Chatelet - Baraphrase
Transcription
Chatelet - Baraphrase
L’accordéoniste footbaliste Son regard scintille par-dessus les têtes des naufragés. Tout en rondeurs, il esquive avec des ondulations de taïchi, tantôt des épaules tantôt de tout le buste, les paquets d’embruns anonymes éphémères qu’aspirent ou recrachent les écoutilles. Sa boite à frissons posée sur son ventre est le gouvernail avec lequel il louvoie agilement entre les grappes de chair bringuebalées par le tangage, tout en déroulant de ses doigts sûrs les ondulations d’une valse nerveuse de Gus Viseur (l’accordéoniste belge qui a marié valse et swing pour l’éternité). Clavier et doigts apparaissent et disparaissent au gré des vagues de la foule que la tête insubmersible de ce grand phare balaie de son fanal jovial. Ce visage rubicond, cet œil goguenard peignent une histoire de Rom obstiné, d’éternel revenant après chaque reconduite ostentatoire à la frontière (agrémentée de petites phrases ministérielles musclées devant les caméras), de sans domicile fixe qui se chauffe plus souvent en liquides spirituels qu’au gaz ou à l’électricité, de musicien lumineux qu’aucune gabardine policée ou douanière ne saurait éteindre durablement. Arrimé à mon strapontin dans le carré, j’essaie de surprendre entre deux vagues de corps humains le mouvement des doigts, de saisir par quel miracle la mélodie s’élève rapide, aérienne, sans le moindre accroc, au mépris souverain du roulis de ce ferry et de l’incessant va-et-vient de sa cargaison de chair brimée fuyant le bureau, l’atelier ou le magasin diurnes et chicaniers, aspirant au refuge nocturne télévisé d’Etat. Embarcadère du Châtelet. Un délestage massif libère l’espace du carré dans lequel se matérialise à l’improviste un jeune de type sud-américain, cheveux en bataille, regard bleu d’exilé indomptable, mâchoire ombrée d’une barbe christique, dents aussi blanches que l’écume de l’Atlantique interposée entre lui et quelque lointain dictateur bananier sponsorisé par la CIA. Il a dû, à un moment donné, se faire éconduire de la frontière de ses pères. Il porte un pantalon arcen-ciel délavé par la route et l’océan, pourvu de multiples poches le long des cuisses et des mollets, tombant sur des chaussures assouplies par les longues marches dans la poussière. Le haut est couvert d’une houppelande tissée, délavée elle aussi, dans laquelle il doit souvent dormir. Il tient par le manche une guitare dans sa housse. Plantant son regard atlantique dans celui du Danubien qui poursuit sa valse, le jeune Latino déshabille d’un geste sensuel sa guitare, laisse le fourreau négligemment glisser sur le plancher, la retourne, et l’enlaçant comme une danseuse de tango, se met à battre sur la peau de son dos comme sur celle d’une tumba, un rythme ouvert, en soutien de "Soir de dispute" – je crois que c’est le nom de cette valse de Gus Viseur. Ces deux là se croisent en cette vie pour la première fois mais leurs regards semblent renouer le fil d’une ancienne amitié. Ils ne se quittent pas des yeux et du sourire, l’accordéon circonvenant la guitare-tumba de sa mélodie spiralée tandis que cette dernière retarde l’enlacement du trois-temps par des blanches sonores frappées sur le bas de son dos. La valse s’achevant, le Sud-Américain, le regard toujours accroché à celui du Gitan, retourne sa guitare et entonne la bossa "Aquarella do Brasil" en caressant le ventre velouté de sa maîtresse. L’accordéon d’abord déconcerté, se lance sans filet à la poursuite de la guitare et de la voix ensoleillée du chanteur, s’abandonnant à ce rythme inconnu venu de l’hémisphère sud et de par delà l’océan. A cet instant, du strapontin jumeau du mien jaillit une femme, genre scandinave, blonde platinée, à demi-vêtue d’un pull-over lâche de laine blanche angora dont la douceur pleine d’ombrages 1 suggestifs et de courbes tentatrices est tempérée par le respect qu’inspire le jean moulant plongeant dans des bottes de cuir noir à talons-aiguilles. Je n’avais pas pris garde à la présence de cette voisine de traversée qui vient de prendre possession de mon champ de vision avec son sourire de saphir et d’émail et qui pointe à bout portant tantôt sur la tête du Christ brésilien tantôt sur celle du phare bohémien le canon d’un appareil photo de marque japonaise, doté d'un silencieux. Pendant que les images capturées s’emmagasinent dans sa boite noire, seul, flashe le sourire de la blonde qu’aucun charter ne reconduira jamais à aucune frontière (avec cet angora blanc, pensez donc !). Pour saisir le meilleur angle de vue elle danse presque et ses ondulations indépendantes de la chanson du Brésilien s’insèrent pourtant avec naturel dans cet impromptu des deux musicos qui se prêtent obligeamment à son viseur japonais. Débordé par ce ballet luxuriant je ne sais plus où donner du regard, mais mes oreilles se reposent heureusement sur la bossa. Maintenant trois sourires se répondent, et les coins de ma bouche, par contagion, commencent à s’étirer lorsque d’un accord sec l’accordéoniste met un terme à la bossa "c’est musique pas d’ici !", et autoritaire, attaque "Flambée montalbanaise" – encore une valse du même Viseur belge – toujours sous le feu du viseur nippon de la Suédoise. "Ca c’est valse française !", commente-t-il à l’adresse du guitariste qui, docile, emboite le tempo triphasé sur le dos de sa compagne encore toute frissonnante des effluves de la bossa. Puis tout à trac et sans perdre une seule croche du discours de l’auguste Gus, le Sémaphore des Carpates raconte au Christ de Rio une histoire de footballeur brésilien légendaire qui mettait un but des onze mètres, coup-de-pied arrêté, sans élan : "Tac, dans les filets ! Socratès, il s’appelait !" Le guitariste abaissant ses caresses valseuses sur le bas du dos de sa compagne, ne s’en laisse pas conter. "Que me cuentas ?, je connais pas de footbaliste qui s’appelle Socratès", puis me prenant à partie "Ma c’est possible ça oun footbaliste qui s’appelle Socratès ?". "Je ne sais pas, mais cette valse est plus belge que française, wallonne pour être précis" répliqué-je en tentant vainement de capter l’attention du Rom qui m’ignore superbement et poursuit imperturbable sa valse et son argumentaire à l’adresse du Latino "Si ! Il est mort à 57 années. Tu n’as pas entendu parler ?" "Quoi ? Il y a 57 années, c’était le moyen-âge, ça n'existait même pas le football !" "Une valse belge wallonne, pas française !" insisté-je en pure perte ; seule la Suédoise dans un haussement d’épaules compatissant me réconforte d’un sourire. Je me sens fondre à l’intérieur. "Non, il est mort à 57 années d’âge. Il tirait des 11 mètres comme ça, Tac, sans bouger. Et boum, au fond des filets." Les doigts du Rom tricotent le trio de la valse, pas plus affectés par le mouvement divergent de ses pieds qui miment le match de foot moyenâgeux, que par le développement de son argumentation verbale. En contrepoint de la valse du gugusse, la polémique enfle entre les deux musiciens-commentateurs-sportifs-médiévistes, indifférents au feu roulant de la mitraille suédo-nipponne qui continue de les arroser copieusement. "Oun footbaliste brésilien qui s’appelait Socratès, tu crois que c’est vrai ?" me demande à nouveau le Guévarien ébranlé par la rhétorique du Moldave, et cherchant l’appui du témoignage d’un tiers neutre. Mais moi je ne quitte pas la Suédoise du regard, surveillant l’ébullition qui me guette à l’intérieur. Elle, qui ne parle peut-être ni portugais ni français, ni espagnol ni roumain ni manouche ni wallon, nous écoute de son regard et nous capture dans sa boite noire nipponne. Pour quel usage ? J’y entrerais bien tout entier si ça pouvait me donner accès à l’angora blanc, me 2 dis-je tandis que le Rom poursuit ses tirs au but coup-de-pied arrêté sous le regard incrédule du Christ latino arc-en-ciel délavé qui ne tente rien pour bloquer ces balle puissantes – fictives il est vrai – mais qui en revanche continue d'accompagner plein de sollicitude l’accordéon dans ses courses-poursuites ornées de feintes et d’esquives à faire pâlir un avant-centre international. Hélas ! Happée par une lame devant la jetée Le Peletier la fille du Nord disparaît avec son angora blanc et son artillerie noire sans laisser de trace (ni d'adresse). Je me suis laissé surprendre mais n'aurais rien pu tenter de toute façon car il n'y a pas de bouée de sauvetage dans la cabine. La valse "Flambée montalbanaise" s’est évanouie à son tour dans l’air mariné du carré, le dernier accord ayant été couvert par une annonce subite du timonier dans les hauts-parleurs nous invitant à patienter quelques instants pour régulation du trafic et nous remerciant pour notre compréhension. Serions-nous devant une passe encombrée ? Imperturbable l’accordéoniste attaque une tarentelle en 12/8 pour renforcer sa démonstration "Tac, des onze mètres, sans bouger, au fond des filets, Socratès, mort à 57 années ... etc" Mais le bossa-noviste du Sud, n’est toujours pas convaincu, et même n’y est plus du tout. Apparemment saisi par d’autres préoccupations il ramasse son fourreau, en couvre en hâte la nudité de sa concubine puis en guise de salut lève sa main large ouverte vers le Roumain « boa noite companheiro ! » (un Brésilien tout compte fait ?) et se jette sur la passerelle au quai Poissonnière, juste avant que l'écoutille ne referme son couperet sur son absence. L'embarcation s’ébranle à nouveau et le Rom attaque une autre valse du gugusse belge – maintenant c’est "Jeannette" (la femme du Gus et son inspiratrice) – et déambule magnanime dans la nef désormais à moitié vidée de sa cargaison humaine, comme un maître de quart inspecte le pont des passagers de son navire, acceptant avec noblesse comme une marque de la gratitude qui lui est due, les pièces que quelques passagers glissent les yeux baissés dans la petite boite qui pend au fronton de son instrument. A son passage je m’exécute à mon tour, puis j’abandonne ce ferry de la ligne sept qui relie Louis Aragon (le relire, peut-être ?) au fort d'Aubervilliers car je ne suis que passager moi aussi et la traversée s'achève pour moi. La gare de l'Est est là avec son quai qui attend mon débarquement. Sur la passerelle qui me ramène vers le réseau terrestre SNCF, mes pensées confuses jouent avec l’image tentante du pull-over blanc et de son habitante au sourire ensorcelant tout en cherchant dans mes connaissances sportives déficientes ce qu’il peut bien y avoir comme point stratégique aux 11 mètres d’un terrain de football (11 mètres en partant d’où et en allant dans quelle direction ?), et me demandant aussi si, tout compte fait, je ne fais pas fausse route en voulant à toute force rattacher la ville de Montauban (théâtre de cette torride "Flambée montalbanaise") à la Belgique déjà suffisamment mise à feu et à sang par ses intestines querelles politicolinguistiques entre Wallons et Flamands. Heureusement qu’il n’y avait pas de Belge à bord car on a tendu la coupe de cigüe à Socrate pour moins que ça ! © Gorgebleue le 1er avril 2014 3