Mutatis Mutandis - Haverford College
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Mutatis mutandis La perspective et les transformations spatiales dans Gargantua et Pantagruel Whitney Mueller Directeur de thèse : Professeur Rudy Le Menthéour Deuxième lectrice : Professeur Grace A. Armstrong Haverford College French Department Thèse soutenue à Bryn Mawr College le 6 mai 2015 Remerciements N.B. : Je ne saurais récompenser tout le bien qu’on m’a fait jusqu’ici à propos de cette thèse ; je me contente donc de contraindre tout lecteur de parcourir les noms des bienfaiteurs. Mes plus profonds remerciements, surtout, à Rudy Le Menthéour, sans lequel je me serais très vite perdue parmi mes lectures, mes pensées et mes fautes grammaticales ; à David Sedley qui m’a parlé à plusieurs reprises de mon « germe de thèse » et, il y a deux ans, a mis Pantagruel au programme du cours ; à tous ces autres qui m’ont fourni des lectures et de l’aide sous diverses formes, dont Margaret Schaus, Grace Armstrong, Lisa Jane Graham et Pim Higginson ; aux Hurford Center for the Arts and Humanities, Center for Peace and Global Citizenship, et Louis Green Fund de Haverford College qui ont financé des recherches très précieuses au développement de cette thèse ; et aux amis et membres de famille qui ont tout gentiment écouté mes discours sur un auteur qu’ils ne connaissaient pas, pour une thèse en une langue qu’ils ne parlent pas. Mercy buckets! Comme l’a dit Epicure,* πρῶτον μὲν ὅτι οὐδὲν γίνεται ἐκ τοῦ μὴ ὄντος Ιl a dit aussi : ὧν ἡ σοφία παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίου μακαριότητα, πολὺ μέγιστόν ἐστιν ἡ τῆς φιλίας κτῆσις Et d’ailleurs, ceci: ὅταν οὖν λέγωμεν ἡδονὴν τέλος ὑπάρχειν, οὐ τὰς τῶν ἀσώτων ἡδονὰς καὶ τὰς ἐν ἀπολαύσει κειμένας λέγομεν, ὥς τινες ἀγνοοῦντες καὶ οὐχ ὁμολογοῦντες ἢ κακῶς ἐκδεχόμενοι νομίζουσιν, ἀλλὰ τὸ μήτε ἀλγεῖν κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήν. οὐ γὰρ πότοι καὶ κῶμοι συνείροντες οὐδ’ ἀπολαύσεις παίδων καὶ γυναικῶν οὐδ’ ἰχθύων καὶ τῶν ἄλλων, ὅσα φέρει πολυτελὴς τράπεζαμ τὸν ἡδὺν γεννᾷ βίον, ἀλλὰ νήφων λογισμὸς καὶ τὰς δόξας ἐξελαύνων ἐξ ὧν πλεῖστος τὰσ ψυχὰς καταλαμβάνει θόρυβος Mais enfin, à la thèse. *Aux trop curieux: toutes ces citations se trouvent dans les Vies des philosophes de Diogène Laërce; le texte et la traduction anglaise (de R.D. Hicks) sont aux pages 568–9, 672–3 et 656–7, respectivement, de l’édition de Loeb de 1925. Introduction : Les géants et la perspective Au début du XVIe siècle, François Rabelais introduit en France deux histoires de géants chevaliers, Pantagruel et Gargantua. Ces livres suivent les géants éponymes de leur naissance à la fin d’une guerre ; chacun fait preuve de prouesse intellectuelle et militaire. Mais le fait de mettre en scène des géants relève naturellement des rapports spatiaux au-delà de l’expérience « normale » : leurs voyages, leurs rencontres avec des hommes, bref, leur présence pose problème représentationnel. En même temps, les inventions et les découvertes du Quattrocento s’installent en France. Parmi ces inventions se retrouve, en particulier, un nouveau système de représentation spatiale en peinture. La perspective picturale sert à représenter de façon systématique et « vraisemblable » l’espace selon le niveau humain ; cette même perspective deviendrait l’occasion d’apporter une précision mathématique à la peinture. On s’intéresse ici à la manière dont Rabelais s’approprie (consciemment ou non) de ce nouveau système de représentation spatiale dans sa rhétorique—autrement dit, la façon dont les termes du nouvel espace pictural se prêtent au monde de géants qu’il représente. Nous nous intéresserons à trois sortes de « moments » spatiaux dans Gargantua et Pantagruel : sa mise en scène de rapports spatiaux entre deux ou trois personnages ; la transformation métaphorique des éléments spatiaux ; enfin, les occasions de construction spatiale décrites par le texte. Ce sont des catégories de notre invention ; il y aura, bien entendu, des débordements de ces limites par le texte rabelaisien. Commençons par la fin. Dans la conclusion de Pantagruel, « feu M. Alcofribas » (narrateur du roman rabelaisien, dont le nom est une anagramme de celui de Rabelais) nous présente une morale en ces termes : « si desirez estre bons pantagruelistes (c’est à dire vivre en paix, joye, santé, faisans tousjours grand chere) ne vous fiez jamais en gens qui regardent par un partuys ».1 Un partuys, c’est un trou : ces gens qui regardent par un trou sont selon toute apparence les hypocrites que critique l’auteur dans le reste de la conclusion. Il est assez facile d’imaginer que Rabelais avait en tête un espion (ou « voyeur ») qui regarde par un trou de serrure ; or on 1 François Rabelais, Pantagruel (Paris : Gallimard, 1994), 337. 1 prendra ce conseil à la lettre pendant un moment pour jeter un coup d’œil sur d’autres gens qui regardent de cette manière. Selon Hubert Damisch, on attribue l’origine de la perspective picturale à l’architecte italien Filippo Brunelleschi, qui au début du XVe siècle fait le lien entre l’optique (perspectiva naturalis) et la représentation plastique de l’espace en perspective (perspectiva artificialis).2 En s’appuyant sur la biographie de Brunelleschi écrite par Antonio Manetti, où sont décrites deux expériences clées de l’invention de la perspective, Damisch discute des notions théoriques qui accompagnent cette invention. Ce qui nous intéresse ici, c’est surtout la première expérience de l’architecte, dans laquelle il peint le temple de San Giovanni à Florence. Sans toutefois expliquer la méthode de Brunelleschi,3 le texte de Manetti permet de comprendre quelques aspects importants de l’œuvre. Dans un premier temps, la représentation du temple est calculée de telle sorte qu’on doit pouvoir identifier le point de vue précis (du moins prétendu) du peintre : le dispositif de la perspective vise à rétablir une expérience à partir d’un point de vue particulier.4 Mais ce qui est peut-être le plus frappant, c’est l’existence alléguée d’un trou, « petit comme une lentille », au point de fuite du tableau.5 Ce trou permet au « regardeur » de se placer du côté opposé au tableau, en face d’un miroir, afin que « la représentation se substitu[e] à la réalité et sembl[e] se confondre avec le 6 “vrai” ». La particularité de ce trou est, selon Damisch, de permettre l’identification d’une sorte de « stade du miroir » qui souligne la symétrie du point de vue (du « sujet ») et du point de fuite : entre les deux (l’un devant la toile, l’autre à l’horizon) se dessine une ligne droite de longueur infinie.7 Malgré ses origines assignables à l’optique, Michael Baxandall souligne que la perspective du Quattrocento « n’est souvent au mieux qu’intuitive »8 et ne dépend pas d’une analyse mathématique rigoureuse. On peut ajouter que, selon Damisch, la perspective s’intérressait alors moins à un espace continu (comme on le verra chez Descartes) qu’aux objets 2 Michael Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy (London: Clarendon Press, 1972), 124–5; Hubert Damisch, L’Origine de la perspective (Paris: Flammarion, 1993), 91–2. 3 C’est Leon Battista Alberti qui l’expliquera le premier dans le De Pictura. Voir Alberti, De la statue et de la peinture, trad. Claudius Popelin (Paris : A. Lévy, 1868),118–29. 4 Damisch, L’Origine de la perspective, 116. 5 Ibid., 134–5; citation à la page 135. 6 Ibid., 136. 7 Ibid., 135; 140–1. 8 Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, 128. Traduit de l’anglais. 2 ou « corps » qui l’occupaient.9 Or certains publics étaient mieux placés pour reconnaître certains éléments. Baxandall parle des médecins en ces termes : Fifteenth-century medicine trained a physician to observe the relations of member to member of the human body as a means to diagnosis, and a doctor was alert and equipped to notice matters of proportion in painting too.10 Dans cette première partie de notre analyse, qui est peut-être la plus proche de l’ekphrasis (c’est-à-dire, qui a le plus tendance à identifier une sorte de tableau écrit), on se servira aussi bien de la notion d’une sensibilité médicale au corps humain—car il est bien connu que Rabelais était aussi médecin—que du rôle joué par l’architecture : c’est elle qui fournit à la perspective picturale la plupart de ses lignes et angles droits. Comme on le verra plus tard, l’architecture fournit aussi aux auteurs, depuis le Moyen-Âge au moins, un riche modèle allégorique11 qui a un certain effet sur Rabelais. Quant au fameux M. Alcofribas, « abstracteur de quinte essence »,12 il est à la fois narrateur et personnage secondaire ; c’est donc, selon la catégorisation de Gérard Genette, une instance de « focalisation interne fixe »13 ou « vision avec » qui expose le personnage « dans l’image qu’il se fait des autres, en quelque sorte en transparence dans cette image ».14 Cette sorte de narration établit donc un point de vue à l’intérieur du texte. Or la présence d’Alcofribas dans ses propres textes est en fait assez minimale. Outre des apparitions assez notables, comme au chapitre XXXII de Pantagruel, le « je » et le « nous » ne sont pas fréquents. Il est donc facile de se distancier de l’idée qu’il prend la mesure de tout par rapport à lui-même ; reste toujours la question de ce qui remplace chez lui le « partuys ». Il serait difficile de proposer une seule réponse définitive à propos d’un texte qui, selon Erich Auerbach, « confond les aspects et les proportions » sans cesse.15 L’œuvre de Rabelais met en scène une telle variété de lieux, de personnages et de situations que la représentation de l’espace risque souvent de paraître arbitraire. Cependant la présence physique des protagonistes Damisch, L’Origine de la perspective, 119–20. Baxandall, Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, 39. 11 Voir David Cowling, Building the Text (New York: Clarendon Press, 1998). 12 Selon les pages de titre des deux livres. Rabelais, Pantagruel, 210 et Gargantua, 2. 13 Gérard Genette, « Discours du récit », Figures III (Paris : Éditions du Seuil, 1972), 206. La « focalisation » correspondrait à la question « quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative ? », 203. 14 Pouillon cité par Genette. Ibid., 209. 15 Erich Auerbach, « The World in Pantagruel’s Mouth ». Mimesis: The Representation of Reality in Western Literature. (Princeton: Princeton University Press, 2013), 281. Je traduis. 9 10 3 exige une attention plus profonde et il est donc naturel de commencer par le rôle du corps. Le sociologue Henri Lefebvre en parle ainsi : Rapport remarquable : le corps, avec ses énergies disponibles, le corps vivant, crée ou produit son espace ; inversement, les lois de l’espace, c’est-à-dire la discernabilité dans l’espace, sont celles du corps vivant et du déploiement de ses énergies.16 Il s’agit de faire le portrait d’un espace dont les traits les plus saillants ne sont pas déterminés par une autorité isolée (i.e., Dieu), mais plutôt créés entre les hommes par les positions qu’ils prennent les uns par rapport aux autres. La représentation de géants dans la spatialité rabelaisienne rend une telle interprétation de l’espace bien commode : c’est surtout dans les rapports entre les corps qu’on s’aperçoit des transformations et contestations spatiales. Mais dans le récit ces « énergies » du corps vivant qu’on déploie sont rivalisées par une autre force médiatrice—le langage avec lequel Rabelais joue toujours. En revenant sur la référence lacanienne de Damisch—le « stade du miroir » pictural dont témoigne la perspective—on empruntera certains de ces termes dans notre analyse,17 surtout dans notre première partie. Dialogue et miroir à la fois, la perspective décrira les rapports entre les corps en supposant toujours une similitude entre ces corps, ce qui permet de parler d’une « réduction » à l’horizon. 16 17 Henri Lefebvre, La Production de l’espace (Paris: Anthropos, 2000), 199. Or on ne fera pas ici d’analyse psychanalytique à proprement parler. 4 Première partie : Les corps dans l’espace Nous nous intéressons, dans un premier temps, à deux épisodes de confrontation et aux rapports qu’ils contiennent entre les corps et l’espace (architectural ou urbain). Le premier, qui comprend les chapitres XVIII à XX de Pantagruel, décrit l’Anglais Thaumaste qui vient d’Angleterre lancer un défi intellectuel au géant ; le second sera l’épisode des « chevaux factices » de l’enfant Gargantua au chapitre XII (de Gargantua, bien entendu). On tâchera de suivre les points d’appui —c’est-à-dire les points de vue et de fuite—que fournit l’œuvre rabelaisienne, en gardant toujours en tête son avertissement contre « les gens qui regardent par un partuys ». Un théâtre parisien A Paris, Pantagruel habite l’hôtel Saint-Denis.18 Ce bâtiment du XIIIe siècle,19 sur la rive gauche (le quartier universitaire),20 a laissé peu de traces depuis sa vente en 1606. Abel Lefranc note cependant qu’il « était vaste ; ses jardins occupaient l’emplacement de la rue Christine actuelle. Il était contigu du côté nord au couvent des Grands-Augustins ».21 Comme plusieurs autres hôtels de religieux à Paris, il accueille des étudiants de collège, dont (selon l’hypothèse de Lefranc) Rabelais lui-même.22 L’autobiographie entre donc en jeu—ce qui n’est peut-être pas très étonnant dans une œuvre narrée par une version anagrammatisée de son auteur. Mais il ne s’agit pas seulement de l’hôtel Saint-Denis : tout ce quartier universitaire aurait été connu de Rabelais, et il est vrai que la ville se représente surtout dans Pantagruel par ses monuments universitaires. Le géant visite, par exemple, la bibliothèque de Saint-Victor dès qu’il arrive à Paris, et Rabelais fait brièvement mention de quelques débats « en la rue du feurre » et « en Sorbonne »23 ; mais le récit évoque l’espace universitaire surtout dans l’épisode de l’Anglais 18 Rabelais, Pantagruel, 281. Abel Lefranc, « Le Logis de Pantagruel à Paris », Revue des études rabelaisiennes 6 (1908), 39. 20 Nicolas De Fer, [Plans historiques de la ville de Paris], Paris: Danet, 1724, EST-Ft4–T (Paris, plans généraux), Bibliothèque de l’Arsenal, Bibliothèque nationale de France. De Fer présente toute une série historique de plans de la ville; l’hôtel Saint-Denis apparaît dans le cinquième plan (1367–1383) et est toujours présent dans le sixième (1422–1589). 21 Lefranc, « Le Logis de Pantagruel à Paris », 39. 22 Ibid., 41–2. 23 Chapitres VII, X de Pantagruel. 19 5 Thaumaste, qui comprend aussi bien l’hôtel Saint-Denis que l’hôtel de Cluny (du XVe siècle)24 et le collège de Navarre (du XIVe).25 L’épisode commence à l’hôtel où se loge le géant. Aussi grand soit-il, il s’agit d’un bâtiment humain, dans lequel le géant arrive néanmoins à pénétrer. Or, une fois entré, le géant ne se réduit pas du tout à une taille normale ; même s’il passe sans encombre par la porte, à l’intérieur de l’hôtel il occupe une fois encore un espace ambigu mais évidemment démesuré. Thaumaste26 en témoigne ainsi : De faict arrivé à paris se transporta vers l’hostel dudict Pantagruel qui estoit logé à l’hostel sainct Denys, et pour lors se pourmenoit par le jardin avecques Panurge, philosophant à la mode des Peripateticques. De premiere entrée tressaillit tout de paour, le voyant si grand et si gros …27 Première inversion des attentes : Thaumaste passe dans la salle par le jardin, c’est-à-dire par la partie du bâtiment qui échappe en quelque sorte à l’encadrement des murs. Il est d’ailleurs accompagné par Panurge, un homme « de stature moyenne ny trop grand ny trop petit ».28 En entrant, l’Anglais change le jardin contre des murs encadrants et cet homme normal contre le géant. L’espace s’impose rudement et au contraire des attentes : tandis que deux hommes de taille moyenne, en se regardant dans les yeux, doivent selon les règles de la perspective s’apercevoir chacun d’une réduction de taille de l’autre, la présence architecturale qui aurait dû réaliser ces règles spatiales s’accompagne de celle du géant qui paraît y passer outre. Ayant entendu parler d’un grand homme au sens symbolique, l’Anglais ne s’est pas préparé à la vue d’un homme littéralement « si grand et si gros ». 24 Lefranc, « Le Logis à Paris de Pantagruel », 43. On n’a malheureusement pas le loisir de faire ici une analyse approfondie des plans qu’on a consultés à propos de tous ces bâtiments et qui servait à notre réflexions ; on en note quelques-uns cependant parmi les œuvres citées. 25 Pinet, « La Grande salle de Navarre », Revue des études rabelaisiennes 8 (1910), 173. 26 Edwin Duval fait allusion aux diverses interprétations du nom de Thaumaste, dont, par exemple, le rapprochement de ce personnage avec Thomas More, qu’il rejette à juste titre en faveur du sens étymologique de « miracle » ; on se contentera ici d’indiquer que le mot grec θαυμάζω, qui se traduit par « s’étonner » ou « admirer », s’associe en général au sens de vision et que le mot θαυμαστής (ou plutôt sa forme vocative, θαυμαστή), qui désigne un homme « qui admire », quoique ce soit une transcription raisonnable, ne l’est pas moins que la forme vocative du mot θαυμαστός (« émerveillant ») : θαύμαστε. C’est une ambiguïté assez fréquente en grec qui permet de souligner ici la bidirectionalité supposée par ce personnage. Edwin Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel (New Haven: Yale University Press, 1991), 77, 82; Liddell-Scott Jones (LSJ) Greek-English Lexicon. Thesaurus Linguae Graecae (www.tlg.uci.edu/lsj). 27 Rabelais, Pantagruel, 281. 28 Ibid., 272. 6 Or cela ne concerne que l’aspect visuel et Thaumaste, pour le moment sous le choc, ne s’y attarde pas. Il traduit cette apparence assez vite en d’autres termes : Bien vray est il, ce dit Platon prince des philosophes, que si l’imaige de science et sapience estoit corporelle et spectable es yeulx des humains, elle exciteroit tout le monde en admiration de soy. Car seullement le bruyt d’icelle espendu par l’air, s’il est recue es aureilles des studieux et amateurs d’icelle, qu’on nomme Philosophes, ne les laisse dormir ny reposer à leur ayse, tant les stimule et embrase de acourir au lieu, et veoir la personne, en qui est dicte science avoir estably son temple, et produyre ses oracles.29 A la différence du processus visuel, les mots magnifient le renom de Pantagruel : le bruit est « espendu par l’air ». L’image de l’homme renommé s’assimile donc à un « temple » et son « sçavoir tant inestimable »30—hors mesure—exerce une attraction si puissante qu’elle force ses pauvres victimes à tout abandonner pour « acourir au lieu ». Thaumaste, prétendument atteint d’une telle attraction, exagère cette présence une fois encore en faisant grand cas de la distance qu’il a parcourue : son voyage d’Angleterre en France est éclipsé par « la Royne de Saba, que vint des limites d’Orient et mer Persicque », « Anacharsis qui de Scithie alla jusques en Athenes », ou « Apolonius Tyaneus, qui alla jusques au mont Caucase, passa les Scytes, les Massagettes, les Indiens, naviga le grand fleuve Physon, jusque es Brachmanes pour veoir Hiarchas. Et en Babyloine, Caldée, Medée, Assyrie, Parthie, Syrie », etc.31 Les exemples mythiques deviennent proprement odysséens par leur étendue géographique et leur superposition. Et au fur et à mesure que la distance s’exagère, l’expansion du bruit doit en faire de même. Une fois la distance franchie, alors, qu’est-ce qui peut en rester ? Le bruit doit se réduire à une taille plus abordable, devenir même petit, dans la présence physique, voire visible, de sa source. De curiosité innocente, l’attraction de Thaumaste se transforme en volonté de réduction. La rencontre donne même à Thaumaste l’occasion de discuter avec l’homme—c’est l’une occasion de mettre à l’épreuve la sagesse qui est à l’origine des rumeurs et, en la montrant vide, de passer de la réduction à la destruction de cette présence. Pantagruel non seulement enfreint la règle de perspective selon laquelle il doit diminuer vis-à-vis de son observateur : il la renverse complètement. C’est lui, énorme même après avoir 29 Ibid., 281. Ibid., 282. 31 Ibid., 281–2. 30 7 été dénué de son « bruyt », qui s’empare forcément du point de vue projectif, à partir duquel toute taille se réduit. Il contrôle le regard par sa stature physique aussi efficacement que par la grandeur de son renom. La réponse de Thaumaste, c’est de lui imposer une architecture et une perspective tout autres. Il pose à Pantagruel deux conditions : un lieu et un mode de discours. Le lieu, c’est la « grande salle de Navarre », identifiée par Gaston Pinet comme la « salle des actes » du collège de Navarre ;32 le mode de discours, c’est un système indéfini mais prétendument universel de gestes qui doit transcender les mots. Si Pantagruel habite un temple de sagesse, l’Anglais veut justement l’en faire sortir ; et comme la force du langage l’agrandit (la rumeur seule suffit à l’illustrer), Thaumaste s’efforce de remplacer l’inflation linguistique par son propre système sémiotique—un système principalement visible. Il n’est pas surprenant que l’épisode provoqué par cet homme soit assez théâtral.33 Thaumaste met en scène un débat très contrôlé devant toute une foule de spectateurs dans la « grande salle de Navarre », que Pinet décrit ainsi : « Au rez-de-chaussée [...] une grande salle, au milieu de laquelle régnait une rangée de piliers supportant toute la charpente, servait aux exercices publiques. [...] C’était là que les aspirants à la licence disputaient en commun ».34 Thaumaste choisit un lieu d’étudiant, c’est-à-dire un lieu qui porte déjà les marques d’un système universitaire hiérarchisé. La salle elle-même, qualifiée de « grande » mais, bien entendu, faite pour des êtres humains de taille normale, accueille non seulement le géant, ses amis et son adversaire mais aussi un public de spectateurs. La considération de cette salle nous ramène à la question du transport. C’est Panurge qui en prend la responsabilité : « Et quand vint l’heure assignée il conduysit son maistre Pantagruel au lieu constitué ».35 Or la distance n’est guère grande ; le rôle de Panurge sert plutôt à rappeler sa maîtrise spatiale de Paris. Panurge s’est immédiatement installé au cœur de la ville. Dans le chapitre XVI, Alcofribas en parle en ces termes : « en moins de deux jours, il sceut toutes les rues, ruelles et 32 Gaston Pinet, « La Grande salle de Navarre », 177. Voir n. 26. 34 « Au rez-de-chaussée ... une grande salle, au milieu de laquelle régnait une rangée de piliers supportant toute la charpente, servait aux exercices publiques. ... C’était là que les aspirants à la licence disputaient en commun ». Pinet, « La Grande salle de Navarre », 177. 35 Rabelais, Pantagruel, 284. 33 8 traverses de Paris comme son Deus det ».36 Il témoigne même d’un goût particulier pour les lieux « au dessoubz de saincte Geneviefve ou auprés du colliege de Navarre »37 : c’est justement au lieu choisi par Thaumaste que Panurge met en scène une de ces grandes farces. Le collège de Navarre n’est pas loin du logis de Thaumaste, non plus : celui-ci revient à « l’hostel de Cluny » après sa rencontre avec le géant, « eslevez et transportez en pensée ».38 La Sorbonne même se trouve très près, comme si Thaumaste hantait un petit cercle universitaire.39 Pantagruel n’a pas l’habitude, semble-t-il, d’habiter ainsi en ville. Quand on le situe explicitement, c’est presque toujours aux limites de Paris. Il se loge à l’hôtel Saint-Denis, au coin nord-ouest de la région universitaire40 ; il rencontre Panurge en « se pourmenant hors la ville vers l’abbaye sainct Antoine »41 ; dans le chapitre XV, il « se pourmenoit vers les faulxbours Sainct Marceau, voulant veoir la follie Goubelin ».42 En fait, il ne semble pas qu’il arrive à quitter la ville avant le chapitre XXIII. Sa découverte de Panurge le force à retourner au logis, tandis que les propos de Panurge sur les murs de Paris—au centre desquels ressurgit l’arrière-plan spatial43—coupent court à la trajectoire ou du moins en voile le reste. Pantagruel arrive peut-être à la folie Gobelin, mais Alcofribas n’en dit rien. Dans le chapitre XXII comme dans l’épisode de Thaumaste, Panurge conduit Pantagruel hors du logis—cette fois, au spectacle qu’il a créé autour de la dame parisienne.44 Pris dans leur ensemble, ces épisodes ont pour effet de tirer le géant vers la « vraie » ville (par opposition aux « faux » bourgs). Panurge, toujours en maître de l’espace, borne Pantagruel à l’espace parisien comme à un écran : c’est lui qui encadre le géant. 36 Ibid., 273. Ibid., 272. 38 Ibid., 283. 39 Pour l’emplacement : De Fer, [Plans historiques de la ville de Paris], sixième plan (1422–1589). 40 Ibid. 41 Rabelais, Pantagruel, 246. Panurge « vient par le chemin du pont Charanton », identifié dans l’édition de la Pléiade comme la rue de Charenton. La rue du Faubourg Saint Antoine (dans laquelle se trouve cette abbaye) et la rue de Charenton se convergent vers la porte Saint Antoine, à la limite de la ville. Jean-Baptiste Nolin, Plan Routier de la Ville de Paris et de ses Faubourgs (Paris: J.B. Nolin, 1699). 42 Rabelais, Pantagruel, 267. 43 Comme la folie Gobelin situe au sud-est de la ville, il faudrait en sortir en passant par les murs. Les notes de l’édition de la Pléiade parle ainsi de ce qu’on aurait vu : « L’enceinte de Philippe Auguste était toujours en vigueur pour la rive gauche, alors que sur la rive droite avait été construite au XIVe siècle une nouvelle enceinte. À l’époque de Pantagruel, l’enceinte était très délabrée ». Ibid., 268, n. 2. 44 Ibid., 297. 37 9 Or le rôle de Panurge aboutit même, dans l’épisode de Thaumaste, à un remplacement du géant. Il prend la place de son « maistre monsieur Pantagruel » sous le prétexte qu’il n’est qu’un « petit disciple » de ce dernier,45 c’est-à-dire qu’il représente la sagesse de Pantagruel à une moindre échelle. En se présentant en petit Pantagruel, Panurge met l’Anglais sur un pied d’égalité physique ; mais le géant disparaît de la scène. On a l’impression que Panurge, tout comme Thaumaste, essaie d’imposer des limites, voire tout un autre dispositif spatial, à la scène. En opposant les idées du « colosse » et de la « colonne » (par rapport toujours à une vision kantienne de la sublimité), Derrida soulignait que cette dernière, « quand elle soutient un édifice, [est,] par exemple sinon par hasard, un parergon : supplément d’opération, ni œuvre ni hors d’œuvre…. La colonne est de taille moyenne, modérée, mesurable, mesurée ».46 Le fait d’être à mesure humaine la rend « incapable de donner l’idée du sublime ».47 Si Panurge représente ici un parergon, c’est-à-dire un supplément qui n’est pas sublime et ne peut même pas en exprimer l’idée, il réussit toutefois à faire signe vers un manque. Il ne représente pas de manière évidente la sagesse réelle de Pantagruel (qui ne sait rien de ce dont l’Anglais veut parler). Mais dans une condamnation assez brutale du sophisme, il indique son propre corps—selon ses trous (« la narine d’ycelluy cousté »,48 « [le] trou du cul »,49 « la bouche »,50 « l’aureille dextre »),51 sa braguette (à trois reprises),52 et les sons qu’il peut en faire sans parler (« mieulx … resonnant et plus harmonieux »,53 « bien melodieusement »,54 « un grand son et parfond »).55 Même si le tout ne se prête vraiment à aucune interprétation nette,56 Thaumaste annonce à la fin du débat que Panurge lui a « ouvert le vray puys et abisme de Encyclopedie »57—un « puys et abisme » qui semble nécessairement corporel, et d’autant plus 45 Ibid., 285. Jacques Derrida, « Le Colossal ». La vérité en peinture (Paris: Flammarion, 1978), 138–9. 47 Derrida, « Le Colossal », 139. 48 Rabelais, Pantagruel, 286. 49 Ibid., 289. 50 Ibid. 51 Ibid. 52 Ibid., 287–89. 53 Ibid., 287. 54 Ibid., 288. 55 Ibid., 289. 56 Duval soutient toutefois qu’ “en employant des gestes obscènes sans équivoque et facilement compréhensibles à tous, [Panurge] conseille à son rival trop rusé et prétentieux, bien littéralement, de se foutre”. Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel 80. Or on n’a pas vu la même confiance ailleurs. 57 Rabelais, Pantagruel, 290. 46 10 selon la magnification prétendue de cette profondeur chez Pantagruel (qui rentre dans la scène tout naturellement par la considération, « Non est discipulus super magistrum »).58 Panurge répond donc à l’illusion de Thaumaste (selon laquelle il saurait déplacer le géant à un tout autre plan) par une autre illusion : il se présente en écran (ou en modèle perspectif) afin de désigner l’absence qui en résulte. Mais le seul effet direct du géant sur Thaumaste, semble-t-il, est la soif ou l’ « altération » ; c’est un phénomène auquel nous reviendrons. Les chevaux de Gargantua On retrouve le modèle dialogique dans le chapitre XII de Gargantua, dans lequel on apprend l’existence des « chevaux factices » de Gargantua enfant et la confusion qu’ils causent à l’occasion d’une visite de quelques seigneurs au château du père de ce géant. A la différence de l’épisode de Thaumaste, il ne s’agit pas d’imposer directement un nouveau dispositif aux géants mais plutôt de réinventer l’espace qu’ils habitent. Cet espace n’est pas précisé de la même façon que le Paris de Pantagruel : il s’agit dans Gargantua d’un univers indéterminé (ou que le héros détermine), et le château de Grandgousier se situe dans une Touraine qui reste néanmoins distincte, en général, du monde « réel » et qui entretient par exemple des relations avec des pays qui s’appellent Painensac, Francrepas et Mouille Vent.59 Le bâtiment qu’habitent les géants paraît entièrement fictionnel ; et ce caractère fictif trouve un écho dans les « chevaux factices » qui partagent la chambre de l’enfant Gargantua. Voici la description des chevaux en question : Puis affin que toute sa vie feust bon chevaulcheur, l’on luy feist un beau grand cheval de boys lequel il faisoit penader, saulter, voltiger, ruer et dancer tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le gualot, les ambles, le hobin, le traquenard, le camelin et l’onagrier. Et luy faisoit changer de poil, comme font les moines de courtibaux selon les festes, de bailbrun, d’alezan, de gris pommellé, de poil de rat, de cerf, de rouen, de vache, de zencle, de pecile, de pye, de leuce. Luy mesmes d’une grosse traine, fist un cheval pour la chasse, un aultre d’un fust de pressouer à tous les jouers, et d’un grand chaisne une mulle avecques 58 59 Ibid. François Rabelais, Gargantua (Paris : Gallimard, 1994), 36. 11 la housse pour la chambre. Encores en eut il dix ou douze à relays, et sept pour la poste. Et tous mettoit coucher auprés de soy.60 Le « beau grand cheval de boys » de la première phrase se multiplie à plusieurs reprises. Tout d’abord, le cheval se meut de cinq façons (penader, saulter, voltiger, ruer et dancer) ; ensuite, il apprend neuf manières de marcher (pas, trot, entrepas, gualot, ambles, hobin, traquenard, camelin, onagrier) ; enfin, dans la deuxième phrase, il prend onze couleurs différentes (bailbrun, alezan, gris pommellé, poil de rat, cerf, rouen, vache, zencle, pecile, pye, leuce). Le sens exact de chacune de ces variations nous importe moins que la variété qui semble s’accélérer à chaque étape, et que renforce la multiplication du cheval dans la phrase suivante—à la fin de laquelle il en existe entre vingt et un et vingt-trois, construits d’objets divers (dont « une grosse traine », c’est-à-dire une « poutre montée sur deux roues »61 ; « un fust de pressouer », ou le grand levier en bois d’un pressoir62 ; et « un grand chaisne »). L’imagination de Gargantua s’approche donc assez vite d’une possibilité infinie ; et tous ces grands objets, par ailleurs, sont renfermés chaque nuit dans la chambre de l’enfant. Mais ce n’est que le début du chapitre ; dans l’épisode qui suit, un seigneur, un duc et un comte « en gros train et apparat » et dont les noms témoignent de (et localisent, d’après la coutume nobiliaire) leur caractère vile (de Painensac, de Francrepas, de Mouille Vent) investissent le château des géants.63 Le narrateur fait même une rare apparition en ces termes: « Par ma foy le logis feut un peu estroict pour tant de gens, et singulierement les estables ».64 Cette expression assez informelle définit « estroict » explicitement à l’égard d’un homme de taille normale. Le « logis », bien qu’il eût été bâti pour des géants, est tellement rempli de gens qu’il semble étroit même à Alcofribas. Mais c’est à cause du besoin d’« estables vacques » que le maître d’hôtel et fourrier de Painensac demandent à Gargantua « secrettement où estoient les estables des grands chevaulx ».65 Leur requête dépend donc de trois notions : ils cherchent de l’espace vide (« vacque »), des « estables » et des chevaux qui sont « grands ». Le fait que les « estables » soient « singulierement » étroites semble assez significatif. Les rapports étymologiques de ce mot avec « établir » ou « stabilité » sont assez évidents ; et il 60 Ibid. Ibid., 36, n. 11. 62 Voir François Rabelais, Gargantua (Paris : Livre de Poche, 2012), 60, n. 19. 63 Rabelais, Gargantua, 36. 64 Ibid. Je souligne. 65 Ibid. 61 12 est évident que ces hommes voudraient rétablir l’espace (autour de leur propre présence) quand le maître d’hôtel insiste sur la possibilité d’avoir des « estables […] au plus hault du logis ».66 Comme chez Thaumaste, l’architecture est une partie centrale de l’illusion spatiale (et c’est vraiment une illusion, car on verra que « toute la briguade » n’occupe qu’une « sale basse » du château)67 ; mais ici, elle devient flexible. L’enfant amène ces hommes à sa chambre en haut « par les grands degrez du chasteau passant par la seconde salle en une grande gualerie, par laquelle entrerent en une grosse tour » et « une aultre grande salle ».68 La répétition produit de l’ironie : ces mots de « grand » ou de « gros » qui s’entassent signalent à chaque fois une nouvelle expansion de l’architecture « un peu estroict[e] ». Ils rappellent d’ailleurs les consonances des noms des géants Gargantua et Grandgousier ; ces derniers s’entrelacent avec l’espace qu’ils habitent selon un processus qu’on pourrait même appeler « harmonieux ». A la différence de l’espace parisien borné par la figure très humaine de Panurge, on retrouve chez Gargantua un espace où les géants semblent être au centre d’un espace fictionnel. Une fois qu’ils sont arrivés à la chambre, le « gros livier » (bâton)69 que donne Gargantua aux importuns souligne les difficultés du mot « grand » chez les géants aussi bien que celles de l’espace fictionnel en général.70 Les deux hommes qui se préparaient à réinterpréter l’architecture du château se trouvent confrontés à une multiplication absurde d’objets et d’idées autres. Le maître d’hôtel et le fourrier, « descendens tous confus » et subissent des plaisanteries diverses de la part de leur « petit mignon ».71 Au cours de cette moquerie le « Voyre, voyre » (oui, oui) du fourrier se transforme en « J’aymerois mieulx boyre » (signe d’une « altération ») ; et en « descendens à grand haste soubz l’arceau des degrez », ils laissent tomber le bâton qui était leur cheval et entrent « en la sale basse, où estoit toute la briguade : et racontans ceste nouvelle histoire, les feirent rire comme un tas de mouches ».72 réintroduisent donc dans la foule, montrée sous une lumière peu flatteuse. 66 Ibid. Ibid., 38. 68 Ibid., 36–7. 69 Ibid., 37, n. C. 70 Ibid., 37. 71 Ibid., 37. Mots répétés. 72 Ibid., 37–8. 67 13 Les deux hommes se Considérons, dans un premier temps, ce qu’ils ont vu selon ses rapports à la peinture. Dans The Rhetoric of Perspective, Hanneke Grootenboer évoque la perspective des natures mortes hollandaises du XVIIe siècle, un genre qui met en scène une transformation du parergon de la peinture historique en sujet. Selon Grootenboer, un des thèmes principaux de ce genre est la représentation du vide, qui va de pair avec celle de la perspective. En particulier, elle propose la notion de l’horror vacui chez les peintres (elle empruntera à Pascal les termes de son analyse, qui fait du vide—en tant qu’absence de superfluité—une vertu) en parlant ainsi du sous-genre des « petits déjeuners » : [The] direct followers [of Hieronymus Francken the Younger, 1578–1623] … raise the horizon of their pictures in such a way that no space for a background remains. Horror vacui seems to rule the works of the first generation of breakfast painters.73 Un peu plus loin, elle ajoute que l’« [h]orror vacui semble avoir encouragé la première génération de peintres de tables dressées à “remplir” leurs tables, et donc leurs toiles, jusqu’à déborder ».74 La représentation de l’abondance s’oppose à celle de la profondeur : en remplissant l’espace pictural d’objets, on se retire dans un monde sans horizon, c’est-à-dire sans point de fuite, et qui résiste donc au rapport fondamental établi par la perspective. Au lieu de créer l’illusion d’un espace pénétrable dans le tableau, l’entassement d’objets met en avant la surface qui ne peut plus rien accueillir et les limites se rendent très visibles. La théorie de Grootenboer se fonde principalement sur la question du vide au XVIIe siècle ; or ce n’est au fond que l’autre côté de l’idée de copia qui hante, par exemple, l’œuvre de Terence Cave.75 La multiplication du cheval de bois de Gargantua au début du chapitre relève évidemment de cette idée d’abondance (ce qui est d’ailleurs typique de l’œuvre rabelaisienne) dans son lexique aussi bien que dans son contenu, et elle pose problème aux gens qui cherchent un vide au sein de la fiction. Ayant échoué dans leur quête d’« estables vacques » (comme ce qu’ils ont découvert n’était ni « estable » ni « vacque »), c’est-à-dire aussi dans leur opportunité de s’établir dans un vide—ou même l’occasion de dominer dans leur confrontation avec l’enfant Gargantua (le 73 Hanneke Grootenboer, The Rhetoric of Perspective (Chicago : University of Chicago Press, 2005), 70. Ibid., 71. 75 Terence Cave, The Cornucopian Text (New York : Clarendon Press, 1979). Ce n’est pas à dire, toutefois, que les interprétations de ce phénomène aux deux époques soient en accord. 74 14 « petit mignon »76 dont les énigmes les dupent)—ces deux hommes disparaissent au sein d’une abondance trompeuse, le « tas de mouches » responsable du peu d’espace (prétendu). Il n’est plus question pour eux de « sçavoir », de « voir », il n’est pas même question de l’homophonie de ce dernier (« voyre, voyre »), mais il s’agit plutôt de « boyre » dans un lieu dont l’emplacement « bas » devient de plus en plus symbolique.77 La soif : point de fuite ? On a vu que les hommes qui entraient dans des rapports perspectifs avec les géants n’atteignaient pas des buts illusoires, bien que Thaumaste et les visiteurs de Grandgousier aient été éblouis par leurs rencontres. Mais suite à ces rencontres ils témoignent tous de la soif qu’ils éprouvent : Thaumaste « dist au concierge de l’hostel de Cluny, auquel il estoit logé, que de sa vie ne se estoit trouvé tant alteré comme il estoit celle nuyct »78 suite à sa première rencontre, et il boit avec les autres la nuit suivante, après avoir appelé le géant « le vray puys et abisme de Encyclopedie ».79 Le narrateur en parle ainsi : « croyez qu’ilz beurent … jusques à dire, “dont venez vous ?” […] Et sçavez comment, sicut terra sine aqua, car il faisoit chault, et dadvaintaige se estoyent alterez ».80 La phrase latine rappelle la scène de naissance de Pantagruel 81 ; cette scène est aussi résumée par le nom du géant.82 Cela n’empêche pas que l’enfant Gargantua n’inspire lui aussi de la soif, de façon toutefois moins manifeste : le fourrier de Painensac répond à une dernière question énigmatique (« Se il vous falloit aller d’icy à Cahusac, que aymeriez vous mieulx, ou chevaulcher un oyson, 76 Rabelais, Gargantua, 37. Le jeu entre « boyre » et « voyre » ressemble à certains exemples du « hiéroglyphe rabelaisien » chez Tom Conley ; on y reviendra. Tom Conley, « The Rabelaisian Hieroglyph ». The Graphic Unconscious in Early Modern French Writing (New York: Cambridge University Press, 1992). Dans les « propos des bienyvres », d’ailleurs, on justifie l’activité ainsi: « Natura abhoret vacuum ». Rabelais, Gargantua, 20. 78 Rabelais, Pantagruel, 283. 79 Ibid., 290. 80 Ibid., 291. 81 Dans laquelle « visiblement furent veues de terre sortir grosses gouttes d’eaue », le monde étant « tout alteré »). Ibid., 223 -224. 82 Ibid., 224. 77 15 ou mener une truye en laisse ? »)83 en fournissant une réponse alternative simple : « J’aymerois mieulx boyre ».84 Or le langage dans lequel se présente cette soif est intéressant : avoir soif, c’est aussi être altéré, vouloir ou aimer boire, etc. Les « propos des bienyvres » au chapitre V de Gargantua suggérent déjà certains termes d’analyse. On a, par exemple, une énigme qui présage ceux de Gargantua au chapitre XII mais qui reflète aussi, par exemple, les énigmes « encadrantes » du livre dans lequel ils apparaissent85 : Qui feut premier soif ou beuverye ? Soif. Car qui eust beu sans soif durant le temps de innocence ? Beuverye. Car privatio presupponit habitum. Je suis clerc. Foecundi calices quem non fecere disertum. Nous aultres innocens ne beuvons que trop sans soif.86 L’énigme joue évidemment autour du dilemme circulaire de l’œuf et de la poule ; la soif emprunte donc l’apparence d’un germe ou du moins d’une chose qui existe réellement, mais en même temps c’est le signe d’une absence, et on peut bien être « sans soif »—c’est un état qui se range du côté de la fécondité et de l’éloquence (foecundi calices, « coupes fécondes » ; disertum, « éloquent »)—mais la soif présuppose (presupponit) aussi l’habitum—l’ « habitude » ou, à partir du verbe habeo, « ce qu’on a ». (La soif, c’est d’ailleurs une « parolle de dieu » qu’on peut avoir « en bouche : Sitio ».)87 Le tout témoigne d’une conscience de la catachrèse que Du Marsais décrira en ces termes : les homes réalisent leurs abstractions ; ils en parlent par imitation, come ils parlent des objets réels : ainsi ils se sont servis du mot avoir en parlant de choses inanimées et de choses abstraites.88 Mais cette abstraction est particulièrement intéressante comme il s’agit de l’abstraction d’une absence même et donc du fait de donner une réalité relative à la représentation d’une non-réalité. Certains personnages illustrent une maîtrise particulière de l’abstraction de la soif (ou de son homologue, l’appétit) chez Rabelais. Panurge parle dès sa première apparition au chapitre IX de 83 Rabelais, Gargantua, 38. Ibid. 85 « On ne peut pas lire Gargantua sans se rendre compte que les « Fanfreluches antidotées » et l’ « Enigme en prophetie » saillissent de la page, pour ainsi dire, et lui donnent un contour séduisant, une symétrie satisfaisante, quoiqu’énigmatique. Beaucoup de lecteurs ont fait allusion au rapport structural ». Raymond La Charité, « The Framing of Rabelais’s Gargantua ». François Rabelais. Ed. Jean-Claude Carron. (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1995), 7. Je traduis. 86 Rabelais, Gargantua, 18. 87 Ibid., 19. 88 Du Marsais, Des Tropes. (Paris : chez David, 1757), 62–3. 84 16 Pantagruel d’avoir « necessité bien urgente de repaistre, dentz agues, ventre vuyde, gorge seiche, appetit strident »89 ; Frère Jean, son double dans Gargantua,90 parle en des termes qui matérialisent son appétit et sa soif dans son habit : « si en cest habit je m’assyz à table, je boiray par dieu et à toy, et à ton cheval ».91 D’une côté, la présence physique du corps prend le caractère du besoin qu’il subit ; de l’autre, les vêtements qu’on met sur le corps lui donnent ce même caractère (et d’autres encore). Mais ce sont des personnages exceptionnels ; Thaumaste est altéré, et le Limousin du chapitre VI de Pantagruel « fut alteré », au sens passif—la soif l’absorbe au niveau de la grammaire—tandis que le fourrier qui aimerait mieux boire réoriente le langage de son jeune interlocuteur afin d’échapper au discours énigmatique auquel il ne participait guère ; sa réponse se colore de sa passivité générale dans tout ce dialogue. Au lieu d’avoir soif, ces hommes n’ont précisément rien ; ils ne possèdent même pas l’absence ou le « rien » qu’est la soif, à la différence de Panurge ou de Frère Jean. Tandis que la soif marque, pour ceux-ci, leur entrée dans leurs histoires respectives, pour ces trois personnages il s’agit plutôt de leur dernière apparition ou même de leur « point de fuite ». Le fourrier perd 92 immédiatement son identité en entrant dans son « tas de mousches » , ayant selon toute apparence abandonné son but initial ; Thaumaste en arrive au point d’oublier l’origine des autres (« dont venez vous ? ») avant qu’il ne disparaisse dans un « grand livre imprimé à Londres »93 et qui appartient sans doute à une liste telle que celle des livres de Saint-Victor.94 Rabelais, Pantagruel, 250. C’est toujours sans partir à une analyse de toutes les autres langues qu’il parle préalablement et qui ne sont pas entendues. 90 Duval note que le Gargantua est « à plusieurs égards une réécriture expresse du plus riche et plus allusif Pantagruel ». Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, 110. Je traduis. 91 Rabelais, Gargantua, 107. 92 Ibid., 38. 93 Rabelais, Pantagruel, 291. 94 Ibid., 236–41. Il faut peut-être prendre en compte, néanmoins, que les derniers livres rabelaisiens viseront la « Dive Bouteille » (qu’on dispute la légitimité de l’arrivée ou non) et que Panurge même fuit donc vers le vin symbolique. 89 17 Deuxième partie : la métaphore On est déjà dans le domaine de la métaphore dans ces dernières observations, en quelque sorte : des vides corporels se substituent à des vides picturaux. L’enjeu perspectif évoque une profondeur qui peut être remplie ; les vides abstraits en sont donc les symboles par excellence, et la soif se pose facilement en analogue. Or ils correspondent naturellement à d’autres trous corporels (figurés déjà, peut-être, par les discours de Panurge et de Frère Jean). Bakhtine souligne le rôle des « convexités et orifices » chez Rabelais (le nez, la bouche, les oreilles en haut ; le sexe, l’anus en bas) parce que « c’est en eux que sont surmontées les limites entre les corps et entre le corps et le monde ».95 Son commentaire concerne une autre tradition artistique, celle du « grotesque » et de la figure du corps qui y correspond : ces trous relèveraient plutôt chez lui de transformation et d’inversion carnavalesques que d’aucun intérêt à l’espace. 96 Sans nier la validité d’une telle vision—en conservant, en fait, un certain goût de transformation—on traitera ces trous comme points d’appui dans notre recherche de métaphores spatiales. La bouche de Pantagruel A la différence d’un Thomas More qui, comme le dit William Donoghue, « veut que ses lecteurs soient frappés par la factualité, l’historicité et la vraisemblance du “lieu” », 97 Rabelais ne présente pas sa cartographie de façon constante et son encyclopédisme n’est jamais sans mélange. Or la tradition cartographique même dont hérite Rabelais et qu’évoque Lucia Nuti dans son article « The Perspective Plan in the Sixteenth Century: The Invention of a Representational Language », est plus variée qu’aujourd’hui. Il s’agit de la cartographie ptoléméenne, qui distingue entre deux sous-genres : la géographie (la vue de surplomb) et la chorographie (qui présente plutôt des images perspectives détaillées). 98 Au cours du XVIe siècle les cartographes ont développé le « plan perspectif », c’est-à-dire un plan de ville à la fois 95 Mikhail Bakhtine, Rabelais and His World. Trans. Helene Iswolsky. (Bloomington: Indiana University Press, 1984), 317. Je traduis de l’anglais. 96 Voir, par exemple, ibid., ch. 5, « L’image grotesque du corps ». 97 William Donoghue, Mannerist Fiction: Pathologies of Space from Rabelais to Pynchon (Toronto: University of Toronto Press, 2014), 26. Je traduis. 98 Lucia Nuti, « The Perspective Plan in the Sixteenth Century: The Invention of a Representational Language ». The Art Bulletin 76.1 (1994), 117. 18 géographique et chorographique.99 C’est un mélange qui trouve un écho direct chez Rabelais : dans le Pantagruel, le héros fait le tour de la France avant d’aller à Paris (chapitre V). Tom Conley, pour sa part, désigne ce chapitre comme appartenant à « un genre cartographique naissant, l’itinerarium ».100 Au fil de ce tour, chaque ville se présente sous la forme d’une petite description de ce que le géant y fait : à Poitiers il établit « [l]a pierre levée », que Rabelais traite de lieu quasi sacré pour les universitaires (Rabelais 229–30) ; à Toulouse il « aprint fort bien à dancer et à jouer de l’espeé à deux mains » (Rabelais 230) ; enfin, « en Avignon [...] il ne fut troys jours qu’il ne devint amoureux, car les femmes y jouent voluntiers du serrecropyere par ce que c’est terre papale » (Rabelais 231). Dans ces activités touristiques, le géant paraît souvent (mais pas toujours) proche en taille aux habitants de chaque endroit : il joue de l’épée avec des étudiants à Toulouse et ses rapports avec les femmes avignonnaises sont selon toute évidence sexuels.101 Il s’agit évidemment de choses qui demandent plus ou moins d’équivalence de taille, et qui se caractérisent par l’échange d’un regard subjectif des deux côtés, ce qui correspond davantage aux vues en perspective qu’aux vues de surplomb. Ces divertissements quasi chorographiques s’absorbent dans les rapports directs aux habitants et aux bâtiments. Mais le tout est uni par l’image du géant qui va de lieu en lieu avec une rapidité surhumaine : pendant « un jour campos », il voyage de Poitiers à Maillezays en passant « par Legugé, visitant le noble Ardillon abbé, par Lusignan, par Sansay, par Celles, par Colonges, par Fontenay le comte, saluant le docte Tiraqueau » ;102 et après son séjour en Avignon, « il s’en partit et à troys pas et un sault vint à Angiers ».103 Même les éléments autobiographiques qu’insinue Rabelais dans la narration—la référence à Tiraqueau, par exemple—n’empêchent pas que cette narration ne devienne parfois une sorte de catalogue. Pantagruel voyage de façon géographique au sens actuel, comme un dieu qui n’est pas obligé de participer aux relations humaines ; et l’évanouissement des points de vue et de fuite dans une telle vue de surplomb 99 Ibid. Tom Conley, « Words à la Carte: A Rabelaisian Map ». The Self-Made Map (Minneapolis: University of Minnesota Press, 1996), 140. Je traduis. 101 S’il reste aucune ambiguïté sur l’expression « jouer de serrecropiere » on peut y comparer les vieilles femmes qui « ont joué du serrecropiere à cul levé à tous venans » (Pantagruel 279) ou les veuves permises de « franchement jouer du serrecropiere à tous enviz et toutes restes, deux moys après le trespass de leurs mariz » à cause de la longueur d’ « engraissement » (Gargantua 15). 102 Rabelais, Pantagruel, 230. 103 Ibid., 231. 100 19 posent à leur façon d’autres problèmes de centralisation et de hiérarchisation spatiales que ceux qu’on a considérés jusqu’à présent. Dans ce passage, donc, le dispositif perspectif est présent, mais non pas constant ; il va de pair avec une carte figée qui fait abstraction des corps. Tout comme les bâtiments qui servaient d’outils ou d’écrans aux interlocuteurs des géants dans les épisodes de la première partie, cette carte sert de cadre à une série de représentations perspectives. Toute accusation de « réalisme » proportionnel chez cette cartographie s’écroule cependant face aux dimensions du géant qui marche dessus. Si le voyage de Pantagruel à travers la France représente une cartographie assez directe qui met en scène la diversité de tailles du héros par rapport à une carte figée, dans le chapitre XXXII du même livre, le narrateur fait son propre tour cartographique sur une carte vivante, à savoir, la bouche de Pantagruel qui fournit un encadrement littéral. C’est ce passage célèbre qu’analyse Auerbach dans Mimesis : Alcofribas rencontre le double d’un paysan français qui répond ironiquement aux questions posées par le narrateur et voyage ensuite entre les diverses parties de la bouche (et de la langue, et de la gorge) de Pantagruel. Auerbach en souligne trois thèmes qu’il considère principaux : « les dimensions gigantesques », « la découverte d’un nouveau monde » et « tout comme chez nous »104—dont le dernier fournit selon lui un exemple d’altérité typiquement rabelaisienne.105 Il s’agit d’une altérité qui relève de la similitude : le nouveau monde d’Alcofribas représente un reflet du monde connu et résiste même à son encadrement narratif pour se déclarer l’égal de ce monde (le paysan nie que le sien soit « nouveau »).106 De façon similaire, Tom Conley reprend l’image en supposant un rapport éventuel avec la « memoryimage »107 d’une carte double-cordiforme d’Oronce Finé qui met face à face (à pied d’égalité) l’Ancien et le Nouveau Monde108 ; il souligne l’apparition de deux figures graphiques à plusieurs reprises dans le dialogue avec le paysan : « ou » et « on ».109 L’espace (le lieu où) et l’individu Erich Auerbach, « The World in Pantagruel’s Mouth ». Mimesis: The Representation of Reality in Western Literature. (Princeton: Princeton University Press, 2013), 269–70. 105 Ibid., 270. 106 Rabelais, Pantagruel, 331. 107 Tom Conley, « Rabelais: Worlds Introjected ». The Errant Eye. (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2010), 39. 108 Ibid. 109 Ibid., 35. 104 20 (mais représenté par un pronom indéfini, sans référent établi)110 représentent deux côtés de la même image,111 en suivant la même transformation qui fait du corps du géant un paysage. Il faut se souvenir du fait que la bouche (ou la langue, ou la gorge) est non seulement impliquée dans la soif mais aussi dans la parole ; Rabelais joue sur tous les niveaux. Au contraire de la figure cosmopolite de Panurge,112 le géant n’amasse pas des langues et des références étrangères ; il magnifie plutôt le familier (son propre corps) et tire le reste en cette sphère. Alcofribas raconte son expérience un peu comme il décrit les voyages de Pantagruel à travers la France, en mêlant une topographie anatomique à des épisodes plus personnels113 ; la stabilité de ce nouveau monde est donc presque choquante, comme il est contenu dans le corps même du géant dont on vient de voir la taille diminuer et grandir alternativement. C’est le je qui ancre cet épisode fermement dans la focalisation interne dont nous avons déjà parlé et qui doit nous servir de point de vue fixe. Mais cette présence forte au sein du dispositif a son prix : le narrateur disparaît du récit épique 114 en entrant dans le corps de Pantagruel (plus particulièrement, dans un monde qui se Dans « La Métaphore et la sémantique du discours », Paul Ricœur écrit ainsi : « La référence est ellemême un phénomène dialectique ; dans la mesure où le discours se réfère à une situation, à une expérience, à la réalité, au monde, bref à l’extra-linguistique, il se réfère aussi à son propre locuteur par des procédés qui sont essentiellement de discours et non pas de langue. Au premier rang de ces procédés, les pronoms personnels qui sont proprement “asémiques” : le mot “je” n’a pas de signification en luimême, il est un indicateur de la référence du discours à celui qui parle. » Paul Ricœur, La métaphore vive. (Paris : Editions du Seuil, 1975), 98. Le « on » ici s’oppose ainsi au cas du « je » qui fait référence à Alcofribas mais aussi, dans une mesure, au lecteur qui le prononce à son tour. 111 Conley, « Rabelais: Worlds Introjected », 35. Conley ne mentionne explicitement que le sens d’où, mais il identifie le « monde » et l’« aultre » en tant que clés interprétatives un peu plus tard (40). Par ailleurs, il faut peut-être noter qu’en langage rabelaisien, le « on » est parfois, lui aussi, locatif : notamment, « dont » peut aussi signifier « d’où ». 112 On a déjà fait mention de sa maîtrise spatiale de Paris ; mais ce personnage est aussi caractérisé par sa connaissance de plusieurs langues (chapitre IX de Pantagruel), sa capture et fuite des Turcs (chapitre XIV), et, au Tiers Livre, une description de son apparence physique en des termes cartographiques (chapitre XXVIII). C’est peut-être la rivale le plus vraisemblable du caractère cartographique du géant. 113 Rabelais, Pantagruel, 332. 114 Le récit de guerre contre les Dipsodes a un certain goût épique. Duval fait des échos épiques (notables aussi, selon lui, dans le personnage de Panurge et la prophétie de la naissance du géant) un thème majeur de Pantagruel et le caractérise structurellement comme une « épopée chrétienne humaniste » (« Christian humanist epic »). Or nous nous écartons plutôt de cette dernière catégorie ici en nous appuyant sur la théorie de Georg Lukács. Celui-ci oppose au genre épique le roman qui décrit un développement individuel (« becoming-man ») plutôt qu’un « destin isolé » et—plus à propos—ne subit pas l’extension de la distance chez les récits épiques « au point où on ne peut plus la surmonter ». Au lieu de s’isoler toujours du monde humain, Pantagruel (comme son père) est toujours en train de franchir les distances 110 21 fonde sur sa langue). La superposition du dispositif sur le corps de Pantagruel représente aussi la disparition du géant pendant la plupart du chapitre. Le paysan et Alcofribas ne se découvrent que lorsqu’ils prennent la même posture, à la fois dépendante et libérée, par rapport au géant. Au moment de cette découverte, colorée par les assertions de dominance mondiale des deux côtés, la perspective se dément : une fois entré dans le point de fuite, pour ainsi dire, Alcofribas ne découvre que la continuation de l’espace. Alcofribas est en quelque sorte responsable de la création de ce nouveau monde par sa description et son dialogue avec Pantagruel ; le géant même ne sait rien de son existence avant d’entendre Alcofribas en parler. En même temps, on devient conscient que pendant son séjour dans ce lieu altéré, Alcofribas partageait le régime du géant de manière parfaitement parasitique : Finablement vouluz retourner et passant par sa barbe me gettay sus ses espaulles, et de là me devalle en terre et tumbe devant luy. Quand il me apperceut il me demanda, « Dont viens tu, Alcofrybas ? » Je luy responds, « de vostre gorge, monsieur. --Et despuis quand y es tu ? dist il. --Despuis (dis je) que vous alliez contre les Almyrodes. --Il y a (dist il) plus de six moys. Et dequoy vivois tu ? que beuvoys tu ? » Je responds. « Seigneur de mesmes vous, et des plus frians morceaulx qui passoient par vostre gorge j’en prenois le barraige. --Voire mais (dist il) où chioys tu ? --En vostre gorge monsieur, dis je. --Ha, ha, tu es gentil compaignon (dist il). Nous avons avecques l’ayde de dieu conquesté tout le pays des Dipsodes, je te donne la chatellenie de Salmigondin. --Grand mercy (dis je) monsieur, vous me faictes du bien plus que je n’ay deservy envers vous. »115 Dans la première question il s’agit d’origine (et c’est la même question qu’on a noté à propos de Thaumaste perdu dans la boisson) ; Alcofribas acquiert en quelque sorte une nouvelle origine grâce à son séjour (et en fait, il s’agit de la seule origine attribuée dans l’œuvre à Alcofribas, qui reste après tout une figure assez nébuleuse). Tout se passe comme si le petit disciple du géant renaissait de sa « gorge » après six mois.116 Le dialogue souligne la similitude qui s’est imposée entre l’expérience du géant et celle du narrateur dedans ce géant, en même temps qu’il met en qui se posent entre les deux. Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, 1–4 ; Georg Lukács, The Theory of the Novel, trad. Anna Bostock (Cambridge : M.I.T. Press, 1971), 62, 60, 59. 115 Rabelais, Pantagruel, 333. 116 Il faudrait peut-être se référer au séjour de Gargantua pendant onze mois au ventre de sa mère, à cause de sa taille prodigieuse: Gargantua, 15. 22 scène une sorte de processus performatif117 de la part d’Alcofribas. Il ne s’agit pas seulement d’un récit mais d’un « speech act » qui crée le monde décrit au sein du récit principal et le rend visible au géant à travers une série de constats. Cette série finit notamment par évoquer la formule « en vostre gorge », qui servait de réplique pour détourner une insulte,118 en ajoutant à cette phrase une réalité concrète surprenante. Pris dans son ensemble, le dialogue dans lequel Alcofribas raconte son absence au géant fait le parallèle de son rôle narratif (ce qui est aussi, selon Genette, un « speech act »),119 mais en renversant certains rapports.120 (Au lieu du corps de Pantagruel, c’est notamment celui d’Alcofribas qui l’emporte ici.) Ce qui se passe dans la formule finale illustre la transformation du dialogue qui devient conscient de sa littéralité ; et si la réplique de Pantagruel (« tu es gentil compaignon ») est forcément ironique selon ce qui vient de passer littéralement et linguistiquement, la façon dont le narrateur arrive au constat—c’est-à-dire, en quelque sorte, sa réactivation du langage métaphorique—rend cet homme aussi, très paradoxalement, « gentil » comme Panurge au chapitre XV.121 Les mouches, les puces, les fantômes et les hommes : autres métaphores Nous voilà revenus au motif du parasite, dont le symbole-clé chez Rabelais est la « mouche ». On peut tracer tout un champ conceptuel autour de cette métaphore du parasite 122 : à part les visiteurs « mouches » dont on a déjà parlé et une seule forêt littéralement si « horriblement fertile Ou « illocutoire », selon la théorie de John Searle; il s’agit de produire non seulement un sens mais un autre effet « réel ». John R. Searle, « The Structure of Illocutionary Acts ». Speech Acts. (Cambridge: Cambridge University Press, 1969), 54–71. 118 Rabelais, Gargantua, 15 ; n. 2. 119 Genette, Fiction et diction, « Les actes de fiction ». « Mon propos est donc celui-ci : dire que les énoncés de fiction sont des assertions feintes n’exclut pas, comme le prétend Searle, qu’ils soient en même temps autre chose » (125) ; « Cet état pourrait prendre la forme d’une invitation à entrer dans l’univers fictionnel, et par conséquent, en termes illocutoires, d’une suggestion, d’une demande, d’une prière, d’une proposition—tous actes « directifs » de même « point » illocutoire » (127). 120 Au lieu du corps de Pantagruel, c’est notamment celui d’Alcofribas qui l’emporte ici. Il s’agit aussi de créer un monde non pas pour un lecteur mais pour un autre personnage, c’est-à-dire, de devenir un « narrateur au second degré ». Genette, Figures III, 238, 256 121 Ibid., 271. 122 Il s’agit de « Conceptual Metaphor Theory ». Cornelia Müller, Metaphors Dead and Alive, Sleeping and Waking. (Chicago: University of Chicago Press, 2008), 81. 117 23 et copieuse en mousches bovines et freslons » que la jument de Gargantua la détruit123 (ce qui constitue plutôt un mythe de création auquel on reviendra), Gargantua prend pour « mousches bovines » des « boulets » et « plombées et pierres d’artillerie » au Gué de Vede,124 et son père au chapitre suivant « pensoit que feussent pous » 125 ; un des six pélérins qui se cachent dans la salade de Gargantua au chapitre XXXVIII est vu par Grandgousier qui avertit son fils de la présence de la « corne de limasson » 126 ; et les mouches font une grande apparition dans le chapitre XV de Pantagruel où elles « sont tant friandes que merveilles » des sexes féminins « et se y cueilleroyent facillement et y feroient leur ordure » 127 (la fable qui s’ensuit compense le nombre réduit de « mouches » dans ce livre à force de répétition). Enfin, Panurge affirme que les Pygmées nés d’un pet de Pantagruel se marient en disant qu’ « [i]lz engendreront des mouches bovines ».128 L’objet de ces métaphores de vermines paraît être toujours ou des hommes ou des créations humains ; la plupart d’entre elles, surtout dans Gargantua, sont formulées par les deux géants. Or la métaphore est elle-même à la taille humaine. Suivrons l’analogie que “les mouches sont aux hommes ce que les hommes sont aux géants” ; on essayera brièvement d’orienter la métaphore. Paul Ricœur parle dans « La Métaphore et la sémantique du discours » d’un processus de comparaison métaphorique gouverné par les termes de « teneur » et de « véhicule ».129 La teneur des métaphores d’insectes, c’est l’homme ou l’objet humain ; les insectes en sont le véhicule. Selon une autre explication (plus structurelle) du processus, 130 le mot « véhicule » (l’insecte) devient le « focus » de la métaphore, tandis que le reste de la métaphore (la comparaison de taille entre géants et hommes) lui sert de « frame ». Or on voit que le transfert de sens se penche infailliblement vers les hommes, en dépit du rôle des géants en tant que porte-parole : il s’agit d’un point de vue humain dont les géants s’approprient. En employant une telle métaphore, le géant accepte implicitement de se réduire à l’échelle humaine ; du moins fait-il semblant de vivre 123 Rabelais, Gargantua, 47. Ibid., 101. 125 Ibid., 102. 126 Ibid., 105. 127 Rabelais, Pantagruel, 269. 128 Ibid., 310. 129 Selon le sens littéral de « métaphore », transfert. Ricœur, La Métaphore vive, 107; termes de I. A. Richards. 130 Celle de Max Black. Ibid., 111. 124 24 selon cette échelle. Il s’agit peut-être de la même sorte de porosité qui permet aux géants d’entrer littéralement dans les espaces humains. Et ce rapport est asymétrique : les humains ne sont guère assimilés à des choses plus grandes qu’eux. Quand le maître d’hôtel veut le faire « pape », Gargantua promet de le faire « papillon » 131 ; le public met Pantagruel à la même échelle que Thaumaste en les appelant, respectivement « ce diable » et « un aultre diable de Vauvert » 132 ; et même quand Panurge semble vouloir « minimiser la stature de Pantagruel » face à Loup-Garou133 ou quand Frère Jean accuse Gargantua d’estimer « les hommes par nombre, et non par vertus et hardiesse »,134 il ne s’agit pas d’agrandir l’ennemi (qui est justement grand ou nombreux) mais plutôt de réduire le géant aimé à sa propre taille. Si les géants sont tellement flexibles, à la différence des hommes, pourquoi leurs métaphores visent-elles si souvent l’échelle humaine ? Malgré l’assertion d’Auerbach selon laquelle la grandeur est un thème principal chez Rabelais (ce à quoi Guy Demerson fait écho),135 en parlant de la taille des géants, Rabelais célèbre la grandeur des géants surtout (et paradoxalement) en réduisant leur taille : celle-ci ne s’exprime directement, en général, que par une répétition du mot « grand », comme à propos de l’architecture du château de Grandgousier, ou quand un prisonnier dipsodien, instruit d’avertir son roi que « dixhuyt cens mille combatans et sept mille Geans tous plus grans » que Pantagruel le décrit comme un « grand Geant ».136 Il s’agit là de la tautologie ou du pléonasme. Max Black note qu’on a tendance à traiter les tautologies comme « vides » ou « dégénérées » (particulièrement, selon lui, par rapport à des « assertions nécessaires »)137 ; mais si Black souligne le vide sémantique d’une telle tournure, Pierre Fontanier en célèbre l’effet.138 Il est vrai que les apparitions du mot « grand » soulignent 131 Rabelais, Gargantua, 37. Rabelais, Pantagruel, 284. La comparaison idiomatique associe Thaumaste d’ailleurs à un espace limité, quoique grand—il s’agit d’un hôtel parisien considéré comme hanté. 133 Walter Stephens note une série de remarques bizarres dans laquelle Panurge se compare à David et encourage Pantagruel à attaquer « les Geans », appellant ensuite Pantagruel « le pauvre bon hommet » et Loup-Garou seul « le geant ». Stephens, Walter, Giants in Those Days. (Lincoln: University of Nebraska Press, 1989), 190–91. 134 Rabelais, Gargantua, 117. 135 « Dans ce que Rabelais figure comme énorme est inclue une norme esthétique. » ; Guy Demerson, L’Esthétique de Rabelais. (Condé-sur-Noireau: SEDES, 1996), 183–84. 136 Rabelais, Pantagruel, 312–13. D’ailleurs, il n’est pas clair que le prisonnier se souvienne de transmettre au roi le message original. 137 Max Black, Models and Metaphors (Ithaca: Cornell University Press, 1962), 86–87. 138 Pierre Fontanier, Les Figures du discours (Paris: Flammarion, 1968), 299–303. 132 25 des occasions où la taille des géants ne devrait pas se soumettre aux limites de ce qui est « normal » ; on a noté aussi (dans la première partie) un effet d’entrelacement entre l’espace et les géants, à cause de la composition des noms de ces derniers à partir des mêmes adjectifs, aussi bien que la possibilité d’un effet cumulatif. Par ailleurs, les géants participent, comme le souligne Duval dans son analyse de la structure de Pantagruel et surtout de la lettre de Gargantua au héros, au nouvel humanisme. La sagesse prétendument infinie de Pantagruel (selon les recommandations de son père) ne concerne que les connaissances qui permettent de se comprendre en tant qu’être humain.139 On parle aussi longuement de l’éducation de Gargantua,140 et si l’on suit l’analyse de Duval, on peut localiser cet humanisme au cœur141 de l’expérience d’« altération » propagée par les géants. Faisons un petit détour : dans son conte philosophique Micromégas, Voltaire se sert de géants pour représenter un univers en régression, où l’homme jouit de très peu de sens, de temps et de savoir auprès d’êtres toujours proportionnellement plus grands que lui. L’auteur met en scène à deux reprises des dialogues entre le héros éponyme, habitant d’une planète lointaine, et des personnes plus petites (un habitant de Sirius et des voyageurs humains) : tous deux mettent en avance la petitesse de l’homme et de ses connaissances (démenties par sa fierté disproportionnée). Sans toutefois qu’il y ait aucun lien explicite, on remarque tout naturellement une ressemblance à l’œuvre de Rabelais : les rapports de perspective entre ces hommes de tailles différentes, réglés toujours par la question de point de vue, ainsi que la soif de savoir thématique et l’évocation d’un monde qui échappe, par grandeur ou par petitesse, à l’esprit de l’homme. Le rôle des métaphores en diffère cependant. Le géant et son compagnon de Sirius prennent les hommes pour des « atomes »142 et leur navire pour un « animal »143 ; mais Micromégas, lui, rejette explicitement la métaphore en tant que telle : « Eh non ! dit le voyageur, encore une fois la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons ? »144 Voir Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, Chapitre 3, « The Education of the Christian Prince ». Les pages 43–51 sont dediées à la lettre de Gargantua. 140 Rabelais, Gargantua, chapitres XIV-XV, XXI, XXIII-XXIV. 141 Duval en parle en ces termes: « Il faut se souvenir que Pantagruel n’est pas un produit de l’Université mais l’incarnation même de son antithèse. » Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, 53. 142 Voltaire, Micromégas. Romans et Contes. Bibliothèque de la Pléiade (Paris : Gallimard, 1979), 30. 143 Ibid., 29. 144 Ibid., 22. 139 26 Même si la distinction semble paradoxale, il s’agit d’isoler le « modèle » théorique145 de l’activité métaphorique telle qu’on la voit chez Rabelais, à l’aide toujours de nouvelles technologies optiques : le microscope, le télescope. Le conte du XVIIIe reformule les chiffres rabelaisiens absurdes selon les règles de l’arithmétique et les métaphores selon la science ; on dirait aussi que Voltaire en soulignait le potentiel. Les murailles de Paris Il faut peut-être se rendre compte aussi d’une dernière présence métaphorique. Malgré le fait que les hommes ne participent pas de la même façon à la métaphore corporelle-spatiale que les géants, les femmes présentent, elles, des cas un peu ambigus. On a déjà noté que Rabelais fait allusion à des rapports sexuels entre Pantagruel et des femmes avignonnaises (« il ne fut troys jours qu’il ne devint amoureux, car les femmes y jouent voluntiers du serrecropyere par ce que c’est terre papale »)146 ; ce géant reçoit plus tard d’une « dame de Paris » un anneau énigmatique que Panurge interprète ainsi : « Dy amant faulx : pourquoy me as-tu laissée ? »147 Il n’est pas clair, toutefois, qu’il s’agisse d’une réduction de taille du part des géants ou d’une capacité prétendue du sexe féminin d’accommoder même leurs « braguettes » ; après tout, Rabelais ne manque pas de parler au premier chapitre de Pantagruel de certaines victimes des « Mesles » en ces termes : Les aultres enfloyent en longueur par le membre, qu’on nomme le laboureur de nature : en sorte qu’ilz le avoyent merveilleusement long, grand, gras, gros, vert, et acresté, à la mode antique, si bien qu’ilz s’en servoyent de ceinture, le redoublans à cinq ou six foys par le corps. … Et d’yceulx est perdue la race, ainsi comme disent les femmes. Car elles lamentent continuellement, qu’il n’en est plus de ces gros etc. Vous sçavez la reste de la chanson.148 Ces hommes ont disparu, mais ce n’est évidemment pas faute d’intérêt sexuel : l’évocation de l’attitude des femmes (et de toutes les femmes, non pas seulement de celles atteintes des Black, Models and Metaphors, 220–222; 230. Il s’agit de variations d’échelle et de forme, voire le remplacement total du physique par le théorique, qui permettent de comprendre le sujet par analogie (mais qui relèvent toujours d’autres problèmes). 146 Rabelais, Pantagruel, 231. 147 Ibid., 301. 148 Ibid., 219. 145 27 « mesles ») envers un pénis de telle longueur suggère évidemment que toutes les femmes rabelaisiennes ont, en guise d’organes sexuels, des trous noirs. C’est en quelque sorte une précondition des naissances des géants que leurs mères, ou plutôt leurs vagins, soient grands ; la combinaison de l’image de ce trou avec la nature même des géants produit des effets intéressants. Badebec enfante avant son fils tout un défilé d’objets de quantité immense mais précise : soixante et huyt tregreniers chascun tirant par le licol un mulet tout chargé de sel, après lesquelz sortirent neuf dromadaires chargés de jambons et langues de beuf fumées, sept chameaulx chargez d’anguillettes, puis .XXV. charretées de porreaulx, d’aulx, d’oignons, et de cibotz […].149 Quant à Gargamelle, selon une inversion scripturale qui lie effectivement tous les trous anatomiques, elle enfante Gargantua par l’oreille après avoir mangé trop de tripes pourries.150 Ces scènes de naissance font allusion à l’anatomie bizarre des géants (ce défilé fait penser au « monde intérieur » de son fils) aussi bien qu’à leurs appétits (Gargantua est né en criant « à boire, à boire, à boire »). 151 Les images relevées témoignent déjà d’une convergence vers un lieu qui est certainement un point d’origine. Mais c’est aussi un point de fuite ailleurs, et notamment dans la bouche de Panurge. C’est lui qui fait au chapitre XV sa proposition de refaire les murailles de Paris à l’aide de vagins : Je voy que les callibistrys des femmes de ce pays, sont à meilleur marché que les pierres, d’iceulx fauldroit bastir les murailles en les arrengeant par bonne symmeterye d’architecture, en mettant les plus grans au premiers rancz, et puis en taluant à doz d’asne arranger les moyens, et finablement les petitz. Puis faire un beau petit entrelardement à poinctes de diamans comme la grosse tour de Bourges de tant de bracquemars enroiddys qui habitent par les braguettes claustrales. Quel diable defferoit telles murailles ? Il n’y a metal qui tant resistast aux coups. Et puis que les couillevrines se y vinsent froter, vous en verriez (par dieu) incontinent distiller de ce benoist fruict de grosse verolle menu comme pluye. Sec au nom des diables.152 La critique se divise un peu sur cet épisode : Edwin Duval n’y voit que la proposition d’une muraille spartiate d’« os » (ce qui souligne justement la réactivation de la métaphore de la 149 Ibid., 224. Rabelais, Gargantua, 21. 151 Ibid., 22. 152 Rabelais, Pantagruel, 268–69. 150 28 muraille des hommes par Rabelais), en faisant peu de cas de la présence féminine153 mise en relief par la fable de la vieille femme qui s’ensuit154 et par l’effort de Pantagruel de nier la licence des femmes155 ; Elisabeth Hodges y voit plutôt une scène de violence faite aux femmes.156 En tout cas, ce n’est visiblement pas la moralité qui fait office de défense mais plutôt (et paradoxalement) l’ouverture. La question du trou domine la scène ; ils sont arrangés « par bonne symmeterye d’architecture » afin de créer des bornes paradoxales qui nuiraient à la santé des ennemis plutôt que d’être détruites ou closes.157 La fable s’appuie, par la suite, sur les mots de « mousse » et de « mouches », en répétant sans cesse ce même son « ou » qu’on a repéré dans la bouche de Pantagruel ; elle représente principalement la découverte des deux trous sans fond d’une vieille femme—le premier, le vagin, consomme la mousse, tandis que l’anus produit une puanteur infinie.158 La femme (cette femme, et aussi celles dont seraient construites les murailles) se transforme en lieux (où) de maladie, de disparition et de mouches éternelles. Or elle reste l’objet d’un appétit que loue Panurge malgré son mauvais traitement des femmes ; et Bakhtine soutient que « le pouvoir militaire et la force sont inutiles contre le principe matérielcorporel-procréatif ».159 L’effort d’en fournir une lecture positive ou négative sans équivoque est forcé ; il faudrait peut-être s’entretenir plus longuement sur le traitement des femmes afin de décider quel rôle, précisément, elles jouent non seulement dans la société mais aussi dans l’espace, et en comparaison avec ces « Autres », les géants. Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, 94. Il ajoute: « If Panurge’s wall is shocking it is not as an affront to the female sex, as superficial and anachronistic readings would have us believe, but as a willful degradation of a Spartan and Utopian ideal » (94). 154 Rabelais, Pantagruel, 269–70. 155 Ibid., 271. 156 Elisabeth Hodges, Urban Poetics in the French Renaissance. (Aldershot: Ashgate, 2008), 26. 157 Il est vrai que la clôture des trous est nécessaire à leur fonction défensive, mais c’est leur ouverture (et donc leur perméabilité) qui reste au premier plan. On pourrait toujours suggérer que l’union sexuelle risquerait de féminiser les ennemis aussi bien que de les rendre malade, mais ce n’est pas clair. 158 Rabelais, Pantagruel, 270–71. 159 Bakhtine, Rabelais and His World, 314. 153 29 Troisième partie : la construction L’épisode des murailles de Paris s’inscrit évidemment dans la catégorie des corps métaphorisés ; mais il représente aussi un récit architectural. Panurge propose de refaire les murailles de la ville pour mieux la protéger en en réorganisant l’espace. Ce thème se retrouve sous plusieurs formes : il existe chez Rabelais toute une série de changements apportés à l’espace, des interactions topographiques fortuites aux constructions délibérées (dont Thélème est l’exemple par excellence). La plupart d’entre eux sont plutôt l’œuvre des géants ; mais le rôle créatif de ces derniers devient moins clair au fur et à mesure que l’acte de bâtir devient plus conscient. Les accidents : la topographie et les reliques Juste après qu’Alcofribas est sorti de sa bouche, Pantagruel tombe malade : il a mal à l’estomac et émet « une pisse chaulde », selon le témoignage du narrateur.160 Ce dernier symptôme fournit de « [n]ouveaux souvenirs topographiques du géant » 161 en altérant la topographie française et italienne, selon une liste que fait le narrateur : Son urine tant estoit chaulde que despuis ce temps là elle n’est encores refroydie. Et en avez en France en divers lieulx selon qu’elle print son cours : et l’on l’appelle les bains chaulx, comme à Coderetz, à Limous, à Dast, à Balleruc, à Neric, à Bourbonnensy : et ailleurs. En Italie : à Mons grot, à Appone, à Sancto Petro dy Padua, à Saincte Helene, à Casa nova, à Sancto Bartholomeo, En la conté de Bouloigne, à la Porrette, et mille aultres lieux.162 160 Rabelais, Pantagruel, 333. Ibid., 334, n. 1. 162 Ibid., 333–4. 161 30 Et m’esbahis grandement d’un tas de folz philosophes et medicins qui perdent temps à disputer dont vient la chaleur de cesdictes eaulx … mieulx leur vauldroit se aller froter le cul au panicault que de perdre ainsi le temps à disputer de ce dont ilz ne sçavent l’origine. Car la resolution est aysée … que lesdictz bains sont chaulx parce qu’ilz sont yssus par une chauldepisse du bon Pantagruel. L’urine du géant (comme les chevaux de Gargantua dont on a parlé) se répand visuellement sur la page, encadrée par l’insistance d’Alcofribas à affirmer que Pantagruel est « l’origine » de cette anomalie topographique : « Son urine tant estoit chaulde » … « ilz sont yssus par une chauldepisse du bon Pantagruel ». La maladie du géant se transforme en « bains chaulx » dont profitent les êtres humains ; il y a trois passages similaires dans les chapitres XVII et XXXVIII de Gargantua et XXVIII de Pantagruel. Dans les deux derniers de ces passages, Gargantua, lui aussi un peu malade, pisse « si copieusement, que l’urine trancha le chemin aux six pèlerins qu’il avait failli manger, et furent contraincts passer la grande boyre » 163 —boire et pisser sont évoqués en même temps mais correspondent tous deux à un contexte diluvien—et Pantagruel pisse « parmy leur camp [celui des Dipsodes] si bien et copieusement qu’il les noya tous : et y eut deluge particulier dix lieues à la ronde » 164 à cause de certaines drogues qu’il a prises. Dans ce dernier exemple, on se rend compte de la qualité destructive de l’acte,165 dont on peut même faire le calcul en quelque sorte : dans le chapitre XXVI du même livre, un prisonnier raconte au géant la présence d’au moins 272.000 soldats (mais, avec les femmes, 422.000 personnes),166 et Alcofribas note un « deluge particulier » d’une circonférence de dix lieues. On mesure toutefois, évidemment, selon l’échelle humaine : par hommes, par lieues (et qui seraient, selon le chapitre XXIII de Pantagruel, très humaines en effet),167 ou dans le cas des bains, par noms de villes. On 163 Rabelais, Gargantua, 105. Rabelais, Pantagruel, 315. 165 Cette destruction même est cependant utile : il s’agit d’une victoire contre l’ennemi. 166 Rabelais, Pantagruel, 306. « Cent soixante et troys mille pietons tous armés de peaulx de Lutins, gens fortz et courageux : unze mille quatre cens homes d’armes, troys mille six cens doubles canons, et d’espingarderie sans nombre: quatre vingtz quatorze mille pionniers : cent cinquante mille putains belles comme deesses ». 167 Panurge raconte que la « distinction » des lieues de tous pays fut établie par le « roy Pharamond » ainsi: il print dedans Paris cent beaulx, jeunes et gallans compaignons bien deliberez, et cent belles garses Picardes, et les feist bien traicter et bien penser par huyt jours, puis les appella et à un chascun bailla sa garse avecques force argent pour les despens, leur faisant commandement qu’ilz allassent en divers lieux par cy et par là. Et à tous les passaiges qu’ilz biscoteroyent leurs garses que ilz missent une pierre, et ce seroit une lieue. (Ibid., 298–99) 164 31 retrouve dans tous ces passages les termes « si » et « tant […] que », comme s’il s’agissait vraiment de déterminer la force projective des géants selon ces différentes sortes de mesures. Il semble, du moins, que cet effort de mesurer prenne une certaine valeur en termes de vraisemblance. Mais c’est peut-être le chapitre XVII qui fournit la comparaison la plus frappante avec ce passage ; Gargantua, dont la jument vient de créer la Beauce en détruisant « une ample forest de la longueur de trente et cinq lieues et de largeur dix et sept ou environ » pleine de mouches,168 est « contrainct soy reposer suz les tours de l’eglise nostre dame » à cause d’une grande foule169 et, une fois encore (mais cette fois « par rys » !), il accomplit un prodige urinaire : Lors en soubriant destacha sa belle braguette, et tirant sa mentule en l’air les compissa si aigrement, qu’il en noya deux cens soixante mille, quantre cens dix et huyt. Sans les femmes et petiz enfans. Quelque nombre d’iceulx evada ce pissefort à legiereté des pieds. Et quand furent au plus hault de l’université, suans, toussans, crachans, et hors d’halene, commencerent à renier et jurer les ungs en cholere, les aultres par rys. « Carymary, Carymara. Par saincte mamye, nous son baignez par rys », dont fut depuis la ville nommée Paris laquelle auparavant on appelloit Leucece. Comme dict Strabo lib. IIII. C’est-à-dire en Grec, Blanchette, pour les blanches cuisses des dames dudict lieu.170 La cosmogonie ironique du passage répond à celle de la Beauce : après un grand acte de destruction, le lieu qui en résulte reçoit un nouveau nom de la bouche du géant (c’est Gargantua qui promet le premier de donner sa bienvenue « par rys »).171 Dans le cas de Paris, l’auteur propose même une fausse étymologie originale par rapport aux « blanches cuisses des dames » : les corps des femmes se lient toujours au lieu. L’importance des origines se souligne dans ce passage d’autant plus que le Gargantua fonctionne en quelque sorte comme un mythe d’origine du premier livre rabelaisien, et que Pantagruel (comme on l’a vu) passera une grande partie de son temps dans la ville que son père rebaptise littéralement. Mais on ne néglige pas de faire un décompte des victimes : Alcofribas nous informe qu’il y en avait 260.418 sur un ton de prodige biblique (« Sans les femmes et petiz enfans »), tout comme il donne les dimensions de la forêt détruite (35 x 17 lieues), comme si on avait le loisir de Rabelais, Gargantua, 47. Gargantua donne le nom au pays: “Je trouve beau ce.” Ibid. Ibid., 48. 170 Ibid. 171 Ibid. 168 169 32 tout mesurer et compter. En fait, les calamités que causent les géants semblent provoquer tout l’intérêt à ces nombres ; autrement on ne s’intéresserait guère aux dimensions. Tous ces « souvenirs » catastrophiques rappellent la thèse bakhtinienne du grotesque172 ; or les géants laissent aussi des reliques moins nuisibles au monde humain, telles la « pierre levée » ou « Passelourdin » de Poitiers,173 la cloche d’Orléans que porte Pantagruel au clocher174 ou les cloches de Notre Dame qu’enlève Gargantua175 ou les « quatre grosses chaines de fer » 176 à l’aide desquelles Gargantua lie son fils dans son berceau, et dont on parle ainsi : Et de ces chaines en avez une à la Rochelle, que l’on leve au soir entre les deux grosses tours du havre. L’aultre est à Lyon. L’aultre à Angiers. Et la quarte fut emportée des diables pour lier Lucifer qui se deschainoit en ce temps là à cause d’une colicque qui le tormentoit extraordinairement, pour avoir mangé l’ame d’un sergeant en fricassée à son desjeuner.177 Les chaînes, comme les cloches, sont faites par des humains plutôt que par les géants, et ce sont les hommes (ou même le diable !) qui en profitent en fin de compte178 ; or Rabelais attribue aux géants l’invention de ces chaînes, tout comme la réussite du plan architectural originel à Orléans. Il s’agit, d’ailleurs, d’objets aisément réparables dans des lieux particuliers, comme les bains chauds (et c’est vrai que le même chapitre parle des bains et d’une des « pillules d’arin » utilisées pour guérir le géant et qui a été remise « à Orleans sus le clochier de l’esglise de saincte Croix ».179 C’est toutefois allié plutôt au “drame corporel” chez Bakhtine: Manger, boire, déféquer et éliminer autrement … ainsi que copuler, être enceinte, démembré ou avalé par un autre corps—ce sont tous actes qui ont lieu aux limites du corps et du monde extérieur, ou de l’ancien et du nouveau corps. Dans tous ces évènements sont étroitement liés et entrelacés le début et la fin de la vie. (Bakhtine, Rabelais and His World, 317. Je traduis.) 173 Rabelais, Pantagruel, 229–30. Pantagruel met cette roche d’« environ de douze toizes en quarré, et d’espesseur quatorze pans” “sur quatre pilliers au milieu d’un champ bien à son ayse: affin que lesdictz escoliers quand ilz ne sçauroyent aultre chose faire passassent temps à monter sur ladicte pierre, et là banqueter » (230). 174 Ibid., 235. 175 Rabelais, Gargantua, chapitres XVII-XIX. 176 Rabelais, Pantagruel, 228. 177 Ibid. 178 Pantagruel « se leva emportant son berceau sur l’eschine ainsi lyé comme une tortue qui monte contre une muraille ». Ibid., 229. La pierre levée et les chaînes sont en particulier des cas dont les géants ne sauraient pas vraiment profiter à cause de leur taille. 179 Ibid. 172 33 Les monuments et la conquête A ces reliques accidentelles et plutôt muettes on peut opposer des monuments prémédités : les trophées, 180 les épitaphes,181 et—cas le plus remarquable, peut-être, de tous—les énigmes qui encadrent le Gargantua. La première de ces énigmes, les Fanfreluches antidotées, se trouve dans « un grand tombeau de bronze long sans mesure : car oncques n’en trouverent le bout, par ce qu’il entroit trop avant les excluses de Vienne » 182 ; les Fanfreluches et la généalogie des géants y sont cachées dans un « gros, gras, grand, gris, joly, petit, moisy livret » 183, fait « en escorce d’Ulmeau », 184 au-dessous d’un de « neuf flaccons » 185 . Le tombeau résiste aux mesures, grâce à son emplacement trop près de l’eau d’une rivière, mais on y a découvert à la fois un nombre certain (9) de bouteilles et un livret à la fois « gros », « grand » et « petit ». Ces adjectifs semblent se contredire et sortir des bornes du logique : on est passé, semble-t-il, au paradoxe (ou au non-sens) à force de répéter les sons. Mais ce sont, une fois encore, les sons des noms des géants, et surtout le « gr » initial de Gargantua ou Grandgousier, qui s’entassent d’un côté de la description et qui se transforment en « i » final de l’autre côté. Le même objet occupe toute une échelle de significations liées par la consonance ; on a même l’impression que cela tourne entre « grand » et « petit », les termes principaux contradictoires. Ce livret atteste d’ailleurs, mieux que le « grand » tombeau sans bornes, son âge par ses caractéristiques particuliers : comme le dit Raymond La Charité, la « seule différence signifiante » entre ce livret et l’énigme de la fin du livre sera que « les “Fanfreluches antidotées” s’inscrivent sur l’écorce d’orme et sont donc vraiment anciennes, datant sans doute de l’aube de l’écriture, comme leur matériau précède, selon l’ordre logique, l’emploi du papier, du parchemin, et de la cire ».186 De l’autre côté du livre, on retrouve « un enigme qui fut trouvé aux fondemens de l’abbaye [de Thélème], en une grande lame de bronze » 187 : il s’agit toujours du même métal et 180 Ibid., 308–10. Pantagruel érige un « beau trophée » pour commémorer la première victoire de ses gens contre « six cens soixante morpions » ; Panurge le parodie en fêtant le repas qu’on a fait ensuite. 181 Ibid., 226. Gargantua écrit l’épitaphe de Badubec. 182 Rabelais, Gargantua, 10. 183 Ibid. 184 Ibid., 10–11. 185 Ibid. Celui qui est au centre, précisément. 186 La Charité, « The Framing of Rabelais’s Gargantua », 10. 187 Rabelais, Gargantua, 150. 34 de la même qualification de « grande » s’appliquant au tombeau souterrain. Tandis que les énigmes du début de l’œuvre s’orientent vers le passé, cette dernière est plus ambiguë : soit (selon Gargantua) prophétie de l’Apocalypse future, soit (selon Frère Jean) description d’un jeu de paume contemporain.188 Elles paraissent toutes viser une temporalité hors de l’œuvre : ce qui la précède au début, ce qui la suivra à la fin. Cette ambiguïté souligne surtout l’invitation à l’interprétation que présente le livre189 : Rabelais distingue entre les points de vue interprétatifs (mais aussi spatialisés de façon hiérarchique) du géant et du moine, bien que tous deux soient responsables du bâtiment aux fondements duquel on a fait la découverte. On chemine à travers cette sorte de monument « parlant » vers l’architecture propre. C’est dans Gargantua, une fois encore, que le héros juge de la valeur de l’architecture monumentale, peu après sa victoire sur l’ambitieux Picrochole : Nos peres, ayeulx, et ancestres de toute memoyre, ont esté de ce sens et ceste nature : que des batailles par eulx consommées ont pour signe memorial des triumphes et victoires plus voluntiers erigé trophées et monumens es cueurs des vaincuz par grace : que es terres par eulx conquestées par architecture. Car plus estimoient la vive souvenance des humains acquise par liberalité, que la mute inscription des arcs, colomnes, et pyramides subjecte es calamitez de l’air, et envie d’un chascun.190 La fonction de l’architecture selon ce passage est avant tout l’immortalisation d’une conquête ; or c’est aussi l’analogue de la grâce, et les terres correspondent au cœur humain. Le discours se teint d’un goût platonique dans sa distinction entre « vive souvenance » et « mute inscription ». Au Phèdre, Socrate et son ami discute de la différence entre les paroles écrite et dite en des termes très similaires ; par exemple, on désigne le mot parlé ainsi : « le mot vivant et animé d’un homme qui sait, duquel celui ayant été écrit pourrait s’appeler justement l’image ».191 L’oralité permet la même sorte de « vive souvenance » qu’attribue Gargantua à la grâce, tandis que la « mute inscription » de l’architecture correspond au silence du mot écrit. Or l’allusion est peu croyable à cause des jeux constants chez Rabelais qui réactivent le langage et surtout la métaphore. On n’a pas l’impression de cette écriture figée ; la flexibilité du mot est 188 Ibid., 153. C’est le sujet du prologue de Gargantua. 190 Rabelais, Gargantua, 132–33. 191 Platon, Phaedrus, Platonis Opera, dir. John Burnet (London : Oxford University Press, 1903), 276a. Je traduis. 189 35 même mise en avance. En effet, l’architecture ne semble pas non plus assez « mute » que Gargantua voudrait. Au niveau de la structure, la harangue de Gargantua (qui a lieu au chapitre L) évoque à la fois le plan de conquête de ses ennemis détaillé dans le chapitre XXXIII (selon lequel Picrochole érigerait « deux colomnes plus magnificques que celles de Hercules » et ferait renommer l’« estroict de Sibyle » « la mer Picrocholine »)192 et la construction de l’abbaye (ou le « manoir »)193 de Thélème, qui est justement la récompense de Frère Jean, à partir du chapitre LII. Or si cette œuvre architecturale représente la conquête, on ne néglige pas la grâce (tout en jouant sur le sens du mot) : au centre du bâtiment se trouve une représentation des « troys Graces avecques cornes d’abondance » qui, en tant que fontaine, ornent l’espace d’une façon similaire à celle dont les géants changeaient la topographie : c’est-à-dire qu’elles jettent « l’eau par les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, et aultres ouvertures du corps ». 194 L’Abbaye de Thélème La description de cette abbaye occupe un total de sept chapitres à la fin de Gargantua, divisée en petites descriptions de l’architecture, des habitants et en l’énigme finale. Entre autres particularités, le passage présente la seule description profonde d’un espace chez Rabelais et ne se préoccupe guère des personnages : Gargantua et Frère Jean sont présents pour la fonder et pour essayer d’interpréter l’énigme finale qui y est découverte, mais ils n’occupent pas l’abbaye de Thélème. Or l’abbaye de Thélème attire toujours une grande partie de la critique rabelaisienne. Enjeu utopique Cette importance critique, c’est surtout l’effet d’une tradition d’interprétation du bâtiment comme « utopie », tandis qu’il n’a aucun rapport direct à l’« Utopie » de l’œuvre rabelaisienne : l’abbaye ou plutôt l’anti-abbaye du moine, fondée « à son devis » et selon « sa religion au 192 Rabelais, Gargantua, 92. Ibid., 144. 194 Ibid. 193 36 contraire de toutes aultres »195, inverse soigneusement les traits fondamentaux de l’abbaye catholique, accueillant une société noble, jeune et temporaire dans une atmosphère de luxe réglée en ces termes : « Fay ce que vouldras ».196 Il n’est peut-être pas surprenant qu’on se divise sur le sens, les modèles, la gravité, voire la « réussite » (laquelle dépend toujours des autres termes) de ce passage monumental. Là où Meredith Clermont-Ferrand voit un « point d’unification de quatre sous-genres de l’utopie »,197 Lou-Ann Marquis soutient que les lectures actuelles utopiques commettent infailliblement un anachronisme postrévolutionnaire en préférant toujours les aspects sociaux.198 Il s’agit selon elle d’un oubli de la distinction outopia/eutopia : on néglige la lecture littérale du mot utopie en tant que « nulle part » (ou-topia) pour y projeter des idées révolutionnaires (« lieu qui est bien », eu-topia). On est plutôt tenté ici de prendre le parti des utopistes, en s’appuyant sur les similitudes structurelles des deux premiers livres rabelaisiens. Les chapitres sur Thélème dans Gargantua (LII-LVIII) correspondent en gros aux chapitres XXX-XXXIII de Pantagruel, dans lesquels on raconte les suites de la guerre contre la Dipsodie,199 à savoir : une description de l’Enfer qui le peint en société inversée (XXX), l’application de ce modèle au roi Anarche par Pantagruel200 et la colonisation de la Dipsodie par les Utopiens201 (XXXI), le « Nouveau Monde » dans la bouche de Pantagruel202 (XXXII) et la description de la maladie de Pantagruel (XXXIII). Bien que 195 Ibid., 137. Ibid., 149. 197 Meredith Clermont-Ferrand, « Laughter in Rabelais’s Gargantua and Pantagruel: Utopia as ExtraTextual Place ». Viator 40.2 (2009): 367. Je traduis. A savoir: « l’utopie d’abondance médiévale, l’utopie pastorale de la renaissance, l’utopie d’évasion de la renaissance et les chroniques utopiques espagnoles du Nouveau Monde ». 198 Lou-Ann Marquis, « L’Abbaye de Thélème de Rabelais et le discours utopique ». Critique des savoirs sous l’Ancien Régime (Québec: Presses de l’université Laval, 2008) : 182. 199 On a même remarqué la similitude entre les mots « Dipsodie » et « Dystopie ». Marie-Luce Demonet, Marie-Luce. « Rabelais et l’utopie de l’ermitage ». Iveta Nakládalová, dir. VII Jornadas sobre el pensamiento utópico. Religión en Utopía. Madrid, novembre 2010. (Berlin : Academia Verlag, 2013), 71. Tandis que Rabelais possède certainement les connaissances linguistiques nécessaires pour faire ce jeu de mots avant la lettre, l’attribution habituelle de ce dernier mot à John Stuart Mills nous détournera d’assertions positives. Or il faut quand même convenir qu’en faisant de la soif un nom de pays, Rabelais prend déjà des libertés linguistiques notables. 200 Rabelais, Pantagruel, 328: « Il luy souvint de ce que avoit raconté Epistemon, comment estoient traictez les Roys et riches de ce monde par les champs Elisées… ». 201 Ibid. : « Doncques je les meneray comme une colonie en Dipsodie, et leur donneray tout le pays, qui est beau, salubre, fructueux, et plaisant sus tous les pays du monde… ». Les rangs d’Utopiens sont comparés à la même page aux Israelites amenés par Moïse. 202 Duval voit déjà une description tôt de Thélème dans cet épisode. Duval, The Design of Rabelais’s Pantagruel, 130. 196 37 Gargantua refuse, pour sa part, de coloniser le pays de ses voisins autrement que par la « grace », on ne saurait dissocier entièrement la longue description de Thélème du processus de perfectionnement utopique du livre précédent. Sans qu’il soit besoin d’envahir les terres de Picrochole, Gargantua et Frère Jean entament ensemble une « conquête » par l’architecture et par la grâce en construisant Thélème. On relèverait même, selon l’interprétation de ClermontFerrand, les images d’ « abondance miraculeuse, de vie civile harmonieuse, de sujets obéissants et de retour à un paradis prélapsarien » dans la mesure où elles seraient partagées avec les récits utopiques du Nouveau Monde.203 Il semble que l’abbaye se pose naturellement au centre d’une nouvelle politique ; Rabelais ne saurait pas éviter d’évoquer la découverte du Nouveau Monde et les questions de politique (et d’utopique) qui s’ensuivent. C’est peut-être même une explication pour son reculement devant la question de colonisation dans Gargantua (vers 1535) et son remplacement de cette dernière par une construction domestique, même si les terres de Gargantua et Picrochole se trouvent toutes deux en France. La découverte sera en fait reprise au Quart Livre, où il s’agira d’évoquer à la fois la France et toute une série d’îles barbares. Mais l’argument le plus fort en faveur de la désignation utopique est peut-être celui de Louis Marin, selon lequel Thélème est surtout représentatif du « jeu » utopique : Discours sur l’utopie, discours intenable : les espaces de l’utopie, topographique, politique, économique… jouent au sens où l’on dit que les pièces d’un mécanisme, que les éléments d’un système, que les parties d’une totalité jouent, qu’ils ne sont pas parfaitement ajustés, qu’il y a de l’espace vide entre ces espaces pleins ou qu’aussi bien, en certains points, le mécanisme « se coince » par excès.204 Outre les rapports proportionnels problématiques de l’œuvre, qui subsistent toujours au sein de l’architecture de l’abbaye, la description de Marin relève l’image d’une utopie qui consiste proprement en un mélange, parfois assez libre, d’éléments : évocations du genre utopique, oui, mais aussi fondements linguistiques caractéristiques de l’œuvre de Rabelais. On fait cas dans le même article de l’argument que soutient Frère Jean pour ne pas bâtir des murailles autour de Clermont-Ferrand, « Laughter in Rabelais’s Gargantua and Pantagruel », 370. Lefranc évoque aussi un mythe qui tracerait le nom de Canada au même sens qu’« utopie » (ou, au Tiers Livre, « Médamothi », qui fournira des peintures énigmatiques à l’abbaye) : « C’est une étymologie plus que fantaisiste de faire la corruption des mots espagnols aca nada (rien ici), par lesquels les navigateurs auraient jadis dépeint la solitude qui régnait alors sur ces rivages ». Abel Lefranc, Les Navigations de Pantagruel (Genève : Slatkine Reprints, 1967) : 293. 204 Louis Marin, « Corps utopiques rabelaisiens ». La parole mangée (Paris : Méridiens Klincksieck, 1986), 90. 203 38 l’abbaye : « non sans cause où mur y a et davant et derriere, y a force murmur, envie, et conspiration mutue ».205 Au lieu de la métaphore réactivée telle qu’on la voit chez les murailles de Paris (c’est-à-dire, la muraille d’hommes qui devient une muraille de femmes au sens littéral), il s’agit de la décomposition d’un mot en ses éléments sonores, en gardant de façon paradoxale les rapports sémantiques originaux ainsi que les nouveaux. Le sens réside dans l’interaction entre littéraire et littéral : la matérialité du mot « mur » est aussi importante que ce qu’il signifie au plan littéral. Considérons donc quelques autres traits du bâtiment. Une des remarques favorites des critiques, c’est que le numéro six tient à Thélème une place très privilégiée.206 C’est juste. Voici la première apparition de ce numéro : Le bastiment feut en figure exagone en telle façon que à chascun angle estoit bastie une grosse tour ronde : à la capacité de soixante pas en diametre. Et estoient toutes pareilles en grosseur et protraict.207 Le chiffre abstrait s’associe chez les auteurs anciens à la « perfection » ou au mariage208 ainsi qu’à toute une foule d’autres choses—comme l’avoue Howard Needler, « c’est trop facile de jouer avec les nombres ».209 Mais il s’agit toujours à Thélème d’un chiffre incorporé dans l’architecture,210 ce qui est le plus évident dans la figure géométrique de l’hexagone. Cette dernière fait même écho à l’architecte Leon Battista Alberti au XVe siècle : Or voit on par les choses qu’ordinairement nous produit la nature, qu’elle se delecte sur tout de la forme rond. … Encores voyons nous aussi qu’elle se resiouit de la figure hexagone ou a six faces, & cela par les mousches a miel, par les freslons & toutes autres bestioles de leur espece : car iamais on ne leur veit faire leurs petites cellules ou retraictes sinon en manière sexangulaire.211 205 Rabelais, Gargantua, 138. Je souligne. On se rappelle volontiers une des énigmes du jeune Gargantua: « divinez combien y a de poincts d’agueille, en la chemise de ma mere ? … il y en a sens davant et sens derriere [i.e., « deux cens »] et les comptastes trop mal » (Ibid., 37.) 206 Le bâtiment est « en figure exagone », chaque tour a « soixante pas de diametre », il y a « six estages », l’entrée à la « merveilleuse viz … estoit par le dehors du logis en un arceau large de six toizes » et cette entrée permet « six hommes d’armes » de monter à la fois. Ibid., 139–40. 207 Ibid., 139. 208 Mireille Huchon, « Thélème et l’art stéganographique », Études rabelaisiennes 33 (1998), 153 ; Howard Needler, « Of Truly Gargantuan Proportions : From the Abbey of Thélème to the Androgynous Self ». University of Toronto Quarterly, 51.3 (1982): 226. 209 Needler, « Of Truly Gargantuan Proportions », 226. 210 C’est-à-dire, en quelque sorte, déchiffré, ce qui nous ramène à la question omniprésente de l’interprétation dans Gargantua. 211 Alberti, L’architecture et art de bien bastir, trad. Jean Martin (Paris : J. Kerver, 1553), 125. 39 Il s’agit toujours chez Alberti (autre figure fondatrice de la perspective) d’une recherche de la proportion et de l’harmonie en s’appuyant sur une modèle naturelle, ici (dans le De Re Aedificatoria) sous la forme de la mouche à miel. Le bâtiment « en figure exagone » imite l’alvéole et aussi (dans une moindre mesure) le cercle. Si l’on interprète l’abbaye de Frère Jean par rapport à cette figure familière, on se rappelle non seulement du champ conceptuel de l’homme insecte ou parasite mais aussi d’un passage au début du chapitre XL, dans lequel les personnages tiennent un discours sur les moines : Et comment doncques est ce qu’on rechasse les moynes de toutes bonnes compaignies ? les appellans Trouble feste, comme abeilles chassent les freslons d’entour leurs rouches. Ignauum fucos pecus (dist Maro) a presepibus arcent. » À quoy respondit Gargantua. « Il n’y a rien si vray que le froc, et la cogule tire à soy les opprobres, injures et maledictions du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias attire les nues. « La raison peremptoire est : par ce qu’ilz mangent la merde du monde, c’est-à-dire les pechez, et comme machemerdes l’on les rejecte en leurs retraictz : ce sont leurs conventz et abbayes, separez de conversation politicque comme sont les retraictz d’une maison.212 Ce passage marque la seule apparition du mot « abeille » (qui ressemble bien aux autres mots clés, « abbé » et « abbaye ») dans les deux premiers livres de Rabelais, bien que les frelons apparaissent plus fréquemment. Les moines eux-mêmes sont représentés ici en tant que « freslons » (espèce d’abeille notée dans la citation de Virgile213 comme paresseuse) et « machemerdes » : les « abeilles » à proprement parler sont les laïcs, qui chassent les religieux physiquement de leur société. Le passage ne néglige pas d’opposer les « ruches », lieux de « conversation politicque », assez paradoxalement aux « conventz et abbayes ».214 Or comme il s’agit dans le cas de Thélème d’une anti-abbaye, voire d’une abbaye qui devient « manoir » où règne la cour, la conversation politique se restitue justement au centre de l’abbaye et remet en harmonie les deux côtés de l’homophonie comme les deux parties de la société. La réduction 212 Rabelais, Gargantua, 110. Selon l’édition de la Pléiade : « Virgile, Géorgiques, IV, v. 168. Érasme comparait les moines à des frelons ; voir Adages, II, viii, 65 ». Ibid., n. 2. 214 Ce sont plutôt les couvents et les abbayes qui sont organisés en autant de cellules. 213 40 d’hommes en insectes permet à Thélème l’établissement d’une société idéale215 et d’une grandeur « naturelle ». La proportion L’abbaye est d’ailleurs, comme on l’a dit plus tôt, assujettie à la question de la proportion aussi bien que le reste de l’œuvre rabelaisienne. Jean Guillaume note quelques obstacles à la restitution exacte de l’abbaye en ces termes : Une telle entreprise est en effet vouée à l’échec parce que la description fourmille de contradictions. Les logements des Thélémites, hommes et femmes, ne peuvent occuper chacun trois côtés de la cour alors que deux des six corps sont destinés aux bibliothèques et aux galeries. Les corps de bâtiments, même longs de 312 pas (environ 180 m) et dotés de cinq niveaux habitables, ne sauraient abriter 932 logis, comportant une grande chambre et quatre pièces annexes : chaque corps ne peut accueillir qu’une vingtaine de suites de ce genre par niveau et même moins si on compte aussi les deux « grandes salles » situées au centre, de part et d’autre des « vis brisées ». […] Les chiffres donnés par Rabelais ne servent donc qu’à impressionner le lecteur : les dimensions de l’abbaye dépassent tout ce qu’il connaît, à l’exception de la hauteur des marches qui est au contraire incroyablement basse…216 Les mots « fourmille de contradictions » sont assez bien choisis : le contenu de Thélème est « calculé » de manière à ce qu’il dépasse ses propres limites ; il faudrait bien resserrer les « neuf mille troys cens trente et deux chambres : chascune guarnie de arriere chambre, cabinet, guarderobbe, chapelle, et yssue en une grande salle »217 et la note de Mireille Huchon selon laquelle ce numéro est gonflé par rapport au « neuf cent trente-deux dans la première édition »218 démontre que Rabelais ne fait qu’exagérer le problème proportionnel. Toutefois, remarque-telle, « [l]es châteaux de Madrid, de Chambord et ultérieurement de la Muette, comportent trentedeux appartements, tous similaires, sans aucune prévalence pour un appartement royal » et la 215 Virgile fait la distinction entre les abeilles (productives) et les frêlons oisifs, et décrit les ruches comme des sociétés idéales, au livre IV des Géorgiques. Virgile, Georgics, trad. Kristina Chew (Indianapolis : Hackett, 2002), 123–4, 129–33. L’image virgilienne de la ruche comme société idéale sera à la mode une fois encore au XVIIIe siècle, comme en témoigne l’œuvre de Mandeville. 216 Jean Guillaume, « Le Manoir des Thélémites : rêve et réalités ». Études rabelaisiennes 33 (1998) : 249–50. 217 Rabelais, Gargantua, 140. 218 Huchon, « Thélème et l’art stéganographique », 153. 41 « coïncidence » continue « ne saurait être fortuite ».219 Elle distingue ces « châteaux neufs »,220 sujets de comparaison explicite,221 de leurs précurseurs selon ce principe d’égalité architecturale ; il est cependant vrai que Rabelais, s’il préserve une trace du chiffre-clé de 32, ne le fait que pour le surpasser plus visiblement : c’est à la fois une similitude et une rupture assez brutale.222 En prenant pour modèle l’ « organisation intérieure » de Chambord (ou d’un château similaire), 223 toutefois, il faudrait comparer l’hexagone de l’abbaye à la figure symétrique de ce château, qui ressemble à un moulin à vent prêt à tourner autour de l’escalier central.224 S’il existe une symétrie dans la figure de ces ailes ou de l’hexagone de Thélème—ou, selon un sens alternatif de « symétrie », une « harmonie »225—elle se prête non seulement à l’égalité mais aussi à une perte de direction. L’absence d’une grande présence royale dans cette dernière (qui est néanmoins une société de cour)226 empêche l’orientation et l’universalise du même coup. L’escalier à vis C’est ainsi qu’on arrive à la figure saillante de l’escalier à vis. A Chambord, l’escalier central qui se divise en deux montées presque identiques,227 et qui permet de s’entrevoir par des fenêtres, fait l’écho d’Alberti qui traite les escaliers d’une sorte d’aperture (comme les fenêtres, 219 Ibid., 152–3. Ibid., 149 221 Rabelais, Gargantua, 140. « Ledict bastiment estoit cent foys plus magnificque que n’est Bonivet, ne Chambourg, ne Chantilly. » 222 Il faudrait peut-être se souvenir aussi du fait que l’ « organisation intérieure » de ces appartements bien pourvus « s’inspire à l’évidence du donjon de Chambord où les chambres sont associées à des pièces annexes plus petites et basses de plafond puisqu’elles sont entresolées ». Guillaume, « Le Manoir des Thélémites : rêve et réalités », 252. 223 Guillaume, « Le Manoir des Thélémites : rêve et réalités », 252. 224 Selon une explication donnée à l’occasion d’une visite du château, le 2 janvier 2015. 225 Dans sa traduction d’Alberti en 1553, Jean Martin parle de faire correspondre les nombres « par harmonie ou symmetrie ». Alberti, L’architecture et art de bien bastir, 194. D’ailleurs, le mot apparaît en connexion avec la symétrie dans le débat contre Thaumaste quand Panurge, en utilisant deux pièces de bois mises « en bonne symmetrie », « faisoyt son, tel que font les ladres en Bretaigne avecques leurs clicquettes mieulx toutesfoys resonnant et plus harmonieux ». Rabelais, Pantagruel, 287. 226 « Ainsi, la perfection manifeste de la vie thélémite […] constitue l’éloge de la société de cour ». Marquis, « L’Abbaye de Thélème de Rabelais et le discours utopique », 178. 227 Les deux côtés se distinguent seulement selon la continuation de l’un d’entre eux à un niveau royal exclusif. 220 42 les portes, ou les tuyaux).228 Et ce « vide » central représente à Chambord, plus que jamais, le symbole de l’organisation de l’espace. Tout comme à Chambord, les escaliers de Thélème sont des figures centrales (même s’ils ne sont pas aussi centraux que la grâce) : Rabelais écrit dans sa description des appartements qu’« [e]ntre chascune tour au mylieu dudict corps de logis estoit une viz brisée dedans icelluy mesmes corps »,229 pour un total selon Guillaume de « quatre “vis brisées” des logis »230 ; en outre, il y a deux grands escaliers à vis qui desservent les entrées du château, décrits ainsi : Au mylieu estoit une merveilleuse viz, de laquelle l’entrée estoit par le dehors du logis en un arceau large de six toizes. Icelle estoit faicte en telle symmetrie et capacité, que six hommes d’armes la lance sus la cuisse povoient de front ensemble monter jusques au dessus de tout le bastiment.231 Tandis que les petites vis brisées centrales font tout tourner autour d’elles en quelque sorte, les grands escaliers extérieurs (dont « l’entrée estoit par le dehors du logis ») rendent inévitable une coïncidence entre le mouvement vertical entre les six étages (dans l’escalier) et la pénétration dans l’intérieur de l’abbaye. Cette dernière sorte d’escalier en particulier est, selon Guillaume, « unique en son genre, ce qui ne doit pas étonner à une époque d’intense invention “scalaire” »232 : c’est la prouesse de la Renaissance qui, comme au sein du dispositif perspectif, joue avec la géométrie et les « échelles ».233 Les « vis », tout en faisant avancer selon l’axe vertical, bornent la personne qui les gravit toujours à un même cercle. Il s’agit en quelque sorte d’une inversion de la cartographie : au lieu d’organiser au plan horizontal (selon une perspective à vol d’oiseau) toute une série de lieux, principalement pour les voyageurs, l’escalier à vis s’allie d’un mouvement vertical qui privilégie un seul point de vue mais qui change d’orientation. La profondeur dépend du nombre de révolutions qu’on fait : plus on change d’orientation, plus on change de hauteur. Si l’on se fie à Tom Conley une fois encore, la figure de vis qu’on retrouve dans tous ces escaliers s’inscrit partout dans le Gargantua sous la forme d’un « hiéroglyphe » : dans le chapitre V, par exemple, les « propos des bien yvres » joue des échos du titre (ou de la « beuverye ») : Alberti, L’architecture et art de bien bastir, 19. Rabelais, Gargantua, 140. 230 Guillaume, « Le Manoir des Thélémites : rêve et réalités », 255. 231 Rabelais, Gargantua, 140. 232 Guillaume, « Le Manoir des Thélémites : rêve et réalités », 255. 233 Ce mot de « scalaire » sert (pour nous aujourd’hui) de souvenir des rapports proportionnels ou mathématiques qui sont à l’œuvre dans les termes d’escalier ou d’échelle. 228 229 43 Le texte, un tissu de lettres recombinées, peut s’arranger et s’assortir selon les règles de l’analogie. Mais le mot et l’acte coïncident déjà …. C’est à « cause » de cela qu’elles réapparaissent dans des noms communs et des verbes, dans febvrier au tout début, et beuverye, et advenir, la theoricque, la praticque, l’enfuyreuyre, exhiber, boyreyre, riviere, urine, roigneure, couraige, vuyder, resveille, veoir, trinque, et aureille ...234 L’aspect anagrammatique de cette répétition (et qui rappelle naturellement le nom d’Alcofribas aux pages de titre des deux premiers livres) met en scène selon Conley le mouvement particulier du dialogue dans ce passage.235 Il s’agit d’un retournement de mots et de choses qui introduit au texte des « cycles naturels » et « vivants », en dépit de la résistance traditionnellement soutenue du texte imprimé à un tel processus.236 Mais le vertige du mouvement s’assimile d’ailleurs à la figure de la vis qu’il repère dans le chapitre XIII et qui « tord la configuration, comme le levier d’un imprimeur et la figure d’un escalier en vis, en rond ».237 Les escaliers de Thélème, en reprenant ce genre de mouvement, témoigneraient d’une connaissance assez profonde de l’aspect matériel du texte, par le texte—un peu comme ces énigmes en écorce et en bronze. A la différence de ces antiquités parlantes, la création monumentale de l’abbaye propose un retour à l’harmonie naturelle où la parole se mêle avec la structure. Cette « conquête » architecturale d’un espace fictionnel, qui refait tout l’ordre social en suivant l’exemple des projets contemporains du roi, lie une fois encore l’identité linguistique à l’espace ; mais elle évoque aussi des questions de pouvoir, de colonisation et de nouveauté technologique. 234 Conley, « The Rabelaisian hieroglyph », 54. Je traduis. Ibid. 236 Ibid., 53. Je traduis. 237 Ibid., 66. Conley appelle l’imprimerie, d’ailleurs, « une machine historiquement fabriquée à partir de la technologie œnologique ». Ibid., 64. 235 44 En guise de conclusion On a donc décrit un cercle : en commençant par des rencontres dialogiques et des espaces « réels » chez Rabelais, on a vu une sorte de projection spatiale qui finissait par l’évocation d’un vide à la fois abstrait et incorporé, à savoir, la soif. Ce dénouement a contribué à une confusion de termes perspectifs dans la métaphore, où les corps et les dispositifs se sont confondus aussi bien que le trou et la surface. C’est sous la lumière de cette confusion qu’on a considéré la création spatiale de Gargantua et Pantagruel—une création qui célèbre les prouesses de l’époque et qui remet en question, du même coup, sa politique. La représentation perspective privilégie la mise en avant du corps humain, selon lequel la grandeur des géants semble se régler toujours : on retrouve cette grandeur à la fois sous les formes de la soif (qu’elle provoque) et de la prouesse et exactitude spatiale (dont elle est, parfois paradoxalement, la source). Si la représentation spatiale chez Rabelais se dérobe aux règles de la perspective, c’est surtout afin de s’en approprier de la « quinte essence »—voire, comme dans le cas de l’anamorphose, de jouer sur les particularités du dispositif. En fin de compte, il s’agit surtout d’une façon spatialisée d’assujettir le monde contemporain à une vision de grandeur qui est néanmoins tout humaine. 45 Œuvres citées Sources primaires François Rabelais, Œuvres Complètes. Paris : Gallimard, 1994. Imprimée. ———Gargantua. Paris : Livre de Poche, 2012. Imprimée. Sources secondaires Dictionnaire du Moyen Français (CNRTL, 2012). http://www.cnrtl.fr/ Liddell-Scott Jones (LSJ) www.tlg.uci.edu/lsj Greek-English Lexicon. Thesaurus Linguae Graecae. De Fer, Nicolas, [Plans historiques de la ville de Paris], Paris: Danet, 1724, EST-Ft4–T (Paris, plans généraux), Bibliothèque de l’Arsenal, Bibliothèque nationale de France. Nolin, Jean-Baptiste. Plan Routier de la Ville de Paris et de ses Faubourgs, Paris: J.B. Nolin, 1699. Disponible sur Gallica: Bibliothèque numérique. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53033019m [Receuil. Topographie. France. Paris 05e arrondissement]. 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