretien avec J. Samuel par C. Riva, L’École des Lettres,
Autour de Primo Levi, 94ème année, n° 6 (novembre): 2-27.
VARRO, G. (dir.). 2005. Regards croisés sur l’Ex-Yougoslavie. Paris,
L’Harmattan (Espaces interculturels).
WAHNICH, S. 2005. La Yougoslavie hante l’Europe. A propos de quelques
manifestations artistiques du spectre, pp. 55-82 in VARRO (dir.).
WIEWORKA, A. 2004. Auschwitz, 60 ans après, Paris, Laffont.
11

Documents pareils