« LE TERROIR ET LE CUISINIER »

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« LE TERROIR ET LE CUISINIER »
Discours du Parrain 2012, Michel Guérard,
Lors du premier Comité de Pilotage de la deuxième
édition de la Fête de la Gastronomie
« LE TERROIR ET LE CUISINIER » *
« Région rurale, provinciale, considérée comme le refuge d’habitudes de goûts
typiquement régionaux et influant sur ses habitants ».
La définition laconique du mot terroir donnée tant par le Petit Robert
que par le Larousse, ne saurait traduire, à mon sens, ce que ce mot recèle
en matière d’attachement, de mérite, d’émotion, de sacrifice, d’amour, de culture,
d’échanges, d’héritage, d’honneur, parfois d’orgueil, d’authenticité, de chauvinisme
aussi.
Le terroir est un peu la matrice de notre paradis terrestre.
Il puise son énergie au cœur de la terre et se colore de particularités en rejoignant
le ciel.
Mais le terroir serait un film muet en noir et blanc, sans les hommes aussi
passionnés que passionnants qui l’animent, tous réunis dans une convergence
de générosité et de rigueur, fiers de leur métier qui consacre l’esprit et le travail
de leur main, cette main égale et rivale de la pensée.
« L’une n’est rien sans l’autre », affirmait Paul Valéry.
Commissariat général à la Fête de la Gastronomie
139 rue de Bercy – Teledoc 536 – 75572 PARIS cedex 12
Tél. : 01.53.18.85.20
Ces hommes et femmes, façonneurs de la grande diversité gastronomique
de notre pays et protagonistes de l’inscription au patrimoine immatériel de l’Unesco,
du « Repas Gastronomique des Français », symbole du rassemblement familial
et de l’amitié, selon un rite convivial de fête et de plaisir dûment souhaité, pensé
et organisé. Ces hommes et femmes, ce sont nos producteurs, nos agriculteurs,
nos maraîchers, nos éleveurs, nos pêcheurs aussi, nos chercheurs bien
évidemment, et puis nos vignerons qui savent, mieux que quiconque, ce que terroir
veut dire et enfin, nos cuisiniers et cuisinières, zélés metteurs en scène
de notre scénographie culinaire.
Ainsi, de même qu’il ne pourrait y avoir de Fête de la Musique sans musiciens,
on imagine mal celle de la Gastronomie sans cuisiniers et cuisinières, je parle, bien
évidemment, de ceux et celles qui savent devoir à un merlan, une pintade, un turbot
ou un pigeon de ne pas être morts pour rien.
A ce propos, qu’y-a-t-il de commun entre un chef du XXIème siècle, optant pour
une pratique moderne de son métier, faite d’élégante symbiose entre poésie
et science, imagination et technique, surfant avec une spirituelle insolence
sur les vagues du métissage et du cosmopolitisme culinaire et son grand aïeul
Guillaume Tirel, dit Taillevent, premier queux du roi Charles VI, héros d’une cuisine
médiévale aux puissants accents d’épices, rendant l’âme sous la Régence ?
Tout simplement l’envie pour l’un et l’autre, comme pour le musicien, le peintre,
l’écrivain, le metteur en scène, d’exprimer leur sensibilité, de composer, d’émouvoir
pour tenter de plaire et se sentir aimé, en un mot exister, être, rejoignant en cela
Claude Monet, qui définissait son art, comme une partie de la création vue à travers
un tempérament.
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A propos d’art, Voltaire, fin gastronome à ses heures et provocateur à plein temps,
s’étonnait du rôle subalterne laissé à ce métier, déclarant que « le bon goût,
en fait de cuisine, se définissait selon des critères analogues à ceux
qui définissent le bon goût artistique et littéraire ».
Bientôt 700 ans nous séparent de la naissance de Taillevent, sept siècles,
qui ont vu défiler légion de maîtres-queux, chacun apportant sa contribution
au lent façonnage de cette œuvre de civilisation qu’est la Cuisine Française, dont
l’origine trouve sa source historique dans une cuisine populaire de terroir, paysanne
et marinière.
Les quatre derniers lui conférèrent ses lettres de noblesse, dont en particulier
le XVIIIème siècle, celui des Lumières, à qui l’on doit, au sortir de la Révolution,
l’invention providentielle du restaurant, (le mot restaurant désignait, à l’origine,
un bouillon de viande conçu pour restaurer vigueur et santé).
Le Chef, à peine sorti des maisons nobles qui l’employaient, devient, par là-même,
auteur-compositeur de recettes nouvelles, confronté, pour assurer l’essor de son
commerce, à la réalité des règles économiques inhérentes à son métier, devenant
ainsi tributaire, à l’instar de l’homme politique ou de l’artiste, des trois ressorts
de la société libérale : la loi de l’offre et de la demande, le suffrage universel
et la liberté de la presse.
Délicatesse, raffinement, créativité sont, dès lors, au rendez-vous, ainsi que liberté
d’expression, là où s’affrontent déjà tradition et invention.
Cette liberté, qui initie les modes auxquelles la cuisine ne saurait davantage
échapper, même si parfois le passé mélancolique grince des dents, regrettant, pêlemêle, que certaines cuisines régionales, désormais honteuses de sentir l’ail
et le jambon rance, reflètent hélas ! trop peu, les paysages où elles sont nées,
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déplorant en même temps, les excès de sophistication inutile pour « Précieuses
Ridicules » en représentation.
L’art, disait La Bruyère, gâte quelquefois la nature en cherchant à la perfectionner.
N’est-ce pas là l’inéluctable tribut à payer à la mode ?
Mais aujourd’hui, cette mode culinaire, dans sa quête obligée de modernité, doit-elle,
pour autant, faire fi du passé, imposer son diktat, au point de figer la personnalité
du cuisinier en mal de reconnaissance et d’aboutir à se plagier elle-même, instaurant
au passage un nouveau conformisme ?
A propos de mode, Escoffier, notre cuisinier français emblématique, à cheval
sur deux siècles, donnait, en 1902, dans la préface d’un de ses livres, une définition
prémonitoire de la cuisine qui reste d’une surprenante actualité :
« Alors que tout se transforme et se modifie, il serait illusoire de vouloir fixer
les destinées d’un art qui, par tant de côtés, relève de la mode et, comme elle,
est instable »
A la lecture de cette évidence marquée au sceau du bon sens, on est tenté
de se poser la question : le moment n’est t-il pas venu de proposer aux cuisiniers
et cuisinières français de se livrer à un nouvel exercice de style, de nous révéler leur
vision nouvelle d’une certaine cuisine à la française, de réinventer, même
si bécasses et ortolans ne sont plus au rendez-vous, celle issue de nos terroirs,
ainsi que continuent à le faire si bien, nos amis italiens et, quelquefois encore,
espagnols, s’aidant en cela des techniques modernes mises à leur disposition
ainsi que d’une réflexion régénérée :
Un canard confit, à température douce, dans une composition faite de trois quarts
de bouillon et d’un seul quart de gras est autrement plus savoureux que le même,
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à l’ancienne, bousculé, cuit, jusqu’à la corde, dans une ébullition graisseuse
outrancière.
Quelques grands chefs français, tel Alain Passard, Michel Bras, n’ont d’ailleurs
attendu personne pour se lancer dans cette nouvelle aventure, plus proche
de la nature, du terroir et du produit, ce produit, objet inachevé que le cuisinier
conduit à son zénith culinaire à travers le savoir-faire et la sensibilité qui lui sont
propres. Ne serait-il pas justifié aujourd’hui de prendre le courant à rebrousse-poil,
pour chahuter, au passage, cette cuisine française « modeuse ».
Ne serait-il pas pertinent de laisser de côté certaines tendances essoufflées
et de revenir, avec esprit, aux sources de notre histoire gastronomique ?
Ne serait-il pas judicieux de faire des propositions impertinentes aux gourmets,
ces gastronomes du 21ème siècle, grands consommateurs de sites gastronomiques,
à la fois flatteurs et censeurs, curieux et méfiants, enthousiastes et râleurs,
recherchant les sensations neuves et les redoutant à la fois, passant au restaurant
une grande partie de leur temps à évoquer les satisfactions passées et à supputer
celles à venir, mais le discours gastronomique n’est-il pas un nouvel élément de
statut social ?
Ne serait-il pas aujourd’hui pertinent de proposer à ces gourmets-là, en quête
perpétuelle de nouveauté, une version neuve de nos belles recettes emblématiques,
redonnant, par exemple, à la bouillabaisse, sa candeur et sa pureté marine érodée
par le temps, faisant d’un hachis Parmentier ou d’un cassoulet allégés de nouveaux
mets de Dieu, proposant d’impertinentes quenelles de brochet traitée en surprise à la
manière d’un coulant au chocolat…
Que sais-je encore ?
La France est, sans conteste, l’un des plus séduisants pays au monde grâce
à la grande diversité de ses paysages, de ses sites, de ses architectures modestes
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ou royales, mais aussi de sa cuisine plurielle, l’un des marqueurs forts de son
identité nationale et l’ambassadeur de choix de sa politique agricole et touristique.
Elle est un peu au monde culinaire ce que l’anglais est aux langues vivantes :
un langage universel : synthèse, de la communion, de l’échange, du partage,
du plaisir, de l’amitié, parfois de la réconciliation.
Alors, ne serait-il pas adroit, pour notre commerce extérieur, de créer une nouvelle
cuisine naturaliste conviviale à la française, proposée au plus grand nombre, issue
de nos cuisines paysannes et marinières d’origine, mettant en scène nos riches
terroirs, si singuliers ? Une innovation à l’envers, en quelque sorte, nourrie
à la source de l’archaïsme mais non dépourvue d’intérêt en matière de performance
économique : dans le grand Sud-Ouest (Aquitaine et Midi-Pyrénées réunis),
l’agriculture et l’agro-alimentaire représentent le premier secteur économique
et d’emploi de ces deux régions.
La restauration, dans sa globalité, n’est-elle pas là pour répondre, avec pertinence,
à des besoins, au bon moment, au bon endroit et au juste prix ?
Surtout, ne vous méprenez pas sur mes propos, le passéisme n’a jamais été
ma règle de vie. J’aime les plats délirants quand ils sont surprenants et succulents.
J’aime cette génération montante de jeunes et brillants cuisiniers au talent insolent.
Et, ce serait hérésie de revenir sur cette obligation morale et professionnelle
que nous avons de pratiquer et d’encourager la création culinaire. Un métier ne peut
évoluer sans défi, ni provocation.
Intellectuellement, nous devons nous maintenir hors d’état d’assoupissement,
« flirter » avec le dynamisme du siècle en marche, mais en veillant cependant
à ne pas tomber dans la dictature des tendances, qui tue la création elle-même.
La Haute Cuisine, qui relève d’un acte social et culturel, ne vient pas du néant,
mais s’inscrit dans une longue tradition perpétuellement évolutive. Cette tradition,
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toujours au « hit parade » des plats préférés des français et dont j’ai quelquefois
envie de faire l’éloge comme je le ferais d’une jolie femme mûre, riche d’expérience
et de mystère, toujours prête à se laisser charmer pour mieux s’épanouir et rendre
au centuple à qui sait la séduire.
Cuisiner, c’est aussi, encore et peut-être avant tout, unir matière et mémoire,
laquelle, selon Saint-Simon, reste toujours aux ordres du cœur. C’est pourquoi,
le moment me paraîtrait bienvenu de célébrer à nouveau l’excellence de la simplicité,
à travers la douceur d’un passé bienheureux, de rappeler ce que les plaisirs simples
ont d’aristocratiques et aussi qu’une cuisine originelle de terroir, faite de cueillette
et de chasse du jour, naturaliste en diable, n’a rien à envier à celle qui se la joue
chichiteuse.
Un plat réussi, c’est un moment de grâce et d’équilibre, né de la pensée et de la
main de l’homme, mais c’est aussi, comme me le disait sans rire mon maître
d’apprentissage une assiette « nickel-chrome » saucée jusqu’à la corde à grands
coups de pain de campagne !
Aussi, je propose que nous nous laissions à nouveau rouler, paisiblement, le coude
sur la portière vers une cuisine de brise légère comme coulée d’une fontaine
de fraîcheur, là où les produits vibrent de toutes parts, préludes à des mets odorants,
voluptueux, qui embaument la joyeuse candeur, des mets qui vous prennent
par la manche, débarrassés d’emphases inutiles, bruts de bonté.
Je suggère, à cet égard, que soit instauré un grand concours national bisannuel
de cuisine de terroir, un concours mettant en place le sauvetage d’un chef-d’œuvre
en péril, fané par l’usure du temps et les nouvelles habitudes de consommation,
donnant ainsi l’occasion à tous les talentueux cuisiniers et cuisinières de France,
professionnels et amateurs, de s’exprimer sur ce sujet, de réécrire une nouvelle
odyssée de leur cuisine de mémoire à travers la diversité de leurs territoires,
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une cuisine franche, plus jeune que jamais, de cœur et d’esprit, pas mélancolique
pour deux sous, ni de son passé, ni de son avenir…
…Une cuisine buissonnière à la française, libre, insoumise, qui respire, s’amuse,
et enchante, s’accrochant aux hanches de son histoire intemporelle, s’étourdissant
comme une adolescente, dans une danse sacrée qui, pour notre plus grand plaisir,
dure, depuis des siècles déjà, et rêve d’éternité…
*Texte de Michel Guérard pour le Commissariat général de la fête de la gastronomie. Toute reproduction ou réutilisation interdite, sauf
autorisation expresse.
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