La dette de sang dans les Balkans
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La dette de sang dans les Balkans
N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 1/8 Se venger pour un honneur bafoué en tuant La dette de sang l'offenseur était une pratique codifiée dans les Balkans, ce qui souffrait peu dans les Balkans de critiques localement. Depuis le début des années 1990, en Albanie et maintenant au Kosovo, la tradition de la « vengeance par le sang » tente d'être remplacée par des réconciliations publiques, souvent avec succès. « Alfred, qui a 13 ans, vit enfermé dans sa maison depuis qu'il est enfant. Il ne peut pas sortir de chez lui, car il risque d'être tué à tout moment. Son père, qui était convoyeur de fonds, a été assassine. Pour le venger, son oncle a tué trois personnes qui avaient participé à cet assassinat. Il est en prison, où il purge une peine de quinze ans de réclusion pour cette raison. Mais cela ne suffit pas aux familles des trois personnes assassinées, qui ont décidé de se venger à leur tour en tuant Alfredl. » Pierre DU FOU R * En Albanie, il y a des milliers de cas semblables à celui d'Alfred. Le « Comité national de réconciliation », une organisation non-gouvernementale qui travaille pour éliminer la pratique de la vendetta 2 , estime que depuis la reprise de celle-ci après la chute du régime communiste en 1991, 20 DOO personnes ont été prises à son piège, avec 9 500 morts et près de 1000 enfants privés d'école parce qu'ils sont enfermés chez eux 3. Dans la seule ville de Shkodër, au nord-ouest du pays, So DOO habitants, on compterait 900 enfants ainsi condamnés à la réclusion. * Ancien officier de l'armée de l'air qu'il a quittée pour manifester son désaccord avec la politique française de dissuasion nucléaire ; membre du Man ; acteur de l'intervention civile de paix au sein de plusieurs ONG ; fut membre de la mission de vérification du cessez-le-feu au Kosovo qu'il connaît depuis 1992. Auteur de livre Kosovo, on a marché sur la paix, Paris, Êd. Thélès, 2008. THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : 1) Dominique Dhombres, Le Monde du 29 novembre 2008, commentant le carnet de route d'Envoyé spécial du 27 novembre. 2) Vendetta vient du mot italien vengeance. C'est la poursuite de la vengeance d'une offense ou d'un meurtre, qui se transmet aux parents de la victime, de génération en génération. 3) Selon Dan Bilefsky, Herald Tribune du 10 juillet 2008, « Prisoners of a deadly tradition ». EDITIONS THÉLÈS : toutes citations N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 2/8 POURQUOI UNE TELLE SITUATION À I 500 KM DE CHEZ NOUS ? ——pv e Kanun de Lekë Dukagjini 4 en est la cause. Le Kanun est un ensemble de règles du droit coutumier régissant la société albanaise depuis le XVe siècle ; il s'appuie sur un code d'honneur qui était très respecté dans toutes les régions albanophones des Balkans : Albanie, Macédoine, Monténégro, Kosovo, en particulier dans les zones montagneuses ; celle de la Mirdite en est le centre traditionnel, c'est dans cette région à So % catholique des « Montagnes Maudites » (Bjeshket e Nemunà) que le romancier Ismael Kadaré a situé l'action de plusieurs de ses terribles histoires de vendetta, en particulier Avril brisés. L Les articles 598 et 600 du Kanun indiquent que « l'honneur pris ne se compense pas par de l'argent mais par du sang versé ou par un pardon généreux (par l'intermédiaire de gens de bon vouloir). Celui auquel on a pris l'honneur est considéré comme mort par le Kanun », (sous-entendu : tant qu'il n'a pas vengé son honneur). L'article 917 précise : « Le sang ne se perd jamais. » Une autre version du Kanun dit que « le sang versé s'effacera par le sang repris ». Une croyance populaire affirme que l'âme d'un mort assassine ne trouve de repos que lorsque son meurtrier est tué. La poursuite, encore aujourd'hui en Albanie, de l'archaïque pratique du Kanun s'explique par l'évolution chaotique de sa société. Après la dictature d'Enver Hoxha, le pays était totalement déstructuré, il s'en est suivi une période d'anarchie où les arrivistes et les mafieux firent la loi, y compris au sommet de l'État. En 1997, l'affaire des « pyramides financières », avec lesquelles les pauvres gens croyaient pouvoir bénéficier de taux d'intérêts mensuels de 8 à 60 % en fut la triste consécration ; ils perdirent leurs économies, se révoltèrent et pillèrent les armureries ; par suite un million de kalachnikovs fut disponible pour la vendetta, les mafieux et l'armée de libération du Kosovo... 4) Le Kanun de Leke et Dukagjini, Dukag|ini Printmg House, Peje, Kosove, 2001 Traduit en français. 5) Ismael Kadaré, Avril brisé, Fayard, Le livre de poche, 1988. THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : t KO \I I Adl lutte ITALY ?>Cflii, I 3 550,000 Ce n'est pas le code d'honneur du Kanun qui motive les mafias, mais celui garantissant l'omerta, et la poursuite des trafics. L'Italie, la Sicile et la Corse ont été ou sont encore victimes de cette terrible contagion. Là où sévit le Kanun, toute la société est inhibée : ceux qui sont impliqués ne peuvent plus participer à la vie économique, travailler dans les champs ou les entreprises, faire vivre leurs familles. Les femmes qui, sauf exception, ne sont pas visées par la vendetta en supportent cependant tout le poids ainsi qu'un stress permanent et doivent tout faire pour permettre à leur famille de survivre. Les situations de celles-ci sont difficilement supportables, comme en témoignent les exemples suivants6. 6) Tirés de l'article du Herald Tribune, cité ci-dessus. EDITIONS THÉLÈS : toutes citations N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 3/8 Christian Luli, un garçon de Shkodër, dont le père a tué un voisin, est à 17 ans emprisonné dans le petit appartement familial depuis 10 ans, il a peur d'être abattu s'il en franchit la porte. « C'est tout mon cadre de vie, je n'ai rien connu d'autre depuis que je suis enfant, je rêvais de liberté, d'aller à l'école, d'avoir une petite amie, de devenir architecte, mais enfermé ici je désespère de l'avenir, toujours vedette de ces mêmes quatre murs. » Sa mère, dont le mari est en prison, compte sur la charité pour vivre avec ses quatre enfants. « Je vis constamment dans la peur et dans l'anxiété que Christian soit tué, que l'autre famille soit en train de chercher mon enfant. Je souhaite seulement qu'elle tue quelqu'un de notre famille, ainsi ce cauchemar serait terminé. » Mais le médiateur chargé de l'affaire précise que cette famille n'est pas prête à pardonner parce que la victime avait deux jeunes fils qui sont maintenant orphelins, il ajoute : « Beaucoup de familles de victimes pensent qu'emprisonner tous les mâles de la famille du tueur dans leur maison est une meilleure vengeance que de les tuer. » ter interviewée par France inter le 7 janvier 2009 dans l'émission « Et pourtant elle tourne » : « Dans un État très faible qui ne peut pas protéger les victimes du Kanun, dans un État où les membres de la société ont des liens tellement forts entre eux (société de type clanique), l'État n'a pas lieu d'être, il ne peut pas s'imposer, il ne peut pas punir les gens qui ont commis des meurtres ou des vols, et donc les gens prennent la loi avec eux... » Lin Albanais complète : « Le Kanun est une question de mentalité, il fait partie de l'héritage culturel et spirituel des Albanais où qu'ils soient dans le monde, génération après génération... Plus l'État est faible, plus le Kanun est fort (...) Le Kanun est au-dessus des lois, il est au-dessus de la Bible aussi bien que du Coran, c'est le seul moyen d'obtenir la justice (...) en matière de criminalité le Kanun est la référence absolue. » Le Kanun aurait même permis à des familles de protéger leurs filles que des mafieux voulaient enlever pour les prostituer à l'étranger. Shérif Kurtaj, qui a 62 ans, est contraint de vivre avec une tumeur non traitée et des dents cassées parce qu'il est enfermé dans sa maison depuis 8 ans, ses fils ayant tué un voisin ; pour survivre il a besoin d'une intervention chirurgicale, mais s'il va à l'hôpital il risque de mourir d'une balle vengeresse. De plus, ses amis ne viennent pas le visiter, ils ont trop peur d'un projectile perdu. Ndoc Cefa était en 1992 directeur du théâtre Migjeni de Shkodër, artiste et intellectuel respecté et connu dans son pays comme en Europe occidentale. Il a été obligé de passer à la clandestinité afin d'échapper à la menace de mort qu'encourt toute sa famille pour un acte commis par un neveu éloigné. POURQUOI CES SITUATIONS SE PERPÉTUENT-ELLES ? es situations insupportables se perpétuent d'abord parce que les États ne sont pas assez forts et intègres pour faire appliquer la loi, c'est ce que précisait la repor- C THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : DE LA VENDETTA À LA RÉCONCILIATION utrefois, une forme de réconciliation était bien prévue par le Kanun, la « pacification du sang ». Elle se faisait avec l'aide d'un médiateur, selon l'article 668 du Kanun : « On appelle médiateur celui qui intervient pour arranger les mauvaises paroles, pour apaiser les insultes qui pourraient causer un mort... » Les deux familles devaient choisir un garant, mais si un crime était tout de même commis, alors, le garant devait faire la vendetta sur son auteur ! A EDITIONS THÉLÈS : toutes citations N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 4/8 Cet aspect régulateur du Kanun est plus ou mois tombé en désuétude. Des vendettas se perpétuaient de génération en génération comme celle jugée à Kruja, près de Tirana. La partie plaignante réclamait à l'autre partie une dette datant de l'époque du roi Zog (1928!939)- Le tribunal constitué de ii juges — des hommes âgés — a reconnu la dette en se référant aux articles du Kanun, et le 26 janvier 2002 le tribunal de cassation confirmait ce jugement. En 2005, l'Albanie a progressé vers la démocratie. Le Comité national de réconciliation a repris du service et lancé un appel au nouveau gouvernement albanais. Pour sortir enfin du cycle des dramatiques vengeances de sang, il a formé dans chaque village des groupes avec le directeur de l'école, le chef de village et un représentant de la communauté pour veiller à ce que la tradition soit mise au service de l'état de droit contre les actes criminels. Fait exceptionnel : au Sud de l'Albanie des femmes sont fréquemment impliquées dans les comités, qui regroupent indifféremment des musulmans et des orthodoxes. Le Comité national a organisé une mission volontaire de 45 jours dans tous les villages et toutes les villes d'Albanie, cette mission, dirigée par 160 militants et chefs de groupe, comprenait 2 680 missionnaires. Le but était de rencontrer les familles ennemies et d'éviter de nouveaux conflits. La mission a constaté que les conflits les plus durs sont ceux qui ont commencé par un meurtre et, dans la plupart des cas, ces meurtres remontent à une longue période et n'ont pas été vengés. Pour ce motif, i 460 familles sont en conflit, 738 se cachent et 722 se sont dites prêtes à abandonner la vengeance de sang si le meurtrier est puni d'une manière impartiale par l'État. On compte environ 4 500 familles touchées par des violations des droits familiaux, traite de femmes ou violation de la dignité de la personne, ce qui s'ajoute aux autres conflits 7. 7) Extraits du journal albanais KOMITETIIPAITIMIT MBAREKOMBETAR du 27/7/2005. THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : LA GRANDE RÉCONCILIATION AU KOSOVO 8 E n 1989 au Kosovo, la vendetta alourdissait encore les préoccupations de la population albanaise soumise à un sévère apartheid de la part du régime de Milosevic, lequel exploitait les luttes intestines liées au Kanun ; de plus, environ 20 DOO personnes étaient contraintes de rester chez elles, plus d'un homme sur quarante ! L'incongruité de cette situation fut prise en compte par les responsables des forces vives de la société albanaise du Kosovo, intellectuels, étudiants, travailleurs en particulier ceux des mines de Trepça, ceux-là mêmes qui avaient réuni une grande partie de la population dans une marche mémorable en novembre 1988. Alors qu'ils entreprenaient une autre action forte, la grève de la faim au fond des mines, le 24 février 1989, ils demandèrent solennellement « le début de la réconciliation du sang ». Des étudiants qui s'étaient retrouvés en prison parce qu'ils s'opposaient au pouvoir totalitaire y avaient rencontre des personnes impliquées dans la vendetta. Après avoir mené à bien avec eux des conciliations, ils se sont juré qu'ils feraient tout pour remédier à cette « tare albanaise ». À leur sortie ils ont fait appel à l'expérience d'Anton Çetta pour les aider dans cette tâche. En tant que membres du Man, nous avons eu la chance, en août 1993, de pouvoir interviewer Anton Çetta (1920-1995). Cet ethnologue kosovar, spécialiste du folklore, des contes et chansons populaires, était reconnu pour sa sagesse et sa grande connaissance des villages. Il faisait partie du « Centre des droits de l'homme et des libertés » (CDHRF), Anton Çetta nous a expliqué comment, à partir de la tradition du Kanun respectée par la majorité de la population albanaise, s'est accompli un travail qui en deux ans a profondément transformé les mentalités des 8) Ces deux dernières parties reprennent de larges extraits de mon livre Kosovo, on a marché sur la paix, Thélés, décembre 2007. EDITIONS THÉLÈS : toutes citations N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 5/8 Albanais du Kosovo et les a rendus réceptifs à une démarche non-violente. Anton Çetta ne parlait pas de non-violence, mais aux membres du Man, à propos de ces réconciliations, il disait : « Cela correspond à peu près à votre mouvement de non-violence et de bonne compréhension. » Anton Çetta nous a expliqué que ce travail avait été favorisé par un heureux concours de circonstances : • les appels des intellectuels et des mineurs de Trepça ; • le fait que la scolarisation se soit généralisée après 1945, même dans les régions retirées et montagneuses ; les esprits s'étaient ouverts à une conception élargie du monde et étaient prêts à cette révolution culturelle ; réconciliation. Voilà, la jeunesse le veut, c'est juste. Le peuple, les intellectuels le veulent. De cette manière, vous vous libérez — nous disions — d'une pierre dans votre cœur. Et laissez vos descendants libres, sans conflit. Pensez à eux, pensez à vos fils, à vos neveux, plus tard : qu'ils soient libres ! On discutait. On parlait même un peu de politique, de la pression qu'exercent sur nous la police et ses organes. Nous sommes un peuple qui veut rentrer en Europe démocratique, mais l'Europe ne nous acceptera pas avec des traditions aussi sévères. • la fougue de la jeunesse ! comme celle de ces étudiants à leur sortie de prison. Anton Çetta et ses équipes ont retenu la procédure suivante pour permettre à toutes les familles de se « réconcilier du sang », c'est-à-dire de cesser la vendetta et de se réconcilier, tout en ne dérogeant pas au code d'honneur du Kanun ni à la « besa », la parole donnée, très importante chez les Albanais. Ils procédaient en deux phases. La première consistait à discuter séparément avec les deux familles. En général la réunion se faisait dans la « oda 9 ». Les membres du groupe d'Anton Çetta y rencontraient les responsables de la famille, le maître de maison, ses fils, deux ou trois hommes de la famille. Ils leur expliquaient les raisons du mouvement de réconciliation, pour progressivement leur faire comprendre qu'à l'orée du XXIe siècle, le Kanun du XVe n'était plus adapté, que cette grande tradition dure et inhumaine, qui allait à rencontre des intérêts humains et économiques du Kosovo, n'était plus souhaitée par la jeunesse et le peuple albanais. L'équipe Anton Çetta expliquait ensuite que la famille devait « se montrer grande, brave, et faire la 9) Oda, chambre de réunion traditionnelle des hommes et de leurs débats, souvent aménagée avec des matelas ou des divans le long des murs, sert aussi de salle de réception des étrangers. THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : Médiation pour une réconciliation (photo llaz Bylykbashi) Nous présentions la situation globalement et en détail : jadis c'était de la bravoure que de faire la vendetta, maintenant, c'est un acte anachronique. Dans les ados, on parlera de vous, on dira que vous avez fait un geste d'homme brave, de citoyen courageux. Ils résistaient, ne voulaient pas tout de suite. Parfois ils n'acceptaient pas, alors on revenait une seconde fois, une troisième. Et quand ils acceptaient, c'était le plus vieux en âge qui se levait et disait : "je pardonne mon sang, au nom du peuple, de la jeunesse et du drapeau"10. » « Je 10) Anton Çetta, (interview de M), Rapport de mission 1993, édition Man, 114 rue de Vaugirard, 75006 Paris, p. 46. EDITIONS THÉLÈS : toutes citations N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 6/8 pardonne mon sang... », signifie : « Je ne tiendrai plus rigueur à la famille qui a commis le meurtre, qui a fait couler le sang de ma famille, je lui fais grâce... » Anton Çetta — « quelqu'un pouvait encore faire feu et se dire que nous viendrions pour la réconciliation. Nous aurions eu plus de meurtres qu'avant !12 » Cette décision de pardonner, liée aux souhaits du peuple, de la jeunesse, et du Kosovo, ou liée aux intérêts supérieurs des Albanais, a-t-elle conduit les membres des familles à pardonner « du fond du cœur » ? Nous ne le savons pas, mais, dans le concept de « réconciliation », voulu par Anton Çetta, il y a bien celui de rétablir (en latin : reconciliare) les liens d'affection et d'amitié entre les personnes opposées par la vendetta. Il semble que ce soit ce qui s'est généralement passé. En 1990, la population albanaise du Kosovo était d'environ i 800 ooo habitants. Sur cette population, Anton Çetta précise que « globalement voici tes résultats que nous avons obtenus : on a fait la réconciliation de mille cas de meurtres, de cinq cents cas de blessures et d'à peu près sept cents cas de conflits divers. Nous avons donné assez d'importance aux conflits divers car plus tard, ils pouvaient finir en meurtres. Surtout lorsqu'il était question de femmes, de propriété, d'eau *3 ». Quand les deux familles avaient donné leur accord, la deuxième phase pouvait advenir. C'était la réconciliation officielle qui se déroulait devant témoins. « De part et d'autre venait un représentant de chaque famille, ils se donnaient la main, et l'un d'eux, victime d'un meurtre ou d'une blessure, déclarait à voix haute devant le micro : "Je pardonne le sang de mon père, de mon frère, de mon oncle, etc., au peuple, à la jeunesse et au drapeau." On accompagnait tout cela avec un programme culturel : chansons, récitations... « » Ainsi, officiellement, devant témoins, l'honneur des familles était sauf et la vendetta terminée. Il ne s'agissait pas, comme par le passé, d'une trêve temporaire, mais d'un arrêt définitif de la vendetta pour les Albanais du Kosovo. Début 1990, l'utilisation des médias, encore libres, favorisa la réussite rapide de la démarche de réconciliation. Ainsi, le ier mai, ces médias ont rendu possible un fabuleux rendez-vous dans ce qui deviendra la « vallée de la réconciliation » à Verrat e Llukes, près de Deçani, où 500 ooo personnes se sont réunies venant non seulement du Kosovo mais aussi de Macédoine, du Monténégro et de la Serbie du Sud. Le mouvement populaire de « réconciliation du sang », commencé le 2 février 1990, s'est achevé le 17 mai 1992. Il ne prenait pas en considération les cas de meurtres postérieurs à 1990, parce que — nous a dit Réconciliation de plusieurs familles. L'émotion se lit sur le visage du représentant d'une des deux familles après avoir accordé son pardon. Les témoins applaudissent (photo llaz Bylykbashi). Ces trois photos sont extraites du livre 555-..Kronike (1981-1995), Pristina, Éd. Rilindja, 1996. 12) Anton Çetta, ap cit., p. 50. ii) Anton Çetta, ap cit., p 44 THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : 13) Anton Çetta, op. cit., p. 42. EDITIONS THÉLÈS : toutes citations N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 7/8 EMBRYON D'UNE NON-VIOLENCE GANDHIENNE l'occasion de la Grande Réconciliation, chacun des participants a pu développer des aptitudes préA cieuses pour mener la lutte non-violente, en particulier : • maîtriser ses peurs ; • oser dire la vérité ; • assumer personnellement ses responsabilités dans les actions passées et présentes ; • reconnaître et identifier ses émotions dans la vie quotidienne, personnelles, familiales et claniques ; • rechercher des attitudes positives et constructives. À l'occasion de la Grande Réconciliation, chacun des participants a pu constater que les drames internes aux familles ont conduit à d'importants débats dans ces familles, mais aussi dans les clans et entre les uns et les autres. À partir de ces débats s'est dégagé le sentiment que la position de chacun avait une influence sur la cohésion et la survie de l'ensemble de la société albanaise. Cela leur a permis de découvrir des bases de la démocratie. Les conflits interpersonnels ou intergroupes, bien que lourdement charges du poids du sang et de la tradition, pouvaient être réglés pacifiquement et même conduire à des contrats entre les adversaires qui satisfaisaient les intérêts et les droits de chacun, à condition d'être abordés avec un esprit respectueux des êtres humains. Il était non seulement plus efficace, mais aussi plus constructif de substituer aux moyens violents des moyens respectant les personnes. Un groupe de personnes résolues pouvait parvenir à transformer radicalement les mentalités et faire fléchir des familles, ou des groupes en profonde opposition. La désobéissance à une loi injuste ou inadaptée — fût-elle vénérable comme celle du Kanun — était non seulement juste et légitime, mais pouvait même être nécessaire pour construire une meilleure société. Anton Çetta disait que la Grande Réconciliation « était un rapprochement de tout notre peuple, et puis THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : une solidarité, une consolidation, une union nationale. Le principal étant qu'il n'y avait plus de distinction selon la condition économique, ni de la religion, ni de la fonction. Et cela fut un grand résultat qui a entraîné ensuite des répercussions positives *4. » Ibrahim Rugova soulignait : « La pratique de la non-violence dans cette situation correspond à un aspect de notre caractère, à une tradition de patience et de prudence face à toute domination. Déjà le Kanun de Lekë Dukagjini, prince albanais du XVe siècle, faisait appel à ces vertus. Par le biais de cette résistance active fondée sur la non-violence et la solidarité, nous nous sommes "trouvés". Aujourd'hui, nous avons réussi à toucher ce point de l'esprit du peuple albanais J5. » ll éclairait ainsi le message des mineurs albanais en 1988 : « Nous n'utilisons pas les tromperies et les mensonges, nous ne haïssons pas les autres peuples. » La population prenait conscience de l'effet libérateur de la vérité publiquement révélée, alors qu'elle était enfouie dans les consciences et enfermée dans les orias, parfois depuis des générations. Elle prenait aussi conscience de l'effet apaisant de ce mouvement profondément respectueux des personnes humaines, en opposition radicale à l'attitude du pouvoir et de la police de Belgrade qui l'écrasaient. À ce sujet, le mentor de la réconciliation a exprimé son étonnement devant une de ses conséquences imprévues : rendre la population « capable de tout pardonner, y compris les exactions que fait la police l6 ». Une autre conséquence, plus prévisible, fut le développement des solidarités entre les Albanais, prémices des structures parallèles sociales, sanitaires et scolaires. Grâce à cette action, les Albanais du Kosovo ont trouvé en eux le dynamisme et la capacité de s'opposer au pouvoir serbe, ils ont agi « comme si » ils ne subis14) Anton Çetta, ap cit., p. 44. 15) Ibrahim Rugova, La question du Kosovo. Entretien avec Marie Françoise Alain et Xavier Galmiche, Fayard, 1994, p. 130. ie) Anton Çetta, op. cit., p. 44. EDITIONS THÉLÈS : toutes citations N 150/2009 ALTERNATIVES NON VIOLENTES Trimestriel CENTRE 308 76000 ROUEN - 02 35 75 23 44 Surface approx. (cm²) : 1802 Page 8/8 salent pas l'apartheid, « comme si » ils étaient autonomes et ils ont construit une organisation parallèle pour mener les affaires publiques. C'est exactement ce que Gandhi suggérait de faire avec ce qu'il appelait un programme constructif, élément stratégique essentiel de la non-violence. Gandhi entendait par-là : un effort d'auto-organisation destiné à transformer sa propre société de l'intérieur, sans attendre que l'autorité en place le fasse. La réalisation de tels programmes permet de montrer à la population qu'elle est capable de réussir son action sans le Pouvoir et à celui-ci, que la société peut se construire sans lui. Par un effet second en Inde, ce programme avait permis à Gandhi de réduire la tare sociale qu'est l'intouchabilité ; au Kosovo, il permit à Anton Çetta et aux Albanais de réduire la tare sociale de la vendetta. • Pierre Du four, Kosovo, on a marché sur la paix, préface de Stéphane Messe/ Paris, Éd. Thélès, 2007,462 p., 19,90 € THELES2 7770779100524/CDP/AYR/2 Eléments de recherche : EDITIONS THÉLÈS : toutes citations