L`invisible impossible : voyage à travers les

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L`invisible impossible : voyage à travers les
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Numéros de la revue / Traces d'invisible
« L'invisible impossible : voyage à travers les
images poétiques de Salvatore Sciarrino »
Marilène Raiola
Résumé
A l'occasion de la publication, en Italie, des textes de Sciarrino, l'auteur de cet article a rédigé une
introduction organisée comme un voyage à travers les images poétiques du compositeur. Rentrer dans ces
images permet de mieux comprendre dans quelle mesure sa musique est un défi à la fois à l'inaudible et à
l'invisible, écoute et vision étant complémentaires lorsqu'on a le courage de s'ancrer dans l'imagination
attentive. Le présent article constitue une version française de cette introduction, dans laquelle est retracée
une carte de l'imaginaire de Sciarrino.
Abstract
For the publication, in Italy, of texts by Sciarrino, the author of this article drafted an introduction
organised like a voyage through the poetic images of the composer. Assimilating these images allows a
better understanding of the degree to which his music challenges both the inaudible and the invisible,
listening and vision being complementary when one has the courage to anchor oneself to an attentive
imagination. The present article constitutes a French version of this introduction, a cartographic retracing
of Sciarrino's imaginary world.
Traduction Jeffrey Grice.
Il y a quatre ans, lorsque le Comité National Italien de Musique (CIDIM), en collaboration avec la maison
d'édition « Novecento » de Palerme, invita Salvatore Sciarrino à publier ses écrits sur la musique (1), le
compositeur choisit comme premier texte, classé par ordre chronologique, la note de programme de
Vanitas, « nature morte en un acte », qui marque un tournant dans sa poétique et dans sa dramaturgie
musicale. Ce texte, auquel Sciarrino donna comme titre : « L'impossibilité de devenir invisible »,
constitue le manifeste d'une musique « imageante », autrement dit, d'une musique fondée sur la
conviction que le compositeur peut non seulement susciter chez l'auditeur des images, des visions
intérieures, mais qu'il peut également communiquer des images poétiques et mentales, sédimentées dans
le langage musical.
Évidemment, dans le cas de Vanitas, le pari était de taille. Comment représenter en musique les images
du vide et de l'éphémère (dans la mesure où le titre de l'oeuvre renvoie aux vanités baroques, mais aussi
au terme utilisé dans l'Ecclésiaste pour désigner la notion de « vide ») ? Dans la note de programme,
Sciarrino explicite clairement les relations entre images poétiques et images musicales comme nous
allons le voir maintenant.
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« L'impossibilité de devenir invisible » (2)
« Comme le mot lui-même l'indique, Vanitas gravite autour du concept de vide et de sa représentation, et
du concept de temps : il s'agit donc d'une réflexion sur l'éphémère, d'une célébration de l'absence.
Vide affectif et représentation du vide.
Une des caractéristiques de la musique contemporaine consiste en l'élucidation du paramètre de
"densité", en l'autonomie des principes compositionnels qui règlent le plein et le vide. Toutefois, le
concept de densité n'est pas une invention de notre époque : personne ne peut nier que Bach, par
exemple, ou Rossini, furent conscients de ce problème et adoptèrent une conduite conséquente sur le plan
du langage. En revanche, nous pouvons dire que, ces dernières années, a prévalu une logique de la
composition plus constructive que discursive ; à tel point que, cette logique constructive a commencé par
exalter, puis par élever au rang d'un processus structurel, l'agrégation pure.
Assez vite, la disparition progressive d'exigences organiques a investi la signification consciente du mot
matière, qui a fini par disparaître et par "tuer" le plaisir. A sa place a surgi le concept
"contre-réformiste" de matériel, lequel a souvent réduit l'acte de composer à la comptabilité d'une
accumulation informe et la musique à une sorte de comptabilisation, plus ou moins inconsciente, de la
raréfaction. Mais il existe une plénitude qui, considérée de façon inorganique, n'est pas directement ou
nécessairement mesurable comme densité sonore. Sa nature étant expressive, elle gravite dans l'orbite de
la communication. Cette plénitude est infiniment plus importante dans sa portée compositionnelle, c'est
elle qu'il faut questionner, qu'il faut rechercher. Naturellement, une telle plénitude n'admet pas seulement
des analyses quantitatives ? elle échappe à une approche mécaniciste. Ces dernières années, j'ai appris
que, dans l'histoire de la vanitas figurative, c'était précisément l'ostentation de la richesse, la recherche
éperdue des plaisirs et de la beauté qui illustraient plus efficacement la brièveté et la fragilité.
Représenter le sentiment du vide au moyen d'une grande densité sonore, c'est-à-dire par le plein, est une
exigence qui a émergé dès mes premières oeuvres, et qui ne peut être comparée qu'au besoin d'établir ?
ou de vérifier ? l'équation : figuration : présent = phrase : tradition.
Étant particulièrement sensible aux problèmes psychologiques, j'ai été amené à utiliser divers artifices,
par exemple, le déplacement emblématique du plan perceptif, déjà connu par Léonard : "Car, quand
l'esprit est confronté à ce qui est confus, il s'éveille et crée de nouvelles inventions" (cela s'applique à la
possibilité de "voir 'à l'intérieur' les taches de couleur").
La désillusion.
Avec le temps, mon enquête compositionnelle s'est focalisée également sur le rapport entre la réalité
sonore et sa représentation. En effet, le double fut pour moi une obsession récurrente, et cela dès la
première émergence inconsciente des problèmes théoriques. Récemment, à partir de quelques simples
annotations d'antan, sont apparues certaines oeuvres illusionnistes, lesquelles se caractérisent par une
accentuation de leur degré de réalisme. La signification de "nature morte" a donc pénétré la musique
elle-même, elle est devenue inhérente aux échos de la réalité sonore qu'elle recueille. Ce fait résulte sans
nul doute d'une connaissance plus profonde et plus analytique de la réalité elle-même ou, autrement dit,
de notre réalité intérieure, de la perception que nous en avons, de ses associations, etc. ; mais il suppose
également la prise de conscience que, plus la reproduction est fidèle, plus perfide est l'illusion. De même,
le symbole du miroir, renversé, ne renvoie plus à la vérité. Ainsi, les grillons de Vanitas ne sont plus le
souvenir limpide et vibrant d'une soirée lointaine, mais ils évoquent plutôt l'ancien aspect d'insectes
destructeurs : le tic-tac nocturne d'une vieille pendule, des vitres qui se brisent, deviennent le bruit au
moyen duquel le temps détruit les objets. Parmi ces échos surgit brusquement un effet sans causes : la
grosse cloche sonne toute seule ? et ce coup de cloche fait remonter à la mémoire les anciennes victoires
de la mort ; tandis que la flûte lointaine, le rossignol d'Arcadie, de faibles traces dissimulées,
apparaissent de plus en plus flous, des souvenirs d'enfance désormais quelque peu estompés se fanent
inéluctablement.
Sur le bord de la coupe
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Vanitas gravite dans le vide, non pas tant et seulement en raison de la raréfaction de sa musique, mais
aussi parce que le concept de vide y est, pour ainsi dire, réfléchi, rendu jusque dans la réalisation des
moindres détails. La présence du piano comme instrument d'accompagnement, embrume ce qu'il faut
l'atmosphère au point de la projeter, légèrement voilée, dans un liederisme lointain ; le dessin le plus
fréquent est l'arpège, du point de vue historique, le prince des accompagnements. Mais, ici, chaque
arpège s'atténue, en se vidant de toute sa substance, moyennant la soustraction des sons ? comme aspirés
par le silence avec un léger effet d'accordéon.
A partir d'autres accords, amortis par des impulsions rapides, on obtient une sorte de vibrato, qui se perd
dans la résonance.
Derechef, l'utilisation du deuxième échappement, soustrait à lui seul le son, conçu comme protagoniste,
et l'éloigne, en créant, au premier plan, un vide psychologique, comme si "un autre" piano jouait
"au-delà". Puis, dans le silence, émerge la résonance de fond, et l'on devine la dimension des grands
espaces inhabités : un vide qui résonne à l'infini, où flottent la voix et son double vibrant, le violoncelle ?
comme des fantasmes lyriques d'un rossignol : un vide ourlé, tel un vêtement chinois.
Des fleurs (3)
Les fleurs sont les véritables protagonistes de Vanitas.
Sur le plan musical, les chansons représentent en quelque sorte l'équivalent des fleurs : belles, certes,
mais éphémères. La musique savante, avec sa prétention d'universalité ne pourra jamais communiquer ce
sentiment de mort qui s'exhale d'une composition légère. Avec des manières courtoises, dans sa
stylisation maximale, celle-ci se donne, s'offre, elle n'a aucune exigence ; mais, face à l'éternité
proclamée par une symphonie trompeuse, la chanson saisit un instant qui démasque la fragilité de
l'homme.
Parmi ses souvenirs les plus lointains, les plus enfouis, chacun de nous a gardé en mémoire quelque
chanson qui, précisément parce qu'elle est liée à une certaine période de notre passé, représente un
concentré de nostalgie.
Vanitas, donc, est l'anamorphose gigantesque d'une vielle chanson ? Stardust ? dont elle garde d'une
façon mystérieuse, le parfum éphémère. Il ne s'agit pas d'une chanson à laquelle je fus particulièrement
attaché (en fait, son pathos infantile m'agaçait). Mais, il y longtemps, je l'ai harmonisée, ce faisant, je l'ai
découverte et j'ai compris que son texte est un poème d'une richesse extraordinaire.
Pulvis Stellaris se révèle, quand le miroir se brise, à la fin, et brille l'espace d'un instant. Inutile de
révéler quels sont, au cours de l'oeuvre, les techniques anamorphiques ou les artifices illusionnistes
employés : ce n'est pas la virtuosité ici qui compte, mais la signification du procédé, qui arrête le temps,
qui fige ce qui s'écoule ; ce léger parfum qui transforme toute chose et qui nous plonge dans une
profonde mélancolie.
Il
y a donc
dans
Vanitas,
desen
images
musicales
qui représentent
le «envide
et l'éphémère
par des relations
Vanitas
s'est
imposée
à moi
une période
particulière
de ma vie,
une»,période
de renoncement
et de
métaphoriques
entre
image
sonore
et
image
mentale
ou
visuelle
(par
exemple,
le
«
videment
» des arpèges
réflexion ; elle est synonyme de la transformation qui s'est produite. Comme un putto, elle effeuille
les
du
pianod'une
par soustraction
des elle
sons,a ou
la les
résonance
del'art
la troisième
pédaleNe
duserait-ce
piano évoquant
un « vide
pétales
rose, ceux dont
orné
socles de
hellénistique.
pas le même
putto
qui
à l'infini
») ou
bien des sons
musicaux
imitant
sons
qui résonne
parfois porte
la faux
renversée,
symbole
détourné
de lades
mort
? »naturels, suggérant des images de
fragilité et la nature corruptible des êtres et des choses. Cependant, ces images musicales ne seraient que
des simulacres de vanité si elles n'étaient que des imitations, des doubles plus ou moins reconnaissables
de sons naturels ou d'images mentales et visuelles. L'image n'est pas la représentation des phénomènes,
mais la représentation de l'absence des phénomènes, qui sont évoqués par défaut, par une mise en échec
de la perception.
Dans Vanitas, cette mise en échec est réalisée par la modification du temps musical et de l'espace sonore,
de sorte que l'on pénètre directement dans les images. Depuis que le flux temporel a été synchronisé avec
la respiration lente et profonde du temps musical, et que l'écoute est devenue attentive à la moindre
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sollicitation acoustique, au moindre soupir et aux sons les plus subtils, les figures sonores se sont
transformées en images. Dans le premier mouvement, « Rosa », c'est la dilation du temps créée par une
suite d'arpèges « vidés » et par la « petite phrase » composée d'une Messa di voce et d'un arpège
descendant en chute rapide, qui communique un sentiment de vacuité et d'inertie, en nous permettant
d'accéder aux images des vanités florales. En revanche, c'est la compression du temps et la saturation de
l'espace sonore par des figures obstinées au piano et au violoncelle qui, en créant un climat de frénésie
presque hystérique, permet de ressentir toute la violence de l'image de Marea di rose : celle d'un « déluge
de fleurs », qui « petit à petit dissout, presque en comète, la chevelure ardente, pour braver la mort ».
Raréfaction et saturation de l'espace, dilatation et compression du temps constituent la diastole et la
systole de Vanitas, le champ de résonance des images musicales : un champ physique et psychique,
sonore et mental, où les images surgissent dans le creux ouvert par la transformation de la perception du
temps et de l'espace sonore dans le lieu « imaginaire » situé entre ces deux catégories.
Si, vers la moitié des années soixante-dix, le compositeur donnait encore à ses oeuvres musicales des
titres correspondant aux genres musicaux traditionnels (sonate, quatuor, prélude, berceuse, rondo,
exercice, variation, etc.), à partir de 1977-78, ses titres commencent à suggérer des images poétiques :
nocturnes (Ai limiti della notte, Autoritratto nella notte, Allegoria della notte, La navigazione notturna),
mythologiques (Hermes, Raffigurar Narciso al fonte, Centauro marino, Venere che le Grazie la
fioriscono) énigmatiques (Come vengono prodotti gli incatesimi ?), chromatiques (Codex purpureus,
Introduzione all'oscuro, Esplorazione del bianco), etc. Ce changement d'attitude à l'égard des titres de ses
oeuvres manifeste une progressive prise de conscience poétique de la part de Sciarrino.
La fonction de ces titres, ainsi que celle des notes de programme rédigées à partir de cette époque, n'est
pas d'identifier ou de suggérer les « sujets » des poèmes sonores correspondants, mais d'évoquer des
images qui ouvrent un espace poétique permettant de « rentrer » dans les images musicales. Cette
fonction « introductrice » de l'image poétique est bien saisie par Philippe Jacottet lorsqu'il affirme : « Les
images ne doivent pas se substituer aux choses, mais montrer comment elles s'ouvrent et comment nous
entrons dedans » (4). Les titres des oeuvres de Sciarrino, ainsi que ses textes sur la musique, sont des
ouvertures à ses images musicales, des voies d'accès à son univers sonore en constante expansion.
Carte da suono
A l'occasion de la publication de ces textes, j'ai rédigé une introduction organisée comme un voyage à
travers les images poétiques de Sciarrino (5). Rentrer dans ces images permet de mieux comprendre dans
quelle mesure la musique de Sciarrino est un défi à la fois à l'inaudible et à l'invisible, écoute et vision
étant complémentaires lorsqu'on a le courage de s'ancrer dans l'imagination attentive. Voici donc une
version française de cette introduction, dans laquelle je trace une carte de l'imaginaire de Sciarrino.
« Voyage » et « carte » sont des métaphores suggérées par l'expression carte da suono, choisies par le
compositeur lui-même pour désigner ses textes sur la musique. Cette expression, intraduisible en français,
sert de conclusion, sous forme d'interrogation, à un texte sur Muro d'orizzonte (1997, pour flûte en sol,
cor anglais et clarinette basse) :
« Les textes que je répands autour de l'isolement splendide de mes oeuvres musicales, ne pourraient-ils
pas s'appeler également carte da suono ? »
Muro d'orizzonte, le titre de cette oeuvre en forme d'« oxymoron presque intenable », entend suggérer une
image (« l'obstacle d'un mur assujetti à la plus grande ouverture possible, qui s'étend aussi loin que porte
la vue ») et une énigme (« que signifie une contradiction qui ne contredit rien, et qui se déploie
d'elle-même ? »).
Une image, une énigme, un voyage mental (« Ce qui obstrue la vue offre [...] à notre esprit un espace
d'illusion et une illusion d'espace, ce grâce à quoi se projettent les images de l'imaginer »). Nous sommes
comme suspendus dans un « ailleurs », perdus dans une région aux frontières incertaines, entre perception
mentale, sensorielle, psychique, spéculative, imaginaire, réelle, illusoire... Nous éprouvons un sentiment
de dépaysement qui n'est pas sans évoquer l'impression que nous ressentons lorsque nous écoutons la
musique de Sciarrino. Les carte da suono constituent les cartes d'une circumnavigation autour de
l'archipel de ses oeuvres et de sa créativité. Des cartes qui dé-sorientent pour nous ré-orienter.
Navigation nocturne
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Des mots, et de ce « rien qui est le tout » du mythe (6) affleurent à notre conscience les fantasmes
poétiques de la tradition occidentale, évoqués par les flots obscurs et périlleux sur lesquels naviguent les
bateaux des innombrables réincarnations d'Ulysse : d'Homère à Dante, de Coleridge à Poe, de Conrad à
Pound...
Voilà pour une première impression. Mais, en allant plus avant dans la lecture de la carta da suono sur La
navigatione notturna (1985, pour 4 pianos), nous nous rendons compte que la présence de l'ombre
d'Ulysse, confirmée par l'association navigation-nuit-courage-peur (« la navigation, en revanche, est
strictement liée à la nuit, comme le courage et la peur ») et par l'allusion à la Grèce antique (le mystérieux
traité d'Astronomia oscura) ne sont que les prémisses d'un brusque rebondissement métaphorique.
Les Ulysse modernes et contemporains, les navigateurs nocturnes, auxquels Sciarrino fait allusion, ne
sont pas les Vieux Marins, les Achab ou les Mr. Bloom, mais les enfants (et avant tout, Sciarrino enfant)
qui découvrent le piano : « cette nacelle obscure dont les touches rient dans le salon sombre ».
L'opposition entre le registre grave et le registre aigu, équivalent à celui entre les abysses de la mer, la
lumière des étoiles et les sensations de peur et de sécurité qui peuvent en résulter, sert à renforcer le lien
symbolique entre le piano et la navigation nocturne.
La navigation nocturne devient ainsi la représentation métaphorique de l'expérimentation créatrice
entreprise sur le piano. Microcosme privé et macrocosme poétique, nostalgie du souvenir et affleurements
mythologiques se fondent indissolublement : « l'univers que renferme le piano n'est pas destiné
uniquement aux enfants ». Le titre et la carta da suono créent en même temps un cadre de résonance
poétique autour de l'oeuvre et invitent l'auditeur à adopter vis-à-vis de l'oeuvre une attitude de
questionnement : « L'art, en soi, consiste à se questionner et non pas à répondre » (Recitativo oscuro pour
piano et orchestre, 1999).
Incertitude métaphysique et réalisme
inquiétant
Pour nous orienter dans la navigation nocturne sciarrinienne, nous pouvons utiliser des concepts comme
Nord et Sud, ou comme Zénith et Nadir. Des concepts qui, par ailleurs, peuvent se déduire des carte da
suono. On peut lire au bas de la page d'un court texte sur Soffio et forma (pour orchestre, 1995) :
« Aiguiser, donc, la perception de celui qui joue et de celui qui écoute. Parvenir à fondre son et silence,
créer une incertitude métaphysique ».
De même dans la présentation de Lohengrin (Action invisible, 1984) :
« Les impressions du Double, les apparitions dans le miroir, la folie, Protée, chiffre de nos peurs. Ce
réalisme inquiétant, toutefois, ne s'apprend pas en imitant la nature, comme on nous l'enseigne à l'école.
Le monde n'existe pas. La connaissance que nous en avons résulte de la façon dont nous le voyons : c'est
un langage qui s'apprend sous l'arbre mortel des rêves et qui s'approfondit par l'étude des perceptions
subtiles qui le nourrissent ».
Il s'agit, dans chacun de ces cas, de la perception des phénomènes acoustiques et sonores. Toutefois, il
existe une différence. L'« incertitude métaphysique » consiste en une transformation des phénomènes à
partir de laquelle, parce qu'ils ne peuvent plus être identifiés, il devient possible de les échanger entre
eux : « Au-delà de certaines limites les opposés se renversent et c'est précisément cette dimension statique
qui produit des tensions, c'est notre coeur qui produit le rythme ». Ce qui est en jeu c'est l'identité des
phénomènes en tant que tels, et leurs rapports d'opposition habituels. La métamorphose ne peut
s'accomplir qu'à certaines conditions, lesquelles sont comparées par Sciarrino, dans All'aure in una
lontananza (pour flûte en sol, 1977) aux lois de la transmutation alchimique.
Le « réalisme inquiétant », en revanche, est la représentation de la réalité, des énigmes et des angoisses du
réel, laquelle représentation ne se fonde pas sur des principes descriptifs, mais sur des « perceptions
subtiles », sur des relations analogiques profondes, à la frontière entre conscient et inconscient, rêve et
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veille, folie et normalité. Ce qui est en jeu c'est la nature des phénomènes, leur appartenance à un
« dedans » et à un « dehors », à un « ici » et à un « au-delà » de la conscience humaine, ainsi que, bien
entendu, les relations d'opposition entre ces différents stades.
Ce n'est pas un hasard si le principe du « réalisme inquiétant » est affirmé pour la première fois dans la
présentation de Lohengrin, où la voix d'Elsa n'a de cesse de se dédoubler et de se multiplier, en donnant
naissance à toutes les figures de l'altérité.
Renversement paradoxal et conciliation des
opposés
Dans les carte da suono de Sciarrino, riches en allusions à la civilisation grecque et classique, il est
évident que la façon dont le compositeur exprime par des mots les oppositions contenues dans sa musique
ne se rattache pas à la tradition aristotélicienne, mais plutôt à la tradition présocratique et, surtout à ce
substrat primitif, magique et tragique, où les oppositions explosent dans toute leur violence, ou bien se
fondent en des unités mythiques pré-catégorielles ou mystico a-catégorielles.
L'opposition n'est pas médiatisée par un devenir, par une quelconque dialectique, mais par une
métamorphose instantanée, qui crée un renversement paradoxal :
« Le plein se renverse dans le vide, et le silence nous assourdit » (Perseo e Andromeda, « Opéra en un
acte », 1990).
« Chaque chose, la même chose, nous la percevons comme minuscule et gigantesque dans l'instant où elle
se produit. Les objets néfastes ont fait leur apparition, les objets néfastes nous envahissent, ils sont
devenus le monde. Il n'y a plus de différence, il n'y a plus de temps, il n'y a plus un dedans et un dehors :
le dedans est le dehors ». (Morte di Borromini, pour orchestre et lecteur, 1988).
Il n'est pas étonnant que ces citations soient extraites de la présentation de deux drames de Sciarrino (un
opéra en un acte et un mélodrame). Le renversement paradoxal n'est pas une simple figure rhétorique,
mais un procédé gnoséologique et dramaturgique qui nous dé-soriente pour nous réorienter, en nous
imposant un brusque changement de perspective. C'est la radicalisation d'une tendance constante à la
conciliation des opposés, comme source perpétuelle d'illumination poétique. Une fois les tensions
antagonistes apaisées et les dynamiques de médiation désactivées, ce qui apparaît clairement, en sa
désarmante évidence, c'est la complémentarité des couples, le lien d'identité qui les apparente et les fond.
Exemplaire, à ce propos, est le paragraphe conclusif de la carta da suono conçue pour Esplorazione del
bianco (pour flûte, clarinette basse, guitare et violon, 1986) :
« Innombrables, donc, sont les gradations du blanc, parce qu'infinies sont les qualités de l'ombre. C'est
comme si elles avaient gardées en mémoire le souvenir d'un éclair originel. Il n'y a plus de différence
entre la lumière et l'obscurité : en fait, tout flot de lumière projette un cône d'ombre. L'exploration du
blanc représente ainsi l'émergence de la cécité, une subtile variété aveuglante ».
Ces conciliations chromatiques ont pour origine des conciliations entre des opposés qui, en apparence,
sont encore plus antagonistes. On lit à la fin de l'alinéa précédent :
« Les opposés se concilieront en lui, tout comme la vie et la mort se concilient dans la pensée. A mesure
que le son affleure, le silence affleure à l'intérieur et en nous ».
C'est uniquement en nous plaçant dans cette perspective conciliante entre les couples son/silence qu'il
nous est possible de saisir le sens profond de ce qui, autrement, risque d'être compris comme une simple
étiquette stylistique :
« Le silence est certainement quelque chose d'essentiel au son, comme le jour est essentiel à la nuit. Le
son est dans le silence, voilà ce qu'est le son » (Il silenzio degli oracoli, pour quintette d'instruments à
vent, 1989).
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Le son est dans le silence, mais « puisque le silence n'est pas un phénomène sonore, il n'existe qu'à
l'intérieur de notre esprit » (Recitativo oscuro). Le rapport de complémentarité entre son et silence est un
rapport d'autant plus crucial qu'il réintroduit en musique l'ancien principe selon lequel le silence est le
fondement mystique abyssal de toute révélation possible et de tout langage :
« Je suis le silence/inaccessible [...]
Je suis la voix
qui donne naissance à de nombreux sons
et le Logos
qui a de nombreuses images » (7).
Dans cette perspective, particulièrement emblématique est le fait qu'une des représentations dramatiques
les plus intenses et impressionnantes de la complémentarité son/silence, Infinito nero (Extase d'un acte,
1998) a été inspirée par les délires mystiques de sainte Maria Maddalena de' Pazzi.
Images mentales et cosmogonie sonore
Les carte da suono sont aussi et surtout les notes de régie de ce que Mallarmé définissait comme une
« mise en scène intérieure », un principe équivalent à ce que Sciarrino, dans une note de programme sur
L'Immaginazione a se stessa (pour choeur et orchestre, 1996) définit, à son tour, comme une « image
mentale ». L'analogie entre ces deux principes est d'autant plus évidente qu'il s'agit d'un morceau musical
où le compositeur entend recréer, en termes sonores, la substance poétique d'un poème (Il ramarro, se
scocca, d'Eugenio Montale), « en traduisant en sons les perceptions sonores implicites dans les vers et en
les dramatisant ». Ainsi se réalise une sorte de double translittération métaphorique : de la marine ligure,
qui déborde d'images sonores, au poème de Montale, et de celui-ci à la composition de Sciarrino.
On pourrait penser que, en réalité, la référence au poème de Montale n'est qu'un prétexte pour disposer
d'un certain nombre d'images sonores, qu'il s'agit de recréer musicalement, en les passant au crible de la
métamorphose stylistique. Mais il n'en est rien. Car les coordonnées spatio-temporelles du poème
(dépassement fulgurant, tel un flash d'une image à l'autre, un zoom du microcosme terrestre vers le
macrocosme marin, etc.) sont intégrées de différentes manières dans la ré-création musicale sciarinienne :
« L'esprit se fait espace à l'image et celle-ci est porteuse de sens », lit-on à la fin de la carte da suono sur
le Quintettino n. 2 (pour instruments à vent, 1984).
L'imagination, conçue comme « mise en scène intérieure », comme « écran des images », est le premier
stade de ce qui, à travers trois passages successifs (diagramme, partition, exécution) parviendra à une
manifestation sonore concrète. Si nous pouvons lire le diagramme et la partition, si nous pouvons écouter
l'exécution musicale, nous ne pouvons qu'imaginer la représentation mentale. Mais l'insistance avec
laquelle, dans sa carta da suono, Sciarrino nous invite à accomplir cet effort (« N'entendez-vous pas, vous
aussi, ce qui est visible dans le son ? » ? à la fin du Codex purpureus pour trio à cordes, 1983), nous
permet de comprendre à quel point ce stade de la création est essentiel.
Cette étape, en effet, est d'autant plus décisive qu'elle marque précisément le moment où sont fixées les
coordonnées spatio-temporelles de la composition, la volumétrie sonore, l'éclairage des images projetées
sur la scène intérieure. Ce que Sciarrino tient avant tout à communiquer, avec ses carte da suono, c'est
précisément cette représentation mentale, grâce à des métaphores qui entendent cueillir « les images de
l'imaginer », l'essence poétique, qui fait de toute oeuvre « une cosmogonie, une hypothèse différente de
l'univers » (Lettura da lontano, pour contrebasse et orchestre, 1989), un « cahier d'univers déchirés », en
tant qu'il « représente ses propres processus, traces sur traces » (Lo spazio inverso, pour ensemble, 1985).
Nous pouvons imaginer l'espace mental comme une toile blanche, imprégnée de silence, sur laquelle sont
projetées les images mentales, qui la zèbrent de luminescences sonores et lumineuses. C'est ce qu'écrit
Sciarrino dans sa présentation du Codex purpureus :
« J'aurai écrit plusieurs fois sur le sillage lumineux, sur l'émanation laissée par des sons à travers
l'espace grouillant, que certains appellent silence. Parfois c'est une trace plus profonde, un sillon. Puis,
les choses, les objets formulés demeurent indéfiniment disséminés en de très faibles luminescences, telles
des traces de la mémoire ».
Il suffit d'un effort d'imagination et la scène intérieure se transforme en une scène tout court, l'espace
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mental en un espace théâtral, en un jeu d'échos et de miroirs, entre dedans et dehors, extérieur et intérieur.
Le travail de dénuement et de transformation des textes originaux en livret, qui précède (et qui
accompagne) la composition des oeuvres théâtrales sciarinienne, est guidé par les images d'une synthèse
dramatique entre sons et paroles : une représentation mentale qui, une fois extrovertie, devient
représentation théâtrale. Le théâtre musical de Sciarrino n'est pas la dramatisation d'une mise en scène,
mais l'extériorisation d'une représentation mentale.
Miroir et absence
Les échos et les miroirs ont en commun la faculté de réfléchir l'image sans la retenir : « L'écho de celui
qui se sent miroir et absence, renvoie l'artiste moderne à son destin : Écho réfléchit et ne retient pas,
comme l'oeil qui ne peut se voir ». Cette citation, extraite de la carta da suono de Lohengrin, se réfère à
Laforgue et à la modernité de son traitement des mythes dans les Moralités légendaires. Bien entendu, à
travers Laforgue, Sciarrino parle encore et toujours de lui-même. Il convient de préciser qu'ici la notion
de miroir renvoie à l'idée selon laquelle la création musicale est la formalisation d'événements, de
phénomènes enregistrés et élaborés par la mémoire, que le compositeur définit, précisément, comme
échos mentaux (chez Isidore de Séville le mot « écho » signifie également « icône », « image ») :
« Chaque événement laisse une traînée mentale qui crée une impression d'écoulement [...]. Si la forme est
conçue comme un pur parcours de mémoire, les processus formels représentent les processus même de la
mémoire. La formation des échos mentaux, voilà ce que recueillent mes pages musicales » (Allegoria
della notte, pour violon et orchestre, 1985).
En tant qu'image sonore des échos mentaux, la musique de Sciarrino renvoie à l'absence et à l'ordre du
présent ; elle est donc ambiguë et liminaire. « Avec moi, la musique habite une région liminaire. Comme
dans les rêves, où une chose est et, dans le même temps, n'est pas encore, tout en étant aussi autre chose »
(Hermes, pour flûte, 1984). L'artiste moderne, comme « miroir et absence », est une allusion à peine
voilée au mythe de Narcisse, où l'ambiguïté de l'image (« corpus putat esse quod unda est » (8)) est à
l'origine d'une série de dédoublements symboliques, qui bouleversent non seulement l'essence poétique de
l'art, mais aussi l'identité de l'artiste. Pour donner voix aux sons qui l'entourent et qui l'habitent, l'artiste
doit se soustraire à lui-même.
A la fin d'un texte sur un morceau au titre particulièrement significatif, Autoritratto nella notte (pour
orchestre, 1982), Sciarrino décrit les modalités de cette soustraction :
« Voici comment je me percevais à une certaine époque de ma vie : une image offusquée par une longue
maladie, comme si j'étais encore dans un cône d'obscurité. J'écrivis une oeuvre, l'énième, où ce fut
précisément l'absence qui se manifesta comme vive, et puisque mon image m'avait été soustraite, l'espace
qui lui était destiné resta vide. Une présence imparfaite du moi ».
De l'« imparfaite présence du moi » à la contemplation de l'absence définitive de la mort, le pas est vite
franchi : « C'est seulement de notre vivant [...] que nous pouvons contempler la mort », remarque-t-il.
Dans la présentation de Morte tamburo (pour flûte, 2000), ainsi que dans d'autres passages de ses carte da
suono, Sciarrino revient sur le thème de la mort, comme pensée fondamentale, pour donner une
signification à la vie et à la création artistique et musicale. Un thème éminemment leopardien. Ainsi, dans
la présentation de Waiting for the Wind (pour voix et gamelan, 1998), le compositeur déclare :
« La musique à laquelle j'aspire est une musique extrême, une musique capable de remettre en cause les
arguments que, dans la quiétude de notre existence, nous voudrions éluder, en particulier le rapport de
l'individu à la mort. Cela ne peut que conférer au langage une plus grande portée suggestive, en tant qu'il
touche à l'intime de chacun de nous ».
Comparons ce passage avec cette citation célèbre du Zibaldone de Leopardi :
« Les oeuvres de génie ont cela de particulier que, même lorsqu'elles représentent de façon vivante la
nullité des choses [...], elles servent toujours de consolation, ravivent l'enthousiasme et, en ne traitant et
en ne représentant rien d'autre que la mort, elles rendent à cette nullité, tout du moins, momentanément,
la vie qu'elle avait perdue » (pensée enregistrée entre le 3 et le 4 octobre 1820].
J'ai sciemment omis de citer les phrases où, chez Leopardi, la « nullité des choses » assume une
> Filigrane > Traces d'invisible
connotation affective, sentimentale, en se transformant en un véritable « mal de vivre ». La poétique
sciarinienne ne partage avec la poétique leopardienne que son aspect « énergétique » : la poièsis comme
régénération vivifiante de la « nullité des choses » et de la mort. Chez Sciarrino, le « moi »,
« imparfaitement présent », disparaît ou devient opaque, afin que la vitre se transforme en une surface
réfléchissante : en devenant, précisément, « miroir et absence ».
Souffle et vide
Si, dans la vaste production de Sciarrino, il fallait choisir une oeuvre qui exprime, d'une manière
exemplaire, les fondements de sa poétique, je crois que Vanitas pourrait sans nul doute servir de
manifeste poétique : Vanitas qui, comme le mot lui-même l'indique, gravite « autour du concept de vide et
de sa représentation, et du concept de temps : il s'agit donc d'une réflexion sur l'éphémère, une célébration
de l'absence ».
En attribuant au mot Vanitas la signification de « vide » ( = vacuum), le compositeur amplifie
considérablement la résonance du terme, qui ne suggère plus seulement les vanités baroques, évoquées
par ailleurs dans certains textes poétiques, mais aussi et surtout l'archétype de toutes les vanités de la
civilisation judéo-chrétienne : « Un immense vide, dit Quohelet, un immense vide, tout est vide ! ».
« Vide » c'est par ce mot qu'est souvent traduit le mot hébreu hebel ; il s'agit-là d'un compromis
raisonnable entre le trop grande abstraction du mot « rien », le trop moraliste « vanitas » de la Vulgate et
les termes bien trop concrets de « fumée », « vent », « souffle », etc. Mais ce sont précisément ces
dernières significations qui semblent les plus fidèles au terme hébreu, dont la sonorité évoque en
elle-même le bruit d'un souffle, d'un soupir.
Le mot « Vide » constitue donc une sorte de reflet symbolique du mot « souffle ». Lorsque, dans sa
présentation de Vanitas, Sciarrino explique qu'il entend représenter le vide, en recourant non tant à la
raréfaction de la musique qu'à un réfléchissement sonore, au moyen d'une « résonance de fond », afin
d'exprimer « un vide qui résonne à l'infini », il se situe dans une position poétique analogue : le vide est
l'écho (« ombra sonante ») des souffles, des respirations sonores. Et c'est précisément à travers le
« vidage » retentissant de l'image sonore qu'il entend exprimer le sens de « nature morte », de vanitas.
Le vide, qui dans la civilisation occidentale est un concept statique et négatif, se transforme en un concept
dynamique et positif, en un « vidage » précisément, intégrant ainsi tous les sous-entendus liés à l'usure du
temps, à la nature éphémère des objets (d'autant plus s'ils sont sonores) : en somme, au concept baroque
de vanitas. De non-lieu, ou de lieu de l'absence absolue, le vide se transforme en un lieu de résonances
poignantes et corrosives. « Un vide ourlé, tel un vêtement chinois », précise Sciarrino à la fin d'un
paragraphe de sa carta da suono sur Vanitas (version de 1981). Il est probable que quelques grains de
sagesse orientale soient tombés dans les interstices de ce vide retentissant.
Approche anthropologique et écoute
écologique
Après avoir sondé quelque peu les profondeurs des carte da suono et de la poétique sciarrinienne, nous
pouvons revenir à la surface des titres de ses oeuvres, afin de mesurer la portée de cette maxime, selon
laquelle « la profondeur se cache en surface » (9). Des images précieuses et énigmatiques dessinent le
seuil poétique que nous sommes invités à dépasser pour accéder à la composition de Sciarrino, dont les
titres représentent une sorte de topographie fantastique : maisons du vent, mirages, villes d'eau, horizons
ouverts ou murés, recueil de nuages (Nuvolario), etc. Quiconque est un tant soit peu familier avec le
catalogue de ses oeuvres s'orientera en elles comme s'il était en train de consulter la carte du Pays des
Merveilles.
Au-delà des rapports métaphoriques qui se nouent à chaque fois avec ses images (mentales et sonores),
l'intention implicite de Sciarrino est de connoter ses oeuvres musicales de telle sorte qu'elles puissent être
accueillies comme « monde », comme « univers ».
> Filigrane > Traces d'invisible
« Il ne s'agit pas de choisir des sons plus ou moins appropriés, d'embellir la maison, mais de construire
des univers nouveaux avec des sons nouveaux » (10).
« Cette fois, j'aimerais vous montrer de près la richesse de mon univers : n'ayant pas d'inquiétude, il n'est
pas petit. Ni grand. Car "perspective" signifie mettre en rapport grand et petit » (Lettura da lontano,
pour contrebasse et orchestre, 1990).
Il s'agit-là d'une intention qui naît du désir de construire et d'offrir un monde poétique alternatif à celui
qui est fondé sur la scission entre art et nature. L'art musical de Sciarrino est une réponse créatrice et
poétique à une des interrogations les plus inquiétantes du monde moderne et contemporain : comment
affirmer un concept naturaliste, visionnaire et progressiste de l'art (selon la formule nonienne bien
connue : La lontananza nostalgica utopica futura), dans un monde désormais esclave d'une technologie
toujours plus agressive ? Voilà quelle est sa réponse : humaniser la technologie, en la pliant à des fins
authentiquement créatives, sans se laisser fasciner par l'automation et la passivité qui peut en résulter :
« En réalité, il n'y a rien que les instruments électroniques ne puissent faire désormais : toutefois, plus
que s'adapter à de nouveaux instruments, il est nécessaire surtout de les imaginer et de programmer,
c'est-à-dire de projeter. Seule une nouvelle pensée peut utiliser pleinement de nouveaux instruments. Une
pensée esthétique, non un hybride scientifique, et d'autant moins commercial ».
Ces propos sont extraits de la présentation de Perseo e Andromeda, opéra en un acte où l'électronique est
« naturalisée » avec la transformation du son blanc sur une mer agitée et sous une voix qui hurle. Mais le
même discours vaut également pour les instruments traditionnels : en fait, surtout pour les instruments
traditionnels, qui doivent être revitalisés afin d'éviter la reproduction de langages stéréotypés :
« [...] Prendre les instruments qui existent tels qu'ils sont, mais en les revivifiant et, par conséquent,
inventer des sons, des techniques nouvelles que la tradition établie empêchait de choisir.
La réalité de l'artiste est ainsi représentée différemment, comme avec les yeux d'un enfant (ou les yeux
d'un "sauvage"). Telle une capacité de pénétration, et, dans le même temps, un détachement qui lui rend
étrangers les objets les plus familiers, déjà légués au rêve qui les transforme ».
Dans Riflessioni sulla IIIe Sonata per pianoforte (1900), dont la citation ci-dessus est extraite, Sciarrino
définit comme « approche anthropologique » cette attitude créatrice vis-à-vis des instruments et du
langage musical, et comme « écoute écologique » (dans la présentation du Responsorio delle tenebre,
pour choeur, 2001) son pendant vis-à-vis de la nature, et donc la faculté de transformation des sons
naturels en un langage musical à travers une écoute « perspective » :
« En écoutant la réalité avec une oreille d'insecte et une oreille de géant, je tente de la restituer dans une
musique de vent et de pierre. Ce sont là des expériences d'écoute qui, plus que toutes autres, pourraient
être définies comme écologiques ».
Naturalisation de la technique et humanisation de la nature sont des processus parallèles et convergents.
Au milieu se trouve l'homme, le langage et la poésie.
Mémoire et défi
Au début d'un écrit sur l'art pictural d'Alvaro Sarteanesi, peintre actif à Città di Castello, Sciarrino affirme
à propos de l'approche humaine de la réalité en général et de l'art en particulier :
« Nous ne pourrons rien comprendre, et en particulier à l'art, sans la capacité d'approcher ce qui est
lointain, et de nous détacher de nous-même : de lier les opposés, de voir transparaître l'ancien dans le
moderne. Ainsi, le bourgeon sur un tronc considéré comme sec nous surprend ».
« Voir transparaître l'ancien dans le moderne » constitue la transposition sur l'axe du temps et de l'histoire
des principes perspectifs et des processus métamorphiques, qui ont été examinés jusqu'ici, surtout en un
sens utopique et spatial. Quand le passé et le présent entrent dans le champ de la vision poétique, dans le
jeu des réfléchissements et des résonances, les distances chronologiques s'annulent : l'avenir jaillit de
> Filigrane > Traces d'invisible
cette abolition, de cette synergie. « Le passé réfléchi dans le présent engendre l'utopie créatrice », écrit
Sciarrino, en commentant le célèbre titre nonien : La lontananza nostalgica utopica futura, avant de
conclure sa « traduction schématique » de la métaphore esthétique par ces mots : « Le désir du connu se
fait véhicule du possible à travers l'éloignement ».
Cette dernière phrase exprime la dynamique de la nostalgie, dénuée toutefois de son aspect douloureux.
Cela résulte du fait que la mémoire de l'artiste créatif est une mémoire « détachée », issue du
dédoublement et du réfléchissement (« specchio e assenza »). Ce qui vaut pour la mémoire personnelle
vaut aussi pour la mémoire du passé, qui n'est pas nostalgique ou régressive mais, au contraire, réflexive
et propulsive : « reflet sur le présent » projeté dans l'avenir. La fonction spécifique de la mémoire
créatrice doit faire émerger de l'oubli le passé oublié, régénéré par la vision présente, pour la confier à
l'avenir :
« Il arrive souvent que les yeux d'aujourd'hui reconnaissent dans le passé uniquement les principes avec
lesquels ils entretiennent le plus d'affinités et qu'ils ignorent totalement les autres aspects et disons aussi
la signification d'ensemble. Ce qui, pour le poète, est mémoire, pour les mortels est oubli : les muses et
les sirènes sont soeurs [...] ».
Faire jaillir l'avenir du passé, à travers le rapprochement de ce qui est lointain et par l'appropriation d'une
altérité, constitue un processus que le compositeur compare, dans la présentation de All'aure in una
lontanaza (pour flûte, 1977), à la transmutation alchimique ou, en d'autres termes, à une métamorphose
qui est la « métaphore du chemin vers l'humaine sagesse ». A la lumière de cette mémoire perspective et
métaphorique, on peut comprendre comment Sciarrino se démarque tant des positions avant-gardistes
favorables à une tabula rasa du passé, visant à promouvoir une vision palingénésique du futur, que des
positions rétrospectives du postmodernisme contemporain.
Bien entendu, en englobant l'altérité et le passé dans une vision présente, la métamorphose annule les
tensions dialectiques et les oppositions. Mais cela jusqu'à un certain point. Pour souligner l'importance du
principe selon lequel la comparaison avec le passé doit être authentiquement ré-créative et re-génératrice,
Sciarrino recourt à l'image agonistique du « défi » :
« J'ai obstinément tenté de me confronter avec les grands du passé. Mais c'est un défi de nature éthique,
non esthétique. Comprenez-moi bien : quoique j'aie une certaine familiarité avec eux, en fait, ma musique
en est très éloignée. Le défi qui nous est lancé par les classiques est le dépassement de nos propres
limites. En fait, il s'agit de les dépasser largement ; c'est précisément quand nous avons donné le meilleur
de nous-même, que nous avons encore à nous dépasser inexorablement » (11).
Conscience musicologique et courage de
l'imagination attentive
Le principe de La lontananza nostalgica utopica futura est à la base de la poièsis sciarrinienne, dans
toutes ses manifestations, tant spéculatives que créatives, tant sur le plan des compositions originales que
sur celui des élaborations des oeuvres du passé. Dans le cas des compositions originales, le lien avec le
passé est de type archétypique (thème que Sciarrino a développé avec une profusion d'exemples
musicaux, iconographiques et littéraires, dans Le Figure della musica di Beethoven a oggi (12)). Dans le
cas du « patrimoine traditionnel » du passé, le lien est stylistique : une confrontation, un échange, une
interférence entre divers styles (comme appropriation « désappropriante », comme « filtre de l'essentiel à
travers une forte limitation de comportement ») du passé et style (personnel) du présent, pour créer « un
troisième temps, la perspective imaginaire », comme le précise Sciarrino dans la présentation de
Cadenzario (pour orchestre, 1991), anthologie de cadences mozartiennes interrompues par de brusques
coupures :
« [...] C'est une composition nouvelle, mais c'est aussi une réutilisation inhabituelle du patrimoine
traditionnel. La forme adoptée revêt à la fois une fonction esthétique et une certaine intention didactique,
où se mêlent temps musical et temps historicisé. Ainsi, nous percevons un troisième temps, autrement dit,
la perspective imaginaire qui jaillit de l'interférence continue des deux premières perspectives ».
Vers la fin de la carta da suono consacrée à Esercizi di tre stili (élaboration de musiques de Domenico
Scarlatti pour quatuors à cordes), Sciarrino s'exclame : » Quels fruits produirait la conscience
> Filigrane > Traces d'invisible
musicologique si elle avait le courage de s'ancrer dans l'imaginer ? ». Pour Sciarrino, l'imagination n'a pas
uniquement une fonction artistique, comme si elle servait à secréter des « images mentales » et un
« troisième temps », mais elle joue également un rôle heuristique et gnoséologique, tel un anneau qui relie
la perception, l'abstraction et les visions, entre création et herméneutique, dans la lignée d'une tradition
qui remonte pour le moins à la moitié du XVIIIe siècle (l'article Imagination de Voltaire pour l'
Encyclopédie date de 1765), à l'époque où la signification du terme n'avait pas encore empiété sur les
régions du rêve, du fantastique, de l'irrationnel et de l'inconscient. Car l'imagination sciarinienne est aussi
et surtout attention, au sens où l'entend Cristina Campo dans un texte fulgurant sur l'attention poétique en
littérature :
« La poésie est aussi attention, autrement dit, lecture des multiples plans de la réalité qui nous entoure et
qui constituent les diverses figures de la vérité. Le poète, qui dissout et recompose ces figures, est lui
aussi médiateur : entre l'homme et Dieu, entre un homme et un autre, entre l'homme et les règles secrètes
de la nature » (13).
La conscience musicologique qui a le courage de s'ancrer dans l'imagination « attentive » produit ses
fruits, non seulement dans le jardin de la composition musicale, mais aussi dans celui de l'analyse et de
l'interprétation critique. Par exemple, dans les articles sur Mozart (14), où Sciarrino démystifie le mythe de
l'instantanéité de la créativité mozartienne, en montrant comment la perfection artistique, y compris dans
le cas d'une des natures les plus géniales de tous les temps, est atteinte à travers une projectualité faite de
calculs et de choix, et que le génie se conquiert « au prix de sacrifices difficilement compréhensibles aux
yeux du commun des mortels ». En d'autres termes, malgré l'impression de spontanéité et d'immédiateté
de la musique de Mozart, le principe du défi et du dépassement, d'un « effort constant, d'un dépassement
incessant de ses propres limites, des limites d'un talent infini », s'applique également à l'un des plus
grands génies de tous les temps.
La totale indépendance de Sciarrino, aussi bien vis-à-vis du post-webernisme que des succédanés de ce
que l'on a appelé le néoclassicisme stravinskien, lui permettent de s'attacher à certains aspects
fondamentaux de la personnalité créative de Webern et de Stravinsky. Dans le cas de Webern (15), son
interprétation, polémique eu égard au structuralisme, qui a privilégié « l'acte préparatoire plutôt que la
signification accomplie de l'acte compositionnel », restitue le langage webernien à sa réalité sonore et à
ses « tensions relationnelles », qui « respectent toujours la fonction physiologique de la phrase bien que
sous des perspectives différentes : tout cela jaillit de l'écoute et, de la clarté de l'énoncé, émerge la volonté
de la série d'être reconnue dans chacune de ses manipulations ».
Dans le cas de Stravinsky (16) aussi, dont Sciarrino identifie d'emblée le trait saillant de sa musique (« En
lui chaque son est geste »), le compositeur barre la route à toutes les équivoques qui ont pesé sur sa
réception. Ainsi, par exemple, à propos de son supposé « transformisme », Sciarrino dira :
« Stravinsky est considéré unanimement comme le plus important des transformistes, alors que son style
possède une homogénéité extraordinaire, malgré la multiplicité des apparences. S'il s'agit de Protée, il
n'abuse par pour autant de ses pouvoirs, tout au plus s'amuse-t-il devant le rayon des cosmétiques, face à
un miroir ».
A l'interprétation ludique et séduisante du néoclassicisme, Sciarrino oppose une interprétation onirique et
inquiétante, borgesienne :
« Personnellement, la période néoclassique de Stravinsky n'est pas, d'instinct, celle que je préfère ; du
reste, contrairement à une opinion très répandue, cette musique ne fut pas écrite par plaisir. Elle a
inventé et proposé aux consciences la terrible évocation des doubles. Elle a créé quelques-unes des plus
merveilleuses ou monstrueuses choses que l'esprit humain puisse concevoir. Des fantômes remontent de
cette mer fantastique, les aberrations générales d'un onirisme intransigeant, un défi aux limites du bon
sens ».
Dans sa réflexion critique aussi, Sciarrino est réfractaire aux influences de la mode, auxquelles s'oppose
énergiquement sa conception poétique et éthique de la création musicale et artistique : tout comme la
photographie argentique, qui nécessite le passage par l'étape du négatif, pour pouvoir être développée, le
jugement critique doit d'abord se débarrasser des préjugés afin de pouvoir saisir la moindre étincelle de
vérité cachée et enfouie sous la gangue des lieux communs. L'imagination attentive et le courage qu'elle
nécessite constituent l'instrument heuristique et créatif qui permet le dépassement des apparences
trompeuses.
L'éthique, le nostos et le démon méridien
> Filigrane > Traces d'invisible
Une navigation nocturne guidée par l'observation de ces couples d'étoiles fixes, qui brillent dans la
constellation poétique de Sciarrino ne peut que se conclure sur un nostos diurne, ou plutôt sur un nostos
méridien et périlleux, selon la plus illustre des traditions :
« Habituellement, les apparitions affectionnent les ténèbres extrêmes. Plus féroce est le démon méridien.
Sans la moindre mise en scène effrayante, il se manifeste en nous, en émergeant de la lumière. Personne
ne l'a jamais vu, mais il nous aide à voir autrement. Son nom est Acedia. Plus familier que quiconque, il
conduit insidieusement la raison à nous montrer que la réalité elle-même est un fantasme.
La contemplation prolongée l'attire, mais il peut tout aussi bien se laisser capturer en un clin d'oeil. Il
suffit d'un tapotement sur la table, il suffit de compter les carreaux du carrelage pour le chasser.
L'hallucination de la clarté était ennemie de l'ascète, durant cet infime instant de bouleversement du sens,
auquel correspondait, sur le plan moral, l'indifférence ou l'ambiguïté. C'est cette ambiguïté même,
pourtant, que nous exigeons de l'oeuvre d'art, car c'est elle qui donne quelque profondeur à sa
signification et à sa durée, c'est elle qui nous sauve des définitions univoques.
Quoi qu'il en soit, nous devrions être reconnaissants envers le démon, qui nous offre ce qu'il y a de plus
magique dans la vision picturale, ses accents les plus surréels et étrangers. En apportant avec lui les
mirages du désert, la pureté des horizons, en l'espace de milliers d'années, il a laissé son empreinte dans
la poésie : Leopardi, Hölderlin ou Rilke ».
C'est ainsi que débute le texte écrit par Sciarrino à l'occasion d'une autre exposition du peintre Alvaro
Sarteanesi. Un texte qui se conclut, de façon significative, par la reprise finale du thème du voyage
comme « symbole existentiel » et comme « métaphore du langage artistique » auquel fait déjà allusion
l'haïku (17) de Basho que le compositeur a placé en exergue.
Le principe du « défi », au sens agonistique du terme, constitue l'une des nombreuses affirmations
explicites de la conception éthique de l'art qui sous-tend la poièsis et la réflexion de Sciarrino sur la
création artistique et musicale. Certains textes, conçus expressément dans une finalité didactique ou
sociale (Origini delle idee sottili, Senza une nuova culture la societa muore, 1991, Lettere agli allievi,
1995-96), s'attardent plus particulièrement sur ses principes. Mais, la fréquence avec laquelle Sciarrino
revient sur ces thèmes dans ses cartes da suono, nous indique l'importance que revêt à ses yeux l'éthique,
conçue plus comme une dimension spécifique que comme une composante poétique parmi d'autres.
Mais, pour comprendre cela, il faut revenir aux origines premières de la navigation nocturne, à ce fond de
sagesse présocratique qui constitue, pour ainsi dire, la sève de la poièsis sciarinienne. Un fragment
attribué à Héraclite dit : « Ethos anthropôn daimôn », ce qui peut se traduire littéralement par « l'éthos est
pour les hommes le démon », en tenant compte, toutefois, (comme nous le rappelle Giorgio Agamben
dans Le langage et la mort (18)) que le mot éthos ne signifie pas uniquement « caractère »,
« tempérament », mais a également le sens de « demeure habituelle », de même que le mot daimôn ne
signifie pas uniquement « génie » ou « démon », mais ce qui « divise », « sépare » (comme du reste son
équivalent « dia-bolus »).
A la lumière de cette racine étymologique, le mot « éthique » assume une signification plus vaste, qui lui
permet d'échapper au cadre moral dans lequel le confine l'utilisation habituelle. Selon cette acception
topique, l'éthos constitue la demeure habituelle de l'art de Sciarrino, tout comme la recherche de l'autre de
soi, de ce « daimôn », qui « loge » en l'artiste créateur est fondamentale pour réaliser une oeuvre qui
exprime le « courage de la créativité », la recherche de valeurs « absolues », en tant que « séparées »
(ab-solus) de leur propre égoïsme.
Sciarrino revient souvent sur cette exigence de conquérir une altérité avant tout vis-à-vis de soi-même :
« Chercher à se dédoubler. Telle est la seule forme de contrôle. L'exercice qui consiste à se poser comme
en dehors de soi face à sa propre oeuvre » ; « mourir à soi-même », « rencontrer notre esprit en dehors de
notre esprit », voici quelques-unes des expressions utilisées dans ce sens par Sciarrino. Cette rencontre
avec l'autre de soi, qui est en chacun de nous, est d'autant plus importante que la recherche de l'altérité et
de la créativité n'a pas uniquement une valeur esthétique, mais précisément éthique :
> Filigrane > Traces d'invisible
« Dans le champ spécifique de la culture prévalent l'intolérance et la peur du nouveau. Ce sont-là des
attitudes qui correspondant point par point à l'intolérance et à la peur de l'autre [...]. Pour redonner une
signification à la culture, deux choses sont nécessaires : l'espace du nouveau et la volonté de se
rencontre » (19).
Cette alliance de soi et de l'autre de soi, ce retour à la « demeure habituelle », après une navigation
nocturne et solitaire, orientée vers la recherche de l'absolu est le sens du nostos sciarrinien qui, pour
utiliser une expression chère à Novalis est aussi « désir d'être chez soi en chaque lieu ». Ce désir
transparaît dans un texte autobiographique (Annali del mio tavolo, 1985) qui, de façon significative,
commence par une métaphore maritime (« depuis des années, les compositions de Sciarrino naviguent
vers le large, confrontées à cette alternance de succès et de difficultés, qui rend impassible devant son
propre sort ») et se conclut par une énumération des différentes tables de travail qui se succèdent peu à
peu, au cours du temps et des pérégrinations du compositeur, comme on peut le voir également dans les
photographies de Sciarrino qui accompagnent son texte. Des photographies certainement prises par un
démon méridien, qui dans un puissant contraste de lumière aveuglante et d'ombres profondes fait exploser
les contours des objets et les limites de la réalité, en transformant la demeure actuelle de Città di Castello
en un lieu magique et « absolu » : en la demeure habituelle de la créativité visionnaire.
Photographie (original en couleur) Salvatore Sciarrino
> Filigrane > Traces d'invisible
Fadensonnen
über der grauschwarzen Ödnis.
Ein baumhoher Gedanke
greift sich den Lichtton : es sind
noch Lieder zu singen jenseits
der Menschen.
Soleils-Filaments
au-dessus du désert gris-noir.
Une pensée haute comme
un arbre
accroche le son de lumière : il y a
encore des chants à chanter au-delà
des hommes.
Paul Celan
Atemwende
« Renverse du souffle »
Choix de poèmes
Éditions Gallimard, 1998.
1. Salvatore Sciarrino, Carte da suono scritti 1981-2001, CIDIM-Novecento, 2001, préface de
Gianfranco Vinay. Toutes les citations non référencées sont issues de ce livre et sont traduites par
Marilène Raiola (note de la rédaction).
2. Titre rêvé au cours d'une nuit, entre le 13 et le 14 novembre 1981, en référence à la crue matérialité
des objets inanimés. [note de Sciarrino]
3. En français dans le texte (n.d.t.).
4. Philippe Jacottet, Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, 1998, p. 17.
5. Cf. Salvatore Sciarrino, Carte da suono scritti, op. cit.
6. Selon l'expression de Pessoa.
7. Codex de Nag Hammadi-VI 14,10.
8. Ovide, Métamorphoses, liv. 417.
9. Maxime par ailleurs citée au début d'un des paragraphes de L'origine delle idée sottili, essai tiré d'un
cours donné à Città di Castello en 1982.
10. Introduction aux oeuvres pour flûte, 1980-1990.
11. Introduction aux oeuvres pour flûte, 1980-1990.
12. Ricordi, Milan, 1998.
13. Cristina Campo,Gli Imperdonabili, Milan, Adelphi, 1987, p. 165-170.
> Filigrane > Traces d'invisible
14. Salvatore Sciarrino, « Mozart svelato ? Una possibile ricostruzione della sua prassi compositiva », in
Rivista italiana di Musicologia vol. XXVII, 1992, p. 205-224 ; « K.491. L'imperfetta nascita della forma
classica », in Studi musicali vol. XXXVI, n°1, 1997, pp. 263-269.
15. Salvatore Sciarrino, « Webern », in Programme de la Biennale de Venise, 1983, p. 94.
16. Salvatore Sciarrino, « Le cosmesi di Glauco », in Francesco Degrada, Anna Maria Morazzoni (éd.),
Stravinskij oggi, actes du colloque international (Milan, 28-30 mai 1982), Unicopli, 1982, pp. 268-273.
17. « Sur cette route
Personne ne marche
Par cette soirée d'automne ».
Haïku de Basho cité par Giorgio Agamben, Le Langage et la mort, traduction Marilène Raiola, Paris, C.
Bourgois, 1990, 198.
18. Giorgio Agamben, op. cit.
19. in Senza una nuova cultura la società muore.
Pour citer ce document:
Marilène Raiola, « L'invisible impossible : voyage à travers les images poétiques de Salvatore Sciarrino
», Filigrane [En ligne], Numéros de la revue, Traces d'invisible, Mis à jour le 30/01/2012
URL: http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=107
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