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Approche rétrospective/projective des maltraitances infantiles
Journal International De Victimologie
International Journal Of Victimology
Année 12, Numéro 1 - 2014
De la résilience au processus de réorganisation psychique face
au traumatisme : Pour une approche rétrospective/projective
des maltraitances infantiles
Mazoyer, A.-V.1, & Roques, M.2 [France]
1
2
Université Toulouse II le Mirail, membre du laboratoire LCPI
Université de Caen, Basse Normandie, Membre du laboratoire CERRev
Résumé
Après quelques rappels théoriques concernant l’unité psychosomatique, nous nous proposons
d’articuler les effets des traumas infantiles passés à l’advenue d’une maladie grave à l’âge adulte. Nous nous
proposons ici de soutenir la méthodologie projective comme révélatrice des répercussions du trauma ancien,
réactivé par une maladie grave : ici l’insuffisance rénale.
À partir d’une opérationnalisation des concepts de résilience, de défenses, de mentalisation et
d’élaboration psychique, nous avons procédé à une analyse clinique et projective (Rorschach, TAT) de deux
patientes rencontrées ayant traversé des événements de vie dramatiques (maltraitances, inceste, abus). Notre
recherche tire son intérêt clinique de l’appréciation des aménagements possibles à la faveur d’une
désorganisation somatique.
Mots-clés : Désorganisation somatique; Mentalisation; Résilience ; Rorschach ; TAT ; Traumatismes infantiles.
From resiliance to a process of psychic reorganisation when confronted with trauma :
For a retrospective/projective approach of child abuse
Abstract
After some theoretical reminders concerning the psychosomatic unity, we attempt to articulate the
effects of past childhood trauma at the point of serious illness as an adult. We suggest here supporting the
projective methodology as revealing of the repercussions of the trauma, reactivated by a serious illness: here the
renal insufficiency.
Starting with the operationalisation of the concepts of resilience, defence, mentalisation and psychic
elaboration, we proceed with a clinical and projective analysis (Rorschach, TAT) of two patients suffering from
kidney disease who have experienced dramatic life events (abuse, incest). Our research uses its clinical interest
in the evaluation of possible developments due to somatic disorganisation.
Key-Words: Childhood trauma; Mentalisation; Resilience; Rorschach; Somatic disorganisation; TAT.
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Mazoyer, A.-V., & Roques, M.
Selon la conception économique du trauma freudien (1920), une expérience est dite traumatique lorsque
l’appareil psychique est incapable d’évacuer l’excès d’excitation qu’elle provienne de l’action pathogène d’un
événement brutal ou d’une série d’incidents dont l’effet s’additionne. Dès lors, des contre investissements
coûteux se déploient pour rétablir le fonctionnement de l'appareil psychique. Le sujet, confronté à des traumas
comme les maltraitances infantiles ou la désorganisation somatique, peut traverser des états incluant des
manifestations psychopathologiques, des potentialités psychotiques, des stratégies défensives pour parer les
attaques du monde externe et disposer de symptômes produits par le monde interne face à la crainte des
pulsions, sans pour autant se désorganiser durablement.
Nous nous proposons ici d’aborder les effets des traumas infantiles passés (maltraitances sexuelles) que
nous nous proposons d’articuler à l’advenue d’une maladie grave à l’âge adulte, pour finalement éclairer cette
clinique par les concepts de résilience et d’élaboration psychique.
L’intérêt du concept de résilience et de défenses dans la clinique du traumatisme
L’homéostasie de l’enfant dépend de ses interactions avec ses parents et ses pairs (processus
d’attachement et d’individuation) lesquelles, si elles sont parsemées de carences affectives, dévoilent une
problématique du lien ou une absence de protection d’un adulte pare excitant et fragilisent sa construction en le
rendant plus vulnérable, voire plus exposé à des événements traumatiques ou à des désorganisations
somatiques ultérieures.
De Tychey (2001) réactualise le concept de résilience dans une perspective psychanalytique et d’enrichir
sa compréhension afin de le rendre prioritaire dans les recherches psychodynamiques ultérieures (De Tychey et
al, 2012). Pour Luthar et al. (2000, p. 543), “Resilience refers to a dynamic process encompassing positive
adaptation within the context of significant adversity.” La résilience fait suite au temps de la « résistance à la
désorganisation », lorsque le sujet met en œuvre des défenses afin de résister au trauma dans l’éventualité de
se reconstruire a postériori (Cyrulnik, Duval, 2006). Le cadre épistémologique psychodynamique de la résilience
(Anaut, 2008) se réfère à l’intégration et à la métabolisation d’un traumatisme, ainsi qu’à la mobilisation de
ressources défensives souples et adaptatives, et à la mentalisation. Essentiellement fondée sur des
mécanismes de défense, la résilience ne possède qu’un effet temporaire, tandis que la mentalisation,
complémentaire, organise le processus de réorganisation psychique à plus long terme. Comme Ionescu (1997),
nous distinguons les défenses menant à la pathologie de celles qui protègent de la désorganisation. Car la
faillite de la résilience peut prendre diverses formes et expressions : la solution comportementale (le champ des
agirs), la voie mentale (éclosion de délires) ou encore l'issue somatique (décompensation de pathologies ou de
troubles fonctionnels).
Des sources de la mentalisation à ses défaillances
La mentalisation, composante de l’élaboration psychique, elle-même dépendante d’une pluralité de
facteurs comprenant l’organisation psychique, les aménagements défensifs, le contexte affectif et
l’intersubjectivité, renvoie à la traduction des excitations en affects et en pensées (De Tychey et al, 2012). Par
conséquent, pour le clinicien, la mentalisation équivaut d’une certaine manière, à « l’aptitude clinique » du sujet
à exprimer son vécu, à traduire et à élaborer sa souffrance (Bergeret, 1995), à lui donner un sens et à mettre en
relation l’actuel et les événements antérieurs « insuffisamment » traumatiques pour avoir été écrasés par le
refoulement. L’unité psychosomatique se développe à partir de la mentalisation, c’est-à-dire dès la prise de
conscience des états émotionnels du corps pour éviter l’envahissement par l’excitation (fonction du filtre
maternel relayé par le pare-excitation). Ainsi, cette notion largement usitée par les psychanalystes
psychosomaticiens, recouvre-t-elle une partie du champ de l’élaboration psychique. Elle concerne
principalement l’activité représentative et fantasmatique (Smadja, 1998).
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La capacité d’élaboration psychique témoigne d’une intégration possible d’un événement traumatique en
vue de sa résolution. A l’inverse, l’incapacité de mise en mots et en représentations partageables peut être le
signe d’une faillite de la mentalisation.
Les capacités adaptatives peuvent être débordées à partir d’un certain seuil car la qualité de l’élaboration
psychique qui se manifeste à un moment donné, ne protège pas toujours des échos traumatiques. Il est en effet
des situations qui fragilisent l'efficience de la mentalisation comme les diverses formes de maltraitance. La
littérature scientifique, rappelle Ciavaldini (2003), insiste sur la potentialisation à l’âge adulte de traumas
ultérieurs à une agression sexuelle mais également sur la production de troubles somatoformes : - symptômes
de panique (troubles musculaires, maux de tête, "palpitations" cardiaques), troubles de la sphère urinaire et
génitale, certaines maladies de la peau (dont certaines sans cause identifiée) mais aussi des maladies de la
sphère respiratoire ou encore digestives.
Méthodologie
La nécessité d’une évaluation des retentissements psychopathologiques des abus sexuels infantiles au
rorschach et au tat a largement été démontrée (leifer, chapiro, martone, kassem, 1991 ; pistole et ordnuff, 1994 ;
kelly, 1999) mais nous notons la carence des études projectives rétrospectives des maltraitances infantiles et
des effets après coup du trauma. la médiation des tests projectifs que sont le rorschach et le thematic
apperception test (tat), nous permettra de dégager différents indicateurs. précisons que pour tous les protocoles,
les cotations ont été faites par deux psychologues en aveugle.
Les indicateurs : l’efficience des processus cognitifs : la symbolisation des excitations sexuelles et agressives, la
capacité associative;
L’investissement du monde interne : l’adaptation au monde externe et à la réalité interne, l’articulation souple de
procédés défensifs, mais aussi l’expression de la vie émotionnelle et affective (développements fantasmatiques,
verbalisation des affects, liaison représentation-affect, nature de l’angoisse); reprenant les impératifs
méthodologiques de de tychey et de lighezzolo (2004) et de de tychey et al. (2012), nous avons choisi deux
critères, outre l’appréciation du fonctionnement psychique: la résilience externe renvoie à la capacité à ne pas
répéter les traumatismes vécus sur sa propre descendance et la résilience interne relève de la capacité à rendre
compte de ses conflits et ses états émotionnels.
Les entretiens, qui permettront également de repérer l’activité résiliente, seront analysés à partir de deux
dimensions régrédiente et progrédiente (Pommier, 2008). La dimension régrédiente dans un premier temps,
renvoie au débordement des excitations dans l’appareil psychique et à la déliaison pulsionnelle (point de vue
quantitatif). Ici, la régrédience correspond à un enlisement dans le traumatisme, conséquence d’un échec de
l’utilisation des défenses et à l’arrêt temporaire ou durable de la mobilité psychique et de l’activité représentative.
Fort heureusement, la dimension régrédiente n’est pas exclusive car l’arrivée d’une maladie peut permettre de
se confronter aux traumas psychiques et corporels passés et actuels et peut être de tenter de les élaborer. Cette
dimension progrédiente renvoie au qualitatif et à la réintrication pulsionnelle : la somatisation apparaît
paradoxalement comme étant un processus vital (Debray, 2003) en participant à un regain identitaire. Cette
réappropriation éventuelle de l’identité a lieu grâce à l’investissement ou au réinvestissement du corps par
l’apprentissage du plaisir et des sensations agréables, ou grâce à l’exploration de la douleur et sa transformation
en plaisir. La fragilisation, la désorganisation et la transformation corporelle s’apprécient selon les axes
suivants : historisant, de représentation et d’auto représentation (Roussillon, 2005). Les procédés qui
relèveraient dans une situation saine, de manifestations psychopathologiques, peuvent être mis au service des
adaptations défensives du Moi face aux menaces encourues par l’organisme vivant et par conséquent se
transformer en mécanisme de défense intervenant de façon favorable dans la situation de traumatisme. Dans ce
cas, la maladie peut par exemple déclencher une dépression aboutissant à un travail du deuil et rétablir
l’homéostasie psychique (Fédida, 2001). Le trouble somatique achemine le trauma vers une revendication
subjective, en amenant le patient à se maintenir résilient ou à le devenir et en favorisant l’acquisition et la
gestion des excitations. Le traumatisme de l’atteinte organique a ici une fonction de régulateur narcissique au
sein d’un processus d’appropriation subjective (« roman de la maladie » Del Vogo, Gori, 1993) et le sens que le
malade donne à sa maladie (« travail de la maladie selon Pedinielli » 1994), correspond à l’essentiel du travail
thérapeutique. Par ailleurs, par le biais des sollicitations corporelles, des conflits peuvent advenir comme
l’envisage Dejours (1989) dans sa théorisation des « somatisations symbolisantes » et ainsi, permettre au
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malade de s’inscrire dans un mouvement libidinisant en repoussant les fantasmes mortifères associés à la
maladie grave, et ce afin de tendre à un nouvel équilibre psychosomatique.
Partie clinique
Dans le cadre de notre recherche, nous avons rencontré deux femmes dans la cinquantaine, Laura et
Eva. Aucune des femmes rencontrées n’a évolué dans une famille aux transactions souples et elles ont été
exposées toutes deux à des violences. Notons également qu’elles n’ont pas été entendues dans leur souffrance
d’enfant, ce qui rejoint la question autour de la prise en compte de la parole de l’enfant victime (SimonetCompain, 2003). Elles n'ont pas été rencontrées au moment du diagnostic mais en début de traitement (création
de la fistule artério-veineuse et mise en dialyse). Nous avons eu à prendre en considération l'interprétation
après-coup du traumatisme infantile et de l'annonce du diagnostic d'insuffisance rénale.
Laura, 59 ans
Lors des entretiens, un détachement affectif est relevé malgré une histoire de vie saisissante. Enfant rachitique,
elle évolue dans une atmosphère de violence et d’inceste : battue par son père, elle subit également des
attouchements sexuels de la part de son grand-père. Pour fuir le domicile, elle se marie jeune alors qu’elle est
enceinte.
Dans son premier couple marital, Laura dit n’être pas heureuse, son mari n’est pas maltraitant mais ne lui porte
pas l’attention qu’elle espère. Peu après la naissance de son premier fils, Laura est confrontée au deuil maternel
(suite à un malaise cardiaque). Plus tard, après sa seconde grossesse, les deux jambes de Laura se paralysent
sans qu’aucune cause organique ne soit trouvée. L’origine psychogène est évoquée, l’hypothèse d’une hystérie
de conversion est émise et Laura ajoute « dès que j’ai une contrariété, je fais l’hystérie de conversion ». Elle ne
peut expliquer dans quelles circonstances la paralysie est apparue ni même ce qui conduit à son arrêt dix ans
plus tard. Selon ses dires, son premier mariage aurait été assez nocif pour produire cette réaction somatique et
la séparation a été assez « salvatrice » pour lui permettre de sortir de ses conversions hystériques.
Les troubles somatiques débutent par l’ablation d’une partie de l’intestin, se poursuivent par le retrait de l’utérus
après détection d’une tumeur dont Laura ne se souvient plus si elle était cancéreuse, puis de la tyroïde, enfin
par une ablation des seins en lien avec une mastose. Laura est opérée à plusieurs reprises, le chirurgien
introduit des implants mais la phase post opératoire des prothèses mammaires est particulièrement traumatique.
Laura décide alors de consulter une femme médecin avec laquelle elle se sent en confiance et qui la secourt en
intervenant en urgence sur les parties abimées.
Il y a deux ans, elle rapporte d’autres souffrances, rénales en l’occurrence, à son médecin qui semble minimiser
son état, laissant entendre à Laura qu’il s’agit de simples problèmes de dos. Tandis qu’elle rapporte avoir insisté
lourdement sur le caractère interne et profond des douleurs, la jeune femme a le sentiment d’être une fois de
plus incomprise par cet homme. Dans l’après coup du trauma, l’exclusivité identificatoire se fait jour et les
amalgames qui en sont issus répondent aux fantasmes de Laura : la rencontre de la femme médecin associée
aux soins aboutit à son idéalisation, à l’inverse, la confrontation au personnel médical masculin ravive des
angoisses de négligence voire de maltraitance, l’homme médecin apparaissant là comme une duplication du
mari, du père et du grand-père.
Lorsque Laura apprend qu’elle est atteinte d’insuffisance rénale après une nouvelle biopsie dont les résultats
démontrent un problème rénal sévère et confirment ses ressentis douloureux, elle est d’après ses dires dans
« un bon état de santé général ». Au regard d’un parcours médical chaotique, elle affirme ne pas avoir été
déstabilisée lors de la découverte de l’insuffisance rénale… En revanche, le trauma non mentalisé se traduit
corporellement : Laura souffre de malaises, de vomissements intempestifs et de narcolepsie. L’arrivée du
traitement est providentielle et Laura sent une nette amélioration due à la dialyse. Peu de temps après son
arrivée en dialyse, elle se marie avec un homme rencontré à la suite de son divorce avec qui elle consomme de
l’alcool et de grandes quantités de tabac quasi quotidiennement.
Si Laura donne une explication rationnelle culpabilisante telle que la prise abusive de médicaments en lien avec
des narcoses ou la consommation de Médiator [utilisé pour maigrir], elle abandonne l’idée d’interpréter ses
troubles, et cette représentation pénible demeure encore aujourd’hui isolée de tout affect. Cependant, lors d’un
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entretien en effet, elle admet furtivement que les maltraitances passées ne sont probablement pas étrangères à
son état et aux troubles psychiques dont elle souffre, mais il semblerait que cette explication soit dans certains
cas moins le signe de capacités d’élaboration que le reflet d’un discours psychiatrique (Laura est suivie par un
psychiatre depuis dix ans). Sa portée défensive se révèle proportionnelle à l’intensité du trauma.
Résilience et déficits de la résilience en après-coup des traumatismes
Actuellement, Laura ne peut pas se déplacer seule, certains symptômes de conversion tels que les
troubles de la motricité et du tonus (asthénie) et certains troubles sensitifs (douleurs, céphalées, vomissements)
persistent. Les vestiges de l’hystérie de conversion, bien que faisant office de protecteur psychique, se
manifestent également par un désintérêt global pour le corps (insensibilité, absence de préoccupations
corporelles, mise en suspens du plaisir). Malgré ce savoir qui lui permet de ressentir les symptômes avantcoureurs de la maladie et d’identifier et décrire ses douleurs, elle se retrouve fréquemment dans des états de
détresse symptomatique. D’ailleurs, l’intervention chirurgicale de la création de l’abord vasculaire s’ensuit d’une
hémorragie et c’est moins l’effraction qui est angoissante que ce qu’elle engendre en termes de représentations
et de réminiscences (peur de la mort).
Depuis l’enfance, le corps de Laura sert la relation à l’autre, il est régulièrement effracté et en raison des
diverses intrusions qui perdurent à l’âge adulte, sa fonction pare excitante apparait comme étant défaillante.
Ainsi, le narcissisme est fragile et le corps est moins considéré comme une surface érogène et d’échanges que
comme le siège de douleurs et de déplaisir. Les différents hommes de sa vie pour la plupart effrayants, ont
paradoxalement une fonction étayante qui permet à Laura de fonctionner favorablement. La problématique de
dépendance, incarnation transgénérationnelle de l’alcoolisme de la mère transparait par l’intermédiaire du
comportement mais les acting out et l’abnégation du comportement addictif sont utilisés comme défenses certes
coûteuses. Globalement, en dépit des violences subies durant toute sa vie, Laura parvient à se protéger des
excitations externes et lutte bon gré mal gré grâce à la répétition des comportements addictifs maternels, mais
cette fois en couple. Elle peut également avoir recours à son monde interne, la liaison entre représentations et
affects reste possible et l’utilisation occasionnelle de l’isolation et la persistance des symptômes hystériques
porteurs d’un conflit intrapsychique, interviennent en renfort d’une situation potentiellement traumatogène. En
raison des nombreux traumatismes somatiques passés, l’angoisse comme signal d’alarme joue un rôle majeur
au moment de la mise en dialyse. Par ailleurs, elle est capable de communiquer sa souffrance psychique et de
partager sa douleur physique dans les entretiens psychologiques.
Traduction aux épreuves projectives de l'impact des traumatismes
La mentalisation des conflits et l'expression des affects
Chez Laura, la perception des planches au Rorschach active des représentations et elle est aussi en
capacité d'exprimer son vécu (« c'est bizarre », « c'est joli ») lors des réponses, bien que l'on ne puisse parler
d'affects -en l'absence de réponses intégrant la couleur- mais davantage de réactions ou de commentaires. Si la
production paraît restreinte au regard de ce qui est attendu chez un adulte (18 réponses), les interprétations
sont construites et ne se limitent pas seulement à des substantifs, preuve de sa capacité à lier les
représentations et les affects. Le mode d'appréhension est global, favorisé par l'établissement de limites entre
soi et le monde. Par conséquent, ni l'inceste ni les diverses maladies jusqu'à la création de la fistule ne semblent
avoir fragilisé l'enveloppe corporelle ni malmené, outre mesure, le sentiment d'identité de Laura.
Qu'en est-il de la qualité de la mentalisation ? Parmi les réponses globales, trois sont dites organisées,
Laura ne se contente pas seulement d'appréhender la tache dans son ensemble mais décompose et réorganise
dans un second temps les différentes parties ce qui témoigne d’une réelle capacité à fournir un effort mental et
démontre une compétence interprétative, jamais démentie y compris lorsque la régression se fait intense
notamment aux planches couleurs (pastel). La tonalité de l'angoisse (castration) qui émerge à ces planches
traduit une régression sans désorganisation. Cette élaboration des sollicitations générées par la perception des
taches au Rorschach se retrouve au TAT, dont le support est plus figuratif.
A l’épreuve thématique, des associations articulent la perception au fantasme, figurant la capacité de
Laura à gérer les problématiques liées à la castration, à l’œdipe et à la perte d'objet. Les modalités défensives
sont variées, soulignant la souplesse du fonctionnement psychique par le recours ponctuel aux procédés labiles
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et rigides. Ces procédés garantissent un travail de liaison affects/ représentations, même si les procédés dits
d'inhibition majoritaires, témoignant de la restriction associative, permettent une pause dans le processus
associatif avant que celui-ci ne puisse de nouveau se déployer. La plongée régressive s'avère possible sans
désorganisation majeure, excepté à une planche sollicitant la rivalité dans un registre oedipien (9GF) et dont la
ressemblance physique de deux personnages féminins rend impossible l'élaboration de la rivalité. La
mentalisation est efficiente aux projectifs, le plaisir de penser est tangible et le refuge dans l'imaginaire possible.
L'identité n'est pas remise en question par la force des excitations vécues et activées par des événements à
valeur traumatique. Le registre des représentations est plus activé que ne l'est celui des affects qui peinent à
être exprimés, notamment au Rorschach. Toutefois, au TAT, des affects forts et dysphoriques peuvent émailler
les récits (« malheureux », « mal », « indifférent ») -renvoyant au vécu corporel de la patiente, investissant des
sensations au négatif- sont isolés des représentations ou encore minimisés.
Néanmoins, aux trois problématiques fortement activées au TAT (Oedipe, perte d'objet et identitaire),
nous relevons une élaboration et un dégagement du conflit plus ou moins efficient. Les imagos parentales ne
sont pas très soutenantes, elles sont déniées et ne participent pas au récit (planche 2), ou la relation entretenue
avec le personnage maternel relève du factuel (pl. 7 GF), ou encore le paternel active un fantasme de séduction
à laquelle le personnage féminin ne peut résister (pl. 6 GF). La problématique identitaire est nettement marquée
par une différenciation entre sujet et objet, assurant un sentiment de continuité d’être et de permanence.
Toutefois, la représentation de soi s'avère fragile, nécessitant l'étayage d'objets externes et le recours à des
investissements objectaux afin de renforcer les limites dedans/dehors. La problématique de perte d'objet peut
donner lieu à des représentations massives (enfermement à la 3 BM). Laura insiste sur la précarité de
l'environnement (3 BM et 13 B), dont la faillite ne permet pas de prendre suffisamment le relais des objets
internes afin d'élaborer cette thématique de la séparation.
Ainsi, l'élaboration psychique ou mentalisation ne semble-t-elle pas affectée outre mesure par les
traumatismes vécus (inceste, création de la fistule artério-veineuse) portée en cela par une continuité du
sentiment d'existence (pôle de l'identité) bien que l'identification féminine pose question et que le dégagement
des conflits particulièrement ceux concernant la perte d'objet et l'Oedipe ne s'avère pas toujours possible.
Malgré tout, le rapport à la réalité reste efficient et pris en charge par le psychisme.
Eva, 54 ans
Eva est actuellement en couple et mère de deux enfants. Son père auquel elle s’identifie massivement
dans la situation actuelle de maladie était en situation de handicap physique, il est décédé quelques années
plus tôt. Sur un ton accusateur, Eva rapporte que sa mère ne lui porte que peu d’attention et elle dit s’être
souvent sentie délaissée. A l’âge de dix ans, elle subit des attouchements sexuels de la part de voisins mais
honteuse, et au vu du contexte familial, elle n’ose pas se confier. Après avoir surpris une conversation houleuse
entre son père et sa mère à propos de l’hypertension dont elle souffre depuis son enfance, Eva adolescente,
décide de mettre fin à ses jours. Suite à l’échec de cette tentative de suicide et parvenue à la majorité, elle
rencontre ensuite un homme qui devient son époux. Bien qu’elle n’ait jamais été heureuse dans cette relation,
elle accepte de se marier pour partir du domicile familial et ainsi « épargner la maladie » à ses parents. Son mari
devient violent, il la frappe régulièrement et l'incite à s'adonner à des jeux sexuels en compagnie d'autres
partenaires jusqu’à la prostitution. Sa fillette confie subir des attouchements sexuels de la part de son père mais
Eva ne prend pas en compte cet aveu puisqu’elle reste habiter sous le même toit, exposant ainsi sa fille à
d’autres risques incestueux. Cette complicité inconsciente ne peut être admise ni même être interprétée dans
l’après coup par Eva qui se qualifie de mère « totalement dévouée à ses enfants ». Ce n’est que lorsque la
prostitution devient insupportable, qu’elle quitte le domicile conjugal avec sa progéniture.
L’annonce de la maladie rénale en lien avec les problèmes d’hypertension infantiles est refoulée, Eva ne
se souvient ni du moment ni du contexte de la découverte de l’insuffisance rénale et la force de ce refoulement
conduit à un effacement de la potentialité prophylactique de l’angoisse. Elle parvient seulement à se remémorer
l’origine rénale de l’hypertension et les quelques détails qui entourent les évènements somatiques. Son
angoisse porte aujourd’hui sur la fistule qui « brûle le côté de la main », provoquant des insomnies malgré la
prise d’un anxiolytique. La première effraction corporelle engendre vraisemblablement un débordement des
excitations et les brûlures semblent raviver les sensations des violences conjugales et sexuelles passées. L’idée
des ponctions est également intolérable : Eva manifeste une certaine agressivité et refuse toute parole
rassurante. L’impact de la création de la fistule artério-veineuse demeure encore traumatique à ce jour et
empêche l’émergence de souvenirs écrasés par la répression affective, comme en témoigne la teneur mortifère
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Approche rétrospective/projective des maltraitances infantiles
de son activité onirique (elle rêve de cadavres, de fosse). Enfin, la dialyse est inenvisageable, Eva la qualifie de
manière un peu radicale, de « supplice qui viendrait mettre fin à tout espoir de vie meilleure ».
Résilience et déficits de la résilience en après-coup des traumatismes
La faillite fantasmatique, l’incapacité à régresser et l’absence d’un « travail de la maladie » montrent
l’impossibilité de se référer au monde interne. Par ailleurs, le corps a été effracté par plusieurs traumas
(attouchements sexuels, violences conjugales, prostitution). Les relations, essentiellement de nature fusionnelle,
se jouent sur un mode incestuel et sont sous-tendues par la compulsion de répétition. Les fantasmes de mort
témoignent de la force de la désorganisation provoquée par l’arrivée du traitement, augmentent l’angoisse et
font apparaitre des éléments mélancoliques. La réémergence de traumatismes sexuels et non sexuels au lieu
d’être élaborés participent à la prédominance des sensations et à la fragilisation narcissique. Ainsi, l’activité
résiliente, au moment de la mise en dialyse, n’apparaît-elle pas. Cependant, lors de la découverte de la
bisexualité agie de son époux sous la forme de travestisme et de relations homosexuelles avec d’autres
hommes, Eva décide de rompre la relation plutôt que d’accepter passivement la situation, ce qui témoigne d’une
ébauche de réinvestissement narcissique. Par ailleurs, même si la résilience est modeste et les capacités
d’élaboration psychique limitées comme nous le verrons aux épreuves projectives, le refus d’Eva de poursuivre
cette relation affective jugée peu épanouissante, ouvre à la possibilité de remaniements psychiques dans un
cadre psychothérapique.
Traduction aux épreuves projectives de l'impact des traumatismes
La mentalisation des conflits et l'expression des affects
Le protocole de Rorschach ne présente que 16 réponses (une à deux réponses par planche, un refus à
la IX), se limitant à des substantifs. Leur contenu reste descriptif et plaqué à la réalité externe sans que
n’interviennent des signes d’élaboration psychique, attestant les difficultés d’associativité d’Eva. Le mode
d’appréhension est généralement global simple, ce qui souligne une passivité face au stimulus et une moindre
participation émotionnelle, renforcée par le surinvestissement des réponses formelles. Le défaut du refoulement
accompagne une moindre exactitude perceptive (réponses F-). Les réponses couleurs aux planches dites
rouges et pastel sont absentes et les affects sont réprimés, Eva s’interdit également tout commentaire. Malgré
tout, le nombre de réponses à la X (dernière planche) légèrement augmenté peut s’interpréter comme le signe
d’une difficulté à gérer la séparation et comme indice d’une réactivité émotionnelle en l’absence de réponses
couleur. Eva perçoit la couleur, elle y est sensible mais ne produit pas pour autant de réponses C. L’inhibition
prédomine mais ne canalise qu’imparfaitement l’angoisse véhiculée par certaines contenus (« monstre »,
« diable », « araignée »…). L’attrait pour la couleur noire témoigne de manifestations anxiogènes et d’angoisses
phobiques, lesquelles diminuent lors de la présentation de planches plus grises, dont les nuances semblent
apaiser Eva au point de produire des réponses de meilleure qualité formelle.
Ainsi, les processus de pensée sont-ils peu investis (une seule réponse kinesthésique) et les capacités
d’insight et de mentalisation s’avèrent assez défaillantes. Cette moindre capacité associative et d’élaboration se
retrouve également au TAT où la facture des récits est courte, descriptive. Les conflits peinent à être repérés, le
recours à la réalité externe court-circuitant le travail d’élaboration psychique. L’utilisation des procédés
d’évitement (procédés C) ne permet pas une reprise du travail d’élaboration et ouvre la voie à une abrasion
pulsionnelle entraînant une altération de la lisibilité (qualité de la construction des récits). Les planches 11 et 19
dont le contenu invite à la régression par l’absence de forme, ne peuvent être prises en charge par le
psychisme. Les affects sont quasiment absents sinon minimisés. Soit aucune représentation n’est associée à un
affect, soit la posture corporelle renforce l’isolation entre affect et représentation.
Les trois problématiques fortement activées au TAT (Oedipe, perte d'objet et identitaire) sont fortement
évitées, au prix d’une altération de la perception (scotome entravant la reconnaissance de la triangulation par
exemple à la 2 et à la 7GF). La perte n’est pas évoquée, quant à la problématique identitaire, elle est marquée
par un défaut de différenciation sujet/objet. Ces problématiques sont jugées trop excitantes par l’appareil
psychique et seule l’abrasion pulsionnelle (investissement de la réalité externe factuelle ou registre de
l’évitement) permet de tempérer cette surcharge d’excitations. L’étayage sur les objets externes et les
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Mazoyer, A.-V., & Roques, M.
investissements objectaux sont fortement investis comme pour pallier la menace de désorganisation interne :
sans ce recours, Eva s’effondre et son monde interne vacille.
Discussion
Nous avons pu constater eu égard à l’approche dynamique dans laquelle nous nous situons, que Laura
et Eva ne disposent pas du même matériel psychique ni des mêmes capacités de résilience alors même qu’elles
ont traversé des événements de vie traumatiques similaires. Pour Laura, le clivage non structurel entre les deux
topos et les passages à l’acte, témoins d’un sacrifice du corps, se sont révélés efficients et adaptatifs dans la
situation de maladie, en visant à protéger le psychisme des agressions qui l’assaillaient. De même, les
mécanismes de défense et l’angoisse, conduisant à la production de symptômes hystériques, ont participé à
l’activité résiliente en protégeant de la désorganisation. Pour Eva, par contre, le sentiment d’identité n’est pas
clairement établi et les effractions incessantes du pare-excitations sans possibilité de les repousser ne lui ont
pas encore permis de traduire les excitations en pensées et affects partageables avec le clinicien.
Ainsi, à l’issue de cette recherche, notre postulat consiste à énoncer que ce qui relève de la résilience à
un temps donné peut être interprété comme une manifestation psychopathologique à un autre, d’où l’intérêt de
s’inscrire dans une dimension temporelle.
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68
Approche rétrospective/projective des maltraitances infantiles
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