L`Homme au crâne rasé - Théâtre de la Bastille

Transcription

L`Homme au crâne rasé - Théâtre de la Bastille
L'Homme au crâne rasé
Théâtre Garonne
L’état naissant
De KOE revient à Garonne pour présenter sa lecture de l’un des romans majeurs de la littérature belge, L’Homme au crâne
rasé, du flamand Johan Daisne (1965). Après Outrage au public, Peter Van den Eede et Natali Broods offrent une œuvre
sensible et profonde, parcourant les fils d’une histoire qui ne cesse, semble-t-il, de commencer.
Rendez-vous en clair-obscur
Le plateau est baigné dans une semi-obscurité feutrée. Quelques rangées de tables aux nappes blanches, des lumières tamisées
plongeantes, l’atmosphère d’un restaurant du bout de la nuit. Une voix d’homme, dont on a du mal à percevoir la provenance,
s’élève, doucement, avant de se faire un peu plus audible. A qui s’adresse-t-il ? A la femme assise à côté de lui, qui l’écoute
patiemment, tête baissée ? Il nous est permis d’en douter. Un homme, une femme, et des mots pas vraiment adaptés pour que
la rencontre puisse se faire. Nous sommes plutôt du côté de la logorrhée, d’une juxtaposition de monologues dans lesquels les
personnages tentent d’exprimer ce qu’ils sont devenus. Car plutôt que d’une rencontre, il faudrait parler de retrouvailles entre
elle (Natali Broods) et lui (Peter Van den Eede). Elle, lui. Ce sont les seules données stables d’une architecture qui fluctue au
gré du spectacle. Qui sont-ils l’un pour l’autre, ces deux-là ? Faudrait-il le considérer, lui, comme un inculte qui, dans sa
tentative désespérée de conquête ou de reconquête, s’empêtre dans les approximations, les contre-sens, déambulant en clown
maladroit au-dessus d’un abîme de solitude ? Ça pourrait presque être cela, si l’on en juge au moins par le début du spectacle,
par les conversations improbables et délicieusement décalées sur la chapelle Sixtine, sur l’Inde où aucun des deux n’est allé,
sur l’art baroque, sur les préraphaélites. Autant de tentatives d’instaurer un lien par la parole, de retrouver quelque chose qui
a été là autrefois. Mais elle (Natali Broods) lève le plus souvent le bouclier, remettant en question la pertinence de son
interlocuteur, lui signifiant son insignifiance. A cette culture que l’homme tente de rendre consensuelle, celle-ci oppose une
défiance. Puis, dans un glissement imperceptible, les choses changent. Nous comprenons qu’il était son professeur, qu’il était
marié, qu’elle était étudiante, qu’elle l’a quitté avant que lui-même ne quitte sa femme et qu’elle garde un mauvais goût de
tout cela, une amertume… de la nostalgie ? Difficile à dire tant le sens refuse à se fixer, tant la confirmation de telle ou telle
hypothèse est sans cesse différée.
Le miroir de l’autre
Nous voilà donc confrontés à la possibilité d’un nouveau départ, à cette vie que les personnages ont déjà connue, mais qu’ils
pourraient revivre. Que se passerait-il alors ? Les personnages semblent pris entre la tentation de retrouver la saveur de ce qui
fut autrefois, et un désir autre, qui se jouerait au présent, dans une étreinte. Un homme, une femme. Le restaurant aurait des
airs de Deauville. Chabadabadachabadabada. Sauf que cette étreinte, les acteurs nous la font attendre, espérer, avant de
prendre un plaisir immense à nous en frustrer. L’étreinte aura lieu, mais elle ne se fera jamais dans l’abandon, il y restera
toujours quelque chose de ce rapport de force qui compromet la résolution. Une lutte plus viscérale se joue donc ici. Les
personnages se protègent, tentent de garder le contrôle sur la situation, d’avoir raison face à l’autre, de sauver une image d’eux
qu’ils ont patiemment confectionnée, comme un refuge. Loin d’être un enjeu théorique, cette difficulté à rencontrer l’autre
gagne les corps, les tend, les lance l’un contre l’autre. L’enjeu est donc livré de la manière la plus organique, la plus fulgurante.
L’interprétation de Peter van den Eede et de Natali Broods est attentive à éprouver cette difficulté, à parcourir ces chemins de
traverse où l’autre semble tantôt proche, tantôt irrémédiablement lointain. Etre avec l’autre sans être happé par lui : la question
est aussi posée à l’assemblée théâtrale, comme souvent chez De KOE. Car après tout, comme le dit l’homme, ils (c’est-à-dire
nous) ne viennent au théâtre que pour entendre parler d’eux-mêmes. Mise en cause du miroir théâtral ? Les codes déployés
par la compagnie (adresses frontales, apparent non-jeu), mais aussi l’étonnante acuité du propos sur la vie de couple, sur le
rapport à l’autre, empruntent en tout cas cette voie et rejoignent les interrogations des personnages.
La Grande Beauté
Si tout n’est que miroir, où est donc la beauté ? A cette question, le spectacle se garde de fournir une réponse définitive. Cela
ressemblerait trop aux discours esthétiques que les personnages convoquent pour se donner raison et pour congédier l’autre.
Nous aurions donc à chercher à côté des mots, dans la tentative même d’aller vers l’autre, dans cette obstination du condamné
qui essaie quand même, et réessaie encore. Loin d’un recommencement qui exténuerait l’être, comme chez Beckett, le
spectacle met peut-être en jeu ce qui se joue dans ce moment si particulier du commencement. Le théâtre est rendu à cet état
naissant, celui des premiers contacts entre les êtres, moment fragile où le contact se fait. La grande force du spectacle est de
convoquer l’œuvre sombre de Johan Daisne (il est question, dans le roman, de maladie mentale, de suicide, de résurgences
morbides), de nous en faire percevoir l’écho lointain, un univers en clair-obscur qui fait pressentir la possibilité du drame, de
la folie. De suggérer ainsi qu’une autre histoire pourrait avoir lieu, tout à côté, à deux pas de nous. ||
Julien Botella, publié le 05 Avril 2014