RETOURS Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert, 1988

Transcription

RETOURS Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert, 1988
RETOURS
Bernard-Marie Koltès, Le retour au désert, 1988. Première
partie, scène 2 (extrait).
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Hall d’entrée ; grand escalier.
MATHILDE. – Qui est cette vieille femme qui descend les escaliers ?
MAAME QUEULEU. – C’est Marthe.
MATHILDE. – Qui donc ?
MAAME QUEULEU. – Marthe, la sœur de Marie.
MATHILDE. – Que fait-elle ici, à cette heure et dans cette tenue ?
MAAME QUEULEU. – Mathilde, Mathilde, c’est la femme d’Adrien. Ayez pitié
d’elle.
Entre Adrien, en haut de l’escalier.
ADRIEN. – Mathilde, ma sœur, te voici de nouveau dans notre bonne ville. Estu venue avec de bonnes intentions ? Car, maintenant que l’âge nous a calmés un
peu, on pourrait tâcher de ne pas nous chamailler, pendant le court temps de ton
séjour. J’ai pris l’habitude de ne plus me chamailler pendant les quinze années de
ton absence, et ce serait dur de s’y remettre.
MATHILDE. – Adrien, mon frère, mes intentions sont excellentes. Et si l’âge t’a
calmé, j’en suis très contente : les choses seront plus simples pour le très long temps
que je compte passer ici. Car moi, l’âge, au lieu de me calmer, m’a beaucoup
énervée ; et entre ton calme et mon énervement, tout devrait bien se passer.
ADRIEN. – Tu as voulu fuir la guerre et, tout naturellement, tu es venue vers la
maison où sont tes racines ; tu as bien fait. La guerre sera bientôt finie et bientôt tu
pourras retourner en Algérie, au bon soleil de l’Algérie. En ce temps d’incertitude
dans laquelle nous sommes tous, tu l’auras traversé ici, dans la sécurité de cette
maison.
MATHILDE. – Mes racines ? Quelles racines ? Je ne suis pas une salade ; j’ai
des pieds et ils ne sont pas faits pour s’enfoncer dans le sol. Quant à cette guerre-là,
mon cher Adrien, je m’en fiche. Je ne fuis aucune guerre ; je viens au contraire la
porter ici, dans cette bonne ville, où j’ai quelques vieux comptes à régler. Et, si j’ai
mis si longtemps à venir ici régler ces quelques comptes, c’est que trop de malheurs
m’avaient rendue douce ; tandis qu’après quinze années sans malheur les souvenirs
me sont revenus, et la rancune, et le visage de mes ennemis.
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ADRIEN. – Des ennemis, ma sœur ? Toi ? Dans cette bonne ville ?
L’éloignement a dû fortifier encore ton imagination, qui pourtant n’était pas faible ; et
la solitude et le soleil brûlant de l’Algérie te brouiller la cervelle. Mais si, comme je le
crois, tu es venue ici contempler ta part d’héritage pour repartir ensuite, eh bien,
contemple, vois comme je m’en occupe bien, admire comme je l’ai embellie, cette
maison, et, lorsque tu l’auras bien regardée, touchée, évaluée, nous préparerons ton
départ.
MATHILDE. – Mais je ne suis pas venue pour repartir, Adrien, mon petit frère.
J’ai là mes bagages et mes enfants. Je suis revenue dans cette maison, tout
naturellement, parce que je la possède ; et, embellie ou enlaidie, je la possède
toujours. Je veux, avant toute chose, m’installer dans ce que je possède.
ADRIEN. – Tu possèdes, ma chère Mathilde, tu possèdes : c’est très bien. Je
t’ai payé un loyer, et j’ai considérablement donné du prix à cette masure. Mais tu
possèdes, d’accord. Ne commence pas à me mettre en colère, ne commence pas à
chicaner. Mets, je te prie, un peu de bonne volonté. Recommençons notre bonjour,
car tout cela est mal parti.
MATHILDE. – Recommençons, mon vieil Adrien, recommençons.
ADRIEN. – Ne crois pas, Mathilde, ma sœur, que je te laisserai prendre des
airs de propriétaire et vagabonder dans les couloirs en touchant à tout comme une
maîtresse de maison. On ne peut pas abandonner un champ en friche, attendre à
l’abri qu’un imbécile le cultive, et revenir au moment de la récolte pour revendiquer
son bien. Si la maison est à toi, sa prospérité est à moi, et, crois-moi, je
n’abandonnerai pas cette part-là. Toi-même, tu as choisi ta part. Tu m’as laissé
l’usine par impuissance, et tu as pris la maison par paresse. Mais cette maison, tu
l’as abandonnée pour fuir je ne sais où je ne sais quoi ; et maintenant, elle a pris ses
habitudes sans toi ; elle a son odeur, elle a ses rites, elle a ses traditions, elle
reconnait ses maîtres. Il ne faut pas la brusquer, et je la protègerai si tu veux la
saccager.
MATHILDE. – Pourquoi voudrais-je saccager ma maison, puisque je veux
l’habiter ? Je juge, à sa prospérité, que ton usine doit être bien grasse, elle aussi,
rapporter de sérieux dividendes, et faire, de tes banquiers, les meilleurs amis qu’un
homme ait jamais eus. Tu aurais été pauvre que je t’aurais prié de faire tes valises ;
mais puisque tu es riche, je ne te chasserai pas, je m’accommoderai de toi, de ton
fils, et du reste. Cependant, j’entends bien me souvenir que le lit dans lequel je
coucherai est à moi, que la table où je mangerai est ma table, et que l’ordre ou le
désordre que je mettrai dans le salon seront un ordre et un désordre justes et
légitimes. Et puis, il était temps que je rentre, car cette maison manque de femmes.
ADRIEN. – Oh non, ma chère Mathilde, elle n’en manque pas, et il y en aura
toujours trop. Cette maison est une maison d’hommes, et les femmes qui y passent
n’y seront jamais qu’invitées et oubliées. Notre père l’a bâtie, et qui garde le souvenir
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de sa femme ? Moi-même je l’ai continuée et qui, ma pauvre Mathilde, garde le
souvenir de ton existence ? Tiens-toi dans ta propre maison comme une invitée ; car
si tu crois retrouver ton lit comme un vieux meuble familier, il n’est pas sûr que ton lit
te reconnaisse.
MATHILDE. – Et moi je sais, après quinze années, et dix années de plus, des
années et des années à coucher ailleurs, je sais que j’entrerai dans ma chambre les
yeux fermés, et je me coucherai dans mon lit comme si j’y avais toujours couché, et
mon lit me reconnaîtra tout de suite. Et puis, s’il ne me reconnaît pas, je le secouerai
jusqu’à ce qu’il le fasse.
ADRIEN. – Je le savais : tu viens ici pour faire du mal. Tu te venges de tes
malheurs. Tu as toujours eu des malheurs pour pouvoir te venger ; tu attires le
malheur, tu le cherches, tu cours derrière le malheur pour le plaisir de la rancune. Tu
es dure et tu as le cœur sec.
MATHILDE. – Adrien, tu te fâches. Si tu ne m’as jamais fait de mal, pourquoi
voudrais-je me venger de toi ? Adrien, nous ne nous sommes toujours pas dit
bonjour. Essayons encore.
ADRIEN. – Non, je ne veux plus essayer.
Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde, 1990. Prologue et
première partie, scène 1.
PROLOGUE
LOUIS. - Plus tard, l'année d'après
- j'allais mourir à mon tour j'ai près de trente-quatre ans maintenant et c'est à cet âge que je mourrai,
l'année d'après,
de nombreux mois déjà que j'attendais à ne rien faire, à tricher, à ne plus savoir,
de nombreux mois que j'attendais d'en avoir fini,
l'année d'après,
comme on ose bouger parfois,
à peine,
devant un danger extrême, imperceptiblement, sans vouloir faire de bruit ou
commettre un geste trop violent qui réveillerait l'ennemi et vous détruirait aussitôt,
l'année d'après,
malgré tout,
la peur,
prenant ce risque et sans espoir jamais de survivre,
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malgré tout,
l'année d'après,
je décidai de retourner les voir, revenir sur mes pas, aller sur mes traces et faire le
voyage,
pour annoncer, lentement, avec soin, avec soin et précision
- ce que je crois lentement, calmement, d'une manière posée
- et n'ai-je pas toujours été pour les autres et eux, tout précisément, n'ai-je pas
toujours été un homme posé ?,
pour annoncer,
dire,
seulement dire,
ma mort prochaine et irrémédiable,
l'annoncer moi-même, en être l'unique messager,
et paraître
- peut-être ce que j'ai toujours voulu, voulu et décidé, en toutes circonstances et
depuis le plus loin que j'ose me souvenir et paraître pouvoir là encore décider,
me donner et donner aux autres, et à eux, tout précisément, toi, vous, elle, ceux-là
encore que je ne connais pas (trop tard et tant pis),
me donner et donner aux autres une dernière fois l'illusion d'être responsable de moimême et d'être, jusqu'à cette extrémité, mon propre maître.
Première partie
Scène 1
SUZANNE. - C'est Catherine.
Elle est Catherine.
Catherine, c'est Louis.
Voilà Louis.
Catherine.
ANTOINE. - Suzanne, s'il te plaît, tu le laisses avancer, laisse-le avancer.
CATHERINE. - Elle est contente.
ANTOINE. - On dirait un épagneul.
LA MERE. - Ne me dis pas ça, ce que je viens d'entendre, c'est vrai, j'oubliais, ne me
dites pas ça, ils ne se connaissent pas.
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Louis, tu ne connais pas Catherine ? Tu ne dis pas ça, vous ne vous connaissez pas,
jamais rencontrés, jamais ?
ANTOINE. - Comment veux-tu ? Tu sais très bien.
LOUIS. - Je suis très content.
CATHERINE. - Oui, moi aussi, bien sûr, moi aussi.
Catherine.
SUZANNE. - Tu lui serres la main ?
LOUIS. - Louis.
Suzanne l'a dit, elle vient de le dire.
SUZANNE. - Tu lui serres la main, il lui serre la main. Tu ne vas tout de même pas lui
serrer la main ? Ils ne vont pas se serrer la main, on dirait des étrangers.
Il ne change pas, je le voyais tout à fait ainsi,
tu ne changes pas,
il ne change pas, comme ça que je l'imagine, il ne change pas, Louis,
et avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans problème, elle
est la même, vous allez vous trouver.
Ne lui serre pas la main, embrasse-la.
Catherine.
ANTOINE. - Suzanne, ils se voient pour la première fois !
LOUIS. - Je vous embrasse, elle a raison, pardon, je suis très heureux, vous
permettez ?
SUZANNE. - Tu vois ce que je disais, il faut leur dire.
LA MERE. - En même temps, qui est-ce qui m'a mis une idée pareille en tête, dans la
tête ? Je le savais. Mais je suis ainsi, jamais je n'aurais pu imaginer qu'ils ne se
connaissent pas,
que vous ne vous connaissiez pas
que la femme de mon autre fils ne connaisse pas mon fils,
cela, je ne l'aurais pas imaginé,
cru pensable.
Vous vivez d'une drôle de manière.
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CATHERINE. - Lorsque nous nous sommes mariés, il n'est pas venu et depuis, le
reste du temps, les occasions ne se sont pas trouvées.
ANTOINE. - Elle sait ça parfaitement.
LA MERE. - Oui, ne m'expliquez pas, c'est bête, je ne sais pas pourquoi je
demandais cela,
je le sais aussi bien mais j'oubliais, j'avais oublié toutes ces autres années,
je ne me souvenais pas à ce point, c'est ce que je voulais dire.
SUZANNE. - Il est venu en taxi.
J'étais derrière la maison et j'entends une voiture,
j'ai pensé que tu avais acheté une voiture, on ne peut pas savoir, ce serait logique.
Je t'attendais et le bruit de la voiture, du taxi, immédiatement, j'ai su que tu arrivais,
je suis allée voir, c'était un taxi,
tu es venu en taxi depuis la gare, je l'avais dit, ce n'est pas bien, j'aurais pu aller te
chercher,
j'ai une automobile personnelle,
aujourd'hui tu me téléphones et je serais immédiatement partie à ta rencontre,
tu n'avais qu'à prévenir et m'attendre dans un café.
J'avais dit que tu ferais ça,
je leur ai dit,
que tu prendrais un taxi,
mais ils ont tous pensé que tu savais ce que tu avais à faire.
LA MERE. - Tu as fait un bon voyage ? Je ne t'ai pas demandé.
LOUIS. - Je vais bien.
Je n'ai pas de voiture, non.
Toi, comment est-ce que tu vas ?
ANTOINE. - Je vais bien.
Toi, comment est-ce que tu vas ?
LOUIS. - Je vais bien.
Il ne faut rien exagérer, ce n'est pas un grand voyage.
SUZANNE. - Tu vois, Catherine, ce que je disais,
c'est Louis,
il n'embrasse jamais personne,
toujours été comme ça.
Son propre frère, il ne l'embrasse pas.
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ANTOINE. - Suzanne, fous-nous la paix !
SUZANNE. - Qu'est-ce que j'ai dit ?
Je ne t'ai rien dit, je ne lui dit rien à celui-là,
je te parle ?
Maman !
Scène 3 (extraits).
SUZANNE. - Lorsque tu es parti
– je ne me souviens pas de toi –
je ne savais pas que tu partais pour tant de temps, je n’ai pas fait attention,
je ne prenais pas garde,
et je me suis retrouvée sans rien.
Je t’oubliai assez vite.
J’étais petite, jeune, ce qu’on dit, j’étais petite.
Ce n’est pas bien que tu sois parti,
parti si longtemps,
ce n’est pas bien et ce n’est pas bien pour moi
et ce n’est pas bien pour elle
(elle ne te le dira pas)
et ce n’est pas bien encore, d’une certaine manière,
pour eux, Antoine et Catherine.
Mais aussi
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–
je ne crois pas que je me trompe –
mais aussi ce ne doit pas, ça n’a pas dû, ce ne doit pas être bien pour toi non plus,
pour toi aussi.
Tu as dû, parfois,
même si tu ne l’avoues pas, jamais,
même si tu ne devais jamais l’avouer
–
et il s’agit bien d’aveu –
tu as dû parfois, toi aussi
(ce que je dis)
toi aussi,
tu as dû parfois avoir besoin de nous et regretter de ne pouvoir nous le dire.
Ou, plus habilement
– je pense que tu es un homme habile, un homme qu’on pourrait qualifier d’habile,
un homme « plein d’une certaine habileté » –
ou plus certainement encore, tu as dû parfois regretter de ne pouvoir nous faire sentir
ce besoin de nous
et nous obliger, de nous-mêmes, à nous inquiéter de toi.
Parfois, tu nous envoyais des lettres,
parfois tu nous envoies des lettres,
ce ne sont pas des lettres, qu’est-ce que c’est ?
de petits mots, juste de petits mots, une ou deux phrases, rien, comment est-ce
qu’on dit ?
elliptiques
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« Parfois, tu nous envoyais des lettres elliptiques. »
Je pensais, lorsque tu es parti
(ce que j’ai pensé lorsque tu es parti),
lorsque j’étais enfant et lorsque tu nous as faussé compagnie (là que ça commence)
je pensais que ton métier, ce que tu faisais ou allais faire dans la vie,
ce que tu souhaitais faire dans la vie,
je pensais que ton métier était d’écrire (serait d’écrire)
ou que, de toute façon
– et nous éprouvons les uns et les autres, ici, tu le sais, tu ne peux pas ne pas le
savoir, une certaine forme d’admiration, c’est le terme exact, une certaine forme
d’admiration pour toi à cause de ça –,
ou que de toute façon,
si tu en avais la nécessité,
si tu en éprouvais la nécessité,
si tu en avais, soudain, l’obligation ou le désir, tu saurais écrire,
te servir de ça pour te sortir d’un mauvais pas ou avancer plus encore.
Mais jamais , nous concernant,
jamais tu ne te sers de cette possibilité, de ce don (on dit comme ça, c’est une sorte
de don, je crois, tu ris)
jamais, nous concernant, tu ne te sers de cette qualité
– c’est le mot et un drôle de mot puisqu’il s’agit de toi –
Jamais tu ne te sers de cette qualité que tu possèdes, avec nous, pour nous.
Tu ne nous en donnes pas la preuve, tu ne nous en juges pas dignes.
C’est pour les autres.
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(…)
C’est étrange,
Je voulais être heureuse et l’être avec toi
–
on se dit ça, on se prépare –
et je te fais des reproches et tu m’écoutes,
et tu sembles m’écouter sans m’interrompre.
Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la
pluie vienne, 1994. Ouverture.
L'AÎNÉE. - J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne.
Je regardais le ciel comme je le fais toujours, comme je l'ai toujours fait,
je regardais le ciel et je regardais encore la campagne qui descend
doucement et s'éloigne de chez nous, la route qui disparaît au détour du bois, là-bas
.
Je regardais, c'était le soir et c'est toujours le soir que je regarde, toujours le
soir que je m'attarde sur le pas de la porte et que je regarde.
J'étais là, debout comme je le suis toujours, comme je l'ai toujours été,
j'imagine cela,
j'étais là, debout, et j'attendais que la pluie vienne, qu'elle tombe sur la
campagne, les champs et les bois et nous apaise.
J'attendais.
Est-ce que je n'ai pas toujours attendu?
(Et dans ma tête, encore, je pensais cela: est-ce que je n'ai pas toujours
attendu? et cela me fit sourire, de me voir ainsi.)
Je regardais la route et je songeais aussi, comme j 'y songe souvent, le soir,
lorsque je suis sur le pas de la porte et que j'attends que la pluie vienne,
je songeais encore aux années que nous avions vécues là, toutes ces années
ainsi,
nous, vous et moi, toutes les cinq, comme nous sommes toujours et comme
nous avons toujours été, je songeais à cela,
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toutes ces années que nous avions vécues et que nous avions perdues, car
nous les avons perdues,
toutes ces années que nous avions passées à l'attendre, celui-là, le jeune
frère , depuis qu'il était parti, s'était enfui, nous avait abandonnées,
depuis que son père l'avait chassé,
aujourd'hui , ce jour précis, je pensais à cela, en ce jour précis , je pensais à
cela,
toutes ces années que nous avons perdues à ne plus bouger, à attendre donc
(et là encore, peut-être, je me mis, une fois de plus, à sourire de moi-même,
de me voir ainsi, de m'imaginer ainsi, et de sourire ainsi de moi-même me mena vers
le bord des larmes , et j'eus peur d'y sombrer)
toutes ces années que nous avions vécues à attendre et perdues encore à ne
rien faire d'autre qu'attendre
et ne rien pouvoir obtenir, jamais, et être sans autre but que celui-là,
et je songeais, en ce jour précis, oui, au temps que j'aurais pu passer loin d'ici,
déjà,
à m'enfuir,
au temps que j'aurais pu passer dans une autre vie, un autre monde, l'idée
que je m'en fais,
seule, sans vous, les autres, là, sans vous autres, toutes,
tout ce temps que j'aurais pu vivre différemment, simplement, à ne pas
attendre, ne plus l'attendre, à bouger de moi-même.
J'attendais la pluie, j'espérais qu'elle tombe,
j'attendais, comme, d'une certaine manière, j'ai toujours attendu, j'attendais et
je le vis,
j'attendais et c'est alors que je le vis, celui-là, le jeune frère , prenant la courbe
du chemin et montant vers la maison, j'attendais sans rien espérer de précis et je le
vis revenir, j'attendais comme j'attends toujours, depuis tant d'années, sans espoir de
rien, et c'est à ce moment exact, lorsque vient le soir, c'est à ce moment exact qu'il
apparut, et que je le vis.
Une voiture le dépose et il marche les dernières centaines de mètres, son sac
jeté sur l'épaule, en ma direction.
Je le regarde venir vers moi, vers moi et cette maison. Je le regarde.
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Je ne bougeais pas mais j'étais certaine que ce serait lui, j'étais certaine que
c'était lui,
il rentrait chez nous après tant d'années, tout à fait cela ,
nous avions toujours imaginé qu'il reviendrait ainsi sans nous prévenir, sans
crier gare et il faisait ce que j'avais toujours pensé, ce que nous avions toujours
imaginé.
Il regardait devant lui et marchait calmement sans se hâter et il semblait ne
pas me voir pourtant,
et celui-là, le jeune frère , pour qui j'avais tant attendu et perdu ma vie
-je l'ai perdue, oui, je n'ai plus de doute, et d'une manière si inutile, là ,
désormais, je sais cela, je l'ai perdue –
celui-là, le jeune frère , revenu de ses guerres, je le vis enfin et rien ne
changea en moi,
j'étais étonnée de mon propre calme, aucun cri comme j'avais imaginé encore
et comme vous imaginiez toutes, toujours, que j'en pousserais, que vous en
pousseriez, notre version des choses,
aucun hurlement de surprise ou de joie,
rien,
je le voyais marcher vers moi et je songeais qu'il revenait et que rien ne serait
différent, que je m'étais trompée.
Aucune solution.
(…)
Jean-Luc Lagarce, Retour à la citadelle,1984. Ouverture.
LA SŒUR. – C’est à moi ?
… et puis, à la fin, on ne l’attendait plus et il arriva.
« Longtemps déjà, dit quelqu’un, qu’on le croyait mort. » Mort ou disparu. Englouti
aussi, c’est possible, ou écrasé encore dans un accident de la route, un terrible
accident de la route. Noyé ou tué par balles, le plus simplement du monde, tué par
balles dans un quelconque épisode sanglant de l’histoire.
« Toujours cette façon bien à lui, dit quelqu’un, cette manière inimitable d’être là
quand il ne le faut pas, là où il ne faut pas. »
Cette habitude, oui, cette recherche, ce goût (« Et qu’est-ce que ce pourrait être
d’autre ? » s’interrogea quelqu’un), ce goût pour le risque, sans nécessité aucune,
vraiment. Lorsqu’il entre, qu’est-ce que cela change ? On croit toujours, on imagine
que ce genre de choses, lorsqu’elles arriveront, si elles arrivent, vous feront hurler de
joie, ou vous évanouir, peut-être. On le regarde : c’est lui, c’est bien lui, on se sourit,
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lui et moi, il y a du temps qu’on ne s’est vus, on s’embrasse aussi, c’est possible,
mais il n’y a rien d’autre à ajouter, une visite banale, son retour une heure après être
parti. Longtemps déjà que, de lui-même, il aurait pu se rendre compte, jeter un œil
sur sa propre vie. Mettre à jour l’absurdité de son existence, en tirer les
conséquences qui s’imposent et qui sait ? découvrir un raisonnement.
« Tout cela en pleine lumière, et bâtir, pourquoi pas ?, dit quelqu’un, une théorie, une
ligne de conduite. »
Presque rien, comme tout le monde, se donner, à l’âge qu’il a, quelques principes
élémentaires de vie, changer et cesser de se moquer des autres, leurs sentiments…
Longtemps déjà, nous en revenions là (à ce moment-là, c’est le sujet de toutes les
conversations), longtemps déjà qu’on le croyait mort. C’est ce que nous disions.
Mais, ce que nous pensions aussi, sans oser l’avouer à voix haute (et pour en être
moins romantique, c’est plus certainement là que se trouve la v érité), c’est que c’est
lui, seul, sans entrave d’aucune sorte, qui a pu décider cela : partir et ne jamais
revenir.
« Comme s’il n’avait jamais plus éprouvé le désir de remettre les pieds ici. »
Une absence de volonté, plus jamais l’ombre d’une envie de nous, tous ceux qui
l‘aimèrent, une absence délibérée de volonté, un choix mûrement affirmé, toutes ces
années.
LA MÈRE. – Et nous, là, tout ce temps, tout de même ! et nous, là, ridicules, à
attendre en vain.
(Un temps.)
Et moi, comme je suis ! oubliant aussitôt toutes les promesses que je m’étais faites :
pas un reproche, rien, une inquiétude seulement pour sa santé…
« Va-t-il bien ?... N’est-il pas malade, ce traître ? »
(…)
Marie Ndiaye, Papa doit manger, 2003. Ouverture.
I
PAPA. – C’est moi, mon oiseau. C’est moi. Papa est revenu.
MINA. – Retirez votre pied, ne coincez pas la porte, s’il vous plaît. On m’empêchera
de descendre jouer pendant trois jours.
PAPA. – C’est moi, enfant. Je suis Papa et je suis revenu.
MINA. – Mais, maintenant, partez, partez ! Chut. Je serai punie.
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PAPA. – Papa est revenu, Papa entrera, enfant… perfide, grandie si vite. Laquelle de
mes deux filles es-tu ? N’aie crainte, petite méchante. C’est moi. J’entrerai.
MINA. – Maman veut de l’ordre et du chic, Maman veut que la perfection nous garde
et nous sauve. Soyez gentil. Il faut partir bien doucement, s’il vous plaît.
PAPA. – Laquelle de mes deux filles es-tu ? L’aînée ? C’est impossible à dire. Eh
bien ?
MINA. – Je suis Mina.
PAPA. – Mina, Papa est revenu. C’est moi, Papa. Mais qui est Mina ?
MINA. – Ma sœur Ami a dix ans. Maman a beaucoup de talent pour coiffer, alors estil juste qu’elle ne soit qu’une shampouineuse parmi les autres ? Non, elle nous
apprend à penser que c’est mal fondé et injurieux.
PAPA. – Papa est revenu mais Papa ne savait pas, Mina, que les enfants changent
aussi vite. Papa croyait que les enfants attendraient son retour avant d’avoir l’air de
parfaits inconnus. Comme tu dois être contente ! Car c’est moi, enfin revenu, ma
petite. Allons, laisse-moi entrer. Enlève cette chaîne. J’entrerai, sais-tu. Oui,
j’entrerai, puisque je suis ton père.
MINA. – Il ne faut pas ! S’il vous plaît. Maman nous apprend que le tumulte ne doit
jamais passer notre seuil, et cet immeuble est plein de confusion qui ne cherche qu’à
pénétrer.
PAPA. – Ne pleure pas ! Allons bon. Eh, enfant, quelle histoire !
MINA. – L’agitation et le dérèglement n’ont pas leur place dans l’appartement de
Maman.
PAPA. – Mais Papa revient et c’est un miracle. Tu seras heureuse, enfant, car je suis
ton père, je suis riche et je veux que Maman me reprenne. Regarde. La peau de
Papa est aussi noire que peut l’être la peau humaine. Ma peau est d’un noir ultime,
insurpassable, d’un noir miroitant parmi lequel mes yeux foncés paraissent presque
délavés. Alors, enfant, sache dès à présent que cette teinte absolue et impérieuse de
ma peau me donne l’avantage sur les peaux mates comme la tienne. Sache-le
maintenant, pour le comprendre plus tard.
MINA. – Tout est injuste.
PAPA. – L’indiscutable supériorité de mon aspect. Maintenant, petit oiseau, ouvremoi. Laisse entrer Papa, laisse-le revenir paisiblement.
MINA. – La paix, certes, nous l’aimons.
PAPA. – Je reviens fier, heureux, aisé, si fier, si heureux et si riche. Je suis là, prêt à
retrouver Maman. Eh, ma fille, crois-tu qu’elle me reprendra ?
MINA. – Maman travaille chez Boucle d’Or, mais très en-dessous de ses capacités.
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PAPA. – Pendant dix ans Maman m’a cru mort, mais, loin de vous, je prospérais,
j’engrangeais, je m’élevais, pour revenir aujourd’hui dans tout l’éclat de mon succès
et de mon apparence. Dis-moi, enfant : est-ce que Maman s’est distraite, a pris un
peu de bon temps ?
MINA. – Maman est beaucoup plus gaie que nous. C’est pourquoi, souvent, elle nous
dit : vous avez le rire difficile, chères petites mortes. Ah, oui, Maman est gaie. Oui,
oui, elle s’amuse. Elle est drôle.
PAPA. – Je suis là, enfin, après tant de hasards, mais Maman devait-elle rester à
m’attendre dans la solitude et le tracas ? Non, je l’admets très humblement. Qui que
ce soit qu’elle ait dans sa vie, elle en a le droit, et je l’accepte et le trouve bien. Dix
ans ont passé – mais es-tu bien sûre qu’il y a si longtemps que je suis parti ? Je n’ai
pas le souvenir d’un aussi grand nombre d’années… Maman certainement a fait pour
le mieux. À présent c’est moi, Papa. Oh la la, enfant, comme tu trembles ! Veux-tu
des pâtes de fruits ? C’est Papa, Papa, qui est là. Je veux du calme, de la joie bien
mesurée…
MINA. – Nous écoutons Maman, bien qu’elle tire plus de plaisir que nous à faire toute
chose. Nous… nous l’aimons plus que nous-mêmes… bien que nous ne sachions
rigoler aussi spontanément. Alors, pas de désordre, pas d’ennuis… C’est que
Maman n’a pas pu finir ses études de coiffure, suite au départ de mon père il y a dix
ans. N’est-ce pas profondément désolant, regrettable ?
PAPA. – Je veux que Maman soit convaincue de mon humilité, quoique je sois riche,
important. Pourquoi trembler ainsi, claquer des dents, comme si je te secouais alors
que, eh bien, ma fille, je ne t’ai pas encore touchée, pas même encore embrassée…
MINA. – On lave les cheveux, on prépare une tête dont on ne s’occupera pas, on est
pourtant plus douée que beaucoup, et jamais on n’aura son salon à soi. Pauvre
Maman, la plus gaie d’entre nous tous ! Il a bien conscience de ce gâchis, de cette
tristesse, Zelner.
PAPA. – Zelner ? Oui.
MINA. – Et le coupable : mon père qui a décampé on ne sait pourquoi, on ne sait où.
C’était au printemps, se rappelle Maman, et les printemps de Courbevoie ne sont
cependant pas les pires, et il y a pire à Courbevoie, nous dit Maman, que d’y
connaître ses printemps. Voilà qui est incompréhensible.
PAPA. – Ce Zelner, enfant ? Un fiancé de Maman ?
MINA. – Elle nous a dit qu’il est précieux, elle nous a dit qu’il est intelligent et dévoué,
elle nous a dit que c’est un professeur de lettres. Maman doit faire effort chaque jour
pour mériter l’intérêt et peut-être même l’espèce d’amour (elle ne sait pas) qu’il
éprouve pour elle, ce professeur de lettres au lycée de Courbevoie. Car, il y a dix
ans, son mari s’est sauvé. Que peut-on changer à cela ? Il n’y a rien à ajouter, sauf
que c’est humiliant et qu’il faut travailler à ne jamais vivre une seconde fois un tel
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affront, travailler, nous dit Maman, à se rendre incomparable. Elle nous dit que c’est
bien fatigant. Elle se laisse tomber dans le canapé et, oui, elle est parfois rompue
d’avoir à se montrer digne qu’on la garde auprès de soi. Mais elle est gaie. Comme
elle est, souvent, réjouissante, spirituelle ! C’est beaucoup de travail. De sorte qu’il
ne faut pas risquer de la bousculer davantage.
PAPA. – Assez, assez. Tu n’as pas, enfant, à m’ordonner quoi que ce soit. Jamais.
Papa est revenu, c’est moi. Et Papa te commande d’ouvrir et de cesser de gémir.
MINA. – Êtes-vous riche ? Il faut de l’argent. Nous n’en avons pas, nous en
manquons et, nous dit-elle, ce n’est pas le plus grave, non, ce n’est pas le plus
grave. Mais il n’en reste pas moins… que c’est difficile. Alors, si vous avez de
l’argent, je peux voir à vous laisser entrer un tout petit peu, je peux…
PAPA. – Mon enfant ! Ma petite ! Pardon, je suis fautif, laquelle es-tu ?
MINA. – Je m’appelle Mina, dite Nana.
PAPA. – Je vous donnerai beaucoup, je vous couvrirai de tout ce que vous n’avez
pas, si Maman me reprend. Dis-moi une dernière chose – dis-moi s’il y a eu en dix
ans, dans la vie de Maman, non pas d’autres professeurs de lettres, peu m’importe –
qu’il y en ait eu peut-être quinze, vingt, même cela, vois-tu, j’y consens, - dis-moi,
seulement, ma fille, s’il y a eu dans la vie de Maman un autre homme dont la peau
était d’un noir absolu ? Dont les yeux sombres, à côté de sa peau, en semblaient
clairs ?
Regarde-moi. Réponds, je t’en supplie. C’est Papa qui est là.
MINA. – Soit. Entre. Le professeur Zelner excepté, Maman n’introduit chez nous que
les hommes qui souhaitent se faire tondre, et elle sait les renvoyer fermement dès
que c’est achevé. Elle a acheté une excellente tondeuse, cependant l’investissement
n’est pas encore rentabilisé car certains de ces hommes oublient de payer, et
Maman… Elle n’ose pas. Alors, entre. Les peaux, je ne les regarde pas, je ne les
vois même pas. Toutes ces peaux !
PAPA. – Voilà. Tu es donc ma fille Mina.
MINA. – Comment se fait-il que je ne puisse empêcher mes larmes de couler ? Ah,
oui, c’est embêtant. Mon cher Papa, tu…
PAPA. – S’il y a une chose que je hais en ce monde, c’est bien la pleurnicherie. Et ce
que je n’aime pas : les envolées, les scènes, les battements de cœur bruyants. Je ne
tolère pas, enfant, que des joues, de belles joues lisses, soient mouillées et
sirupeuses. Apprends à me connaître. Tu ne me connais pas, bon. Apprends,
observe et obéis. Je te vois pleurer, par l’entrebâillement de la porte, et cela me
déplaît, mais que tu pleures encore maintenant que je suis devant toi, je ne suis pas
d’humeur à le supporter calmement.
MINA. – Maman non plus… n’aime pas nous voir pleurer. Elle est si gaie, si gaie…
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PAPA. – Tu ne me connais pas et tu pleures, voilà qui est étrange. Car je suis ton
père, car je suis revenu, car je pouvais tout autant, n’est-ce pas, rester parti à
jamais !
Peter Handke, Par les villages, 1981.
« Par les Villages » est l'épopée du quotidien. Dans une famille, l'un des frères, parti
pour la ville, est exclu de l'héritage par les autres qui lui demandent de revenir au village
pour apprendre cette nouvelle.
Par une ouverture dans le rideau de toile de sac les ouvriers arrivent du
chantier ; ils sont vêtus de bleus de nuances diverses, plus ou moins délavés. De
casques de chantier jaunes qu'ils sont justement en train d'enlever. C'est Hans, le
frère de Gregor, avec trois autres. Ces derniers disparaissent immédiatement
derrière, dans leur abri. L'Intendante qui était au premier plan, fait la même chose.
Hans fait le tour de la baraque. Il contemple Gregor, fait un pas en arrière, et de son
bras étendu semble montrer le terrain tout entier à plusieurs reprises, il montre
également le sol et le ciel. Silence ; des bruits assourdis de pas, de vaisselle et de
radio, tout au plus, proviennent de la baraque.
HANS. - Je t'ai reconnu de loin à ta façon de te tenir. Ce que les parents
disaient de toi on peut toujours le dire : “Il a l'air de regarder comme s'il ne
comprenait rien.” Mais je sais bien que ce n'est pas vrai. Peu de choses t'échappent.
Tu es malin. Ce qui arrive tu l'as déjà pensé. Je ne savais jamais où j'en étais avec
toi. Tu m'as battu dans tous les jeux. Tu n'étais pas un tricheur, mais pour nous, ton
frère et ta sœur, tu as été, en général, un vainqueur cruel. Chaque fois que tu restais
là, assis, en vrai vainqueur. Tu ne nous a jamais dominés avec grâce, comme il
convient, pour qu'on puisse admirer une victoire, car notre proverbe le dit bien : il faut
qu'une bonne victoire rende le vaincu joyeux. Non, à nous, les perdants, tu n'as
presque jamais épargné la honte. A moi, ça ne me faisait pas grand chose, mais à
notre sœur, si : elle ne pouvait pas perdre. À la moindre défaite elle n'était plus en
état de jouer et dans sa rage elle pleurait, elle braillait même, et toi tu te moquais
d'elle. Tu te souviens comme elle s'enfermait parfois, et toi, tu ne pouvais pas
t'empêcher de la suivre et de continuer à te moquer d'elle devant sa porte fermée ?
Et tu étais comme ça dans le jeu seulement ? Non, c'était comme ça en toutes
occasions. Quand on aurait eu besoin de toi, souvent tu n'étais pas là. Les parents
s'en sont toujours plaints : Il n'est que pour lui et il ne veut rien savoir de personne. Il
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est plein de compassion, et pourtant, à la longue, il ne peut pas souffrir les faibles.
Puis tu faisais un éclat et là tu étais vraiment notre frère. Regardez-le, c'est notre
frère – disions-nous. Il est un peu différent de nous et tout de même il est des nôtres.
Il est comme nous et il ne nous oubliera jamais. Personne ne voulait croire que tu
viendrais ici, dans ce désert. Et maintenant, tu es là. (Les frères s'étreignent. Hans
court se changer dans la baraque.)
Gregor, un petit moment seul. Il va et vient, d'abord tête baissée, puis la tête
levée. Il reste debout et contemple les environs. Maintenant, dans la baraque, la
lumière est allumée ; le rideau en toile de sac, derrière, se gonfle. On devine quelque
chose comme des nuages de poussière. Un léger bruit s'élève tout à coup et reste
ensuite toujours perceptible. Gregor lève les bras. Hans sort de la barque avec les
trois autres, reste debout devant la balustrade et montre son frère en bas. Les
ouvriers ont tous enlevé leurs bleus de travail et portent un costume de tous les
jours. Ils sont rasés, lavés, peignés et ont l'air extrêmement propre, concentré, plein
de dignité, mais en même temps ils ont quelque chose d'aventureux et d'audacieux.
Ils sont métamorphosés.
HANS. - Voici monsieur mon frère. La première année de ma vie, il a laissé
ouverte une barrière que l'on avait installée à cause de moi, j'ai dégringolé tout
l'escalier et cogné de la tête le sol de ciment et, comme ils ont dit, j'étais juste bon à
faire un ouvrier. Quand on l'envoyait faire les courses il nous emmenait tous les
deux, son frère et sa sœur, et s'asseyait quelque part, au bord d'un chemin, et il lisait
et lisait et nous autres, qui ne savions pas encore rentrer tout seuls, nous étions
debout près de lui et on pleurait, hurlait, sanglotait, sans qu'il se laisse déranger dans
sa lecture ne fût-ce qu'une fois. Plus tard, quand il devait nous aider à faire nos
devoirs, debout à côté de nous, il nous frappait sur la tête, et quand les larmes
coulaient sur l'encre, il arrachait les feuilles du cahier, l'une après l'autre. Et personne
n'osait plus le punir. Toute la maison, toute la région étaient déjà intimidées pas lui,
parce qu'il était comme il était. Dans la forêt il nous forçait à ramasser des baies et il
ne voulait pas comprendre que nous autres nous n'avions pas comme lui l'ambition
de remplir des récipients jusqu'au bord ; nous étions debout, sans rien dire, dans les
buissons ou sur la mousse, et nous nous laissions traiter par lui d'animaux
paresseux. Pour chaque coup, pour chaque injure, j'ai alors juré de me venger.
Rarement, je sentais qu'il nous aimait bien. C'est une fois loin qu'il fut bon pour nous.
Il nous saluait dans ses lettres et même prenait part à ce qui nous arrivait. Il m'a fallu
du temps pour m'en apercevoir : Il aurait voulu que nous soyons pareils à lui. Il était
seul et se prenait pour la mesure des choses. Mais nous, nous sommes autres. Je
suis un ouvrier. Manger ce qu'il mange, boire ce qu'il boit, je ne cours pas après.
Souvent on me demande si je l'envie, et ma réponse est que je suis satisfait d'être un
ouvrier.
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