LE MONDE DU SQUAT :

Transcription

LE MONDE DU SQUAT :
ANALYSE
2015
LE MONDE DU SQUAT :
NÉCESSITÉ SOCIALE OU NOUVELLE CULTURE ?
Par Marie Bernaerts
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles asbl
Avec le soutien du service de
l’Éducation permanente de la
Fédération Wallonie-Bruxelles
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LE MONDE DU SQUAT : NÉCESSITÉ SOCIALE OU NOUVELLE CULTURE ?
Une publication ARC - Action et Recherche Culturelles
Pour la quatrième analyse de notre cahier sur le logement, nous vous proposons
un détour par le monde du squat. Nous explorons ici la question des occupations
de bâtiments vides à travers l’exemple bruxellois. Occupations qui oscillent entre
nécessité sociale et nouvelle culture.
Une analyse de Marie Bernaerts
D
ans cette quatrième analyse sur le logement, nous allons nous intéresser à la question des squats à partir de l’exemple bruxellois. Notons
d’emblée que nous n’aborderons pas ici la question des occupations
illégales à des fins politiques (combats des sans-papiers par exemple) ou dans
une optique de réappropriation à des fins artistiques (ateliers d’artistes, expositions, événements culturels), qui n’entrent pas dans la problématique du
logement stricto sensu que nous abordons tout au long de ce cahier.
Cécile Péchu, politologue spécialiste de la question des squats, définit le squat
comme « l’action d’occupation d’un local en vue de son habitation ou de son
utilisation collective »1. Cette occupation part généralement d’une nécessité
économique mêlant situations précaires, loyers (trop) élevés et/ou logements
insalubres. Mais, nous indique Thomas Aguilera, expert des politiques publiques
face aux squats, le squat est également le lieu d’une culture alternative et est «
parfois sublimé comme une pratique alternative avec un regard généralement
bienveillant »2. C’est ce rapport entre nécessité sociale et pratique culturelle
(neuve, différente, alternative) que nous nous proposons d’interroger ici. Pour
y arriver, nous commencerons par un détour sur les questions de « moralité »
et de « légitimité » en articulation avec la notion de « légalité ». Mais d’abord,
un rapide point de la situation bruxelloise.
Un chiffre étonnant circule depuis une vingtaine d’années : il y aurait à Bruxelles
entre 15 000 et 30 000 logements vides. Il situe à la fois l’ampleur de la problématique et la difficulté d’obtenir des données fiables en la matière. Or, maintenir un logement d’habitation vide constitue une infraction administrative au
code du logement bruxellois3. Depuis 2013, les sociétés d’eau et d’électricité
ont l’obligation de signaler les logements où elles constatent une consommation (quasi)nulle depuis au moins un an. Cette mesure permet un recensement
1 PECHU Cécile, Les squats, Presses de Science Po, Paris, 2010, p. 8.
2 AGUILERA Thomas, « Réguler et policer les squats à Paris : Politiques publiques et construction de l’ordre », in : Working papers du Programme Villes et Territoires, Centre d’études européennes, Sciences Po Paris, p. 2.
3 Articles 20 à 23 du Code du bruxellois du logement.
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progressif des logements vacants et met à l’amende des propriétaires qui ne
respectent pas la législation. Elle devrait également favoriser la réoccupation
progressive des lieux, nous indique le Rassemblement Bruxellois pour le Droit
à l’Habitat (RBDH)4. À cela, il faut encore ajouter une surface d’environ 1 000
000 m² de bureaux inoccupés5, qui seraient susceptibles d’être convertis en
habitations.
Logements vides d’une part, sans-abris et mal-logés d’autre part6, voilà le décor planté. Ainsi que la raison d’être des squats. En effet, nous indique Thomas
Dawance dans la Revue Nouvelle : « Que le sans-abrisme puisse exister en
présence d’un important parc de logements vides est le constat central sur
lequel repose la moralité de l’occupation illégale. »7 Cette phrase résume la
difficile articulation entre « moralité », « légitimité » et « légalité » que nous
allons explorer dans la première partie de cette analyse. Ainsi, si les squats sont
a priori des occupations illégales, certains bénéficient de baux précaires, encadrés dans une certaine mesure par la loi. Quant à la question de la moralité, elle
n’est pas forcément l’apanage des « sans », puisque par exemple maintenir un
logement vide est contraire à la loi, ce qui constitue une forme de légitimation
des occupations. Ou encore, comment concilier la légitimité des squatteurs et
celle des propriétaires ?
L’occupation de logements vides s’accompagne bien souvent d’une convention d’occupation précaire (ou bail précaire). Il s’agit d’une convention passée entre le propriétaire d’un immeuble dont les travaux de rénovation ou
la démolition ont été programmés et les occupants du lieu.8 Généralement,
l’occupation court jusqu’au commencement effectif des travaux de rénovation
ou démolition, mais elle peut être résiliée moyennant un préavis de trois mois.
La plupart du temps, les occupants s’engagent à effectuer les travaux à minima
qui permettent de rendre le bâtiment « habitable » tant sur le plan de la sécurité que de la salubrité. Toutefois, le « moment de l’occupation » reste un acte
illégal. L’idée est de « forcer la main » du propriétaire en investissant les lieux
sans son consentement préalable. Lorsqu’il s’agit de l’occupation de logements
sociaux, le code bruxellois du logement prévoit un accompagnement social
des occupants dans une perspective de relogement plus pérenne.9 En effet, ce
type de logement est avant tout envisagé comme une solution temporaire qui
4 Site du RBDH : http://www.rbdh-bbrow.be/spip.php?article999
5 Chiffres de l’observatoire des bureaux cités par le RBDH.
6 Nous avons évoqué les chiffres et difficultés de dénombrement des sans-abris et mal-logés dans notre seconde analyse
sur le logement : http://www.arc-culture.be/blog/analyse/droit-au-logement-decent-entre-principes-et-realite/.
7 DAWANCE Thomas, « Le squat collectif autogéré, une réponse à la crise urbaine », in : Revue Nouvelle, Février 2008.
8 Notons que la convention d’occupation précaire ne peut en aucun cas être assimilée à un bail à loyer et en particulier
à un bail commercial.
9 Article 54 du Code bruxellois du logement.
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répond à une urgence sociale.
Nous le voyons, les conventions d’occupation précaire s’inscrivent dans un
processus médian entre une pratique illégale et l’exercice de l’autorité publique. Ils permettent de mettre en place un modus vivendi qui garantit aux
différentes parties en présence une forme de tranquillité. Les occupants des
locaux se prémunissent ainsi d’une procédure d’expulsion brutale et soudaine.
Les propriétaires peuvent revendiquer l’occupation des lieux et se voir garantir un entretien au moins minimal de leurs bâtiments. Du point de vue des autorités publiques, un tel arrangement offre un cadre dans lequel l’ordre public
peut s’exercer. Au final, ils apportent une forme de « légitimité » à une pratique
encore souvent qualifiée « d’illégale », de nature à renforcer sa justification «
morale ». Ils constituent un marqueur de reconnaissance de la société à l’égard
de situations constatées, répétées, installées. Reconnaissance aussi, dans une
certaine mesure, d’une culture émergente ou alternative née de la nécessité.
Pour poursuivre notre réflexion, il convient de revenir un instant sur la situation bruxelloise en matière de logement. Le rapport 2013 de l’observatoire des
loyers de la Société du Logement de la Région de Bruxelles-Capitale (SLRB)
nous indique les loyers bruxellois ont augmenté en moyenne de 2 % entre
2004 et 2013 en tenant compte de l’inflation.10 Ces chiffres témoignent d’ «
un décrochage de plus en plus marqué entre revenus des locataires et loyers
demandés. »11 Cette augmentation des loyers va de pair avec un appauvrissement de la population bruxelloise nous indique le même rapport.12 Quant aux
revenus des locataires, ils se répartissent comme suit : « 50 % des locataires
déclarent des revenus compris entre 1 000 € et 2 000 € ; 15 % d’entre eux ont
des revenus inférieurs à 1 000 € et 23 % ont des revenus supérieurs à 2 500 €.
Le revenu moyen des locataires est estimé à 1 874 € et le revenu médian à 1
750 €. »13 Dans ces conditions, ce sont bien entendu les personnes aux revenus
les plus modestes qui peinent de plus en plus à trouver un logement décent à
un prix abordable, en particulier les 15 % qui déclarent un revenu inférieur à
1 000 €. 14
10 Rapport de l’observatoire des loyers 2013, SLRB, p. 11 : http://www.slrb.irisnet.be/publications/observatoire-regional-du-logement/observatoire-des-loyers-2013/view
11 Idem.
12 Idem.
13 Rapport de l’observatoire des loyers 2013, op.cit., p. 65. Sont visés ici les chiffres par ménages, des données plus
détaillées en fonction de la composition du ménage (célibataires avec / sans enfants, couples avec / sans enfants) sont
disponibles dans le rapport.
14 Le rapport de l’observatoire des loyers 2013 nous indique qu’idéalement le loyer ne devrait pas dépasser 25% du
budget total d’un ménage, objectif difficilement atteint pour les revenus les plus faibles car le loyer médian à Bruxelles est
situé à 650 euros. Or, en 2013, nous dit le rapport : « il fallait bénéficier de 2000 € par mois pour que la part du loyer dans
le budget du ménage soit inférieure à 30 % et la part du loyer pour ceux qui n’ont que 1500 € de revenus disponibles par
mois était de 60 %. » soit 7% d’augmentation par rapport à 2012. in : Rapport de l’observatoire des loyers 2013, op.cit., p.
11 et 17.
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Pour sa part, le baromètre social bruxellois 201415 nous indique que « Environ un tiers de la population bruxelloise vit avec un revenu inférieur au seuil
de risque de pauvreté. Cette proportion est bien plus élevée qu’au niveau du
pays » (32,5 % contre 15 % pour la Belgique). Ce seuil de risque de pauvreté
est fixé à 60 % du revenu médian selon l’indicateur de pauvreté le plus utilisé
internationalement. Sur base de ce calcul, il se situe en Belgique à 1033 € pour
les revenus 2011 nous précise le baromètre.16 À la rubrique « Logement et
habitation », nous apprenons que seule une demande sur deux environ de logements sociaux peut être satisfaite dans notre capitale, quand la liste d’attente
va croissante.17 Selon les chiffres de l’observatoire bruxellois de la pauvreté, il
y avait au 31 décembre 2012 un total de 35 883 logements sociaux loués pour
41 461 ménages sur liste d’attente, soit 46,4 % de demandes rencontrées. À
travers ce bref aperçu, nous pouvons considérer que la situation bruxelloise en
matière d’accès logement peut être qualifiée de critique.
Voilà une situation sociale qui explique la nécessité de développer à Bruxelles
des « solutions de débrouille », des pratiques de logement alternatif, telles que
les squats. Et, chaque squat est le lieu d’une expérience de vie collective, c’est
tout un monde, un mode de vie qui s’organise, parfois autour d’un projet prédéfini (social, culturel, politique) en plus de l’aspect purement logement. Pour
aller plus loin dans cette organisation, certaines associations se créent, comme
la FéBUL (Fédération Bruxelloise de l’Union pour le Logement) ou l’asbl Woningen123Logements (anciennement 321 Logements). La FéBUL milite pour
l’occupation de bâtiments vides. Quant à l’asbl Woningen123Logements, elle
est à l’origine de deux squats célèbres de la capitale : le Tagawa, un grand hôtel
de l’avenue Louise occupé de février 2003 à avril 2007 et actuellement le 123
rue Royale occupé depuis mai 2007. Le RBDH a recensé en 2013 une bonne
douzaine de ces squats qui comptent chacun plusieurs dizaines à plusieurs
centaines de personnes. 18
La constitution de ces squats logements est donc la parfaite illustration d’un
mouvement social qui s’organise autour de deux axes principaux : la recherche
de reconnaissance d’un mode de vie qu’on pourrait qualifier de culture émergente ou alternative et une forme d’activisme pour le droit au logement qui
cherche à faire bouger les lignes de la loi. Chaque axe réclame un type de validation différent : reconnaissance sociétale pour l’axe culturel, aboutissement
15 Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2014). Baromètre social 2014. Bruxelles : Commission
communautaire commune, p. 13.
16 Idem.
17 Ibidem, p. 46.
18 « L’occupation temporaire de bâtiments vies. Solutions d’urgence et modèle pour l’avenir », in Dossier trimestriel du
RBDH, n° 51, 1er trimestre 2013.
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législatif pour l’axe social. Du point de vue social, le RBDH réclame par exemple
un cadre pour que les bâtiments vides puissent être mis à la disposition d’associations pour pouvoir y loger des personnes.19 Il s’agit bien ici de répondre à
des situations d’urgence, d’offrir aux plus précaires des solutions de logement
encadrées, faute de mieux. Mais il n’est pas question d’institutionnaliser des
situations précaires. En effet, le premier combat d’associations telles que le
RBDH reste l’accès au logement décent pour tous dans sa formule classique.
Sur le plan culturel, les squats logements mettent en avant un mode de vie
collectif et solidaire, une manière de « faire société » qui dénote quelque peu
de la prépondérance à l’individualisme qui caractérise nos sociétés. Ils sont une
forme de culture marginale née de la nécessité, mais porteuse, malgré elle, d’un
message fort. Une culture susceptible également de remettre en question la
notion de propriété privée, pilier de nos démocraties dites libérales. En effet,
l’évolution de ce type de pratiques conjuguée aux réalités des plus précaires a
déjà conduit le législateur à mettre le logement vide hors-la-loi, ce qui constitue
une forme de limitation de la jouissance pleine et entière d’une propriété privée. Au surcroît, la pratique, très marginale au départ, devient progressivement
mieux acceptée au sein de la société. Société qui peut à son tour profiter de
ces exemples de vie collective, au mode participatif, qui peuvent par exemple
se décliner à l’échelle de quartiers, de communes ou encore d’associations.
Au final, il est impossible de déterminer la nature des squats logements, entre
nécessité sociale et nouvelle culture. La nécessité sociale est indéniable et mérite d’être prise en compte de manière différente ou meilleure, notamment par
les pouvoirs publics. Nous pensons ici par exemple aux carences en matière de
logements sociaux ou encore à l’éventualité de mettre en place des aides aux
loyers pour les plus démunis. Quant à la culture issue de cette nécessité, elle
nous semble apporter des valeurs positives d’entraide et de solidarité qui ne
demandent qu’à irriguer l’ensemble de la société civile. Nous avons également
pu souligner une fois de plus l’importance du cadre législatif comme marqueur
des évolutions sociétales. Le volet suivant de notre cahier sur le logement sera,
quant à lui, consacré aux autres formes d’habitat alternatif. Nous chercherons
à savoir si elles sont susceptibles de remettre en question le modèle de l’habitation unifamiliale.
Marie Bernaerts,
Chargée de recherche à l’ARC asbl.
19 VAN HEESVELDE Tineke, « L’occupation temporaire de bâtiments vies. Solutions d’urgence et modèle pour l’avenir
», Editorial, in Dossier trimestriel du RBDH, n° 51, 1er trimestre 2013, p.3.
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