Angers 2011
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Angers 2011 Le restaurant gastronomique : un outil de développement terrirorial ? l’exemple de Régis Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid Par Vincent Marcilhac ATER à l’université Paris-Sorbonne Au cours de ces quarante dernières années, les cas de grands chefs qui ont décidé de s’implanter loin des grandes villes, dans des zones rurales plus ou moins enclavées, se sont multipliés. Dans les années 1970, Michel Guérard est l’un des précurseurs, quittant la région parisienne pour implanter un restaurant gastronomique dans le Sud-Ouest, dans la station thermale d’Eugénie-les-Bains, faisant de ce village de 500 habitants un lieu gastronomique célèbre. Si Michel Guérard avait d’ores et déjà décroché deux étoiles au guide Michelin pour son restaurant Le Pot au feu à Asnières en 1970, c’est à Eugénie-les-Bains qu’il acquiert la notoriété en alliant thermalisme et gastronomie. A partir de l’hôtel et de l’établissement thermal de son épouse (héritière du fondateur de la Chaîne thermale du Soleil), il élabore une « cuisine minceur » qui lui permet d’acquérir rapidement une notoriété internationale, consacrée par les trois étoiles au guide Michelin en 1977. A partir des années 1980, Michel Guérard fait différentes acquisitions et développe un véritable complexe touristique, un resort : en 1990, il achète « le couvent des herbes » (aménagé en 8 appartements) ; en 1992 et 1993, il acquiert « la maison rose » (26 chambres, 5 studios) et « la ferme aux grives » (4 logis), avant de construire un spa en 1996 (« la ferme thermale »). Les Prés d’Eugénie ont un impact important sur l’économie locale : employant plus de 200 salariés, l’entreprise génère un chiffre d’affaires d’environ 14 millions d’euros, dont le restaurant gastronomique représente moins de 20%. L’exemple le plus récent de l’implantation réussie en milieu rural d’un restaurant gastronomique, consacré en 2010 au guide Michelin, est celui de l’Auberge du Vieux Puits du chef Gilles Goujon, dans le petit village de Fontjoncouse dans l’Aude : C’est sur l’insistance du maire que Gilles Goujon installe son restaurant sur l’emplacement de l’auberge du village au début des années 1990. Il s’implique dans la vie du village (adjoint au maire) et s’appuie sur un réseau de producteurs locaux. Le cas du chef Régis Marcon semble être l’exemple le plus abouti d’un chef profondément attaché à son village et à ses habitants et qui a entraîné toute une dynamique de développement territorial. 1 1. Saint-Bonnet-le-Froid : une enclave ? Comme son nom l’indique, Saint-Bonnet-le-Froid, situé à 1150 mètres d’altitude, est d’abord connu pour les conditions climatiques rigoureuses des hivers enneigés qui en font une étape traditionnelle du Rallye automobile Monte-Carlo. Mais ce village est aussi célèbre pour être un haut lieu de la gastronomie, grâce à la renommée d’un grand chef : Régis Marcon. Certes, au premier abord, Saint-Bonnet-le-Froid peut apparaître comme une enclave : le village est localisé en altitude et à l’écart des grands axes de circulation. Ces conditions expliquent la fermeture du restaurant gastronomique durant la période hivernale. Mais, à y regarder de plus près, son site et sa situation ne sont pas aussi défavorables qu’il n’y paraît : Saint-Bonnet-le-Froid est en effet situé sur un col, d’où une tradition d’accueil liée à la présence ancienne d’aubergistes et de commerçants. La fréquentation de ce lieu de passage a été favorisée par la proximité du centre de pèlerinage de Lalouvesc. De plus, il est au contact du plateau ardéchois et du massif du Mézenc, des provinces historiques du Velay et du Vivarais, à proximité de l’axe rhodanien et du pays stéphanois. Enfin, un réseau équilibré de villes petites (Annonay, Yssingeaux, Le Puy en Velay), moyennes (Valence et Saint-Etienne) ou grandes (Lyon) maille l’espace dans un rayon d’une centaine de kilomètres autour du village. L’axe majeur rhodanien est à une quarantaine de kilomètres. 2 Fait avec Adobe Illustrator Conception : V. Marcilhac Réalisation : V. Marcilhac Carte 1 – Saint-Bonnet-le-Froid : une enclave ? 2. Un chef ancré localement Il serait vain de chercher dans la géographie la raison de l’implantation du restaurant gastronomique de Régis Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid, mais c’est dans son attachement à son village natal et à ses habitants qu’on en trouve la cause. En 1948 la famille Marcon, d’origine paysanne, s’installe à Saint-Bonnet-le-Froid, développant à la fois l’activité d’aubergiste et celle de marchand de vins. Après la mort des parents, Régis reprend avec son épouse (fille d’hôteliers de Lalouvesc) l’hôtelrestaurant familial tandis que son frère Guy reprend le commerce du vin. Ses deux autres frères, André et Jean-Pierre, sont aujourd’hui respectivement maire de la commune et député de la circonscription. La famille Marcon est donc bien ancrée localement et régionalement. La stratégie familiale a d’abord été basée sur le couple : Régis en cuisine, Michèle en salle. Depuis que son fils aîné, Jacques (âgé de 32 ans), l’a rejoint en cuisine en 2005, année de la consécration avec l’obtention de la troisième étoile au guide Michelin, Régis Marcon est entré dans uns stratégie 3 patrimoniale, sans laquelle les investissements colossaux réalisés dans la construction du nouveau restaurant et du nouvel hôtel « Régis et Jacques Marcon » n’auraient pas de sens. Son second de cuisine, Eric Pras, est parti chez Lameloise, cédant ainsi sa place à l’héritier désigné. Aujourd’hui, le poids économique et social de la famille Marcon à Saint-Bonnet-leFroid est considérable : Régis Marcon est propriétaire de deux hôtels (le deuxième ouvert en 2008), deux restaurants (le deuxième ouvert en 2005), une boulangeriepâtisserie-salon de thé (ouverte en 2005), et un village de vacances. Au total, cela représente près d’une centaine d’emplois, dont la moitié dans le restaurant gastronomique (la brigade de cuisine est composée d’environ 25 personnes et la brigade de salle d’une petite vingtaine d’employés). Ce modèle, basé sur la multiplicité des établissements dans un même lieu, semble être directement inspiré des exemples de Michel Guérard à Eugénie-les-Bains et d’Olivier Roellinger à Cancale, mais aussi de Michel Bras pour le site et l’architecture de son nouvel établissement ainsi que pour certains produits dérivés comme le couteau avec sa signature. Cette diversification des activités permet à Régis Marcon de réduire les risques liés à la mono-activité et de prolonger la durée du séjour de la clientèle grâce à des infrastructures d’hébergement de haut standing (hôtels 3 et 4 étoiles). Néanmoins, face à l’endettement consenti pour de telles infrastructures, le modèle de développement mis en place est fragile : la perte d’une étoile ou l’aggravation de la crise économique actuelle auraient un impact certain sur la fréquentation de l’hôtel et restaurant Régis et Jacques Marcon, même si la structure de sa clientèle (principalement française et de provenance régionale) et l’absence de restaurants gastronomiques de même standing dans un rayon de 100 km permettraient de limiter les dommages. A la différence d’autres grands chefs français qui ont ouvert des établissements à l’étranger (Etats-Unis et Japon principalement), Régis Marcon a concentré ses investissements dans son village, en optimisant la rentabilité de son personnel. Ainsi, Christophe Gasper est à la fois responsable du pain et des pâtisseries des deux restaurants et de la boulangerie où sont vendus les produits « Régis Marcon » (les spécialités telles la confiture de lentilles vertes du Puy ou le chocolat praliné aux cèpes, mais aussi les livres de recettes, la vaisselle ou le couteau Régis Marcon). Les principaux collaborateurs de Régis Marcon au restaurant gastronomique participent à l’animation des stages de cuisine. Ils ont d’ailleurs fait un parcours 4 classique : outre son fils, les principaux piliers de sa brigade de cuisine, Edouard Mignot et Gwenaël Forot, sont passés dans des écoles hôtelières et chez des grands chefs avant d’arriver à Saint-Bonnet-le-Froid. Si parfois certains sont originaires des régions limitrophes, comme le maître d’hôtel stéphanois Cédric Servain, ils sont le plus souvent originaires de plus loin. Pourtant certains d’entre eux se sont bien intégrés dans la communauté villageoise, et même dans la famille Marcon : ainsi, l’ancien sommelier de Régis Marcon, travaille désormais à la Cave Marcon aux côtés du frère et des neveux du chef, et il a épousé en 2008 sa nièce. Sur les cinq naissances dans le village en 2008, trois impliquent des membres de la famille Marcon, et dans deux cas, les pères sont des collaborateurs de Régis Marcon. D’autres employés sont devenus adjoints au maire (André Marcon). Cette intégration dans la communauté villageoise favorise une certaine fidélisation du personnel du restaurant gastronomique, à l’exemple de Christophe Gasper et de Laurent Blanchon aux côtés de Régis Marcon depuis près d’une décennie. 3. Du terroir au tourisme gourmand Le terroir est au cœur de la conception culinaire de Régis Marcon, qui intègre dans sa démarche à la fois les enjeux environnementaux (l’hôtel-restaurant Régis et Jacques Marcon, construit entre 2005 et 2008, a obtenu le Certificat Ecolabel Européen), sociaux (maintien et création d’activités en milieu rural) et culturels (transmission des traditions culinaires locales). Le terroir est à voir dans les paysages qu’offre la vue panoramique du restaurant, à lire dans les menus, et enfin à goûter. L’implantation du nouveau restaurant, doté d’une salle de 350 m2 (60 places) et d’une cuisine spacieuse de 200 m2 au sommet de la colline qui surplombe le village permet d’avoir une vue panoramique à 160° sur le Pic Lizieux et les sucs de l’Yssingelais, avec au loin le Mont Mézenc. Cette valorisation de l’espace rural environnant passe surtout par l’élaboration d’une cuisine de terroir, dont les principaux ingrédients ont une provenance locale ou régionale : la cueillette des fleurs (ciste, verveine …), des herbes et des champignons ; la culture des légumes dans le « jardin biologique » du restaurant ; les truites du Lignon (provenant de la pisciculture de Fay-sur-Lignon) ; les escargots d’Alain Charras à Grazac ; le miel de Vincent Faure à Fay-s r-Lignon (800 ruches à la Ferme des Abeilles) ; les fromages de chèvre de Daniel Mounier à Dunières ; les fromages de la laiterie Gerentes à Araules (près d’Yssingeaux) ou de la ferme des 5 Hautes Chaumes à Valcivières (fourme fermière) près d’Ambert ; le poulet bourbonnais ; la farine bio de la plaine du Forez ; les huiles de Jean-Marc Montegottero à Beaujeu dans le Rhône ; les vins de la vallée du Rhône ( en particulier ceux de Gérard et Jean-Louis Chave dans l’appellation Hermitage). Rares sont les produits qui n’ont pas un ancrage local ou régional, à l’exception des produits de la mer (Bretagne) et de certains vins (importés d’Italie ou d’Espagne). Fait avec Adobe Illustrator Source : Régis Marcon Réalisation : V. Marcilhac Carte 2 – L’invention d’une gastronomie de terroir. Si le tourisme gourmand est devenu la principale activité à Saint-Bonnet-le-Froid, c’est aussi parce que la dynamique impulsée par la famille Marcon est partagée par toute la communauté villageoise. Depuis le début des années 2000, un office de 6 tourisme a ouvert à la mairie de Saint-Bonnet-le-Froid, avec un site internet attractif et fonctionnel1 mettant en avant le tourisme gourmand (la page d’accueil est intitulée « Saint-Bonnet-le-Froid le village gourmand ») autour du champignon (la cueillette), les activités de nature (randonnées pédestres, équestres ou en VTT) et le repos. Malgré la forte concentration de commerces de bouche, ceux-ci sont davantage partenaires que concurrents : par exemple, les frères Chatelard 2, respectivement boucher (René) et restaurateur (André), sont pour l’un fournisseur des restaurants de Régis Marcon (et des autres restaurants du village), pour l’autre client de la Cave Marcon. Si l’adhésion de la population est unanime, c’est que les Marcon ont l’esprit d’équipe, et ils veulent faire profiter la communauté villageoise de leur succès. Nous le voyons par exemple devant le restaurant gastronomique, où le panneau présentant le site indique également sur le plan l’autre grand restaurant du village (restaurant Fort-du-Pré). Fait avec Adobe Illustrator Réalisation : V. Marcilhac Carte 3 – Saint-Bonnet-le-Froid : le village gourmand. 1 www.saintbonnetlefroid.com Ils ont repris les activités (bar-restaurant / boucherie) de leurs parents. Depuis 1986, René a repris l’activité de boucherie, qui emploie aujourd’hui trois salariés en plus de René et Solange Chatelard. Il sélectionne les bêtes chez des éleveurs locaux (Montregard, Saint-Julien, Saint-André, Chaudeyrolles …), avant de les envoyer à l’abattoir à Yssingeaux le lundi et d’avoir la viande en boucherie le mardi. 2 7 Le sentiment d’appartenance communautaire se nourrit à la fois du relatif isolement du village et de l’importance de la vie associative pour l’animation culturelle et sportive (ski de fond etc.) qui a renforcé la cohésion sociale de la population. Le maintien et la création d’activités autour des commerces de bouche a enrayé le déclin démographique de Saint-Bonnet-le-Froid. Les naissances dépassent désormais les décès et la population active représente 50 % de la population totale, avec seulement 6 % de chômage. 300 nombre d'habitants 250 200 150 100 50 0 1962 1982 2006 Source : INSEE Graphique 1 – Evolution de la population de Saint-Bonnet-le-Froid de 1962 à 2006. L’identité territoriale de Saint-Bonnet-le-Froid s’est reconstruite depuis les années 1990 autour de la gastronomie. Le champignon est à la fois l’emblème du village (« la Place aux Champignons » est la place centrale du village) et celui de Régis Marcon, dont trois établissements portent des noms de variétés de champignons : Les Russules, La Chanterelle et La Coulemelle. C’est d’ailleurs Régis Marcon qui a relancé en 1995 la « Foire aux Champignons » qui attire chaque année en début novembre plusieurs milliers de visiteurs dans le village. Durant deux jours, le village vit au rythme des champignons : « l’espace des producteurs » (marché aux champignons) et « l’espace gourmand » (cours de cuisine, démonstration et repas aux champignons) sont regroupés sur la Place aux Champignons tandis que les mycologues se rassemblent sur la Place Jean Béal autour de l’exposition des champignons. La rue principale du village est alors rendue aux piétons et aux 8 forains, alors que différents événements festifs autour de produits et de plats régionaux (soupe aux champignons, tarte géante à la châtaigne, confitures, « lentillons », soupe aux choux) ponctuent cette fête communautaire. D’autres événements gourmands, comme la Fête des Bœufs de Pâques (le Dimanche des Rameaux), dont le boucher René Chatelard est le principal organisateur, mobilisent toute la communauté villageoise (parents d’élèves, commerçants, producteurs …). Au cours de la journée, les différents commerces de bouche organisent des dégustations (vins, fromages, pains …) et les restaurants proposent des repas autour du bœuf. Saint-Bonnet-le-Froid est un exemple où la dynamique impulsée par un restaurant gastronomique a bénéficié à l’ensemble du territoire rural environnant qui a construit son développement et son identité autour de découverte de la gastronomie locale et de la nature. L’action de Régis Marcon, que d’aucuns dans le village appellent affectueusement « Régis » ou avec révérence « Monsieur Marcon », en faveur des produits alimentaires locaux et régionaux a eu des retombées non négligeables bien au-delà de la clientèle sélectionnée de son établissement gastronomique : la valorisation de produits emblématiques comme la lentille verte du Puy, pour laquelle il s’est battu pour l’obtention de l’A.O.C. dans les années 1990, a eu un impact réel, mais difficilement mesurable, sur les habitudes de consommation à l’échelle régionale. A l’échelle locale, ce qu’il a entrepris pour la valorisation des champignons au travers de la cueillette, des recettes, de l’information mycologique, suscite également un engouement collectif dont les répercussions touristiques, mais aussi sociales et culturelles sur le village, sont un levier essentiel pour le développement à l’échelle locale. 9