Viandard !
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Viandard !
Viandard ! « Saviez-vous que les arbres parlent ? Ils le font pourtant ! Ils se parlent entre eux et vous parleront si vous écoutez. L'ennui avec les Blancs, c'est qu'ils n'écoutent pas ! Ils n'ont jamais écouté les Indiens, aussi je suppose qu'ils n'écouteront pas non plus les autres voix de la nature. » Alfred ricana de mépris au souvenir des paroles de ce vieux fou de chamane Comanche. Au diable, la nature ! Qu’elle laisse la place à la civilisation. Le jour commençait à se lever. Il vérifia une dernière fois sa carabine et épaula, couché dans l’herbe de la prairie. À environ cent mètres de lui, le troupeau de bisons paissait paisiblement. Alfred préférait la chasse à l’approche, à pied, plutôt que la poursuite à cheval. Galoper en tirant sur un troupeau de bisons épouvantés, c’était bien plus dangereux. Or Alfred était piètre cavalier mais excellent tireur. La difficulté de la chasse à l’approche consistait à tuer le maximum de bêtes avant que la harde ne se disperse. Un exercice ardu qui lui rappelait le billard, un autre sport qu’il se vantait de maîtriser : comment toucher une boule sans percuter les autres. Les bisons étaient tellement stupides qu’ils en devenaient malins : leur caractère imprévisible était tel que parfois le chasseur pouvait presque marcher au milieu du troupeau, et d’autres fois, ils refusaient catégoriquement de se laisser approcher à moins de cinq cents mètres. Il avait rampé pendant deux heures cette nuit parmi les hautes herbes, le vent de face pour tromper leur odorat, en priant que le troupeau ne se déplace pas. Ilvisa le flanc pour atteindre les poumons, une cible plus large que la tête. De plus, les balles en plomb avaient tendance à ricocher sur les os du crâne. Il réussit à en tirer neuf avant que les bêtes ne s’enfuient. Un score correct sans plus. Il appela son cheval, s’approcha des énormes herbivores couchés et, à l’aide de son couteau de chasse, il leur coupa la langue. Certains vivaient encore et agoniseraient pendant des heures : tant mieux, leur peau se conserverait plus longtemps avant de devoir être tannée. Il parcourut la vaste plaine du regard. Son équipe de dépeceurs était encore à la traine… Ils n’avaient pas fini de récupérer les peaux de sa chasse fructueuse de la veille. Ils laissaient pourtant la viande pourrir sur place. C’est la peau qui rapportait le plus :trois dollars, et vingtcinq centsla langue. Si seulement ces trainards de dépeceurs arrivaient à suivre la cadence !Il prélevait lui-même les langues pour pouvoir garder le compte du nombre de bisons abattus : il craignait de se faire rouler par ces escrocsbien capables d’escamoter quelques peaux. Le chasseur n’avait jamais été à l’école et ne savait pas compter au-delà de ses doigts de main.Il mit les neuf langues dans ses fontes qui en contenaient déjà plusieurs fois les doigts des deux mains. Alfred nettoya soigneusement sa carabine et la rechargea. Un chasseur professionnel doit veiller à ce que son arme ne s’enraye jamais. Il appréciait le tir rapide de sa Winchester modèle 1873. Par contre, le chargement s’avérait malaisé. Il décida de suivre le troupeau. Les dépeceurs le rejoindraient facilement, avec les traces que laissaient plusieurs milliers de bêtes. Il partit au galop. Cheveux au vent, il riait de cette journée qui commençait si bien. Après la guerre civile et la crise économique terrible qui s’ensuivit dans le Sud durant la seconde moitié des années 1860, il avait terriblement souffert de la faim. La paix l’avait plus meurtri que la guerre, paradoxalement. Mais depuis, quel rebond magnifique ! Quelle aubaine ! Tout le monde l’encourageait à exterminer les bisons, ces stupides bovins qui pullulaient dans les grandes plaines de l’Ouest. Les compagnies de chemin de fer n’appréciaient pas ces troupeaux immenses qui gênaient le passage des trains. Les fermiers Viandard ! 1 avaient besoin de place pour leurs propres troupeaux. Et l’armée américaine encourageait l’extermination de la principale source d’alimentation des Indiens des grandes plaines. Qu’ils rejoignent les réserves ou crèvent de faim ! Exterminer les bisons était la seule façon d’amener une paix durable dans la région, le général Sheridan l’avait dit. Et il s’y connaissait drôlement… Ces sauvages devaient faire place à la civilisation. De gré ou de force. Alfred pressentait que cette politique conduirait à de nouvelles guerres indiennes. Tant mieux ! C’était l’objectif du gouvernement. Les exterminer comme les bisons, à peine plus stupides selon lui que les Peaux-Rouges. Alfred n’avait aucune pitié pour les faibles. Au contraire, il convenait de les écraser pour faire place nette aux forts. Le chasseur avait conscience de sa chance de vainqueur. Il s’enrichissait, prenait un plaisir immense à chasser, et contribuait à apporter la civilisation et le progrès dans l’Ouest sauvage. Il se sentait un bienfaiteur de l’humanité ! Un philanthrope éclairé. Féroce pour le bien de son pays et un peu pour son plaisir aussi… Un peu beaucoup. Il en avait tellement bavé dans les années 1860. Maintenant, grâce à Dieu, il prenait sa revanche. Il plaçait sa confiance en Dieu, comme ses compatriotes éclairés. Si c’était marqué sur les pièces de monnaie, In GodWeTrust, c’est que c’était vrai. Le troupeau, le voilà ! Fatigué par sa course folle, il s’était arrêté pour brouter. Alfred décida de le contourner pour pouvoir l’approcher à pied. Pas question de faire le casse-cou à cheval ; c’était pas son truc. À pleine vitesse, son cheval heurta une branche masquée par l’herbe haute. Avec un hennissement de douleur, la patte brisée, il s’écroula lourdement sur le flanc. Un cavalier habile aurait eu le réflexe de vider les étriers et de sauter du cheval. Pas Alfred. Sa jambe droite fut écrasée sous le corps du cheval. Impossible de se dégager du poids terrible du cheval blessé… Sa carabine hors d’atteinte, il vida son revolver dans l’espoir d’alerter son équipe de dépeceurs. Seuls les hennissements de souffrance de sa monture lui répondirent. Il cria tant et plus jusqu’à s’enrouer. Le soleil le cuisit pendant des heures. Seule sa lancinante douleur à la jambe l’empêchait de s’évanouir. Arrivèrent deux Indiens à cheval. À leurs parures, il reconnut des Comanches, la même tribu que celle du vieux cinglé qui croyait que les arbres se causaient entre eux.Pire même, il prétendait qu’un homme pouvait les comprendre. Fou à lier ! Alfred l’avait euthanasié avec joie. — Au secours ! glapit-il. Aidez-moi !Please… Les deux Indiens entrèrent en conciliabule. Alfred ne comprenait pas leur langue de sauvages. Finalement l’un des deux lui dit en anglais : — Nous nous méfions des hommes blancs. Mon frère pense que tu es un massacreur. — D’Indiens ? Oh non ! Les Indiens sont mes amis. Je connaissais même parmi votre noble peuple comanche un sorcier très sage. Il était mon ami très cher et m’a appris que les arbres parlaient entre eux… — Massacreur de bison. — Oh, non plus ! J’en chasse un de temps en temps pour me nourrir, voilà tout… — Ça, c’est naturel. Ça ne rompt pas l’équilibre du monde. Laisse-moi convaincre mon frère Quanah. Nous autres Comanches aidons les faibles. C’est dans notre cœur ! Il se frappa la poitrine avant de parlementer avec son frère. L’autre soupira et finit par hocher la tête. Ils le dégagèrent du cheval, abattirent l’infortuné animal et façonnèrent une attelle en bois pour maintenir la jambe d’Alfred.Quanah récupéra sa carabine et le délesta de son six-coups ainsi que de son couteau. Alfred scrutait discrètement l’horizon dans l’espoir de voir arriver ses dépeceurs. Ils le débarrasseraient de ses sauveurs pour leur apprendre à lui confisquer ses armes. Ces sauvages avaient besoin d’être matés, une bonne fois pour toutes ! Viandard ! 2 Le Comanche anglophone lui posa des plantes cicatrisantes sur la blessure et lui donna de l’eau. Pendant ce temps, Quanah fouilla dans ses fontes. Il y trouva les nombreuses langues de bison. Sans un mot, il empoigna le couteau d’Alfred et s’avança vers lui, des éclairs dans les yeux. — Non ! Pitié, ne me scalpez pas… Pitié… Je vous donnerai de l’argent… Tout ce que j’ai… Quanah ne le scalpa pas. Il ajouta une langue à la collection d’Alfred. 1364 mots. Viandard ! 3