Notre destin de solitude
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Notre destin de solitude
Lycée franco-mexicain Olivier Verdun Notre destin de solitude « Ce que l’on perd en perdant l’être à qui nous liait l’amour, c’est le monde lui-même et, d’une certaine façon, les autres. L’oiseau n’est plus le complice du bonheur : ce n’est plus qu’un oiseau ; la fleur n’est que la fleur, l’orage n’est que l’orage, le boulanger n’est qu’un vendeur de pain, etc. Il ne reste du monde que sa réalité prosaïque et lourde » (Marcel Conche, Le destin de solitude) « Cet amour que j’avais pour toi / Quand tu es partie je l’ai gardé pour moi. » (Jacques Prévert) ♣ La banalité de chaque mort n’est pas sans analogie avec la « très vieille jeunesse », la « très ancienne nouveauté » (1) de l’amour : quoi de plus banal, en effet, qu’aimer et mourir ? Pourtant, « tout le monde est le premier à mourir » (2), de même que l’amour est toujours neuf pour ceux qui le vivent, et qui « prononcent les mots mille fois ressassés de l'amour comme si personne ne les avait jamais dits avant eux .» (3) En ce sens, si la mort est un phénomène naturel, la disparition de l’être aimé est toujours vécue comme une sorte de scandale qui éveille curiosité et horreur, déroute la raison humaine et, surtout, ouvre l’homme à la dimension du mystère enveloppant toutes choses. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi n’y a-t-il subitement plus rien alors même que, quelques minutes auparavant, ce visage si familier, cette peau si douce, cette présence creusée jour après jour dans l’épaisseur de l’être venaient comme exténuer le sentiment de notre propre solitude ontologique ? La mort de l’être proche est la forme la plus pure du malheur; la blessure qu’elle laisse est parfois inguérissable, à jamais à vif. Cette expérience de la mort en « seconde personne », pour reprendre la belle formule de Vladimir Jankélévitch, est la seule véritable expérience que nous puissions faire de la mort. Elle donne un aspect tragique et dérisoire aux relations d’amitié et d’amour. Elle dévoile l’irrémédiable fugacité de la vie, sa vacuité, sa tristesse fondamentale sur laquelle s’inscrit la joie sans jamais l’effacer, la permanence n’étant qu’un « branle plus languissant ». (4) Les jours heureux ont une fin et « la vie devient foncièrement triste quand l'être aimé n'est plus. Et comme il n'y a rien d'autre que cette vie fugitive qui s'écoule comme de l'eau, il n'y a de secours nulle part ». (5) L’individu se découvre alors seul, en état d’apesanteur, ou happé par le vide, dans la détresse, dans ce que la réalité a de plus cru et de plus cruel (6). Si la solitude se comprend comme le prix à payer d’être soi, elle est rivée à une subjectivité qui se découpe fondamentalement sur fond d'autrui et qui signe la « présence-absence » de l’autre (l’individu n’est pas anéanti, il existe réellement, fût-ce par la mémoire, malgré la distance et l’absence). L'absolue solitude est précisément celle qui brise de façon irrémédiable le lien entre ceux qui s'aimaient. Etre aimé signifie « être pour un autre d'une tout autre façon que l'on est pour les autres » (7), de sorte que ce que l'on perd en perdant la personne à qui nous liait l'amour, c'est le Lycée franco-mexicain Olivier Verdun monde lui-même et, d'une certaine façon, les autres. Et dans ce monde dépeuplé, ce n'est pas seulement la souffrance de la privation d'autrui que l'on éprouve mais l'horreur du non-être qui nous laisse dans la détresse, l'incompréhension, la plainte, la commisération. Et l'on découvre alors que « les cieux sont vides », qu'il n'y a pas de bonté, qu'il n’y a personne pour écouter notre plainte. La mort de l'être aimé nous révèle donc brutalement que la solitude est notre destin à tous, destin incompréhensible, énigmatique : Dieu, pour l’orphelin de la vie qui se retrouve sur un quai de gare sans trains, n'est qu'un mot, qu'un éternel silence que la prière ne parvient jamais à combler. Cette expérience de la mort en « seconde personne » est particulièrement omniprésente lors de la vieillesse. Vieillir, en effet, c'est voir partir un à un les proches ; le monde devient peuplé de fantômes, le présent renvoyant sans cesse au passé. Toutefois, la mort ne peut pas abolir ce qui a été. Le souvenir du mort perdure dans la mémoire des hommes qui l'ont connu; la mort ne saurait effacer le fait que le défunt ait été vivant. C'est la revanche en quelque sorte des mortels sur la mort : ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été; il est impossible de dire de celui qui n'a jamais existé qu'il n'est plus puisque, pour n'être plus, il faut avoir été. Et si, en apparence, ne plus être équivaut à ne pas être, il y a toutefois une différence radicale entre ce qui a existé, et qui n'est plus, et ce qui n'a jamais existé. Même si la vie est éphémère, « le fait d'avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel » (8). Dans le sillon de la mémoire que trace la disparition irréversible de l’être aimé prend place ce que Freud appelle le « travail du deuil » qui constitue, à ses yeux, un modèle de séparation permettant la réparation psychique. Le deuil désigne « la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. » (9) Le deuil ressemble à la mélancolie en ce qu’il comporte le « même état d’âme douloureux », « la perte de l’intérêt pour le monde extérieur », « la perte de la capacité d’aimer », « l’abandon de toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt » (10). Ainsi, après une période post-traumatique de dépression transitoire caractérisée par une inhibition douloureuse, se produit progressivement, à l’insu du sujet lui-même, un long travail de réinvestissement de type narcissique au cours duquel pourra se faire un autre choix d’amour. Aussitôt après la perte de l’être cher, l’ombre de l’objet perdu tombe sur le moi, en ce sens que la personne endeuillée s’identifie au moi du défunt. Après un deuil, l’investissement objectal, c’est-à-dire pour un autre amour, ne se fait que de façon tâtonnante et instable. Dans un second temps, la pulsion de vie reprend le dessus, l’objet d’amour est bel et bien perdu, le mort tué, ce qui rend possible alors une retrouvaille avec l’amour de soi. Inhibition, puis réinvestissement narcissique, puis nouveau choix objectal constituent donc les étapes essentielles qui jalonnent le travail du deuil, le processus complexe, toujours douloureux, de la séparation impliquant une lente réorganisation de la structure de l'affectivité, qui doit se détacher peu à peu de l'objet sur lequel elle s'est investie Lycée franco-mexicain Olivier Verdun Que se passe-t-il alors lorsque ce travail aboutit et que le sujet se récupère ? Il s’agit d’apprendre à être seul en l’absence de l’autre, de même qu’aimer vraiment consiste à être capable d’être seul en présence d’un autre. Si le survivant définit de nouveaux objectifs de vie, l'être disparu reste cependant présent intérieurement, comme une partie de soi, avec lequel se continue une sorte de dialogue silencieux. Les parents, par exemple, restent, après leur mort, des références autour desquelles notre monde intérieur continue à se structurer. Si l’amour est une « joie qu’accompagne l’idée de sa cause » (11), si aimer consiste à se réjouir à l’idée que l’être aimé existe, le travail du deuil est réussi lorsque je suis capable non plus d’être triste à l’idée qu tu as disparu mais d’être joyeux au seul souvenir que tu as vécu, nourri ma vie, participé à sa construction : quand je pense que tu as été et que ta simple présence a laissé une trace indélébile dans le monde et dans ma vie, je ressens en moi un accroissement de ma puissance d’être, de jouir, je me sens plus humain, plus beau, plus fort, je suis plein de désirs, mon appétit de vivre devient insatiable. Certes, la mort a ceci d’utile qu’elle nous rappelle notre destin de solitude : « vivre dans la pensée permanente de la mort, c'est vivre selon la vérité de l'homme ». (12) C'est l'oubli de la mort qui fait que nous vivons mal, inquiets, malheureux car nous nous attachons à des biens, à des honneurs vains. L’expérience tragique du deuil nous invite à dissocier notre vie de toutes les choses inessentielles, à la fonder sur l'essentiel, à renoncer à la quête de la vie éternelle et à celle d’un sens transcendant. Et « Celui qui dans ses actes n’est lié par aucun attachement, celui-là, quand il agit, n’est pas plus atteint par le mal que ne l’est, par l’eau, la fleur du lotus » (13) Mais, au-delà de cette signification spirituelle et métaphysique de la mort, parler de la séparation que constitue l’expérience du deuil, c’est « parler d’amour, même si cela est en négatif et douloureusement ». (14) Le deuil, la séparation en général, créent les conditions de l’avènement de la parole vive. L’être en déshérence, en déréliction apprend à s’adresser à l’être disparu, de sorte que le langage a « la fonction de créer une réelle présence, une présence réelle, selon un dispositif appelé en cela performatif puisqu’il crée son objet en l’évoquant, en l’invoquant sur fond d’absence ». (15) Le véritable amour se reconnaît lorsqu’il parle à l’aimé, même, et surtout, en son absence. L’amant fidèle séparé de son amour pour toujours traverse le désert de la vie en lui adressant des « paroles de vérité aimante » qui sont autant de pierres lumineuses dans la nuit sans étoiles. La parole vive qui « répare, traverse, transcende, sans jamais la saturer, la brèche des séparations successives qui constitue la trame du destin humain ». Olivier Verdun Notes : (1) Vladimir Jankélévitch, La mort, Flammarion, 1977. (2) Ionesco, Le roi se meurt, Gallimard. (3) Vladimir Jankélévitch, op.cit. (4) Montaigne, Essais, III, Garnier Flammarion, 1979. Lycée franco-mexicain Olivier Verdun (5) Marcel Conche, Le destin de solitude, Encre marine, 1999. (6) Cf. Clément Rosset, Le principe de cruauté, Les éditions de minuit, 1988. Par « cruauté du réel », il convient d'entendre la « nature intrinsèquement douloureuse et tragique de la réalité », le caractère « insignifiant et éphémère de toute chose au monde ». Cruel vient du latin crudus qui désigne la chair écorchée et sanglante, c'est-à-dire « la chose elle-même dénuée de ses atouts ou accompagnements ordinaire ». Ainsi la réalité est-elle cruelle – et indigeste !– dès lors qu'on la dépouille de tout ce qui n'est pas elle pour ne la considérer qu'en elle-même. Et Clément Rosset d'ajouter que « le plus cruel de la réalité ne réside pas dans son caractère intrinsèquement cruel, mais dans son caractère inéluctable, c'est-à-dire indiscutablement réel ». (7) Marcel Conche, op.cit. (8) Vladimir Jankélévitch, op.cit. (9) Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Gallimard, 1968. (10) Ibid. (11) Spinoza, Ethique, III, scolie de la prop.13, Garnier Flammarion. (12) Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, Ed. de Mégare, 1987. (13) Bhagavad-Gîtâ III, 8. (14) Yves Prigent, Vivre la séparation, Desclée de Brouwer, 1998. (15) Ibid.