TANGUY VIEL (°1973) Biographie Bibliographie

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TANGUY VIEL (°1973) Biographie Bibliographie
TANGUY VIEL (°1973)
Biographie
Est né à Brest en 1973. Il a travaillé dans un théâtre de Tours avant de
se consacrer à la littérature. Il collabore pour France-Culture à des
documentaires de création (Mère et fils, Secret de famille) et effectue
des critiques pour des revues comme Positif, Vertigo,
Inventaire/Invention. Il anime des ateliers d’écriture auprès de
différents publics.
Il publie aux éditions de Minuit, entre autres Le Black Note (1998),
L’Absolue perfection du crime (2001), Insoupçonnable (2006).
Bibliographie
Le Black Note, Minuit (1998)
De son lit d'hôpital, le narrateur ressasse les souvenirs du temps où il faisait partie d'un groupe de jeunes
musiciens qui s'étaient installés dans une maison appelée "Black Note". Il s'arrête en particulier sur un
événement marquant: la mort, dans des circonstances obscures, du saxophoniste... Un texte dense et
haletant qui se lit, selon M. Gazier de Télérama, "comme un thriller et s'écoute comme un thème de jazz
torturé".
Cinéma, Minuit (1999)
Cinéma est le deuxième roman de ce jeune auteur français, après Black Note en 1998 qui fut salué par la
critique. Ecrit à la première personne par un narrateur qui se présente en tant que tel, ce livre est
remarquable de concision, écrit dans un style épuré et dynamique. Réduit à parler d'un seul film, un
même film qu'il a vu d'innombrables fois, ce narrateur a noté toutes les remarques et commentaires à
son sujet dans un cahier tenu quotidiennement. Rongé par ces images, son existence ressemble à ce
carnet de notes, tous ses goûts, faits, gestes et jugements découlant de ce fameux film. Ayant fait table
rase d'un passé qu'il confond avec ce film, ce livre et son narrateur ressemblent au Livre De Monelle du
méconnu Marcel Schwob. Axée autour de ce film, son existence ne dépend que de lui. "A vrai dire, sa
vie ne tient qu'à un film" écrit en résumé Tanguy Viel pour décrire cette histoire d'une vie
monomaniaque. Le final reste en suspens comme dans un film donc.
L’Absolue perfection du crime, Minuit (2001) (prix littéraire de la vocation 2002)
L'Absolue perfection du crime reprend l'un des poncifs les plus usés du cinéma de genre, l'histoire d'un
hold-up raté - le casse manqué d'un casino - qui renvoie, de Verneuil à Melville pour ne parler que des
Français, à un nombre incalculable de séries B et à quelques chefs-d'œuvre. Ceux qui, à l'instar du
roman de Tanguy Viel, réussissent à s'approprier la mythologie et à se jouer des codes narratifs. Viel ne
s'en prive pas et n'évite aucune des scènes les plus attendues : les retrouvailles à la sortie de prison, la
préparation minutieuse du plan, le casse du casino avec évasion du magot par la voie des airs au moyen
d'une montgolfière téléguidée, le partage du butin, l'arrestation, les trahisons, la vengeance... Jamais
pourtant le roman ne se défait de son absolue singularité. Parce que l'écrivain réussit, à travers le
cheminement de ses antihéros, de petits mafieux piégés par leurs rêves, des hommes fatigués qui font
semblant d'y croire, à imprimer son propre univers, déjà sensible, on l'a vu, dans son premier roman.
Mais surtout parce que L'Absolue perfection du crime est une fois encore, une éblouissante réussite
formelle. Construit au cordeau, en trois actes impeccables menés tambour battant, ce roman
impressionne d'abord par sa virtuosité et son inventivité narratives.
Maladie, Inventaire/Invention (2002)
Et maintenant je ne possède plus rien. Quelques livres, oui parce qu'il faut. Quelques médicaments
parce qu'il faut et un fusil pour le cas où. Une grande réserve de fléchettes, des murs blancs et une carte
de France. Pas d'ordinateur, pas de téléphone, pas de montre. Plus de miroir, j'insiste. Une nouvelle vis
s'annonce.
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Insoupçonnable, Minuit (2006).
Sam est le frère de Lise. Du moins c'est ce que tout le monde croit quand Lise se marie avec Henri.
Mais c'est surtout Henri qui doit le croire, pour que Sam et Lise puissent réussir leur mauvais coup.
Seulement Henri aussi a un frère, un vrai cette fois, et qui s'appelle Edouard. Or même vrai on peut être
un faux frère.
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Entretien
Insoupçonnable
in : Le Matricule des anges, 71, mars 2006
Thierry Guichard
C'est une histoire d'arnaque que raconte le quatrième roman de Tanguy Viel. Mais peut-être
est-il seulement question d'amour. Éclairage sur " Insoupçonnable " par un maître de la
lumière.
Né en 1973 à Brest, Tanguy Viel semble écrire avec une caméra en tête et un air de jazz façon
Ascenseur pour l'échafaud dans les doigts. Ses trois premiers romans flirtaient avec le polar,
mais un polar presque blanc, illuminé par celui qui le narrait. Trois livres en trois ans : on se
disait que le bonhomme avait trouvé son tempo, mais il nous aura fallu en attendre cinq cet
Insoupçonnable. L'écrivain n'a pas changé de voie pour autant : Insoupçonnable emprunte le
même phrasé méandreux pour raconter le genre d'histoire qui conduirait ses protagonistes
devant les tribunaux.
Lise se marie quand débute le livre. C'est Sam, son frère, qui raconte la scène, avec dans la
voix quelque chose qui déjà ressemble à de la douleur. C'est que Sam n'est pas, en réalité, le
frère de Lise. Il en est l'amant. Il en sera le complice.
Lise rêvait d'Amérique avec Sam. Elle rêvait de dollars et d'une autre vie que celle qui, à
minuit, l'obligeait à prendre son travail dans un bar où les filles sont " comme tenues en laisse
par leur maquillage " et accompagnent dans l'ivresse les hommes qui les paient pour ça...
Alors quand Henri la demande en mariage, Lise voit l'horizon s'approcher d'un coup, et les "
states " devenir visibles depuis cette ville côtière. La belle dit oui à son commissaire-priseur
cinquantenaire, veuf et riche, mais c'est pour, pense-t-elle, le gruger assez vite. Henri n'est pas
bien malin de se faire avoir ainsi. Mais on verra que Sam et Lise ne possèdent pas non plus le
talent de leurs ambitions. Laissons l'intrigue en suspens et taisons ce qu'il adviendra de
chacun. Une fois de plus, Tanguy Viel tourne autour d'une idée de la famille (faux frère, mari,
amant, tribu et codes sociaux), éclaire quelques détails symboliques et peint des cieux qui en
disent long sur celui qui les contemple. Ses phrases possèdent une beauté douloureuse : celle
de l'irrémédiable perte.
Tanguy Viel, certains écrivains ont besoin d'une histoire pour s'engager dans l'écriture
d'un roman. D'autres cherchent une structure. D'autres une atmosphère. Qu'en est-il
pour vous ? L'intrigue n'est-elle pas moins primordiale que l'atmosphère ou la
structure ?
L'histoire, le scénario si on préfère, est quand même un élément capital pour moi, justement
pour me lancer. Sans un argument un peu défini, les choses restent chez moi très
fragmentaires, très pointillistes : j'ai bien quelques couleurs, quelques lieux, quelques
paragraphes de description, mais tout ça ne prend forme et sens qu'au moment où j'arrive à
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donner une direction à l'ensemble. L'histoire est comme une sorte de capteur capable de
ramasser tout ce qui traîne sur mon bureau. Une fois que je l'ai, alors effectivement je me
soucie de l'atmosphère, des lumières, des cadres, des reliefs.
L'histoire comme un cadre ? Depuis votre premier roman, Le Black note, le polar guide
vos narrations. Ce genre vous donne-t-il des garde-fous, est-ce une manière de corseter
le récit ?
C'est exactement ça. En fait, je crois que j'ai une peur panique de l'ennui, de m'ennuyer moi
d'une part, d'ennuyer mon lecteur d'autre part. Du coup le ressort policier, ce qu'il donne de
suspension et d'inquiétude à chaque situation, me rassure. C'est bizarre. C'est comme si je
n'avais pas totalement confiance dans les phrases ou dans l'autonomie des scènes : que seul
l'agencement tendu par l'attente d'un dénouement motivait l'écriture. Mais enfin c'est aussi le
propre du roman d'être sinon policier, au moins " intrigant ".
Vos romans font souvent référence au cinéma quand ils ne s'en inspirent pas
directement. Le cinéma vous donne-t-il des outils d'écriture ?
Le cinéma pour moi, c'est d'abord un réservoir d'images, de décors, de personnages,
finalement de tableaux en quelque sorte déjà composés qui d'une part donnent envie d'écrire et
d'autre part aident à écrire : en exagérant on pourrait dire que le travail est à moitié fait quand
on a déjà la scène visuellement dans la tête... Or comme je suis plutôt paresseux, ça
m'arrange.
Ensuite le cinéma c'est quand même le point d'aboutissement du mimétisme dans les formes
narratives, celui qui donne l'illusion de la vie réelle et de la perception naturelle. Or quand
j'écris, je crois que je n'ai qu'un but très simple, c'est de rendre les choses les plus vivantes
possible. C'est même, dans l'absolu, l'idée que le texte arrive à se substituer aux choses en
question. Personnellement, avec le cinéma, je trouve que ça se fait presque naturellement.
Mais avec l'écriture, c'est un peu plus dur : il ne suffit pas, comme avec la caméra, de poser
son stylo dans un champ de maïs et attendre que la pellicule s'imprime. C'est ça aussi qui est
terrible avec le cinéma, c'est que c'est le premier moyen inhumain, si je puis dire, de
représenter les choses. Cette inhumanité-là personnellement me fascine : quelquefois je crois
même qu'écrire ce serait arriver à ça, à l'inhumain, cesser de s'interposer entre le langage et les
choses.
N'êtes-vous pas là au cœur d'un paradoxe de votre travail ? Insoupçonnable dans sa
mécanique, son air de valse, tourne autour d'une question qui paraît d'autant plus
obscène peut-être que vous publiez aux Éditions de Minuit. La question de la
psychologie, du sentimentalisme, de l'amour. L'inhumain auquel vous faites référence
peut-il traduire mieux que l'humain cette dimension psychologique ?
Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c'est que les meilleurs romans psychologiques sont des romans
très inhumains, très mécaniques aussi et très implacables. Je cite souvent Conrad, mais
Conrad c'est exactement ça : ce sont des descriptions inhumaines de choses humaines. Conrad
fait passer la psychologie, les sentiments dans la couleur du ciel, dans l'épaisseur des arbres,
dans la mer, bref dans les choses. Il ne s'interpose pas au milieu de tout ça pour dire :
regardez, mon personnage, là, il est triste. Pour revenir à Insoupçonnable, peut-être que mon
narrateur a un peu ce paradoxe en lui : il est au bord de ne pas exister, d'être une pure éponge
à sensations, d'être inhumain, et en même temps bien sûr il est l'archétype psychologique,
sentimental, du looser amoureux.
D'où l'importance des objets dans le roman ? Lorsque vous utilisez le panama du
narrateur ou le cd de Chostakovitch, est-ce un moyen de cristalliser en un point précis
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toute la tension du roman ? Comme la citation de William Blake que fait un personnage
en jouant au golf...
J'ai appris récemment que Hitchcock dans ses films utilisait des objets beaucoup plus gros que
nature quand il voulait les rendre vraiment signifiants : le verre de lait dans Soupçons, le
téléphone dans Fenêtre sur cour, etc. sont en réalité énormes mais ça ne se voit pas à la
caméra, ça crée juste une étrangeté et effectivement ça cristallise l'attention sans qu'on s'en
rende compte. Dans le roman, j'aimerais bien que certains objets aient cette puissance-là, de
concentrer toute la charge émotive du récit : la peur, l'inquiétude, la cruauté seraient
contenues dans le panama, la Jaguar ou le club de golf. En termes stylistiques, on appellerait
ça une métonymie... C'est exactement ce que décrit William Blake dans la citation qu'utilisent
mes personnages : " le monde entier dans un grain de sable et l'éternité dans une heure ". J'ai
toujours adoré cette autre phrase, dans Hamlet cette fois, qui dit : " Je pourrais être enfermé
dans une coquille de noix et me sentir le maître d'un royaume infini ". Voilà, c'est ça un objet
pour moi, une sorte de tout petit contenant, mais qu'on peut remplir à l'infini.
Si dans le polar traditionnel la phrase est courte, chez vous elle est longue, se déroule en
périodes, se relance avec des " dit-il ", des répétitions. Mais elle est très efficace dans sa
manière de nous faire pénétrer dans la conscience du narrateur. Comment travaillezvous la phrase ?
Curieusement, je ne peux pas dire que je " travaille " la phrase. Elle advient par poussée
quand tout d'un coup, mettons, tous les quarts d'heure, un ensemble de mots parvient à
épouser la forme des choses que j'ai dans la tête. Mais les choses en question sont complexes :
action, sensation, décor, lumière, mouvement, durée, pensée. Aussi la responsabilité de la
phrase, son devoir en fait, c'est de refléter tout ça et même de construire tout ça en un
ensemble cohérent, lisible et visible, mais sans simplifier les éléments de départ. D'où la
phrase longue, parce que c'est la seule qui permette d'envelopper, de contourner les choses et
la seule aussi qui puisse rendre compte, il me semble, de l'expérience de la pensée, du
caractère continu de la pensée.
On trouve une phrase étrange p.74 quand le narrateur attend l'homme qu'il va gruger :
" (...) je l'ai vu, depuis la route derrière, traverser les arbres vers la chapelle où nous deux,
où mon arme déjà tournée vers lui et la peur, la peur qu'il ne soit pas venu seul et
coopérant, Henri, la portière maintenant claquée et refermée à clé, la valise dans sa main
droite et suivant son instinct. " N'est-elle pas symbolique, cette phrase inachevée,
détournée, de votre travail : elle veut dire une action et elle dit une sensation ou un
sentiment : la peur...
Ce genre de phrase est très représentatif : elle est venue comme ça, d'un bloc, et dans ce bloc
il y avait un lieu, une lumière, des mouvements, des bruits, et bien sûr un fort sentiment de
peur. C'est aussi que dans ce genre de moments d'écriture, pour ma part je vis totalement ce
que vivent mes personnages, je suis vraiment dans le cerveau du narrateur à cet instant et
donc, quand l'autre arrive avec sa voiture, forcément j'ai peur et donc dans la phrase peu à peu
c'est la peur qui prend le pas sur la description et qui vient heurter la syntaxe. Mais il faut que
tout ça tienne ensemble et c'est un équilibre toujours très précaire, où on aurait vite fait de
basculer d'un côté ou de l'autre : trop d'intériorité tuerait la visibilité de la scène tandis que
trop de visibilité empêcherait l'intériorité du personnage.
Donnez-vous une mission au roman ?
En fait je suis très mauvais pour répondre à ce type de question. Des missions au roman, je lui
en donne tous les jours et tous les jours s'efface la mission de la veille. Un jour c'est penser, le
lendemain c'est représenter, le troisième jour c'est conserver une trace des choses, le
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quatrième c'est élucider qui on est, le cinquième c'est résister aux mensonges. En vérité, pour
citer quelqu'un que j'aime bien, je n'ai pas d'opinion en littérature. Je constate seulement que
l'écriture donne du sens à ma vie, que le seul désir d'écrire me fait lever le matin et que j'ai
encore très souvent un tressaillement à l'idée d'écrire un livre. Je crois aussi que c'est lié à
l'enfance, qu'écrire et l'enfance sont forcément liés mais je ne sais pas pourquoi.
Il a fallu attendre cinq ans Insoupçonnable. Pourquoi ?
Je ne sais pas. Le temps passe vite en vérité. Je crois aussi que j'ai perdu du temps en me
lançant dans des projets trop gros pour moi, ou pour lesquels je n'étais pas prêt. Et puis je suis
allé à la Villa Médicis à Rome pendant un an où je croyais n'avoir rien fait mais quand je suis
rentré en France, j'ai réalisé que j'y avais quand même écrit un livre. C'est ce livre qui
s'appelle Insoupçonnable.
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=52058
Critiques
Presse
Il est né en 1973 à Brest. La ville possède sa propre histoire faite de sang et de sueur. Le
centre a été détruit durant la Seconde Guerre mondiale puis reconstruit à neuf. Brest est
devenue la ville la plus moderne de Bretagne. On peut donc ignorer ou saluer ses fantômes
croisés au coin des rues. Tanguy Viel, aujourd’hui assis dans un bureau dénudé des éditions
de Minuit, se sent comme un héros de roman quand il est de retour à Brest. Il possède la
certitude que rien de mal ne pourra jamais lui arriver en Bretagne. Puissance du paradis perdu
de l’enfance. Tanguy Viel affirme que toute son œuvre sort de son lieu de naissance.
L’immensité des ciels bleu vif ; les failles invisibles autour desquelles nous bâtissons nos
vies ; les dures certitudes de la petite bourgeoisie de province ; l’obsession de la déception
puis de la réparation.
Il a vécu seulement douze ans à Brest. Mais on retrouve tous ses thèmes dans Insoupçonnable.
Un couple désargenté imagine un plan bien huilé pour s’emparer de l’argent d’un
commissaire-priseur. Mais savent-ils à quel point le monde est vaste et cruel ? Tanguy Viel
revisite, non plus le mythe du hold-up comme dans L’Absolue perfection du crime (Minuit,
2001), mais celui du kidnapping. Ambiance à la Brian De Palma. Ecriture souple et longue.
Etres criblés de rêves. Intrigue menée de main de maître. Insoupçonnable est une histoire
d’hommes. Les personnages ont un rapport immédiat au bonheur. Ils veulent l’argent et
l’amour. Mais, au fait, dans quel ordre ? Tanguy Viel bâtit ses livres autour de l’absence.
Quelque chose que l’on ne maîtrise pas. Quelque chose que l’on ne sait pas. Quelque chose
que l’on ne possède pas. Il aime par-dessus tout Au bout du rouleau de Joseph Conrad. Un
capitaine y dissimule à son entourage qu’il devient aveugle. Les protagonistes
d’Insoupçonnable sont des faibles. Ils sont trop sentimentaux, trop déclassés, trop
bringuebalants pour percer le coffre-fort des puissants. Ils se sont échoués à vie haute comme
on s’échoue à mer basse. Tanguy Viel brique, à la suite d’Olivier Rolin, le mythe du perdant
magnifique. La fin d’Insoupçonnable est bouleversante. Une explosion de doutes, de larmes,
de peurs. Un gouffre humain. Qu’est-ce que gagner ? Qu’est-ce que rater ? Il faudrait, pour
pouvoir répondre, savoir d’où l’on vient et où l’on va.
Le romancier fait, depuis un premier refus essuyé aux éditions de Minuit par un temps sec et
froid, un parcours sans faute. Chacun de ses livres franchit une étape supplémentaire. L’auteur
du Black Note, premier roman publié aux éditions de Minuit à l’âge de 24 ans, impose un
timbre de voix à la fois lumineux et rocailleux. Il met une langue littéraire (ça s’entend) au
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service d’un univers cinématographique (ça se voit). Extraordinaire scène où le couple attend
sur la plage l’arrivée d’une valise bourrée de dollars. Amour. Tension. Violence. Beauté. Le
ciel est bleu. Le soleil est jaune. Les arbres sont verts. La mallette est noire. Tout y est.
Tanguy Viel est un lecteur de Proust, de Faulkner, de Claude Simon, de Conrad. Il ne se
reconnaît ni dans les attaques contre le roman américain (on se décomplexe en prétendant que
c’est mal écrit) ni dans celles contre le roman français (on peut composer une grande œuvre
autocentrée). Il puise son inspiration dans sa mémoire-grenier. Il en rapporte des paysages
maritimes, des teintes fortes, des personnages encalminés. Une vie bleu nuit.
Tanguy Viel pense que l’on ne peut pas échapper bien longtemps à sa géographie et à sa
généalogie. On y revient toujours malgré des efforts d’enfant désespéré buvant à chaque fois
la tasse. Ses romans racontent donc aussi ça. Tanguy Viel accumule les bons points auprès de
la critique et du public. On peut aisément croire en lui. Ceux qui n’adhèrent pas à sa prose
parfaite lui reprochent juste une dextérité vaine d’enfant prodige. Tanguy Viel est son propre
ennemi. Il sait que l’on peut vite passer de la virtuosité à la vacuité. Il dit qu’il doit apprendre
à se méfier de sa pudeur. Elle peut congeler phrases, sentiments, gestes à même la source
d’expression. On acquiert alors une réputation de dur à mots. L’auteur de Cinéma (Minuit,
1999) désire épouser de plus en plus les contours d’une réalité sociale complexe. Lieux cités,
éléments matériels, dates précises, événements historiques. Il veut faire entrer le vent dans ses
livres. Parce qu’il fait parfois voleter les feuilles blanches trop bien ordonnées. Tanguy Viel
écrit, pour l’instant, des histoires ciselées mais pas glacées. Insoupçonnable est un roman
plein de secrets et de silences sur la trahison. On se retrouve en été. Il ne pleut pas beaucoup.
L’inquiétude vient d’ailleurs. Mais, pour la sentir crisser sous nos doigts, il ne faut pas se fier
aux apparences. Car rien ne dépasse.
Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, dimanche 5 février 2006
L’absolue perfection du crime
Marin, Andrei, Pierre, c'étaient tous des caïds.
Et dans ce monde de traîtres, leur disait l'oncle, pour que la « famille » survive, il faut frapper
toujours plus fort. Alors quand Marin est sorti de prison, lui, le neveu préféré, il a dit : le holdup du casino, ça nous remettrait à flot.
Une bien étrange « famille »
Pour aller plus loin dans ces singulières retrouvailles, dans ce règlement de comptes qui est,
au fond, familial - comme si l’oncle avait vraiment fait de son petit gang une famille avec ce
que cela porte de violence quand l’un se sent trahi -, il faut suivre Tanguy Viel, qui mène avec
une belle maîtrise cette course-poursuite qu’on lit avec une sorte d’urgence, tant ce qui la
motive - la vengeance - est effrayant. Au dernier moment « le vent était tombé, constate le
narrateur, (…) comme si même le ciel voulait qu’on règle nos comptes sans lui »…
Josyane Savigneau, Le Monde, 19 octobre 2001
Le coup du siècle
L'Absolue perfection du crime, troisième roman de Tanguy Viel, pousse encore plus loin un
travail sur les codes et les images entrepris par un jeune écrivain atypique. Qui revisite ici un
mythe absolu et absolument moderne : le hold-up.
Viel, en allemand, signifie beaucoup. Tanguy Viel n'a rien de germanique : il est né à Brest et
vie aujourd'hui à Nantes, après un détour par le Berry puis Tours. Mais on devine beaucoup
de mer dans les rares silences de ce jeune homme souriant qui aime Conrad et Melville autant
que Beckett et Blanchot. Pères et mer, donc. On lui sait aussi beaucoup de dons, et sans doute
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beaucoup d'avenir, depuis qu'on l'a découvert en 1998 avec Le Black Note, un premier roman
qui aurait dû s'appeler My Favorite Things, en hommage au quartette de John Coltrane.
Jérôme Lindon n'avait pas voulu de ce titre, mais bien d'un livre qui révélait une écriture prête
déjà à la réflexivité, au retravail des clichés. Tanguy Viel avait 25 ans, et l'impatience obstinée
d'un pur écrivain, soucieux des formes et de leur histoire, doué d'une intelligence narrative
assez phénoménale. Cinéma, son deuxième roman publié en 1999, confirmait cette
impression, en réussissant une sorte de pari romanesque un peu fou : tout le livre était
construit à partir du dernier film de Joseph Mankiewicz, Le Limier, dont le déroulement
finissait par se confondre avec la vie du narrateur. A la fois exercice de style virtuose et
réflexion en abyme sur la représentation, Cinéma témoignai d'un goût très fort pour les
dispositifs fictionnels, comme si l'auteur s'interrogeait sur l'après possible de la
postmodernité…
L'Absolue perfection du crime, qui paraît aujourd'hui, semble pousser plus loin encore ce
travail de recyclage des codes et des images, puisque ce n'est plus une œuvre particulière,
mais une sorte de mythe moderne que revisite cette fois Tanguy Viel : le hold-up. Pas
n'importe quel hold-up : le casse d'un casino, coup du siècle potentiel qui a fourni au cinéma
quelques-uns de ses meilleurs scénarios. Le point de départ, le voilà : un cambriolage, prévu
pour être le dernier et donc le seul parfait, conçu par une petite bande de bras cassés, avec ce
qu'il faut de rivalité et de violence, de bord de mer et de famille vaguement mafieuse, d'alcool
fort et de sentiments crus. Des poncifs, donc. Mais aussi les ingrédients d'un formidable
travail d'écriture.
Le livre a d'abord pour soi l'absolue perfection à suspens où même les poursuites en voiture
ont un air d'intelligence. De passage à Paris, installé à une table du Saint-Malo, Tanguy Viel
sourit quand on lui dit que son roman aurait pu s'appeler Casino : "Mon fichier d'ordinateur
s'appelait Casino, et c'est resté très longtemps un titre préparatoire. Mais il y a le film de
Scorsese, et après Cinéma j'avais peut être envie de rompre avec quelque chose de cet ordre…
Il faut dire que Cinéma m'a u peu coincé dans mon travail. C'était presque une impasse, dans
la mesure où il y avait un principe formel très fort : j'avais fini par radicaliser inconsciemment
l'idée que l'écriture n'était que de la mise en scène et que le scénario, on s'en fichait. J'ai écrit
alors quelque chose qui tournait un peu à vide, parce que j'étais dans l'idée d'une écriture dont
la chair, la consistance, n'importait pas : c'était très mauvais ! Donc je suis parti vers autre
chose, avec un scénario, des personnages, un décor, beaucoup de notes… La matrice est
venue assez vite, avec l'influence des films de gangsters, ceux de Ferrara, de Scorsese ou de
Kitano, que j'adore, ou des thrillers plus anciens des années 50. Il n'y a pas de modèle précis,
cette fois, même si j'ai beaucoup pensé à Nos funérailles d'Abel Ferrara."
Qu'on ne fasse pas pour autant de Tanguy Viel un spécialiste du cinéma : rien ne l'agace plus
que d'être réduit à une sorte de formalisme citationnel. S'il emprunte des références à une
certaine mythologie contemporaine - le film de genre ou le jazz de Coltrane ("mais ça aurait
dû être le Velvet Underground", précise-t-il au sujet du Black Note) -, c'est pour toucher à
l'universel. De fait, au-delà de son brio stylistique et de ses scènes de bravoure - dont une
reconstitution du casse déjà anthologique -, L'Absolue perfection du crime reste un drame
familial, où les personnages incarnent à leur manière l'éternelle tragédie du destin. Comme
dans les romans précédents, on trouve chez ces médiocres gangsters bretons l'expression d'un
idéal presque abstrait - ou métaphysique - qui se confronte durement à l'obstacle du réel. On
n'est pas étonné alors d'entendre Tanguy Viel citer Cervantès, Dostoïevski ou Conrad, dont
Lord Jim est devenu dans le roman le nom d'un bar… "Koltès disait que Conrad est génial
parce qu'il a réussi à mettre en scène le drame des hommes sur le mer. Ce qui compte dans
l'expression, c'est bien sûr le drame des hommes. Dans mon écriture, il y a sans doute des
structures archaïques qui reviennent, une sorte de conflit oedipien avec une figure tutélaire,
presque paternelle. Ca touche aussi à quelque chose de purement biographique : le décor de la
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Bretagne, c'est celui de mon enfance, et la figure du "parrain", ce vieil oncle qu'il faut aller
voir le samedi après-midi, c'est quelque chose que j'ai vraiment connu, même s'il n'était pas
du tout gangster. Laurent Mauvignier, qui est un ami, m'a dit que ça lui faisait penser à la
Sicile en Bretagne."
La formule est juste : L'Absolue perfection du crime réussit à réinventer les paysages de la
mythologie des gangsters. C'est aussi un livre de couleurs, de lumières, d'atmosphère : tout le
contraire d'un pur exercice théorique. L'Absolue perfection du crime propose une
passionnante expérience de l'altérité : ses personnages se dédoublent, s'aiment ou se disputent
magot et héritage, mais jamais ils ne sont quittes de leurs dettes, à leur territoire d'enfance
comme aux mythes qui ont fondé leur idéal. Ce pourrait être une métaphore de l'écriture, à la
recherche de cet impossible absolu du livre… C'est en tout cas une invitation à la rencontre :
celle de Tanguy Viel, d'abord, dissimulé dans les marges marines d'un roman formidable, qui
ne devrait pas rester sans lecteurs. Il en mérite beaucoup.
Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles, 21 août 2001
Son troisième roman est un chant crépusculaire sans aucune fausse note
Il y a quelque chose qui tient à l'essence même de la littérature. Un assemblage parfait entre
des éléments - une écriture et une histoire, un style et un propos - se sublimant les uns les
autres. Le livre devient alors rencontre singulière, choc frontal. Croisée des mondes.
L'Absolue perfection du crime est un chant crépusculaire sans aucune fausse note. Rien ne
vient troubler l'étrange fluidité du récit. La rareté des dialogues - des sourires ambigus, des
regards lourds, des gestes brusques font office de paroles - accentue cette impression de film
muet. Extraordinaire rencontre entre deux anciens amis. "Et il souriait toujours, et je le lui
rendais, je forçais mes lèvres à s'étirer, qu'il ne sache rien, de mes écarts intérieurs, de mes
tourbillons, des spirales et des nœuds formés sous mon crâne, rien." Tanguy Viel - né en 1973
à Brest - a écrit un roman âpre et plein où l'écriture éclate comme des taches de soleil.
L'Absolue perfection du crime métamorphose, par la grâce d'une écriture si travaillée qu'elle
en devient oublieuse d'elle-même, un classique polar en une œuvre littéraire. Le roman fait
songer à ces films de série B des années 50 devenus, par le génie d'un metteur en scène, des
chefs-d'œuvre du cinéma mondial. Les références sont nombreuses. On se trouve à la fois
dans un film d'action de Jean-Pierre Melville (univers masculin, silencieux et orgueilleux,
traversé par la silhouette lointaine de Jeanne) et dans un pur roman ciselé avec finesse
(l'histoire, découpée en trois actes, est construite de manière étourdissante). Les poursuites
sont décrites comme des ballets sanglants. Il y a, dans la confrontation des personnages, une
tension soulignée par la description minutieuse des gestes et des réactions. Toutes les scènes
de genre sont présente (les retrouvailles, les préparatifs, les trahisons, les vengeances) mais
renouvelées par le regard insolite d'un jeune écrivain.
Le roman est à la fois jubilatoire et profond. Tanguy Viel brasse, à travers une histoire de
truand de province, divers thèmes. L'Absolue perfection du crime est ainsi une réflexion sur la
liberté, le passé, l'honneur, la trahison. La manière dont nous creusons, jour après jour, notre
propre tombe.
L'auteur du Black Note (Minuit, 1998) et de Cinéma (Minuit, 1999) a écrit un roman en noir
et blanc. Une partition envoûtante sur le passé répété et l'amitié éventrée. On croit être en
dehors alors que l'on est dedans. On croit être parti alors que l'on est toujours là. Car le crime
parfait n'existe pas. Nulle part et jamais. L'homme ne peut vivre sans laisser de traces, sans
laisser derrière lui quelques brisées de son être.
Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche, 26 août 2001
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Les choses de la vie
Il va falloir apprendre à compter avec Tanguy Viel, car il ira loin. Son récit est celui de la
préparation d'un hold-up par trois jeunes gens. Des personnages troubles, peu aimables (sauf
le narrateur, un Petit Meaulnes du milieu), trois ressorts tendus par l'action, rattachés à
l'enfance par un certain souci de la pureté et par des règles qui n'appartiennent qu'à eux et les
protègent des autres (les adultes, les gens normaux ; autrement dit : le monde des traîtres). Peu
de paroles, un silence chargé de violence, des yeux pour sonder les âmes et poser les
questions qui sont restées sur la langue, la présence d'une femme intouchable, le poids de la
fatalité : "Tant qu'à faire, on n'a qu'à se déguiser en bagnards…" Et un enchaînement de plansséquences construit selon un schéma de tragédie, et livré au lecteur avec une certaine distance.
"Il arrive un temps, on rêve d'autre chose. Mais si soi-même on ne veut pas finir au fond d'une
carrière […], on continue." Les personnages de Tanguy Viel habitent des fidélités
impossibles, ce sont des hommes qui se déchirent le cœur pour ne pas mourir.
Daniel Rondeau, L'Express, 13 septembre 2001
Comme au cinéma
Un roman, au montage exceptionnel, au récit tendu, aux images bouleversantes. La scène des
préparatifs du hold-up, dans ce hangar où chacun - déjà dans le match - avale son cognac sans
un mot, est une scène chargée d'électricité, servie par une écriture blanche comme le stress,
nerveuse à en devenir palpable. On tourne les pages avec le creux des mains glissantes
d'angoisse en sachant, déjà, que tout finira mal. Voilà peut-être le charme absolu des truands.
Tanguy Viel n'a pas 30 ans. Il est fou de cinéma et semble se moquer du reste. Il vit à Nantes
et sait déjà que lorsqu'un type est sous contrat, il y a deux sortes d'hommes, ceux qui ont du
style, qui restent "chez eux à attendre et ceux qui partent en courant".
Inutile de préciser que Viel est du genre à attendre chez lui. Il en a profité pour faire un
fascinant bouquin.
Nicolas Rey, Le Figaro Magazine, 8 septembre 2001
http://www.comme-un-roman.com/auteur/tanguy-viel/tanguy-viel.html
Tanguy Viel - Maladie
Quatre ans déjà depuis la parution, en 2001, de L’Absolue perfection du crime, troisième
roman de Tanguy Viel dans lequel le jeune auteur « revisitait », selon la formule consacrée, le
genre du roman policier. Depuis, plus rien. Ou plutôt si, mais de façon plus confidentielle,
avec la parution de deux petits textes aux éditions Inventaire/Invention, « pôle [multimédia]
de création littéraire » avec lequel tout amoureux de la (vraie) littérature doit aujourd’hui
compter. A travers les 25 pages de Tout s’explique : Réflexions à partir d’Explications de
Pierre Guyotat (2000), c’est à une réflexion sur la pratique littéraire contemporaine, et plus
particulièrement sur les rapports qu’elle entretient avec le réel, que se livrait Tanguy Viel.
Texte fictionnel, Maladie (2002) se présente comme un monologue de 34 pages dans lequel le
narrateur tente de circonscrire une mystérieuse maladie à laquelle il est en proie.
« Je suis un homme malade », affirme au milieu du texte le narrateur reprenant à son
compte l’incipit des Carnets du sous-sol de Dostoïevski. Outre la forme du monologue et
l’emploi de la première personne, nombreux sont, d’un point de vue thématique, les motifs
qui rapprochent ces deux textes. C’est d’abord l’aspect protéiforme de la maladie dont le
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propre est, en quelque sorte, d’avancer masquée. Sournoise, rusée, elle ne donne lieu à aucun
débordement verbal, n’engendre aucun comportement pathogène par lequel le “sujet” pourrait
être catégorisé comme « psychopathe, schizophrène, névrotique, hypersensible, maniaque,
monomaniaque, hypocondriaque [ou] cyclothymique. » Innommable, la maladie l’est tout
autant par le narrateur, qui finit par renoncer à l’appeler « Hyde », que par le praticien dont
elle décourage toute forme de diagnostic : « aucun mot […] ne convient au mal. Tous lui
conviennent et donc aucun ne lui convient. » De même que, dans Moby Dick, il est
impossible, « à partir du squelette dépouillé d’une baleine échouée, […] de se faire une juste
idée de sa forme vraie », de même ici « les noms qu’on lui [la maladie] donne, c’est bien pour
les savants et les autopsies. » Aussi la tentation asilaire, telle que l’a partagée un temps le
narrateur avec le Malone beckettien, est-elle nécessairement vouée à l’échec. On ne peut
s’empêcher de songer ici à ces lignes inaugurales de l’essai de Romano Guardini De la
mélancolie : « La mélancolie est quelque chose de trop douloureux, elle s’insinue trop
profondément jusqu’aux racines de l’existence humaine pour qu’il nous soit permis de
l’abandonner aux psychiatres. »
Mélancolies : Planètes, trous noirs et tourbillons
Mélancolie. Le mot, que ne prononce jamais le narrateur, ne peut manquer de surgir dans
l’esprit du lecteur. Car ce qui se fait entendre et que n’entend pas le médecin, qui dès lors se
refuse de le prendre au sérieux, dans ses entretiens avec le “patient”, c’est l’absence de celuici à ses propres paroles. Ce n’est pas tant en effet lui qui parle que la maladie qui, posément,
déjoue toute tentative de “repérage”. « Invisible à l’auscultation des médecins », elle parle de
surcroît posément, « de sorte qu’elle ne puisse être entendue, voyez-vous. » Non contente de
lui avoir ravi sa voix, c’est l’existence tout entière du narrateur qu’elle a phagocyté, réduisant
celui-ci au rôle de « doublure » et lui interdisant d’être lui-même : « Pas un jour je n’ai réussi
à me sentir vivant si proche de moi et de ma nature. Ma nature, comprenez-vous, ma nature
chez moi est un pur fantasme, un espoir de réveil futur, mais pas une réalité. » Il y a tout à la
fois quelque chose du vampirisme et des vases communicants dans l’action de cette maladie
qui « vide [le narrateur] de l’intérieur à mesure qu’elle s’est remplie. » Image du creux, du
trou, l’évidement du moi répond à ce que, quatre siècles avant l’avènement de la
psychanalyse, le poète Charles d’Orléans avait mis en évidence avec la métaphore du « puits
profond de ma mélancolie ». Vide, dépossession, aliénation du moi, c’est bien ce que
soulignera le docteur Freud affirmant que « dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide,
dans la mélancolie c’est le moi lui-même. »
Nommée, la mélancolie l’est en revanche, au pluriel de surcroît, dans la rubrique mise en
ligne par Inventaire/Invention (première partie) à partir du 15 mars. Mélancolies, annonce
l’éditeur, est « tout à la fois une nouvelle rubrique d’I/I et un ensemble de textes inédits de
Tanguy Viel, textes que l’auteur nous livrera au fil des semaines à venir et jusqu’à l’été, à la
manière d’un feuilleton littéraire, à raison d’un nouvel “épisode” tous les quinze jours. » Ni
texte de fiction, ni texte théorique, Planètes, trous noirs et tourbillons, première de ces
livraisons, est davantage la réflexion d’un écrivain sur la mélancolie dans ses rapports avec la
création littéraire. L’écriture, qui conjugue métaphores marines et spatiales, est en effet celle
d’un auteur davantage que d’un théoricien. Sont par ailleurs convoquées dans ce texte nombre
de figures littéraires telles que le Desdichado de Nerval ou encore le Bartleby de Melville,
personnage dont la fameuse devise « J’aimerais mieux pas » serait peut-être moins
l’expression d’une résistance passive que celle de l’indécision, de l’indifférence, de l’à-quoibon caractéristiques de l’attitude mélancolique. Car, contrairement à l’idée reçue, l’apathie
mélancolique serait moins affaire, nous dit Tanguy Viel, d’absence que d’excès de désir, dont
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elle serait en quelque sorte le négatif. En ce sens, l’action inhibitrice de cet excès de désir
serait comparable à celle de la bile noire qui, présente en trop grande ou trop petite quantité
dans le corps, préside, selon la théorie antique de la médecine des humeurs, à la formation de
la mélancolie.
Bile noire, soleil noir, c’est sur cette absence de couleur et de lumière étymologiquement
attachée à la mélancolie que s’ouvre et se clôt ce court texte de Tanguy Viel posant que
cependant que « toujours, même pour le mélancolique, il y a quelque chose plutôt que rien.
Mais quelque chose quoi ? » Quelque chose noir, bien-sûr, est-on tenté de répondre,
paraphrasant le titre du recueil de Jacques Roubaud.
Catherine Henry
http://www.benzinemag.net/roman/maladie.htm
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