1. Rupture et continuité

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1. Rupture et continuité
1.
Rupture et continuité
L’interprétation musicale des baroqueux :
la rupture par la restauration1
Laurent Bernat
Le mouvement musical des baroqueux n’est pas connu du grand public. Il
s’agit pourtant d’un phénomène culturel considérable de notre époque qui a sa
part d’inédit. Il est connu en revanche des mélomanes et musiciens attachés à la
« musique classique »2 ou, expression probablement moins ambiguë, à la musique
savante. Quel est ce mouvement musical ? Il est né à l’après-guerre et est aujourd’hui
très vivant. Il se définit par une volonté de jouer, d’interpréter les musiques de la
Renaissance et de la période baroque sur des instruments anciens ou sur leurs copies,
en ayant connaissance en particulier des traités d’exécution musicale de l’époque,
aiguillant l’interprète quant à l’ornementation, le phrasé, le tempo requis par les
œuvres. Cette volonté s’est traduite par la création d’orchestres et de formations
musicales spécialisés, regroupant des interprètes informés, à côté des orchestres
et formations musicales « modernes » qui à l’occasion peuvent jouer le même
répertoire, mais sans la même préoccupation historique d’« authenticité » – lançons
le mot. Précisons que le répertoire des baroqueux3 s’est même étendu à partir des
années 1980 aux musiques de la période classique4. Ce mouvement a permis à de
1 - Merci à Perrine Gaudry, professeur de philosophie au lycée Victor Schœlcher de Fort-de-France, pour
sa relecture de l’article et ses précieuses suggestions.
2 - La musique classique peut en effet, dans certains cas, renvoyer à la musique de la période classique
(Haydn, Mozart, Beethoven…).
3 - Nous proposons un usage neutre du terme en le délivrant de sa connotation péjorative.
4 - Comme le rappelle Jean-Jacques Nattiez dans « Interprétation et authenticité » (Musiques. Une encyclopédie
pour le XIXe siècle. Dir. Nattiez, Jean-Jacques, Actes Sud/Cité de la Musique, 2004, p. 1128), les
baroqueux s’emparent progressivement du répertoire romantique tel Gardiner avec son Orchestre
Révolutionnaire et Romantique fondé en 1989 (source : site officiel de l’ensemble Monteverdi Choir
and Orchestra de Gardiner : http://www.monteverdi.co.uk/).
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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grands interprètes, à de grands chefs d’accéder à une renommée internationale :
Nikolaus Harnoncourt, John Eliot Gardiner, Christopher Hogwood, William
Christie pour ne nommer que quelques-uns de ces chefs les plus importants…
Dans le présent article, nous voulons revenir sur ce mouvement musical
d’interprétation, son originalité, ses effets de rupture dans l’histoire de la musique,
dans la perspective d’un questionnement général, relevant de la philosophie de la
musique5, car il donne l’occasion de penser l’idée même d’interprétation musicale.
En effet, ce mouvement donne l’occasion de penser l’œuvre musicale qui n’existe
que grâce à son interprétation. Le mouvement baroqueux est marqué par une
volonté d’authenticité, mais à quoi aboutit-il finalement ? À un retour au passé ? En
s’attachant ainsi au passé, que fait-on surgir ? Le présent pourrait-il se « passéifier »
en quelque sorte ? N’y a-t-il pas une forme étonnante de contemporanéité, de
manifestation du présent, dans ce mouvement pourtant attaché à l’interprétation de
musiques passées, de « musiques historiques »6, informées des pratiques musicales
passées ? De quoi témoigne ce mouvement pourtant attaché à des « musiques
historiques » relativement à l’époque que nous vivons aujourd’hui ?
De la recherche de l’authenticité
Nous aurions tort de ne pas trop insister sur le fait que ce mouvement musical
ne rassemble pas des compositeurs prônant un langage musical, une esthétique
nouveaux (comme le sérialisme) : il rassemble des interprètes prônant un jeu
« nouveau ». On a affaire à un mouvement musical d’interprétation dont la volonté
est de fournir aux œuvres du passé de la période baroque, mais aussi au-delà une
interprétation fidèle à l’univers du compositeur de périodes révolues. Avant ce
mouvement, les interprètes auraient été inattentifs à cet univers du compositeur
et auraient joué les musiques historiques avec une conscience interprétative
5 - Nous nous attacherons davantage à formuler des questions relevant de la philosophie de la musique
qu’à engager des thèses philosophiques massives. Le plus troublant et digne de réflexion est qu’il ne
semble pas y avoir une conception définitive de l’interprétation musicale, que le mouvement baroqueux
contribue à la modifier. Profondément ? Pour tout le monde musical ? Il y a un devenir de l’interprétation
musicale auquel nous sommes philosophiquement sensible et les pratiques humaines, en musique
comme ailleurs, éclairent les notions dans leur ancrage historique. L’Interprétation Musicale n’existe
pas dans une sorte de généralité abstraite, l’interprétation musicale existe dans des pratiques humaines
(et, parallèlement, dans des efforts de théorisation) qui en infléchissent progressivement le sens.
6 - Nous reprenons cette expression à Nikolaus Harnoncourt qui observe que nous nous détournons de la
musique (savante) contemporaine pour revenir aux musiques historiques. La rupture, c’est, aussi, notre
désaffection à l’égard de la musique contemporaine et notre préférence pour des musiques historiques
(interprétées ou non par les baroqueux, d’ailleurs).
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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insuffisamment informée. En particulier, les musiciens auraient joué les musiques
sur des instruments modernes inadaptés. La rupture des baroqueux est de pratiquer
la musique suivant les exigences du passé. C’est la préoccupation du passé qui fait
rupture. Il s’agit de mettre dans l’interprétation « un profond sens de l’histoire »7.
On fait rupture – non par une esthétique nouvelle, non par la croyance qu’un
monde nouveau doit également advenir par l’art –, mais par le sens de l’histoire.
Entendons par cela le sens de la nécessité de connaissances historiques et non le
sens de la nécessité d’un devenir historique portant au progrès qui passe par une
disqualification d’un passé considéré comme insuffisant.
Harnoncourt – l’un des leaders du mouvement et son principal théoricien –
défend l’utilisation des instruments d’époque parce qu’ils conviennent mieux que
les modernes à l’interprétation du style baroque8. Christie, qui est également un
claveciniste, écrit quant à lui : « Il me faut recréer les sonorités que le compositeur a
entendues et qu’il a voulu réaliser. C’est une façon de mieux servir et le compositeur
et la musique »9. On note là un étonnant « progressisme ». C’est en recréant le
passé – ses sonorités – qu’on sert mieux la musique. L’élan vers le futur, l’utilisation
d’instruments de notre époque, d’instruments améliorés desservent l’interprétation
des musiques passées. C’est la restauration – comme on dit en peinture – qui constitue
un « progrès ».
Du coup, aujourd’hui, et pour simplifier, l’on a deux sortes de musiciens
– correspondant à deux attitudes – face aux « musiques historiques ». « Face à la
musique historique, il est deux attitudes radicalement différentes, qui correspondent
à deux manières de la rendre non moins différente : l’une la transpose au présent ;
l’autre essaye de la voir avec les yeux de l’époque où elle est née »10. La deuxième
conception est celle en revanche « qui prétend être fidèle à l’œuvre »11. Ce qui
témoigne par ailleurs de la complexification des pratiques musicales face à un
répertoire qui pourtant peut être commun. On trouve aujourd’hui les concertos
pour violons de Bach aussi bien interprétés par des musiciens sur des instruments
modernes que par des baroqueux. Qui a raison ou tort ? Et ce partage peut-il
7 - Propos de William Christie rapportés par Jean-François Labie dans William Christie : Sonate baroque, Aix
en Provence, Editions Alinéa, 1989, p. 46.
8 - Résumé de Jean-Jacques Nattiez, « Interprétation et authenticité », op. cit., p. 1130.
9 - Labie, Jean-François, William Christie : Sonate baroque, op. cit., p. 49.
10 -Harnoncourt, Nikolaus, Le Discours musical. Pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard,
première édition 1984, p. 14.
11 -Harnoncourt, Nikolaus, ibidem, p. 15.
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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même valoir pour l’interprétation musicale ? Ce qui fait peut-être rupture, c’est
que, si l’on fait sien l’esprit baroqueux, l’on ne saurait abandonner l’interprétation
à la simple subjectivité du musicien. L’interprétation n’est plus une simple question
de talent. L’on ne saurait se contenter de l’idée que des interprétations nous
sont données et que la seule différence, c’est celle que produit le talent (plus ou
moins grand) qu’y manifestent les interprètes12. La connaissance historique et les
pratiques des baroqueux rendent la musique différente. Entre la Passion selon Saint
Matthieu de Bach dirigée et enregistrée par Jochum – « moderne » sur instruments
contemporains – et cette même œuvre dirigée et enregistrée par le baroqueux
Leonhardt, il y a un écart, qui n’est pas dû au talent, mais à une approche différente
de l’œuvre : Leonhardt retrouve des sonorités, recourt à des effectifs instrumentaux
plus proches probablement de ceux du temps de Bach. Et on a l’impression en
effet de ne pas retrouver exactement la même œuvre. L’enthousiasme interprétatif
ne suffit plus. L’enjeu profond du mouvement baroqueux, c’est que toutes les
interprétations ne se valent pas quant à leur fidélité historique aux œuvres et les
baroqueux prétendent en la matière à une plus grande fidélité.
Se rapprocher de l’univers du compositeur, telle est la prétention des baroqueux.
Peut-on aussi s’approcher de ce qu’il a voulu ? Harnoncourt est convaincu que nous ne
sommes pas sans éléments pour retrouver la volonté de l’artiste : « Les indices qui nous
révèlent la volonté du compositeur sont les indications d’exécution, l’instrumentation
et les nombreux usages de la pratique d’exécution, en évolution constante, que le
compositeur supposait naturellement connus de ses contemporains »13. Mais on doit
lire Harnoncourt avec sagacité : nous n’avons pas affaire directement à la volonté du
compositeur, nous n’avons que des signes de cette volonté – ce qui signifie que cette
volonté doit être retrouvée par un travail élaboré. Le mouvement baroqueux signifie
donc, dans un premier temps, une rupture dans la conscience interprétative, qui prend
acte de l’absence, du manque du compositeur, auquel aucune tension irrationnelle ne
saurait nous rattacher. L’intention du compositeur ne saurait revenir, elle ne peut être
que reconstituée à partir d’indices.
12 -C’est une manière de simplifier les difficultés car même un musicien « moderne » sans avoir fait sien
l’esprit baroqueux peut et doit être préoccupé du style des œuvres relatif à leur époque. N’importe quel
conservatoire transmet aux musiciens qu’il forme cette préoccupation. Sans être baroqueux, on peut
être sensible au fait qu’un récitatif d’une tragédie lyrique ne saurait être interprété comme une mélodie
française. Mais il est vrai que le mérite du mouvement baroqueux est de donner de solides outils pour
respecter cette césure.
13 -Harnoncourt, Nikolaus, Le Discours musical. Pour une nouvelle conception de la musique, op. cit., p. 17.
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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Le vent de la nouveauté souffle en art parfois de manière paradoxale. Ce
mouvement musical des baroqueux possède une indiscutable nouveauté et fait
rupture historiquement dans l’interprétation musicale (qui a aussi une histoire) et
peut conduire à une évolution de la « conscience interprétative ». Et paradoxalement,
c’est par un intérêt marqué pour des musiques du passé, des « musiques historiques »,
interprétées de façon à restaurer leurs couleurs originales (ce qui n’est possible
qu’en les jouant sur instruments anciens ou des copies, qu’en connaissance des
traités musicaux d’époque) que les baroqueux font rupture. « J’avoue préférer
Haendel avec ses couleurs d’origine, même si cela peut paraître démodé », écrit
par exemple Christopher Hogwood14 qui semble se lier à notre idée de restauration15
valant pour la musique16.
L’on peut même pousser la réflexion une marche plus haut : cette volonté de
restauration qui peut, dans un premier temps, paraître démodée, va aboutir à rendre
démodées certaines interprétations modernisantes d’œuvres du passé. Certains
enregistrements d’opéras de Rameau peuvent très bien nous paraître démodés,
car exécutés sur instruments modernes, insuffisamment informés sur le plan
historique ; les enregistrements des baroqueux des mêmes œuvres nous semblent
plus justes. Quelle étrange évolution des choses ! C’est le retour scrupuleux au
passé qui rend « passés de mode » les enregistrements où l’interprétation a été
naïvement modernisante.
Contestations et mises en doute de l’authenticité. Qu’est-ce qu’interpréter ?
Des mises en doute voire des contestations de la recherche d’authenticité par
les baroqueux ont eu lieu de la part de musiciens « modernes ». Nous ne pouvons
pas dans le cadre de cet article nous perdre dans l’historique des contestations. Ce
qui nous intéresse, c’est le sens profond du mouvement. Nous y aide la critique du
musicien Jean-Paul Penin dans Les baroqueux ou le musicalement correct paru en 200017.
14 -Christopher Hogwood, sa préface du Guide de la musique baroque, sous la direction de Julie Anne Sadie
(traduction de Companion to Baroque music), Paris, Fayard, 1995, p. 10.
15 -Le lecteur sera également frappé par le fait que l’idée de restauration, que nous appliquons à la musique,
peut avoir un écho politique. Notre époque – qui a vu naître le mouvement baroqueux – n’offret-elle pas aussi une forme de restauration ou, en tout cas, de grande réticence réformatrice voire
révolutionnaire ? La restauration des baroqueux pourrait bien être corrélée en ce sens à cette fermeture
de l’élan politique réformateur voire révolutionnaire.
16 -Les interprétations modernisantes des musiques historiques offrent un visage défiguré des œuvres
qu’il convient de « réparer » notamment par le respect des matériaux originaux, cela d’une manière
comparable à la restauration des œuvres en peinture ou en sculpture.
17 -Penin, Jean-Paul, Les baroqueux ou le musicalement correct, Paris, Gründ, 2000.
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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La critique de Penin a une profondeur dans le fait qu’il voit bien le changement
engagé par les baroqueux relativement à l’interprétation (même s’il s’y oppose) :
une méfiance à l’égard de ce que nous avons appelé l’enthousiasme interprétatif auquel
lui est attaché : « Lorsqu’il compose son œuvre, l’auteur sait ce qu’il désire : il lui
suffit d’écouter en lui. Il a en tête non seulement la structure, mais bien plus, la
« vérité » de l’œuvre, cette perfection musicale qui le plonge dans le monde de
l’enthousiasme, source du geste créateur. C’est à l’interprète qu’il revient, c’est son
grand œuvre, de retrouver dans la partition cette fulgurance, de se rapprocher de cet
idéal, de cet enthousiasme même, dans lequel Platon voyait une des composantes
de l’acte interprétatif »18. Servir l’œuvre, l’interpréter authentiquement, c’est surtout
ne pas en faire une lecture littérale, désengagée subjectivement, c’est faire un travail
de rapprochement – non à l’égard de la période historique – mais du geste créateur,
du monde de l’enthousiasme dont était saisi le compositeur. Même si l’auteur
va « sauver » certains interprètes baroqueux, il parle des « lectures glacialement
photographiques »19 de certaines de leurs interprétations. Alors que pour lui,
interpréter, c’est « idéaliser la partition »20.
Résumer le mouvement musical des baroqueux à sa préoccupation
d’authenticité risque de ne pas rendre justice aux doutes que les baroqueux euxmêmes ont pu avoir quant au concept même d’authenticité, aux doutes éprouvés
dans leurs recherches mêmes. Des questions peuvent surgir chez eux sur les effectifs
nécessaires pour l’exécution des œuvres, les instruments requis… Mais nous
pensons qu’il y a, malgré ces doutes, la conviction que leurs pratiques musicales
sont plus justes historiquement.
Il y a le point de vue de ceux qui « produisent » et celui de ceux qui écoutent.
Nous ne pouvons pas nier que les baroqueux ont fait naître une « sonorité », il y a une
sonorité de leurs formations musicales, cela sonne ancien. Et de manière étonnante,
cela a constitué comme un appât pour le marché du disque. Les mélomanes et les
acheteurs contemporains d’enregistrements se sont laissés séduire par un certain
son, par des couleurs restaurées – phénomène inédit dans l’histoire de la musique.
L’interprétation musicale des baroqueux attire l’attention du penseur de la
musique sur le phénomène même de l’interprétation musicale. La musique est – parmi les
arts – un art qui nécessite une exécution, et donc une médiation par d’autres que le
18 -Id., ibid. p. 106.
19 -Id., ibid. p. 108.
20 -Id., ibid. p. 109.
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compositeur : il faut d’autres artistes pour que sa musique existe. Le peintre donne
naissance à une peinture qui est directement montrée et s’il y a « interprétation »,
elle vient du spectateur devant qui est présente l’œuvre qui lui attribue un sens. La
musique doit être exécutée et interprétée par d’autres musiciens que celui qui a fait
naître l’œuvre musicale. Nous pouvons dire que le mouvement baroqueux introduit
une interrogation critique la concernant cette indispensable médiation. La rupture
est d’ailleurs historique. Elle pourrait être ainsi formulée : « Et si moi, interprète,
étais mal placé pour exécuter et interpréter la musique des temps passés ? ». « Et si
moi, interprète, je devais m’éloigner de mes certitudes d’interprète moderne pour
retrouver la manière – reconstituée certes – dont ces musiques devaient à l’époque
être interprétées ? ». C’est le décentrement, en ce sens, qui permettrait au mieux de
servir ces musiques.
Par une rupture dont nous avons le devoir de penser les enjeux, le mouvement
baroqueux nous fait sortir de la conviction que l’interprète peut par des ressources
propres servir le compositeur, que son exécution, son interprétation vont en
quelque sorte de soi, que fondamentalement, l’interprète n’a pas à se méfier de
lui-même. Cette idée que l’interprète peut aller dans le sens du compositeur, on
la trouve par exemple chez Rousseau dans son Dictionnaire de musique : « C’est peu
de lire la Musique exactement sur la Note ; il faut entrer dans toutes les idées
du compositeur, sentir et rendre le feu de l’expression, avoir surtout l’oreille juste
et toujours attentive pour écouter et suivre l’ensemble »21. Puisque les musiciens
d’aujourd’hui puisent largement dans les musiques historiques, composées par des
compositeurs morts, qui ne peuvent pas nous assurer de leurs intentions, ils se
doivent d’avoir un écart historique, d’introduire profondément en leurs pratiques
un sens de l’histoire. Impossible pour eux de rentrer directement dans les idées des
compositeurs. Les musiciens doivent donc s’interroger sur la manière dont ces
musiques en leur temps ont pu être interprétées et cesser de croire que nous,
contemporains, avec nos instruments et pratiques « modernes », pouvons respecter
le style de ces musiques. C’est en ce sens que le mouvement baroqueux contribue
à modifier la « conscience interprétative ». Servir le compositeur au mieux n’est
possible que par la considération, d’abord, de ce qui nous éloigne d’eux. Non,
Bach n’est pas un contemporain, ou au moins proche de nous dans ses intentions,
et pour l’interpréter au plus juste, il convient que le musicien d’aujourd’hui prenne
21 -Rousseau, Jean-Jacques, article « Exécution » Œuvres complètes, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque
de la Pléiade », t. V. Ecrits sur la musique, la langue et le théâtre ; textes historiques et scientifiques,
Paris, 1995, p. 817.
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la mesure de son éloignement d’avec lui, pour envisager ensuite de reconstituer son
geste musical.
Paradoxes de l’interprétation musicale des baroqueux
Nous venons d’exprimer le projet des baroqueux, celui d’une interprétation
authentique, juste, des œuvres du passé. Malgré les critiques et les doutes, le
projet et le mouvement des baroqueux doivent être pris au sérieux. Il en va d’une
modification de la conscience interprétative à laquelle pourrait conduire l’esprit
baroqueux22. Mais avons-nous complètement saisi le sens du mouvement ? Et si ce
sens échappait largement à ses praticiens, aux baroqueux eux-mêmes ? Relevons
quelques paradoxes au sujet de ce mouvement, car ils permettent d’en interroger
le sens profond.
Nous sommes séduit par un premier paradoxe : les baroqueux recréent des
œuvres et pourtant les recréations baroqueuses ont l’apparence de « créations » !
Non pas que, pour les baroqueux et leur public, les œuvres soient nouvelles ! C’est
leur sortie du placard, du purgatoire des archives, qui suscite un intérêt qui est
comparable à l’attente que nous pouvons avoir pour des œuvres nouvelles. Il y a
quelque chose de décisif dans la recréation d’œuvres du passé qui mobilise une
curiosité avivée qui peut être comparée à notre désir envers la nouveauté des œuvres
venant d’artistes de notre temps. Mais en musique, quelle est notre modernité ?
Sommes-nous, nous auditeurs contemporains, si désireux d’écouter les œuvres de
musique contemporaine ?
Le « fond de commerce » des baroqueux est de « créer l’événement » avec
la recréation d’œuvres passées. René Jacobs en juillet 2012, par exemple, « crée
l’événement » au Festival d’Opéra Baroque de Beaune en interprétant les Sept
paroles du Christ de Pergolèse, œuvre venant d’être attribuée avec certitude au
compositeur23. Certes ce mouvement n’empêche pas la création d’œuvres
musicales contemporaines ! Mais il peut donner le sentiment que les œuvres
passées réussissent mieux à attirer les spectateurs, surtout si on leur promet une
sorte de « reconstitution historique » à la manière des films historiques, que les
22 -L’esprit baroqueux n’ayant pas gagné tout le monde musical de ses exigences, l’on ne peut pas dire
que la conscience interprétative s’est de fait modifiée à sa suite. C’est davantage une modification de
la conscience interprétative telle qu’elle devrait avoir lieu si l’ensemble du monde musical adoptait ses
exigences.
23 -Voir le site de France Musique et plus particulièrement la page http://sites.radiofrance.fr/
francemusique/em/concertam/ emission.php?e_id=100000070&d_id=515002750, consultée le 30
octobre 2012.
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œuvres contemporaines. Cela pourrait – du point de vue de la réflexion – marquer
une sorte d’écart entre nous et notre époque, d’inévidence à nous « rencontrer » nousmêmes. D’autant que « nos » œuvres de musique savante d’aujourd’hui servent
souvent des langages musicaux qui demandent un effort, qui peuvent rebuter en
ce sens. Le mouvement baroqueux confirme le constat suivant lequel on joue plus
les musiques historiques que les œuvres contemporaines. Et s’il fallait interroger
aussi notre désir à nous contemporains ? Avons-nous, nous public de la musique
savante, un désir manifeste de musiques contemporaines – musiques qui devraient
être davantage nos musiques en un sens ? L’histoire de la musique (savante) marque
un écart du public à l’égard des musiques contemporaines qui devraient être ses
musiques. Comme l’écrit Harnoncourt : « La musique d’aujourd’hui ne satisfait
ni les musiciens ni le public, dont la plus grande part s’en détourne carrément ; et
pour combler le vide qui s’est ainsi créé, on revient à la musique historique. […]
Cette situation est absolument nouvelle dans l’histoire de la musique »24. L’ancien
restauré par les baroqueux réussit à se rendre plus désirable que la création musicale
contemporaine ! Ce qui en effet est une rupture historique inédite.
La redécouverte de tout un répertoire a permis de voir sur scène des opéras de
la période baroque, des tragédies lyriques de Lully et Rameau, les opéras de Haendel
(opera seria, en langue italienne) par exemple. Mais quel n’est pas notre étonnement de
constater que leurs mises en scène sont l’occasion de transpositions à notre époque !
Les metteurs en scène Peter Sellars et Robert Carsen ont pu transposer l’action des
ces opéras à notre époque ou dans des périodes plus proches de la nôtre. Est-ce que
cela veut dire seulement que la fosse et la scène à l’opéra ne sont pas nécessairement
mises dans une même cohérence historique ? En tout cas l’opéra baroque est de
fait l’occasion de mises en scène ancrées dans notre époque, il est particulièrement
propice à des transpositions dans l’aujourd’hui. Cela a du sens. Le mouvement n’est
pas que « rupture » avec l’ici et le maintenant. Nous proposons comme hypothèse que
ces musiques interprétées de fait, non avec un respect d’antiquaire, mais de manière
vivante par les baroqueux, avec leur chair d’aujourd’hui, sont compatibles avec notre
monde contemporain, peuvent rejoindre le monde de sens25 d’aujourd’hui. Chanteurs
et musiciens, pourtant soucieux d’un répertoire ancien, le servent peut-être aussi dans
le sens d’une modernité qui rend les drames mis en musique par Rameau et Haendel
comme en coïncidence avec le monde et une sensibilité d’aujourd’hui.
24 -Harnoncourt, Nikolaus, Le Discours musical, Pour une nouvelle conception de la musique, op. cit., p. 15.
25 -Monde de sens qui est aussi un monde des sens : les œuvres baroques servent un plaisir sensuel qui
caresse dans le sens du poil l’hédonisme contemporain.
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Ces musiques nous frappent par le fait qu’elles nous concernent et que, quand
Natalie Dessay chante Cléopâtre dans un musée contemporain26, elle interroge
aussi les contemporains, exprimant des sentiments qui peuvent tout aussi bien être
les nôtres. Le succès du mouvement viendrait certes d’un attrait pour le passé,
respectueux des pratiques musicales passées, mais, selon nous, viendrait également
d’une capacité de ces musiques à rejoindre les sentiments des contemporains. Notre
remarque est paradoxale pour un mouvement qui a eu tendance « Dans ses débuts
surtout, […] à privilégier un style d’exécution qui laissait peu de place à l’expression
des émotions » 27. Mais le mouvement a évolué. Une émotion retenue, dans l’effort
d’interprétation, demeure une émotion et ne signifie donc pas son éviction. Nous
livrons ceci à titre d’hypothèse : l’esthétique des baroqueux a gagné les cœurs à
partir non d’interprétations aseptisées sur le plan émotionnel, mais d’émotions
raffinées et retenues dans des formes éloignées d’une expressivité outrée qui peut
aujourd’hui rebuter certains.
L’ancien permet la propulsion du nouveau : de nouveaux interprètes, de
nouveaux chefs ont profité d’esthétiques du temps passé pour faire carrière et se faire
connaître auprès du public. Ces interprètes, de fait, se font connaître et apprécier
auprès du public pour leur connaissance des répertoires anciens notamment baroque
et pour leur respect de l’univers des compositeurs des œuvres interprétées, mais
aussi pour leur style propre. Leurs interprétations témoignent de leur préoccupation
historiciste, mais aussi... d’eux-mêmes ! C’est un paradoxe qu’il faut tenir : Philippe
Herreweghe, par exemple, ne se contente pas d’interpréter les cantates de Bach
de manière historiquement informée, dans un effort de restauration et de fidélité
stylistiques notamment par la connaissance de ce que la musique de Bach doit à la
rhétorique. De fait, il fait aussi passer un « style Herreweghe » : ses enregistrements
de Bach ne font pas que servir un univers stylistique autre. Herreweghe dans
Bach fait aussi… du Herreweghe ! Le style Herreweghe, reconnaissable entre les
baroqueux, se signale par exemple par des chœurs aux voix sans vibrato, des lignes
musicales très travaillées, des interprètes qui ne tirent nullement la couverture à
soi, un certain sens de la gravité dans la musique religieuse...28 Nous voulons dire
que les baroqueux, en même temps qu’ils se montrent attentifs aux intentions du
26 -Nous pensons au Giulio Cesare de Haendel mis en scène par Laurent Pelly programmé à l’Opéra de
Paris notamment pour la saison 2012-2013.
27 -Nattiez, Jean-Jacques, « Interprétation et authenticité », op. cit., p. 1135.
28 -Les points de suspension doivent avoir tout leur sens : impossible par le discours de cerner un style
musical personnel (au sens d’en « faire le tour ») et d’y rendre tel quel l’effet sur le sujet.
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compositeur, au style de l’époque, témoignent dans leur exécution – qui ne saurait
jamais être objective – de la subjectivité de toute interprétation. C’est probablement
la conscience que William Christie a lorsqu’il reprend la formule « Avant le concert,
95% de recherche et de technique ; au concert, 95% de musicien ». C’est peutêtre ce qui assurera aussi la postérité du mouvement des baroqueux. Lorsque l’on
écoutera encore Gérard Lesne29 dans quelques décennies, ce ne sera pas seulement
pour son respect des œuvres et son interprétation historicisante mais aussi pour ce
que l’interprète Lesne apporte (qui n’est nullement extrait du passé) : un timbre de
voix, un certain phrasé, un sens de la valorisation des mots, etc. La musique est cet
art qui a besoin sans cesse qu’on lui donne vie par des interprètes contemporains30
qui, même dans le respect des styles anciens, se font passer « eux-mêmes » dans
leur interprétation. Nul baroqueux ne saurait en disconvenir. Aucun interprète ne
saurait assurer sa transparence dans un pur service des styles passés, en les servant,
il y met sa touche. Un musicien sert toujours un style autre en même temps de
manière personnelle.
L’entreprise restauratrice rencontre des obstacles incontournables qui rendent
objectivement impossible la « reconstitution ». Les baroqueux ne peuvent en
particulier recourir aux castrats. L’Occident n’en « produit » plus31. Du coup, dans
l’effort de restauration des « couleurs anciennes », ils ont notamment fait appel aux
contre-ténors pour chanter les parties des castrats ou les rôles des castrats à l’opéra.
Et pourtant le mouvement a été porté notamment par la vague d’une renaissance
des castrats et de leur art ! Auprès du public, bercé d’illusions, il sert peut-être
moins l’esthétique baroque qu’il ne fait naître un rêve baroque, il sert moins le temps
passé, qu’il ne sert à nourrir tout un imaginaire chez nous auditeurs contemporains
lié à l’époque des œuvres. Historicisme peut-être des baroqueux, attachement
nostalgique de leur public à une époque raffinée, vouée à la sensualité des voix, très
29 -Contre-ténor français né en 1956.
30 -Même si les enregistrements permettent aujourd’hui de maintenir la trace fidèle d’interprètes passés
– ce qui est aussi une révolution dans l’histoire de la musique qui dans sa plus grande partie n’a pas
pu conserver trace sonore de l’exécution qui dans un sens, mourait nécessairement à mesure qu’elle
cherchait à faire vivre.
31 -Ce qui montre par ailleurs qu’une distance relativement avec « nous-mêmes » est prise dans le devenir
historique et que les convictions déterminantes dans la manière pour les sociétés de « façonner »
les corps sont soumis à des changements étonnants. Nous sommes loin aujourd’hui de convictions
permettant de châtrer de jeunes garçons. Par ailleurs, l’interprétation des baroqueux est également
d’aujourd’hui parce que leurs choix d’exécution rencontrent nécessairement des obstacles matériels et
que ce sont bien des valeurs contemporaines qui déterminent aussi leur vision des choses. On n’en a
jamais vu exiger de restaurer la castration à visée esthétique !
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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certainement. Le public, dans la voix et l’art des Deller, Jacobs, Lesne, Jaroussky
croit entrevoir une époque révolue, celle des castrats jouit aussi de cette résurgence
illusoire du passé, alors qu’en réalité ce ne sont pas des castrats, mais des contreténors ! Le mouvement baroqueux comptait introduire un sens de l’histoire en
musique, mais il recourt aux moyens raisonnables d’aujourd’hui. Surtout du côté
du public, et des stratégies marketing32 destinées à le séduire, on joue plus sur une
nostalgie du passé et de l’imaginaire qui lui est associé que sur une connaissance
du passé – connaissance qui, elle, informe solidement, au moins au départ, les
pratiques musicales des baroqueux.
Un mouvement en phase avec notre modernité
Quelle est notre modernité ? N’y aurait-il de modernité que dans la promotion
de la nouveauté et du progrès comme indispensables dépassement de l’ancien
(comme l’on voit dans les techniques et chez les technophiles) ? Nous allons
proposer une autre voie. Le musicologue Claude Dauphin parle de « l’historicisme
qui porte notre culture contemporaine occidentale à vivre grandement de la
réinterprétation du passé musical et à en étudier minutieusement les conditions
d’apparition et d’évolution […] est bien un attribut de notre modernité »33. Notre
modernité n’est-elle pas aussi celle qui doute du progrès ? En fait, la mise en doute
du progrès musical par les baroqueux pourrait bien être mise en rapport avec la mise
en doute contemporaine du progrès, y être liée. C’est en tout cas notre proposition.
Si l’interprétation musicale des baroqueux est si en phase avec notre époque,
c’est qu’elle repose sur un doute fondamental à l’égard du progrès. D’ailleurs
Harnoncourt, dans le Discours musical, parle volontiers d’évolution dans la musique
et récuse l’idée de progrès musical. Le mouvement baroqueux ne considère pas
que l’évolution de nos instruments de musique, dans leur facture, constitue un
« progrès » – notamment sur le plan technique – tel qu’il faille nécessairement les
adopter. L’exécution musicale des œuvres anciennes demande au contraire à se
défaire des instruments actuels dont la sonorité ne (leur) convient pas. Quel rapport
avec notre modernité ? Il nous semble qu’aujourd’hui nous doutons également
de l’idée de progrès notamment sur le plan technique, car nous voyons de près
les excès auxquels ont pu conduire la croyance en un progrès unilatéral – dont
32 -Il y a une industrie du disque. Il y a des disques à vendre. En la matière, pochettes de disques, offres
publicitaires jouent sur le capital nostalgique pour nous du temps des castrats.
33 -Claude Dauphin, Introduction I du Dictionnaire de musique de J.-J. Rousseau : une édition critique, Peter Lang,
Varia Musicologica, 2008, p. 30.
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
Gaïac
l’Occident serait le guide. L’histoire – comme processus de progrès inéluctable
appelant le rassemblement de toutes nos forces – ne nous semble plus justement un
mot d’ordre. Les progrès techniques introduits par la science – OGM, procréation
artificielle – signifient bien une plus grande maîtrise sur la nature, sur la matière,
sur le vivant, mais, pour nombre d’entre nous, ils introduisent plus des possibilités
nouvelles que des progrès. Nous nous décillons envers une croyance naïve au progrès
et le mouvement baroqueux nous semble pouvoir être corrélé avec cette prise de
conscience.
Le mouvement d’interprétation des baroqueux nous semble également aller
dans le sens d’un relativisme par lequel notre modernité est tentée. Par exemple,
les remarques sur la justesse des baroqueux témoignent qu’un instrument ne sonne
pas nécessairement juste. Il faudrait ajouter qu’il ne sonne pas nécessairement juste
pour nous. Si un clavecin semble sonner étrangement, n’être pas juste parfois, nous
nous devrions de réaliser qu’il semble ne pas sonner juste pour nous, car en fait les
baroqueux le font accorder comme avant l’introduction du tempérament égal. « Le
plus souvent, nous avons formé notre oreille au tempérament égal du piano »34.
Nous sommes habitués à un système musical où les douze demi-tons ont une
égale distance. Or dans le passé, effectivement, il n’en a pas toujours été de même.
Harnoncourt écrit par exemple : « ce qui pour nous est juste peut être faux pour
d’autres »35 : le « nous », le nous collectif d’appartenance à l’Occident, n’a plus rien
d’évident. Cette conscience du rapport (« pour nous ») est une forme de relativisme
dans la mesure où la justesse n’est que relative à un peuple et à une période
d’appartenance ! Élargissons : le trouble en profondeur serait jeté aussi relativement
à nous-mêmes. L’Occident aurait à se regarder dans son histoire moins assuré de son
unité que frappé par sa propre étrangeté : notre passé, auquel nous faisons retour
par l’interprétation de ses œuvres, devrait nous frapper par le fait que nous sommes
en quelque sorte devenus autres, avons adopté des pratiques, notamment relatives
à la musique, qui sont autres, et que nous ne pouvons pas complètement nous
retrouver dans le passé qui n’est qu’un moment relatif d’un devenir36.
Mais quant au public, pourquoi ces œuvres du passé lui plaisent-elles ? Le
mouvement des baroqueux pourra œuvrer pour « s’accrocher au passé », il recréera
des sonorités, des phrasés passés, mais il ne recréera pas le public passé qui écoutait
34 -Harnoncourt, Le discours musical, op. cit., p. 80.
35 -Id., Ibid., p. 80.
36 -Le reflet que donne la consultation de notre passé ne permet pas, si l’on y réfléchit bien, une
reconnaissance complète, et nous offre des traits qui peuvent nous paraître étranges.
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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les œuvres alors créées. Son public, lui, reste contemporain. Remarque lourde de
sens parce que le rapport aux œuvres n’est pas le même. Le public de l’époque
avait des références, des valeurs, un environnement culturel tout à fait autres et
attribuait aux œuvres un autre sens. Nous jouons ces musiques – des musiques
historiques – dont « l’univers de sens » nous est en fait étranger. Les baroqueux
sont sensibles à cet univers de sens, mais que font-ils valoir ? Les musiques en leur
univers de sens originel ? Ils ont certes un intérêt quant aux conditions d’exécution, aux
instruments, mais l’univers de sens est-il rétabli ? Non. Les musiques religieuses
de la période classique française par exemple sont jouées pour leur attrait musical,
non dans leur rôle religieux originel ! Les musiques sacrées du Grand Siècle ont
définitivement perdu leur « public ». La rupture est consommée ! Un monde de
valeurs, de connaissances, de pratiques s’associe nécessairement à l’origine avec
ses musiques : monde que nous ignorons communément37, monde qui nous est
largement étranger.
Ce mouvement témoigne de notre goût et valorisation du passé artistique.
Notre sentiment de plaisir est semblable à celui que nous éprouvons face à des
œuvres d’art chez un antiquaire qui vient de leur beauté propre, mais également de
la conscience que nous avons de ce qu’elles sont anciennes. Le plaisir esthétique se
mêle au sentiment de la valeur d’un objet avec lequel nous avons le privilège d’être
en contact même s’il a été fait, produit à une époque reculée. L’esthétique des
baroqueux – leur effet subjectif – joue sur les deux tableaux : beauté des œuvres
(finalement peut-être plus accessibles pour leur langage tonal que les œuvres
contemporaines souvent atonales) et attrait de leur ancienneté, attrait symptomatique
de notre époque qui ne sait pas toujours se rendre désirable.
Il y a une contemporanéité et modernité de l’interprétation musicale des
baroqueux. Les interprètes baroqueux du répertoire des musiques historiques
sont contemporains et leur vitalité, leurs corps aussi sont d’aujourd’hui. Leurs
interprétations – qu’ils le veuillent ou non – traduisent la vitalité de corps tels que
notre époque les façonne. Le « son » baroqueux serait-il malgré les prétentions
des baroqueux un son d’aujourd’hui ? La sensibilité à laquelle leur interprétation
s’adresse, que leur interprétation cultive est probablement aussi d’aujourd’hui !
Certains musicologues n’hésitent pas à considérer que « l’idéologie du mouvement
authenticiste relève […] de l’idéologie moderniste : elles [les interprétations] ont en
commun les idéaux d’impersonnalité […], de littéralisme […], d’autonomisation de
37 -À redécouvrir mais intellectuellement, sans possibilité de coïncidence entre nous et le public passé, par
exemple, avec les Morales du Grand Siècle de Bénichou.
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l’œuvre, d’immanence de ses structures internes, et d’objectivisme anti-affectif »38.
Nous ne saurions abandonner ce verdict au lecteur sans le nuancer, car il s’agit
aussi de faire des propositions quant à la « sensibilité d’une époque », celle de nos
contemporains dont une partie chérit le répertoire interprété par les baroqueux.
L’interprétation des baroqueux s’adresse à et cultive une sensibilité retenue. Elle est
donc moins anti-affective qu’elle ne sert une expressivité cadrée ; cadrée peut-être
par les exigences esthétiques d’époques auxquelles on ne saurait appliquer sans
anachronisme l’expansion affective romantique. Il est frappant que notre époque
a cette sensibilité-là ou souhaite se retrouver dans cette sensibilité-là. Au total
l’historicisme des interprétations des baroqueux serait peut-être davantage une
prétention théorique, un simple vernis, une volonté de restauration conduisant, en
dessous, subrepticement, à une mise en adéquation avec notre époque.
Peut-on faire émerger tout le sens d’un phénomène culturel quand celui-ci n’a
pas encore pris fin ? Peut-on conclure sur sa signification profonde – alors que le fruit,
en développement, n’a pas encore tout donné ? La pensée pourra peut-être mieux
l’appréhender avec davantage de recul dans le temps. Pour saisir complètement
l’être, il faut que ce qui était en devenir, soit tenu à distance, devenu, arrivé à son point
suprême de maturité. On peut toutefois considérer que ce mouvement musical
d’interprétation, soucieux d’interprétations authentiques ou justes historiquement,
marque son originalité par une césure dans l’histoire de l’interprétation, non sans
conséquence on l’a vu quant à la « conscience interprétative ». Tourné vers le passé,
il pourrait fort bien être en fait très en phase avec notre modernité, hésitante sur
l’avenir, nostalgique d’un passé plus rêvé que connu, tentée par le relativisme,
frileuse devant des esthétiques contemporaines exigeantes. Le mouvement musical
des baroqueux est aussi en phase avec notre modernité pour les talents d’aujourd’hui
qu’il mobilise, pour la vitalité des corps d’interprètes de notre époque ; l’aujourd’hui
se retrouvant dans l’ancien œuvrant au profit d’une sensibilité retenue.
38 -Positions du musicologue Richard Taruskin résumées par Jean-Jacques Nattiez dans « Interprétation et
authenticité », op. cit., p. 1139.
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L’interprétation musicale des baroqueux : la rupture par la restauration
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Repères bibliographiques
Detournay, Stéphane, « Les Baroqueux et la question de l’interprétation musicale », Revue
DEMéter, décembre 2002, Université de Lille-3 (disponible également via www.univ-lille3.
fr/revues/demeter/interpretation/detournay.pdf).
Harnoncourt, Nikolaus, Le Discours musical. Pour une nouvelle conception de la musique, Paris,
Gallimard, première édition 1984.
Hogwood, Christopher, Préface du Guide de la musique baroque, sous la dir. de Julie Anne
Sadie, Paris, Fayard, 1995.
Labie, Jean-François, William Christie : Sonate baroque, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989.
Nattiez, Jean-Jacques, « Interprétation et authenticité », Musiques. Une encyclopédie pour le
XIXe siècle. Dir. Nattiez, Jean-Jacques, Actes Sud/Cité de la Musique, 2004.
Penin, Jean-Paul, Les baroqueux ou le musicalement correct, Paris, Gründ, 2000.

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