1 L`Écriture, l`espace et le temps de l`altérité en soi dans Pseudo de
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1 L`Écriture, l`espace et le temps de l`altérité en soi dans Pseudo de
L’Écriture, l’espace et le temps de l’altérité en soi dans Pseudo de Romain Gary Tout au long de sa vie, Romain Gary joue sur la pluralité de son existence. Aviateur, romancier, diplomate, réalisateur de films, son parcours montre un être qui se métamorphose à l’infini créant son propre chemin, sa propre vie et ses valeurs. L’identité et l’altérité sont en effet au cœur de ses réflexions sur l’esthétique et sur l’éthique. De même qu’il se multiple à travers plusieurs de ses pseudonymes dont les plus célèbres sont Romain Gary, Émile Ajar, ses personnages ont tendance à devenir un autre. Contredisant les écrivains qui enferment le lecteur dans leur « Royaume du Je », Romain Gary refuse d’utiliser son univers romanesque afin d’étaler son « Moi ». Car le Moi identique n’existe pas, il doit toujours être en mouvement, être inventé et doit se récréer. Chez lui, l’écriture n’est jamais un topos pour décrire sa conscience, son intérieur. L’écriture, c’est le temps de sortir de soi, de glisser dans une autre peau. Afin de se séparer de luimême, de se dépasser et de se muer, il tient à se plonger dans l’Imaginaire, à créer un monde fictif. L’identité n’est qu’une substance provisoire, indéterminée. Alors, le « Je » est un devenir. Un devenir pour exploiter l’Autre en soi refoulé par la logique du Même. Dans le roman, le changement de l’identité des personnages est une sorte de lutte métaphysique pour garder la particularité d’un individu contre la Puissance qui universalise et qui formate les hommes. Dans ce contexte, il est intéressant de considérer le roman Pseudo : racontant son aventure pour devenir un autre (Émile Ajar) à travers le personnage schizophrénique, l’écrivain déploie le processus de l’écriture qui devient un lieu d’exploitation de l’altérité en soi. L’écriture n’est pas le moyen de se plonger dans le « Moi » de l’écrivain, mais de créer un autre « Je ». La réflexion de notre étude se portera sur cette mise en scène du « Je est un autre » dans Pseudo. La réalité et l’artiste L’une des caractéristiques essentielles des personnages de Romain Gary est leur obsession de fuir monde, la vie réelle, le passé. Dans La Tête coupable, Cohn et les mimes se retirent de leur société en abandonnant leur véritable identité. Les personnages d’Europa, Danthès, Malwina et Erika se détachent du monde en se dédoublant. Pavlowitch dans Pseudo tente également d’effacer son existence en restant dans son monde imaginaire. Le roman présente un personnage qui est en proie à une hallucination causée par son refus de la réalité. Il affiche cette discordance depuis le début du roman : 1 J’ai eu pour la première fois des hallucinations à l’âge de seize ans. Je m’étais soudain vu cerné par des vagues hurlantes de réalité et agressé par elle de tous les côtés. J’étais très jeune, je ne connaissais rien à la psychiatrie, et quand je voyais sur mon écran les images du Vietnam, les gosses aux ventres gonflés par la mort qui crevaient en Afrique ou les cadavres militaires qui me sautaient dessus, je croyais sincèrement que j’étais dingue et que j’avais des hallucinations1. Pseudo, ce roman écrit sous le nom d’Émile Ajar, illustre bien la relation entre les personnages de Romain Gary et la réalité. Au travers son jeu de double, Pavlowitch-Ajar, l’existence réelle et celle de la fiction, nous voyons bien l’obsession de fuir la réalité que manifeste les personnages garyens. Pour ses autres personnages, la réalité est tout d’abord une constatation du déclin de l’espèce humaine. La réalité reflète l’attitude violente de l’homme vis-à-vis de l’autre. La guerre, le massacre, la persécution représentent le désastre que l’homme produit sans fin. Soit en victime, soit en bourreau, l’être humain est conditionné par le système, dominé par la Puissance. La liberté n’est qu’une illusion, chacun accomplit la fonction donnée par la société. Dans cette condition fatale, la libération de l’homme de l’enchainement de la réalité est quasiment impossible. La vie n’est pas une création de sa volonté, mais une soumission à la Puissance. Pour Pavlowitch, cet individu singulier, être un homme n’est qu’une douleur. Il se sent sans cesse agressé par la réalité : Ça a continué comme ça toute la nuit. Je suis resté jusqu’au petit matin au bout du fil. Ça venait d’Inde, du Bengladesh, du Cambodge, d’Afrique. Ce sont surtout les morts qui m’appelaient. Les morts, quand on les a au téléphone, ça ne s’arrête pas de parler2. Par cette sensibilité, il ressent tous les malheurs du monde. C’est la raison pour laquelle, il se transforme toujours en « un autre ». Opérant une négation incessante de son existence dans le monde, il refuse de se soumettre à la réalité : Alors, je deviens un python, une souris blanche, un bon chien, n’importe quoi pour prouver que je n’ai aucun rapport. D’où internement et thérapeutique, en vue de normalisation. Je persévère, je saute ailleurs, je me débine. Cendrier, coupe-papier, objet inanimé. N’importe quoi de non coupable. Vous appelez ça folie, vous ? Pas moi. J’appelle ça légitime défense3. Le désir de se métamorphoser provient d’abord de la prise de conscience de la culpabilité d’être un homme, de telle sorte qu’il « invente chaque jour des personnages qu’il n’[est] pas, pour parvenir à encore moins de [soi-même] »4. 1 Émile Ajar, Pseudo, Paris, Mercure de France, 1976, p. 13. Ibid., p. 23. 3 Romain Gary, Pseudo, op. cit., p. 49 4 Ibid., p. 147. 2 2 L’hallucination de cet artiste est causée par sa sensibilité, elle est en effet liée au drame humain. Pour échapper au sentiment de culpabilité, il est enclin non seulement à se soustraire au caractère humain, mais aussi il tient à être l’œuvre de sa propre création telle qu’il le désire. De telle façon, il peut supporter son existence d’« être au monde ». La création artistique est un mécanisme permettant d’adoucir la peine. Cela nous rappelle le leitmotiv de la création des dieux grecs selon Nietzsche : Le Grec connaissait et ressentait les terreurs et les atrocités de l’existence : et pour qu’en somme la vie lui fût possible, il fallait qu’il interposât, entre elles et lui, ces enfants éblouissants du rêve que sont les Olympiens. […] Pour que la vie fût possible, il fallait de toute nécessité que les Grecs créassent ces dieux5. Si les Grecs peuvent surmonter l’effroi de l’existence grâce à ce monde artistique où ils se montrent « nimbés[s] d’une gloire supérieure »6 et de « la théodicée satisfaisante »7, Pavlowitch transforme sa vie et son existence entière en un espace artistique dans lequel il peut annihiler la douleur de l’existence. Son hallucination, qui est une manière de nier la réalité, lui permet de survivre dans cette réalité La folie, l’expérience mystique La sensibilité chez l’artiste peut causer un abîme existentiel jusqu’à la pathologie. Mais, chez notre auteur, le déchirement, le mal-être ou le chaos existentiel ne causent pas la folie destructrice. Au contraire, l’esprit du personnage s’exalte pendant les expériences de moments défaillants. Dans ce roman qui décrit bien les élucubrations mentales chez un écrivain et le pouvoir de création d’un faible, la fissure ontologique se présente comme une source vive de son inspiration, au fur et à mesure qu’elle crée des hallucinations avec élan, spontanéité et originalité. Lorsque les pensées, les images mentales ne s’opèrent pas à partir des repères réels, elles deviennent entièrement libres de la réalité et elles sont dominées par l’imagination. Dans ce monde, l’homme ne se distingue pas de l’objet animé, ni de l’objet inanimé, il ne se différencie pas du monde matériel et ni du monde immatériel. L’homme devient un python, une chose comme un oranger (p, 129), un livre (p, 147). Il est même confronté à la pensée matérialisée8, aux émotions9. L’expérience mystique se soulève. Il voit la possibilité de devenir un être autrement. 5 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie (1869-1872), texte, fragments et variantes établies par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l’allemand par Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Éditions Gallimard, 1977 (pour la version française), Folio1986, 2003 (pour la présente édition), pp. 36-37. 6 Ibid., p. 37. 7 Ibid., p. 37. 8 « [J’]ai remarqué ce qui se passait dans un coin de la chambre, un peu à l’écart. Nini essayait de se taper Ajar. Nini, comme son nom l’indique, ne peut pas souffrir qu’il y ait une œuvre littéraire dans laquelle elle ne se serait pas glissée. L’espoir, ça le rend malade. Nini essaye depuis toujours et de plus en plus de se taper chaque auteur, chaque créateur, pour marquer son œuvre de néant, d’échec, de désespoir. Elle se fait appeler Nihilette chez les gens biens élevés, du tchèque nihil, nihilisme, mais nous l’appelons Nini, 3 Lors de ce temps émancipé ou chaotique où l’inspiration, l’exaltation et l’aliénation se confondent, Paul Pavlowitch ne se ressemble plus et ne ressemble plus aux autres. Il devient étranger à lui-même et au monde. Mais, cette crise n’est pas accidentelle, elle est plutôt volontaire. L’homme lui-même adhère à sa propre folie afin de se mystifier. Considérant cet état comme une « légitime défense », il se perd dans les bouillards de ses émotions et de ses réactions personnelles afin de mieux trouver son Moi authentique et son monde idéal. Pour s’écarter de la réalité douloureuse, de lui-même, il aspire à se trouver dans un autre monde, à devenir un autre. Cela est une « renaissance sans fin »10. Il l’atteint pendant que l’imagination créatrice apparaît dans un état de délire, d’extase et d’ivresse, autrement dit, son état hors de la Raison. Il va de soi que cet espace intérieur où il se trouve en remous pourrait déclencher une errance, une perte de soi éternelle. Le bouleversement radical du sujet peut se développer en un état psychotique. Cependant, chez Paul Pavlowitch, ce monde est comme un état potentiel, capable de permettre les expériences de l’altérité en lui-même. Car son voyage intérieur lui permet de vivre pleinement des cris ou des voix refoulées qui devaient être silencieux depuis longtemps : Je vois Paul Pavlowitch devant moi. Il y a vingt ans. Il écrit des poèmes, sous pression du cri intérieur. Mais il restait toujours du cri derrière, et encore et encore. Le cri n’arrivait pas à sortir et se gonflait. Il se mettait à pourrir. Le cri n’arrivait pas à se libérer et le crime restait à l’intérieur11. Les cris silencieux qui ne peuvent pas sortir de l’intérieur préparent un autre ordre. Mais, le voyage intérieur chez lui se différencie de celui du Nouveau Roman. Il ne s’agit pas pour les personnages de plonger dans le narcissisme, dans le repli sur soi ou dans la « fixation fascinée sur sa propre conscience »12. Comme il le dit dans Pour Sganarelle, il n’aspire pas à ce que son univers romanesque devienne une transformation du « Moi névrosé, [du] Moi juif ou [du] Moi élite menacé, ou [du] Moi intelligence supérieure et pourtant incapable de révéler, en universel, en Sens par son absence totale »13 comme les nouveaux romanciers le font. S’évadant du monde où la raison peut et veut décréter, imposer l’unité de l’être, le personnage entre dans un monde où les sentiments et les affects sont propices à « la turbulence, à l’inconfort de la multiplicité »14. Pour lui, avoir une identité est « un piège à la vie »15, « une infirmité, une difformité, une mutilation »16. C’est la raison pour laquelle, il se sent « figé, saisi, immobilisé, tenu, coincé »17 lorsqu’il avec majuscule parce qu’elle a horreur d’être minimisée. En ce moment, sur le tapis, elle essayait de se faire ensemencer par Ajar, pour lui faire ensuite des enfants du néant ». Émile Ajar, Pseudo, op.cit, p. 120. 9 « La peur, chez moi, fait tout chavirer. C’est tout de suite naufrage et panique à bord avec S.O.S. et absence universelle de chaloupes de sauvetage. Il nageait à côté de moi et cherchait à s’agripper à ma manche. Et je voyais qu’il avait tout aussi peur d’être Ajar que moi d’être Pavlowitch. Et comme on avait tous les deux peur de la mort, c’était la chiasse sans issue ». Ibid., pp. 76-77. 10 Romain Gary, Pour Sganarelle, Paris, Éditons Gallimard, 1965, Coll. « Folio (n° 3903) », 2003 (pour la présente édition), p. 378. 11 Émile Ajar, Pseudo, op.cit., p. 146. 12 Romain Gary, Pour Sganarelle, op. cit., p. 55. 13 Ibid., p. 36. 14 Michel Maffesoli, La Part du diable, Paris, Flammarion, 2002, p. 145. 15 Émile Ajar, Pseudo, op.cit., p. 76. 16 Ibid., p. 76. 17 Ibid., p. 76. 4 signe le contrat pour son deuxième livre sous le même pseudonyme Ajar. Car la signature sous le même nom signifie une existence réelle, une identité. Se transformer en un autre personnage, en un objet, en un animal ou en une nature sans contrainte est, en effet, un moyen de s’opposer face à ses contemporains et aux valeurs de son époque pour laquelle la Raison travaille comme agent de domination sur les autres. Devenant les autres, Paul Pavlowitch s’éloigne du sujet moderne qui distingue le monde humain d’avec celui de non-humain. L’annulation de la distinction entre le dedans et le dehors, la vérité et l’erreur, le Même et l’Autre, ébranle la vision habituelle de l’homme sur le monde et sur lui-même. Pour lui, chaque œuvre est comme un vomissement afin de se libérer de la prison de sa propre conscience. C’est la raison pour laquelle, la schizophrénie est à la fois un temps de destruction et un temps de construction. L’être se défait pour se recréer à la faveur du moment où le Moi devient protéiforme. Pour sublimer cette libération, Pavlowitch prend sa plume, il commence par transmettre la voix de l’autre en soi : J’ai perdu la tête. Je me suis désintégré complètement, par excès de visibilité, mais j’ai récupéré ma main droite qui tient le stylo et, comme on voit, je continue à écrire, car lorsque j’écris, j’échappe provisoirement à l’occupation par des éléments psychiques irresponsables. Ma tête, je n’ai pas cherché à la récupérer : elle n’est pas la mienne, de toute façon. Elle me cache bien, mais elle n’est pas à moi. Je me suis fabriqué une gueule d’adulte18. Écrire est une extension de l’hallucination de Pavlowitch. En écrivant des romans, il continue à rester dans un monde fictif. Le refus d’être normal, d’être réel, l’amène à écrire. Cette expérience mystique et artistique achève le détachement du réel, de soi-même. Mais le détachement ne signifie pas une négation totale, c’est-à-dire sortir de la réalité, de lui-même en se multipliant : pour lui, le monde fictif est une autre réalité et les personnages créés sont un Moi multiplié. C’est la raison pour laquelle l’écriture a une fonction de « purgation » : en écrivant son sentiment, son état par rapport à la réalité, il arrive à évacuer sa souffrance. Les deux romans écrits par Pavlowitch, La Vie devant soi et Gros-Câlin, montrent ce que Pavlowitch ressent dans le monde et ce qu’il veut dire au monde : projeter ses sentiments sur ses personnages est un moyen de se vider, de donner la sérénité à son âme. Comme le suggère Henri Delacroix, l’esprit se délivre de la contrainte, de la réalité par la création : L’art a toujours pour fonction de créer un monde où l’esprit soit chez soi et qui soit à sa mesure. Et pour créer un tel monde, il faut que l’esprit se construise d’abord et qu’il construise l’accord des sentiments et des formes qui les peuvent recevoir. C’est dans l’œuvre que l’artiste créateur atteint l’unité de sa personne. L’acte qui affirme le moi, c’est l’œuvre elle-même19. 18 19 Romain Gary, Pseudo, op. cit., p. 43. Henri Delacroix, Op. cit., p. 101. 5 Ses deux romans, Gros-Câlin et La Vie devant soi, expriment la transmission de son hallucination en une œuvre d’art : Le python m’avait suivi à la clinique. La nuit, il s’enroulait autour de moi affectueusement et j’avais des étouffements. J’ai dû l’écrire pour m’en débarrasser20. Dès la première allumette, je n’ai plus halluciné et j’ai vu le Christ. […] Mohammed que l’on appelle Momo pour la francophonie se tenait à côté du Juif dit le Christ 21. Paul Pavlowitch qui ne veut pas se présenter dans la réalité dévoile ses idées, ses sentiments à travers sa création romanesque. À l’image des propos d’Henri Delacroix, son esprit prend une forme qui présente l’ « unité de sa personne » à travers l’écriture. L’infini des possibilités Espérant être l’œuvre de sa propre imagination, Pavlowitch refuse d’être le produit de la société, de la civilisation dans laquelle il vit. C’est pourquoi il se trouve en lutte constante entre deux personnages qui sont en lui : celui qu’il n’est pas et celui qu’il ne veut pas être. Afin de ne pas succomber à celui qu’il ne veut pas être, il renouvelle sans cesse son existence en devenant des personnages fictifs. Ses hallucinations sont l’espace et le temps du « renouvellement continu de sujet »22 : elles consistent à façonner une nouvelle forme du soi, un nouveau genre de vie, une nouvelle vision du monde. C’est la raison pour laquelle, l’aliénation dans ce roman n’est pas d’établir le foisonnement de l’univers du romancier névrosé « créant des œuvres à partir de son traumatisme »23. Pseudo n’est pas conçu par l’aspiration de notre auteur à la « vérité psychologique »24 et à la « profondeur »25. La déraison pour lui est « un infini de possibilités »26. Le besoin de sortir de soi, de se créer amène le protagoniste de Pseudo dans une autre dimension ontologique. Autrement dit, de même que son état délirant le libère de ce qu’il est, l’écriture l’amène également dans la libération. Pour lui, l’écriture est la « métaphore-pour-autrui-en-vue-d’autrui-ici-bas, métaphore comme possibilité d’autrui ici-bas, métaphore comme métaphysique où l’être doit se cacher si l’on veut que l’autre apparaisse »27. L’extériorisation (externalisation) de l’intérieur à travers l’œuvre d’art chez Pavlowitch consiste à créer un monde où la folie et le Logos s’alternent et dialoguent. Dans Pseudo, l’écriture est le langage commun de la folie et de la raison. La dépossession de soi se conjugue avec « la joyeuse angoisse de 20 Romain Gary, Pseudo, op. cit., p. 58. Ibid., p. 80. 22 Ibid., p. 203. 23 Romain Gary, Pour Sganarelle, op.cit., p. 375. 24 Ibid., p. 379. 25 Ibid., p. 379. 26 Ibid., p. 322. 27 Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Éditons du Seuil, 1967, p, 49. 21 6 vivre »28 qui choisit l’aliénation comme « son droit artistique »29. Contredisant Jean-Paul Sartre qui voit « la finitude » comme explication du besoin de créer, Romain Gary prétend que « la joyeuse angoisse de vivre », ce temps d’ « union intime avec la qualité essentielle et le sens de la vie », exalte « la volonté de créer » afin de donner de l’éternité à ces moments mystiques. Pour survivre à l’angoisse, le protagoniste a tendance à créer un univers extérieur antithétique dans son intérieur. En s’y plongeant de nouveau, l’artiste transforme le souvenir de ce temps en objet. De telle sorte que l’angoisse anime le sujet et le monde : [Changement] du paysage par fuite du jour, changement d’une péripétie historique non saisie encore dans le Roman, disparition d’un jeu du kaléidoscope éphémère du présent sous toutes ses formes, le plat du monde emporté et remplacé par un autre alors qu’il retenait encore notre appétit. C’est ici que se manifeste la volonté de créer : la volonté de saisir, de garder, de perpétuer, de posséder et faire durer dans le tableau, dans le poème, dans le roman ce « jouir» fugitif30. Comme notre auteur le dit, le souvenir de la fuite de la réalité crée l’envie de se plonger à nouveau dans ce moment fugace. Alors, l’artiste transcrit le langage de la folie en langage du logos. En effet, dans Pseudo, nous trouvons deux sortes de langages ou deux comportements différents visà-vis de la folie : d’une part celui de la science et d’autre part celui du mysticisme. Autrement dit, le langage de la psychiatrie et celui de l’art. L’un est fondé sur l’universalité et l’autre exploite la singularité. Le premier est « monologue de la raison sur la folie »31 et le dernier est un dialogue, une danse à deux : rappelons les fragments des dossiers médicaux écrits par le docteur Christianssen. C’est un langage démystifiant l’homme. Comme la folie doit être enfermée dans les murs de la psychiatrie après avoir été classée comme maladie mentale à la fin du XVIIIe siècle, elle est enclose dans le langage de la contrainte, de la répression et de la pathologie. Basé sur la connaissance scientifique, analytique, ce langage est sourd aux autres langages qui sont au-delà de la raison. Il est incapable d’entendre de dialoguer avec la folie, il la considère comme une chose à guérir. D’autre part, un autre langage est un topos du partage de l’expérience de la folie : la création artistique. Dans l’écriture de Paul Pavlowitch, la folie légitime son pouvoir créatif : elle se libère. Elle crée une expérience mystique. Portant plusieurs visages, plusieurs noms comme Momo, Cousin ou encore Gros- 28 Romain Gary, Pour Sganarelle, op. cit., p. 393. Cf : L’auteur différencie l’angoisse chez lui de celle de Heidegger. La « joyeuse angoisse » déclenche la communion non pas avec « l’existence », avec « la chose-être », mais avec « la joie d’exister » selon Romain Gary : « L’angoisse heideggérienne, la "nausée" ressentie comme une communion avec l’existence, avec la chose-être ne m’est pas familière ; peut-être parce que je suis un « fabulateur » depuis l’enfance, mes moments de communion avec la chose, l’arbre, la matière sont inversés : je "sens" la chose comme un "vivant", mon imagination d’essence folklorique s’insère immédiatement dans le rapport avec l’inanimé et le fait vivre. Ceux qui la décrivent la définissent comme fugace, furtive, exceptionnelle. La communion mystique avec le nirvana ou avec Dieu ne l’est pas moins. Mais il existe une expérience psychique universelle, la plus communément ressentie par les hommes, par ceux-là mêmes qui sont les plus séparés matériellement du bonheur, celle dont personne n’ose plus nous parler tantôt par vertu, tantôt par souci d’originalité : la communion avec la joie d’exister » (PS, 373-374). 29 Ibid., p. 393. 30 Ibid., p. 394. 31 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Librairie Plon, 1961, p. II. 7 Câlin, la folie se joint à l’œuvre d’art et elle devient l’œuvre elle-même. Chez lui, la folie et l’écriture sont un même désir, une même attente et une même finalité : la séparation d’avec soi, d’avec le monde existant afin de se recréer, d’inventer un monde à venir. Cela étant dit, l’écriture de la folie dans Pseudo est une dialectique de la plénitude et de l’absence. L’absence du sujet laisse parler l’autre en soi, la plénitude de la voix de l’autre crée un Moi différent, un monde autrement. Pendant son écriture, l’automatisme de la pensée prend la plume. Le créateur est plutôt au service des mots, ce sont des mots qui construisent non seulement son univers romanesque, mais aussi son personnage de créateur. Comme Merleau-Ponty souligne que « la pensée ne dirige pas le langage du dehors : l’écrivain est lui-même comme un nouvel idiome qui se construit »32, Pavlowitch devient l’œuvre de son œuvre. Il le déclare solennellement en nous rappelant le célèbre discours d’Antoine Artaud, « Moi, Antoine Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi » : Je suis Émile Ajar ! hurlais-je, en me frappant la poitrine. Le seul, l’unique : Je suis le fils de mes œuvres et le père des mêmes ! Je suis mon propre fils et mon propre père ! Je ne dois rien à personne ! Je suis mon propre auteur et j’en suis fier ! Je suis authentique ! Je ne suis pas un canular ! Je ne suis pas pseudo-pseudo : je suis un homme qui souffre et qui écrit pour souffrir davantage et pour donner ensuite encore plus à mon œuvre, au monde, à l’humanité ! 33. L’écriture en tant qu’expérience de devenir un autre est la volonté de résister au Moi fait par la réalité. À la faveur de la déraison qui défait l’être, qui l’amène dans un monde imaginaire, l’homme voit la possibilité de devenir « le fruit d’une compétition avec la réalité »34 et « une créature de [sa] propre imagination »35. Pour conclure, malgré le regard critique, cynique qu’il porte sur le monde, Romain Gary ne cède pas au désespoir. Au contraire, ses personnages expriment le désir de surmonter la réalité et de dépasser la condition de la vie. Rêvant d’un autre monde, ils transgressent les règles, les valeurs et les normes sociales. La fiction sert à détruire le Moi ancien et à concevoir le Moi nouveau. La schizophrénie représente le passage de renouvellement de moi. De ce fait, l’homme devient « une tentative révolutionnaire en lutte contre sa propre donnée biologique, morale, intellectuelle »36. Illustrant un écrivain qui s’abandonne dans l’expérience de l’autre en soi, Romain Gary montre un individu exploitant les multiples facettes de l’être. 32 Cité par Jacques Derrida, L’Écriture et la différence, op.cit., p, 22. Le fragment de Merleau-Ponty est publié dans la Revue de métaphysique et de moral (oct.-déc. 1962), p. 406-407. 33 Emile Ajar, Pseudo, op. cit., pp. 192-193. Cf : Ce propos pourrait être considéré comme le dédoublement de cette déclaration : « Je suis l’œuvre des siècles et des gènes chevronnes qui s’y sont mis depuis de millénaires. Il n’y a pas de débutants possibles » (P, p. 69). De même que la personnalité se dédouble, les mots le sont également. 34 Romain, Gary, « La mystique de la surextermination morale », in L’Affaire homme, op.cit., p. 141. L’article est apparu dans Playboy, vol. 13, n°6, juin 1966, p. 115, 138, 140-143. Traduit de l’anglais par Pierre Emmanuel Dauzat. 35 Ibid., p. 141. 36 Romain Gary, La Promesse de l’aube, Éditions Gallimard, 1960, Éditions Gallimard, 1980 (pour l’édition définitive), Folio, 1973, 2000 (pour la présente édition), p. 161. 8 Pour que la vie devienne la fin de l’impossible, l’être doit exister comme une invention perpétuelle. La création de soi est le meilleur moyen de se libérer de la réalité. 9