Préface de François Bayrou

Transcription

Préface de François Bayrou
« La révolution Humaniste » de Marie-Anne Kraft vient de paraître.
La préface de François BAYROU
La question de la nature de la « crise » que traversent nombre de pays
européens est posée, et posée aussi la question du particulier désarroi que
cette « crise » suscite en France. Que se passe-t-il de si profond dans notre
pays que l’immense majorité des Français se partage, en une récente étude,
entre 53 % de « révoltés » et 29 % de « résignés », autant dire 82 % de
désespérés, contre 11 % de « confiants » ? Un tel déséquilibre ne peut
s’expliquer seulement par les difficultés économiques, ou par le malaise
social. C’est du pays qu’il s’agit, du peuple, de la nation, de ce qui fait vivre
ensemble les familles, les entreprises, les communautés civiques. Le malaise
est un mal-être, un mal-être de peuple et s’il est plus grave en France, ce n’est
pas seulement que nos chiffres, nos performances, nous mettent en mauvaise
position. C’est que ces difficultés retentissent sur le lien mystérieux qui soude
entre eux les concitoyens et les rend membres d’un même organisme vivant,
d’un même corps politique, qui leur donne identité et envie d’un destin
commun.
Nous sommes, nous France, et nous Français, peut-être le seul peuple
politique. Le seul peuple philosophique. Au sens propre : non pas le seul
peuple qui aime la politique, ou le seul qui aimerait la philosophie. Il en est
d’autres. Nous sommes le seul peuple qui se soit formé autour d’un dessein
politique, de conceptions proprement philosophiques. Ce que nous nommons
« République », ce n’est pas une organisation institutionnelle. La République,
ce n’est pas seulement un régime qui s’oppose à la monarchie ou lui succède,
et dont la source de l’autorité est dans le peuple par opposition à la légitimité
dynastique. La République, c’est un idéal politique, un projet de société, et
même un principe de civilisation. C’est proprement l’organisation politique et
l’organisation sociale qui permettent l’émancipation de l’individu, son
épanouissement, par le dépassement de toutes les aliénations, de toutes les
sujétions. L’individu est légitimé et libéré. Et s’organise en même temps pour
l’entourer et l’accompagner, le principe de solidarité. Libéré et assuré, ainsi
s’affirme l’idéal du citoyen républicain.
S’y ajoute un principe dynamique, le rêve ou la chance de la progression
sociale méritée. Ainsi l’école, l’école aux murs de briques de la Troisième
République, pouvait-elle inscrire en son fronton la trilogie de l’authentique
liberté, de l’authentique égalité et de l’authentique fraternité. Cela était
proprement la République. Et cela faisait de tous ces petits de Gaulois,
d’Alsaciens, de Bretons, ou de Béarnais, de tous ces petits d’Africains, de
tous ces petits d’Annamites, de ces lointains ou de ces voisins Italiens et
Polonais, un seul et unique peuple de citoyens. Égaux non pas seulement par
les droits, mais ce qui est beaucoup plus fort égaux par les espoirs. Égaux par
les enfants.
Et c’est ainsi que la République était le projet politique de l’humanisme. Car
en chaque situation sociale, elle avait pour idéal de libérer l’homme dans
l’homme, de promouvoir l’homme dans l’homme ou dans la femme, de lui
rendre et de lui garantir dignité et capacité.
Je soupçonne que, pour être aussi profonde, aussi décourageante, c’est là que
touche la crise. Elle touche, bien entendu, dans la situation de chacun, dans
les fins de mois, dans l’emploi perdu du fils aîné ou l’emploi jamais trouvé de
son frère ou de sa jeune sœur. Elle touche dans l’espoir.
Et aussi profonde, elle touche en même temps dans le jeune homme ou dans
le chef de famille, dans la femme qui élève ses enfants, dans la solitude des
esseulés, elle touche aussi le citoyen. Le citoyen : c’est-à-dire non pas
seulement celle ou celui qui vote pour désigner des représentants, mais celle
ou celui qui participe à la vie civique, qui s’engage, parce qu’il croit qu’il
peut et doit changer réellement le destin du pays qui est le sien. À partir du
moment où s’enracine la conviction que tout cela, au fond, les débats, les
institutions, les scrutins, tout cela ne sert à rien, que quel que soit le choix rien
ne change vraiment, le citoyen s’abîme et disparaît. Il s’étiole, il s’incline et il
s’efface.
Ainsi quand se trouvent mises en cause en même temps, la situation, les
moyens de vivre, l’espoir de l’avenir et la capacité du citoyen, une vague de
doute et d’angoisse saisit la nation tout entière. C’est là que nous en sommes.
C’est pourquoi les questions si importantes de l’économie, de la santé du
pays, des risques de la dette et des déficits accumulés, de la persistance et de
la multiplication du chômage, de la baisse du pouvoir d’achat, de l’énergie,
pour cruciales qu’elles soient ne sont pourtant qu’une composante d’une
question plus large qui est celle du projet de société, vécu au quotidien, pour
chacun et pour chacune, qui sera proposé à notre peuple et à notre pays.
C’est de cette question que se saisit Marie-Anne Kraft. Elle a bien des atouts
pour affronter cette interrogation et lui proposer des réponses. Elle est
familière de l’économie, du monde financier, de l’univers de l’information,
des nouveaux moyens de communication qui démultiplient information et
réflexion, elle a la culture nécessaire et l’expérience multiple qui seules
permettent de comprendre notre temps. Comme femme, comme
professionnelle, comme militante des causes les plus hautes, comme experte,
elle ne se contente pas de commenter ou d’analyser, elle vit les turbulences de
notre temps et s’engage pour les apaiser et les faire accoucher d’un temps
meilleur. Elle écrit comme elle est, généreuse autant que compétente.
Ce livre, cette réflexion sur notre avenir commun, participera au vaste débat
de notre temps. C’est ainsi que brique à brique, chacun apportant sa part de
conscience et sa part de responsabilité, se formera dans notre pays une
conception nouvelle de l’avenir. Ce ne sera pas de la théorie, et surtout pas de
l’idéologie, qui veut plier la réalité pour la faire ressembler à ses obsessions.
Ce ne sera pas une approche intellectuelle, avec de grands mots ronflants, de
grandes promesses porteuses de déceptions. Ce sera de la vie, avec sa
dimension d’humilité et sa dimension de grandeur, car l’une et l’autre sont
nécessaires à l’homme et au citoyen, au féminin comme au masculin.
J’ai écrit, il y a longtemps, un livre qui s’intitulait « le droit au sens ». Jamais
droit ne fut plus nécessaire, dans l’orage magnétique qui fait qu’aucune de
nos boussoles ne sait plus nous désigner le Nord pour que nous tracions notre
route. Il s’agit à la fois de donner du sens à notre vie commune et de
déterminer le sens de nos efforts. Ce livre n’achèvera pas la réflexion de
l’auteur et de ses lecteurs : il l’ouvre au contraire. Nous avons chacun, pour
notre compte, et ensemble, à en partager les questionnements, l’inspiration et
prendre notre part de son exigence.
François Bayrou