La dette de sang dans les Balkans

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Se venger pour un honneur bafoué en tuant
La dette de sang
l'offenseur était une pratique codifiée
dans les Balkans, ce qui souffrait peu
dans les Balkans
de critiques localement. Depuis le début
des années 1990, en Albanie et maintenant
au Kosovo, la tradition de la « vengeance
par le sang » tente d'être remplacée
par des réconciliations publiques, souvent
avec succès.
« Alfred, qui a 13 ans, vit enfermé dans sa maison
depuis qu'il est enfant. Il ne peut pas sortir de chez lui,
car il risque d'être tué à tout moment. Son père, qui était
convoyeur de fonds, a été assassine. Pour le venger, son
oncle a tué trois personnes qui avaient participé à cet
assassinat. Il est en prison, où il purge une peine de quinze ans de réclusion pour cette raison. Mais cela ne suffit
pas aux familles des trois personnes assassinées, qui ont
décidé de se venger à leur tour en tuant Alfredl. »
Pierre DU FOU R *
En Albanie, il y a des milliers de cas semblables à
celui d'Alfred. Le « Comité national de réconciliation »,
une organisation non-gouvernementale qui travaille pour
éliminer la pratique de la vendetta 2 , estime que depuis la
reprise de celle-ci après la chute du régime communiste
en 1991, 20 DOO personnes ont été prises à son piège,
avec 9 500 morts et près de 1000 enfants privés d'école
parce qu'ils sont enfermés chez eux 3. Dans la seule ville
de Shkodër, au nord-ouest du pays, So DOO habitants, on
compterait 900 enfants ainsi condamnés à la réclusion.
* Ancien officier de l'armée de l'air qu'il a quittée pour
manifester son désaccord avec la politique française de
dissuasion nucléaire ; membre du Man ; acteur de
l'intervention civile de paix au sein de plusieurs ONG ; fut
membre de la mission de vérification du cessez-le-feu au
Kosovo qu'il connaît depuis 1992. Auteur de livre Kosovo,
on a marché sur la paix, Paris, Êd. Thélès, 2008.
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Eléments de recherche :
1) Dominique Dhombres, Le Monde du 29 novembre 2008,
commentant le carnet de route d'Envoyé spécial
du 27 novembre.
2) Vendetta vient du mot italien vengeance. C'est la poursuite
de la vengeance d'une offense ou d'un meurtre, qui se transmet
aux parents de la victime, de génération en génération.
3) Selon Dan Bilefsky, Herald Tribune du 10 juillet 2008,
« Prisoners of a deadly tradition ».
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POURQUOI UNE TELLE SITUATION
À I 500 KM DE CHEZ NOUS ?
——pv
e Kanun de Lekë Dukagjini 4 en est la cause. Le Kanun
est un ensemble de règles du droit coutumier régissant
la société albanaise depuis le XVe siècle ; il s'appuie sur un
code d'honneur qui était très respecté dans toutes les
régions albanophones des Balkans : Albanie, Macédoine,
Monténégro, Kosovo, en particulier dans les zones montagneuses ; celle de la Mirdite en est le centre traditionnel,
c'est dans cette région à So % catholique des « Montagnes
Maudites » (Bjeshket e Nemunà) que le romancier Ismael
Kadaré a situé l'action de plusieurs de ses terribles histoires de vendetta, en particulier Avril brisés.
L
Les articles 598 et 600 du Kanun indiquent que
« l'honneur pris ne se compense pas par de l'argent mais
par du sang versé ou par un pardon généreux (par l'intermédiaire de gens de bon vouloir). Celui auquel on a
pris l'honneur est considéré comme mort par le Kanun »,
(sous-entendu : tant qu'il n'a pas vengé son honneur).
L'article 917 précise : « Le sang ne se perd jamais. » Une
autre version du Kanun dit que « le sang versé s'effacera
par le sang repris ». Une croyance populaire affirme que
l'âme d'un mort assassine ne trouve de repos que
lorsque son meurtrier est tué.
La poursuite, encore aujourd'hui en Albanie, de
l'archaïque pratique du Kanun s'explique par l'évolution
chaotique de sa société. Après la dictature d'Enver Hoxha,
le pays était totalement déstructuré, il s'en est suivi une
période d'anarchie où les arrivistes et les mafieux firent la
loi, y compris au sommet de l'État. En 1997, l'affaire des
« pyramides financières », avec lesquelles les pauvres gens
croyaient pouvoir bénéficier de taux d'intérêts mensuels de
8 à 60 % en fut la triste consécration ; ils perdirent leurs
économies, se révoltèrent et pillèrent les armureries ; par
suite un million de kalachnikovs fut disponible pour la vendetta, les mafieux et l'armée de libération du Kosovo...
4) Le Kanun de Leke et Dukagjini, Dukag|ini Printmg House,
Peje, Kosove, 2001 Traduit en français.
5) Ismael Kadaré, Avril brisé, Fayard, Le livre de poche, 1988.
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Eléments de recherche :
t KO \I I
Adl lutte
ITALY
?>Cflii, I 3 550,000
Ce n'est pas le code d'honneur du Kanun qui
motive les mafias, mais celui garantissant l'omerta, et la
poursuite des trafics. L'Italie, la Sicile et la Corse ont été
ou sont encore victimes de cette terrible contagion.
Là où sévit le Kanun, toute la société est inhibée :
ceux qui sont impliqués ne peuvent plus participer à la vie
économique, travailler dans les champs ou les entreprises,
faire vivre leurs familles. Les femmes qui, sauf exception,
ne sont pas visées par la vendetta en supportent cependant tout le poids ainsi qu'un stress permanent et doivent
tout faire pour permettre à leur famille de survivre. Les
situations de celles-ci sont difficilement supportables,
comme en témoignent les exemples suivants6.
6) Tirés de l'article du Herald Tribune, cité ci-dessus.
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Christian Luli, un garçon de Shkodër, dont le père
a tué un voisin, est à 17 ans emprisonné dans le petit
appartement familial depuis 10 ans, il a peur d'être abattu s'il en franchit la porte. « C'est tout mon cadre de vie,
je n'ai rien connu d'autre depuis que je suis enfant, je
rêvais de liberté, d'aller à l'école, d'avoir une petite amie,
de devenir architecte, mais enfermé ici je désespère de
l'avenir, toujours vedette de ces mêmes quatre murs. »
Sa mère, dont le mari est en prison, compte sur
la charité pour vivre avec ses quatre enfants. « Je vis
constamment dans la peur et dans l'anxiété que Christian
soit tué, que l'autre famille soit en train de chercher mon
enfant. Je souhaite seulement qu'elle tue quelqu'un de
notre famille, ainsi ce cauchemar serait terminé. » Mais le
médiateur chargé de l'affaire précise que cette famille
n'est pas prête à pardonner parce que la victime avait
deux jeunes fils qui sont maintenant orphelins, il ajoute :
« Beaucoup de familles de victimes pensent qu'emprisonner tous les mâles de la famille du tueur dans leur
maison est une meilleure vengeance que de les tuer. »
ter interviewée par France inter le 7 janvier 2009 dans
l'émission « Et pourtant elle tourne » : « Dans un État très
faible qui ne peut pas protéger les victimes du Kanun,
dans un État où les membres de la société ont des liens
tellement forts entre eux (société de type clanique), l'État
n'a pas lieu d'être, il ne peut pas s'imposer, il ne peut pas
punir les gens qui ont commis des meurtres ou des vols,
et donc les gens prennent la loi avec eux... » Lin Albanais
complète : « Le Kanun est une question de mentalité, il
fait partie de l'héritage culturel et spirituel des Albanais
où qu'ils soient dans le monde, génération après génération... Plus l'État est faible, plus le Kanun est fort (...) Le
Kanun est au-dessus des lois, il est au-dessus de la Bible
aussi bien que du Coran, c'est le seul moyen d'obtenir la
justice (...) en matière de criminalité le Kanun est la référence absolue. » Le Kanun aurait même permis à des
familles de protéger leurs filles que des mafieux voulaient enlever pour les prostituer à l'étranger.
Shérif Kurtaj, qui a 62 ans, est contraint de vivre
avec une tumeur non traitée et des dents cassées parce
qu'il est enfermé dans sa maison depuis 8 ans, ses fils
ayant tué un voisin ; pour survivre il a besoin d'une intervention chirurgicale, mais s'il va à l'hôpital il risque de
mourir d'une balle vengeresse. De plus, ses amis ne viennent pas le visiter, ils ont trop peur d'un projectile perdu.
Ndoc Cefa était en 1992 directeur du théâtre
Migjeni de Shkodër, artiste et intellectuel respecté et
connu dans son pays comme en Europe occidentale. Il a
été obligé de passer à la clandestinité afin d'échapper à
la menace de mort qu'encourt toute sa famille pour un
acte commis par un neveu éloigné.
POURQUOI CES SITUATIONS SE PERPÉTUENT-ELLES ?
es situations insupportables se perpétuent d'abord
parce que les États ne sont pas assez forts et intègres
pour faire appliquer la loi, c'est ce que précisait la repor-
C
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Eléments de recherche :
DE LA VENDETTA À LA RÉCONCILIATION
utrefois, une forme de réconciliation était bien prévue par le Kanun, la « pacification du sang ». Elle se
faisait avec l'aide d'un médiateur, selon l'article 668 du
Kanun : « On appelle médiateur celui qui intervient pour
arranger les mauvaises paroles, pour apaiser les insultes
qui pourraient causer un mort... » Les deux familles
devaient choisir un garant, mais si un crime était tout de
même commis, alors, le garant devait faire la vendetta
sur son auteur !
A
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Cet aspect régulateur du Kanun est plus ou mois
tombé en désuétude. Des vendettas se perpétuaient de
génération en génération comme celle jugée à Kruja,
près de Tirana. La partie plaignante réclamait à l'autre
partie une dette datant de l'époque du roi Zog (1928!939)- Le tribunal constitué de ii juges — des hommes
âgés — a reconnu la dette en se référant aux articles du
Kanun, et le 26 janvier 2002 le tribunal de cassation
confirmait ce jugement.
En 2005, l'Albanie a progressé vers la démocratie. Le Comité national de réconciliation a repris du service et lancé un appel au nouveau gouvernement albanais. Pour sortir enfin du cycle des dramatiques vengeances de sang, il a formé dans chaque village des
groupes avec le directeur de l'école, le chef de village et
un représentant de la communauté pour veiller à ce que
la tradition soit mise au service de l'état de droit contre
les actes criminels. Fait exceptionnel : au Sud de
l'Albanie des femmes sont fréquemment impliquées
dans les comités, qui regroupent indifféremment des
musulmans et des orthodoxes. Le Comité national a
organisé une mission volontaire de 45 jours dans tous
les villages et toutes les villes d'Albanie, cette mission,
dirigée par 160 militants et chefs de groupe, comprenait
2 680 missionnaires. Le but était de rencontrer les
familles ennemies et d'éviter de nouveaux conflits. La
mission a constaté que les conflits les plus durs sont
ceux qui ont commencé par un meurtre et, dans la
plupart des cas, ces meurtres remontent à une longue
période et n'ont pas été vengés. Pour ce motif, i 460
familles sont en conflit, 738 se cachent et 722 se sont
dites prêtes à abandonner la vengeance de sang si le
meurtrier est puni d'une manière impartiale par l'État.
On compte environ 4 500 familles touchées par des violations des droits familiaux, traite de femmes ou violation de la dignité de la personne, ce qui s'ajoute aux
autres conflits 7.
7) Extraits du journal albanais KOMITETIIPAITIMIT
MBAREKOMBETAR du 27/7/2005.
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Eléments de recherche :
LA GRANDE RÉCONCILIATION AU KOSOVO 8
E
n 1989 au Kosovo, la vendetta alourdissait encore les
préoccupations de la population albanaise soumise à
un sévère apartheid de la part du régime de Milosevic,
lequel exploitait les luttes intestines liées au Kanun ; de
plus, environ 20 DOO personnes étaient contraintes de
rester chez elles, plus d'un homme sur quarante !
L'incongruité de cette situation fut prise en
compte par les responsables des forces vives de la société albanaise du Kosovo, intellectuels, étudiants, travailleurs en particulier ceux des mines de Trepça, ceux-là
mêmes qui avaient réuni une grande partie de la population dans une marche mémorable en novembre 1988.
Alors qu'ils entreprenaient une autre action forte, la
grève de la faim au fond des mines, le 24 février 1989, ils
demandèrent solennellement « le début de la réconciliation du sang ».
Des étudiants qui s'étaient retrouvés en prison
parce qu'ils s'opposaient au pouvoir totalitaire y avaient
rencontre des personnes impliquées dans la vendetta.
Après avoir mené à bien avec eux des conciliations, ils se
sont juré qu'ils feraient tout pour remédier à cette « tare
albanaise ». À leur sortie ils ont fait appel à l'expérience
d'Anton Çetta pour les aider dans cette tâche.
En tant que membres du Man, nous avons eu la
chance, en août 1993, de pouvoir interviewer Anton Çetta
(1920-1995). Cet ethnologue kosovar, spécialiste du folklore, des contes et chansons populaires, était reconnu
pour sa sagesse et sa grande connaissance des villages.
Il faisait partie du « Centre des droits de l'homme et des
libertés » (CDHRF),
Anton Çetta nous a expliqué comment, à partir
de la tradition du Kanun respectée par la majorité de la
population albanaise, s'est accompli un travail qui en
deux ans a profondément transformé les mentalités des
8) Ces deux dernières parties reprennent de larges extraits
de mon livre Kosovo, on a marché sur la paix, Thélés,
décembre 2007.
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Albanais du Kosovo et les a rendus réceptifs à une
démarche non-violente. Anton Çetta ne parlait pas de
non-violence, mais aux membres du Man, à propos de
ces réconciliations, il disait : « Cela correspond à peu
près à votre mouvement de non-violence et de bonne
compréhension. »
Anton Çetta nous a expliqué que ce travail avait
été favorisé par un heureux concours de circonstances :
• les appels des intellectuels et des mineurs de Trepça ;
• le fait que la scolarisation se soit généralisée après
1945, même dans les régions retirées et montagneuses ;
les esprits s'étaient ouverts à une conception élargie
du monde et étaient prêts à cette révolution culturelle ;
réconciliation. Voilà, la jeunesse le veut, c'est juste. Le
peuple, les intellectuels le veulent. De cette manière,
vous vous libérez — nous disions — d'une pierre dans
votre cœur. Et laissez vos descendants libres, sans
conflit. Pensez à eux, pensez à vos fils, à vos neveux, plus
tard : qu'ils soient libres ! On discutait. On parlait même
un peu de politique, de la pression qu'exercent sur nous
la police et ses organes. Nous sommes un peuple qui
veut rentrer en Europe démocratique, mais l'Europe ne
nous acceptera pas avec des traditions aussi sévères.
• la fougue de la jeunesse ! comme celle de ces étudiants
à leur sortie de prison.
Anton Çetta et ses équipes ont retenu la procédure suivante pour permettre à toutes les familles de se
« réconcilier du sang », c'est-à-dire de cesser la vendetta
et de se réconcilier, tout en ne dérogeant pas au code
d'honneur du Kanun ni à la « besa », la parole donnée,
très importante chez les Albanais.
Ils procédaient en deux phases. La première
consistait à discuter séparément avec les deux familles.
En général la réunion se faisait dans la « oda 9 ». Les
membres du groupe d'Anton Çetta y rencontraient les
responsables de la famille, le maître de maison, ses fils,
deux ou trois hommes de la famille. Ils leur expliquaient
les raisons du mouvement de réconciliation, pour progressivement leur faire comprendre qu'à l'orée du
XXIe siècle, le Kanun du XVe n'était plus adapté, que cette
grande tradition dure et inhumaine, qui allait à rencontre
des intérêts humains et économiques du Kosovo, n'était
plus souhaitée par la jeunesse et le peuple albanais.
L'équipe Anton Çetta expliquait ensuite que la
famille devait « se montrer grande, brave, et faire la
9) Oda, chambre de réunion traditionnelle des hommes
et de leurs débats, souvent aménagée avec des matelas ou
des divans le long des murs, sert aussi de salle de réception
des étrangers.
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Eléments de recherche :
Médiation pour une réconciliation
(photo llaz Bylykbashi)
Nous présentions la situation globalement et en
détail : jadis c'était de la bravoure que de faire la vendetta, maintenant, c'est un acte anachronique. Dans les
ados, on parlera de vous, on dira que vous avez fait un
geste d'homme brave, de citoyen courageux. Ils résistaient, ne voulaient pas tout de suite. Parfois ils n'acceptaient pas, alors on revenait une seconde fois, une troisième. Et quand ils acceptaient, c'était le plus vieux en
âge qui se levait et disait : "je pardonne mon sang, au
nom du peuple, de la jeunesse et du drapeau"10. » « Je
10) Anton Çetta, (interview de M), Rapport de mission 1993,
édition Man, 114 rue de Vaugirard, 75006 Paris, p. 46.
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pardonne mon sang... », signifie : « Je ne tiendrai plus
rigueur à la famille qui a commis le meurtre, qui a fait
couler le sang de ma famille, je lui fais grâce... »
Anton Çetta — « quelqu'un pouvait encore faire feu et se
dire que nous viendrions pour la réconciliation. Nous
aurions eu plus de meurtres qu'avant !12 »
Cette décision de pardonner, liée aux souhaits du
peuple, de la jeunesse, et du Kosovo, ou liée aux intérêts
supérieurs des Albanais, a-t-elle conduit les membres
des familles à pardonner « du fond du cœur » ? Nous ne
le savons pas, mais, dans le concept de « réconciliation »,
voulu par Anton Çetta, il y a bien celui de rétablir (en latin :
reconciliare) les liens d'affection et d'amitié entre les personnes opposées par la vendetta. Il semble que ce soit ce
qui s'est généralement passé.
En 1990, la population albanaise du Kosovo était
d'environ i 800 ooo habitants. Sur cette population,
Anton Çetta précise que « globalement voici tes résultats
que nous avons obtenus : on a fait la réconciliation de
mille cas de meurtres, de cinq cents cas de blessures et
d'à peu près sept cents cas de conflits divers. Nous avons
donné assez d'importance aux conflits divers car plus
tard, ils pouvaient finir en meurtres. Surtout lorsqu'il
était question de femmes, de propriété, d'eau *3 ».
Quand les deux familles avaient donné leur
accord, la deuxième phase pouvait advenir. C'était la
réconciliation officielle qui se déroulait devant témoins.
« De part et d'autre venait un représentant de chaque
famille, ils se donnaient la main, et l'un d'eux, victime
d'un meurtre ou d'une blessure, déclarait à voix haute
devant le micro : "Je pardonne le sang de mon père, de
mon frère, de mon oncle, etc., au peuple, à la jeunesse et
au drapeau." On accompagnait tout cela avec un programme culturel : chansons, récitations... « » Ainsi, officiellement, devant témoins, l'honneur des familles était
sauf et la vendetta terminée. Il ne s'agissait pas, comme
par le passé, d'une trêve temporaire, mais d'un arrêt définitif de la vendetta pour les Albanais du Kosovo.
Début 1990, l'utilisation des médias, encore
libres, favorisa la réussite rapide de la démarche de
réconciliation. Ainsi, le ier mai, ces médias ont rendu possible un fabuleux rendez-vous dans ce qui deviendra la
« vallée de la réconciliation » à Verrat e Llukes, près de
Deçani, où 500 ooo personnes se sont réunies venant
non seulement du Kosovo mais aussi de Macédoine, du
Monténégro et de la Serbie du Sud.
Le mouvement populaire de « réconciliation du
sang », commencé le 2 février 1990, s'est achevé le
17 mai 1992. Il ne prenait pas en considération les cas de
meurtres postérieurs à 1990, parce que — nous a dit
Réconciliation de plusieurs familles.
L'émotion se lit sur le visage du représentant d'une
des deux familles après avoir accordé son pardon.
Les témoins applaudissent (photo llaz Bylykbashi).
Ces trois photos sont extraites du livre 555-..Kronike
(1981-1995), Pristina, Éd. Rilindja, 1996.
12) Anton Çetta, ap cit., p. 50.
ii) Anton Çetta, ap cit., p 44
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Eléments de recherche :
13) Anton Çetta, op. cit., p. 42.
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EMBRYON D'UNE NON-VIOLENCE GANDHIENNE
l'occasion de la Grande Réconciliation, chacun des
participants a pu développer des aptitudes préA
cieuses pour mener la lutte non-violente, en particulier :
• maîtriser ses peurs ;
• oser dire la vérité ;
• assumer personnellement ses responsabilités dans les
actions passées et présentes ;
• reconnaître et identifier ses émotions dans la vie quotidienne, personnelles, familiales et claniques ;
• rechercher des attitudes positives et constructives.
À l'occasion de la Grande Réconciliation, chacun
des participants a pu constater que les drames internes
aux familles ont conduit à d'importants débats dans ces
familles, mais aussi dans les clans et entre les uns et les
autres. À partir de ces débats s'est dégagé le sentiment
que la position de chacun avait une influence sur la cohésion et la survie de l'ensemble de la société albanaise. Cela
leur a permis de découvrir des bases de la démocratie.
Les conflits interpersonnels ou intergroupes,
bien que lourdement charges du poids du sang et de la
tradition, pouvaient être réglés pacifiquement et même
conduire à des contrats entre les adversaires qui satisfaisaient les intérêts et les droits de chacun, à condition
d'être abordés avec un esprit respectueux des êtres
humains. Il était non seulement plus efficace, mais aussi
plus constructif de substituer aux moyens violents des
moyens respectant les personnes.
Un groupe de personnes résolues pouvait parvenir
à transformer radicalement les mentalités et faire fléchir
des familles, ou des groupes en profonde opposition.
La désobéissance à une loi injuste ou inadaptée
— fût-elle vénérable comme celle du Kanun — était non
seulement juste et légitime, mais pouvait même être
nécessaire pour construire une meilleure société.
Anton Çetta disait que la Grande Réconciliation
« était un rapprochement de tout notre peuple, et puis
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Eléments de recherche :
une solidarité, une consolidation, une union nationale.
Le principal étant qu'il n'y avait plus de distinction selon
la condition économique, ni de la religion, ni de la fonction. Et cela fut un grand résultat qui a entraîné ensuite
des répercussions positives *4. » Ibrahim Rugova soulignait : « La pratique de la non-violence dans cette situation correspond à un aspect de notre caractère, à une
tradition de patience et de prudence face à toute domination. Déjà le Kanun de Lekë Dukagjini, prince albanais
du XVe siècle, faisait appel à ces vertus. Par le biais de
cette résistance active fondée sur la non-violence et la
solidarité, nous nous sommes "trouvés". Aujourd'hui,
nous avons réussi à toucher ce point de l'esprit du
peuple albanais J5. » ll éclairait ainsi le message des
mineurs albanais en 1988 : « Nous n'utilisons pas les
tromperies et les mensonges, nous ne haïssons pas les
autres peuples. »
La population prenait conscience de l'effet libérateur de la vérité publiquement révélée, alors qu'elle
était enfouie dans les consciences et enfermée dans les
orias, parfois depuis des générations. Elle prenait aussi
conscience de l'effet apaisant de ce mouvement profondément respectueux des personnes humaines, en opposition radicale à l'attitude du pouvoir et de la police de
Belgrade qui l'écrasaient. À ce sujet, le mentor de la
réconciliation a exprimé son étonnement devant une de
ses conséquences imprévues : rendre la population
« capable de tout pardonner, y compris les exactions que
fait la police l6 ». Une autre conséquence, plus prévisible, fut le développement des solidarités entre les
Albanais, prémices des structures parallèles sociales,
sanitaires et scolaires.
Grâce à cette action, les Albanais du Kosovo ont
trouvé en eux le dynamisme et la capacité de s'opposer
au pouvoir serbe, ils ont agi « comme si » ils ne subis14) Anton Çetta, ap cit., p. 44.
15) Ibrahim Rugova, La question du Kosovo. Entretien avec
Marie Françoise Alain et Xavier Galmiche, Fayard, 1994, p. 130.
ie) Anton Çetta, op. cit., p. 44.
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salent pas l'apartheid, « comme si » ils étaient autonomes et ils ont construit une organisation parallèle pour
mener les affaires publiques.
C'est exactement ce que Gandhi suggérait de
faire avec ce qu'il appelait un programme constructif, élément stratégique essentiel de la non-violence. Gandhi
entendait par-là : un effort d'auto-organisation destiné à
transformer sa propre société de l'intérieur, sans
attendre que l'autorité en place le fasse. La réalisation de
tels programmes permet de montrer à la population
qu'elle est capable de réussir son action sans le Pouvoir
et à celui-ci, que la société peut se construire sans lui.
Par un effet second en Inde, ce programme avait
permis à Gandhi de réduire la tare sociale qu'est l'intouchabilité ; au Kosovo, il permit à Anton Çetta et aux
Albanais de réduire la tare sociale de la vendetta. •
Pierre Du four,
Kosovo, on a
marché sur la
paix, préface de
Stéphane Messe/
Paris, Éd. Thélès,
2007,462 p.,
19,90 €
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