Comprendre le sex-ratio des états dépressifs

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Comprendre le sex-ratio des états dépressifs
La dépression : des pratiques aux théories 11
Comprendre le sex-ratio
des états dépressifs
F. Gressier (1), E. Corruble (1)
(1) Inserm U669, faculté de Médecine Paris Sud, Service de Psychiatrie,
AP-HP, CHU Bicêtre, Le Kremlin Bicêtre
INTRODUCTION
La prévalence de la dépression plus
élevée chez la femme que chez
l’homme est notée dans la plupart
des travaux épidémiologiques (13).
Ainsi, l’enquête NCS-R (National
Comorbidity Survey Replication)
rapporte un sex-ratio de 1,7 pour les
femmes par rapport aux hommes
pour la prévalence sur la vie entière
des épisodes dépressifs majeurs
(EDM) et de 1,4 pour la prévalence
annuelle (14). L’étude NESARC portant sur 43 000 sujets de plus de
18 ans retrouve une prévalence pour
la vie entière de 17,1 % pour les
femmes et 9,1 % pour les hommes et
une prévalence annuelle de 6,9 %
pour les femmes et de 3,6 % pour les
hommes (11).
La dépression est, par ailleurs, reconnue par l’OMS comme la première
cause d’incapacité dans le monde
chez la femme.
Chez l’enfant, le taux de prévalence
ponctuelle des EDM est de 1 %,
identique chez les garçons et chez les
filles. Chez l’adolescent (à partir de
13 ans), le sex-ratio rejoint celui de
l’adulte, stable quel que soit l’âge,
c’est-à-dire de l’ordre de 2 femmes
pour un homme (5, 7).
Les auteurs n’ont pas déclaré de conflits d’intérêt.
© L’Encéphale, Paris, 2009. Tous droits réservés.
Ainsi les femmes sont atteintes deux
fois plus souvent que les hommes
d’EDM. Comment peut-on comprendre ce sex-ratio ?
Seront abordées différentes hypothèses étiopathogéniques pouvant
expliquer le sex-ratio des états dépressifs : facteurs cliniques, différences de recours aux soins, facteurs
socio-environnementaux, génétiques
et biologiques.
FACTEURS CLINIQUES
La présentation clinique de la dépression pourrait varier selon le genre et
expliquer en partie le sex-ratio des
épisodes dépressifs.
Périodes à risque de dépression
chez la femme
Les événements associés au cycle
reproductif sont capables d’induire
des modif ications de l’humeur
chez les individus prédisposés. La
fluctuation des stéroïdes gonadiques, pendant les phases spécifiques du cycle de la reproduction,
rendrait les femmes particulièrement sensibles aux changements
d’humeur (5).
La puberté, la période prémenstruelle, la grossesse, le post-partum et la
périménopause sont des périodes à
risque de dépression.
La différence de prévalence entre les
sexes apparaît à la puberté. Ainsi, ce
phénomène pourrait être en rapport
avec le cycle de la reproduction chez
la femme (20).
Symptomatologie
Concernant le nombre de symptômes, il ne semble pas exister de différence selon le genre (15, 18).
De nombreuses études se sont intéressées à la différence de sévérité des
symptômes selon le genre en auto
et/ou en hétéro-évaluation. Kornstein, dans une synthèse de la littérature, suggère notamment que les
femmes auraient une symptomatologie plus sévère. Elles auraient tendance à se focaliser sur leurs symptômes alors que les hommes auraient
tendance à les minimiser (16).
Concernant les symptômes spécifiques, les femmes auraient des
symptômes végétatifs plus intenses
avec davantage de plaintes somatiques, de ralentissement psychomoteur et de symptômes atypiques
(hyperphagie, prise de poids, hypersomnie notamment) (15, 18).
La dépression : des pratiques aux théories 11
F. Gressier, E. Corruble
Age de début et évolution
Quelques études ont montré un âge
de survenue du premier épisode plus
précoce chez les femmes (16, 18).
Cependant, la plupart des études ne
retrouvent pas de différence pour
l’âge du premier épisode dépressif
suivant le genre (Kessler et coll. (14)
pour l’étude NCS-R, Hasin et coll.
(11) pour l’étude NESARC). Au vu
des résultats disponibles, l’âge du
premier EDM apparaît donc comme
peu différent selon le genre.
La plupart des études ne retrouvent
pas de différence dans le nombre
d’épisodes dépressifs antérieurs
entre les femmes et les hommes (11,
15, 18).
Toutefois, il pourrait exister des différences dans la durée et l’évolution des épisodes dépressifs. Dans
l’étude STAR*D, Marcus et coll.
(18) rapportent que les femmes ont
des EDM d’une durée plus prolongée que les hommes. Cependant
l’étude NESARC ne confirme pas
ce résultat (11). Concernant l’évolution du trouble dépressif, des
études rétrospectives rapportent un
nombre plus important de récurrences chez les femmes (16). Ce
constat pourrait être lié à une
meilleure remémoration des épisodes chez celles-ci.
Ainsi, au vu de la littérature disponible sur l’âge de début et l’évolution, il ne semble pas exister de différence nette suivant le genre.
Évaluation
Les femmes auraient une meilleure
remémoration des différents épisodes de dépression et exprimeraient
davantage leurs symptômes (24). Par
ailleurs, les praticiens diagnostiqueraient davantage de dépressions chez
la femme quelle qu’en soit l’intensité
(29). De même, les femmes sont plus
souvent perçues, par leurs proches,
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comme déprimées que les hommes
quel que soit le diagnostic réel (dépression ou non) (3).
Recours aux soins
La proportion de femmes traitées est
plus importante que celle des
hommes [65,5 % pour les femmes et
de 50,5 % pour les hommes dans
l’étude NESARC (11)].
Le recours aux soins pourrait être
plus important et plus précoce chez
les femmes que chez les hommes (5).
De même, la durée de prise en charge
serait plus longue chez les femmes
par rapport aux hommes (28).
Ainsi, les facteurs cliniques pourraient jouer un rôle dans l’explication
du sex-ratio des états dépressifs.
FACTEURS SOCIOENVIRONNEMENTAUX
Externalisation/internalisation
La place dans la société et les modèles sociaux diffèrent pour l’homme
et la femme.
Les comportements d’externalisation
sont valorisés chez l’homme avec des
priorités données à la sphère publique
et aux responsabilités économiques,
et des caractéristiques de compétitivité et d’indépendance. Les troubles
externalisés incluant les conduites
antisociales et les abus de substances
sont plus fréquents chez l’homme
(5). Les comportements d’internalisation sont valorisés chez la femme
avec une priorité donnée à la sphère
domestique et à la prise de responsabilités surtout axées sur autrui (17).
Les femmes seraient donc plus sensibles dans l’expression des émotions.
Les troubles internalisés incluant la
dépression et l’anxiété sont plus fréquents chez les femmes (5, 16, 17).
Une plus faible estime de soi et une
plus grande dépendance aux relations
interpersonnelles rendraient les
femmes davantage sujettes à la dépression (23). La théorie de l’amplification (21) suggère que la différence
entre les hommes et les femmes face
aux épisodes brefs de tristesse se situe dans leur capacité à développer
un authentique épisode dépressif (5).
Ainsi, les hommes utiliseraient la distraction pour répondre à la tristesse
alors que les femmes rumineraient et
amplifieraient leur tristesse (23), ce
qui pourrait expliquer en partie le
sex-ratio des EDM.
Troubles anxieux
La prévalence sur la vie entière des
troubles anxieux est supérieure chez
les femmes par rapport aux hommes,
et ce de manière significative sauf
pour le trouble obsessionnel compulsif (2). Les études cliniques et épidémiologiques ont documenté des taux
élevés de comorbidités entre dépression et troubles anxieux (2). Cependant le sex-ratio des états dépressifs
persiste si l’on contrôle le facteur
« troubles anxieux » (2). Il est donc
peu probable que les troubles
anxieux puissent expliquer le sex-ratio de la dépression.
Sensibilité aux expériences
traumatiques
Les événements traumatiques comme les agressions sexuelles sont plus
fréquents chez les femmes (9) : ils
sont des facteurs de risque connus de
dépression. Cependant, leur impact
ne semble pas modifier le sex-ratio
des épisodes dépressifs (13). Cette
hypothèse apparaît peu contributive.
Les facteurs socio-environnementaux participent de l’explication du
sex-ratio des épisodes dépressifs.
FACTEURS GÉNÉTIQUES
Depuis une vingtaine d’années, la littérature a démontré la part génétique dans la survenue d’EDM à
l’aide d’analyses de jumeaux monozygotes et dizygotes. Kendler et coll.
(12) étudiant 3 790 paires de jumeaux, monozygotes ou hétérozygotes, notent la survenue d’une dépression plus fréquente chez les
jumelles monozygotes que dizygotes, de même chez les jumeaux
homozygotes que dizygotes. Ces auteurs estiment que 60 % des effets
des facteurs génétiques interviennent de manière directe, 40 % de
manière indirecte par une interaction
gène x environnement.
Des facteurs de risque génétique
existeraient pour la dépression chez
les hommes et les femmes, mais varieraient suivant le genre (5). Parmi
les hypothèses qui peuvent être évoquées, on citera l’existence d’une
susceptibilité génétique de la dépression liée au chromosome X ou le rôle
des hormones gonadiques dans l’expression des gènes conditionnant la
survenue d’EDM.
Certains facteurs de risque génétique pourraient être ainsi exprimés
chez les femmes et rester inactifs
chez les hommes.
FACTEURS BIOLOGIQUES
Sérotonine
Les sujets déprimés auraient moins
de sérotonine disponible au niveau
cérébral que les non déprimés. Ce
paramètre pourrait varier chez les
hommes et les femmes : Nishizawa
et coll. (19) ont rapporté une synthèse moyenne de sérotonine chez les
hommes 52 % plus importante que
chez les femmes. Cet élément peut
être pris en compte pour l’explication
du sex-ratio.
Comprendre le sex-ratio des états dépressifs
Hormones
Les hormones de la reproduction ont
des effets sur l’humeur, soit de manière directe soit par leur influence
sur les neurotransmetteurs, sur le
système neuroendocrinien, sur le
système circadien, tous ayant été impliqués dans la survenue des troubles
affectifs.
Les œstrogènes, la progestérone et les
autres hormones reproductives affectent les neurotransmetteurs catécholaminergiques et les fonctions cérébrales (22). Les œstrogènes modulent
ainsi les 3 voies impliquées dans la pathogénie des troubles dépressifs : catécholamines (inhibition de la catechol-O-methyl transferase : COMT),
dopamine (modulation de l’activité
des récepteurs D1 et D2), sérotonine
(inhibition de la monoamine oxydase :
MAO, interaction avec les sites de la
recapture) (10,27). Ils pourraient avoir
des effets anxiolytiques.
La progestérone augmente l’activité
de la MAO et de la COMT, la fonction des récepteurs GABA (acide γaminobutyrique) et le turn-over de la
sérotonine au niveau limbique. Elle
antagonise l’action des œstrogènes
et peut ainsi diminuer leur effet
anxiolytique (27). Par ailleurs, cliniquement, la progestérone pourrait
être associée à une exacerbation des
symptômes dépressifs.
De nombreux travaux ont rapporté
une hyperactivité de l’axe corticotrope chez les sujets déprimés. Il a été
montré que les taux de cortisol varient suivant le taux d’hormones gonadiques et que l’axe corticotrope
serait plus réactif au stress chez les
femmes que chez les hommes (1).
INTERACTION GENRE X
ENVIRONNEMENT
Pour tenter de comprendre le sexratio des états dépressifs, il semble
nécessaire de prendre en compte
les interactions de différents facteurs. De nombreuses études ont
montré une relation entre les événements de vie et la survenue d’un
épisode dépressif. Cependant, les
personnes ayant subi des événements de vie stressants ne développent pas toutes un EDM. Caspi
et coll. (4) ont suggéré un lien entre
le polymorphisme 5-HTTLPR
(polymorphisme fonctionnel dans la
région du promoteur du gène du
transporteur de la sérotonine) et les
événements de vie dans la survenue
d’EDM mais n’ont pas retrouvé de
différence selon le genre. Cependant, Eley et coll. (6) et Sjöberg
et coll. (25) ont montré davantage
d’épisodes dépressifs dans un environnement à risque chez les adolescentes portant l’allèle court (S) du
5-HTTLPR mais non chez les
sujets masculins. Dans une étude
préliminaire, prospective et naturaliste, portant sur 103 patients déprimés hospitalisés, nous avons mis en
évidence que le génotype SS pourrait être associé à une moindre réponse aux antidépresseurs chez les
femmes déprimées mais non chez
les hommes (8). Ces résultats sont
concordants avec ceux d’une étude
rétrospective précédemment
publiée (26).
CONCLUSION
Par conséquent, plusieurs facteurs
peuvent expliquer en partie la différence de prévalence de la dépression.
Ils ne sont pas exclusifs les uns des
autres ; le sex-ratio des états dépressifs semble être lié à des interactions
entre des facteurs cliniques, psychoenvironnementaux, hormonaux et
génétiques. La prise en compte de
ces interactions pourrait permettre
l’optimisation du traitement des sujets déprimés.
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La dépression : des pratiques aux théories 11
L’Encéphale (2009) Hors-série 3, S7-S10
La dépression : des pratiques aux théories 11
F. Gressier, E. Corruble
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