PARLEMENT EUROPEEN
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PARLEMENT EUROPEEN ETUDE Direction-Générale Politiques Internes de l’Union Département thématique Politiques structurelles et de Cohésion LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE CHEZ LE JEUNE ENFANT CULTURE ET ÉDUCATION 20/09/2006 FR Direction générale Politiques internes de l'Union Département thématique Politiques structurelles et de Cohésion CULTURE ET ÉDUCATION LE DÉVELOPPEMENT DU LANGAGE CHEZ LE JEUNE ENFANT ÉTUDE IP/B/CULT/ST/2006_180 PE 375.314 20/09/2006 FR Cette étude a été demandée par la commission de de la Culture et de l'Éducation du Parlement européen. Le présent document est publié dans les langues suivantes: - Original: FR. Auteur: Sophie KERN, Laboratoire Dynamique du Langage, Lyon, France Fonctionnaires responsables: Mme Constanze ITZEL Mme Ivana KATSAROVA Département thématique Politiques structurelles et de Cohésion RMD 06J040 B-1047 Bruxelles Tél.: +32(0)2 283 22 65 Fax: +32(0)2 284 69 29 E-mail: [email protected] Manuscrit achevé en septembre 2006. Cette étude est disponible sur: - Site intranet: http://www.ipolnet.ep.parl.union.eu/ipolnet/cms/lang/fr/pid/456 - Site internet: http://www.europarl.europa.eu/activities/expert/eStudies.do;jsessionid=25B15194CA276D7F94FEEC5C8 C69D794.node1?language=FR Bruxelles, Parlement européen, 2006. Les opinions exprimées sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la position officielle du Parlement européen. Reproduction et traduction autorisées, sauf à des fins commerciales, moyennant mention de la source, information préalable de l'éditeur et transmission d'un exemplaire à celui-ci. Direction générale Politiques internes de l'Union Département thématique Politiques structurelles et de Cohésion CULTURE ET ÉDUCATION LE DÉVELOPPEMENT DU LANGAGE CHEZ LE JEUNE ENFANT ÉTUDE Contenu: L'étude examine le développement langagier chez les jeunes enfants de 0 à 3 ans, et plus particulièrement le développement des divers stades linguistiques, tel la perception auditive, la compréhension de situations, de mots isolés et de phrases, et la communication pré-langagière et enfin langagière. Dans le contexte actuel d'un bilinguisme de plus en plus fréquent, l'étude démontre que le bilinguisme précoce n'a pas d'effets négatifs sur le développement linguistique d'un enfant. Au contraire, l'éducation bilingue présente non seulement des avantages considérables dans le domaine des langues mais a également des répercussions positives sur d'autres domaines cognitifs et socioculturels. IP/B/CULT/ST/2006_180 PE 375.314 FR Développement du langage chez l'enfant Résumé Au cours de ses trois premières années de vie, l’enfant acquiert les principales compétences nécessaires à un développement langagier harmonieux. Ce développement, qui suit une trajectoire « prédéfinie » globalement commune à tous les enfants, a lieu dans un contexte socioculturel particulier. Les caractéristiques du contexte environnemental jouent un rôle sur l’apprentissage du langage chez l’enfant monolingue mais revêtent une importance toute particulière dans le cas des enfants bilingues ou plurilingues. Les premiers stades langagiers par lesquels passent les enfants sont particulièrement importants pour le développement langagier ultérieur mais également pour son intégration sociale. Dès la naissance, l’enfant possède un certain nombre de capacités cognitives sur lesquelles il prend appui. La perception auditive, qui est fonctionnelle dès les premiers jours de vie, rend l’enfant très sensible à la prosodie des langues. Par ailleurs cette perception auditive est de nature catégorielle ce qui permet au tout jeune enfant de discriminer tous les sons du monde avant de restreindre cette capacité au repérage des sons puis des unités plus larges pertinents dans sa langue maternelle. C’est à partir de la mise en place de cette habileté à segmenter le flux de parole en unités distinctives, généralement autour de 8/9 mois, que l’enfant entre dans la signification verbale. Il commence par comprendre quelques mots fréquents présents dans la situation d’énonciation avant de passer vers 12 mois à une compréhension décontextualisée, et ce, grâce au respect de certaines contraintes lui favorisant l’apprentissage de mots nouveaux. Entre 8 et 36 mois, la compréhension de l’enfant augmente de façon linéaire: il va de la compréhension de situations à la compréhension de phrases simples en passant par celle de mots isolés. Contrairement à la compréhension, la production verbale quant à elle connaît un développement moins régulier. Dès les premières heures, le nourrisson est capable de produire des sons (pleurs et cris) mais il faudra attendre les 6 premiers mois de sa vie pour qu’il passe d’une communication prélangagière à la communication langagière à proprement parler. Le babillage (suite de syllabes prononcées à l’intérieur du même énoncé) apparaît brusquement puis s’intensifie avant de se complexifier. La nature des productions dépend de la configuration du système vocal de l’enfant qui avec l’avancée en âge s’approche de plus en plus de la configuration adulte mais également des caractéristiques phonologiques de la langue qu’il est en train d’apprendre. Cette convergence vers le système cible est beaucoup plus marquée lors de la production des premiers mots. Vers 12 mois, l’enfant produit des holophrases, mots isolés qui ont la signification de phrases entières. L’acquisition des premiers mots (pour la plupart des noms) renvoyant à des objets et personnes familiers à l’enfant se réalise de manière lente avant de connaître une véritable accélération de rythme autour de 16 mois. Cette explosion lexicale précède une restructuration dans la composition du vocabulaire de l’enfant: on voit apparaître des verbes et des adjectifs qui euxmêmes précèdent l’apparition des outils grammaticaux. À 24 mois, l’enfant entre dans la grammaire de sa langue maternelle, en produisant des énoncés à deux mots. Finalement, c’est autour de 2 ans et demi ou de trois ans que l’enfant sera en mesure de produire ses premières phrases simples. Bien que les enfants passent tous globalement par ces différentes étapes, la recherche actuelle note néanmoins de grandes différences entre des enfants du même âge. Plusieurs variables semblent être à l’origine de ces variations inter-individuelles: les caractéristiques de la langue à apprendre mais également des facteurs exogènes tels que l’appartenance sociale ou le mode de garde ou encore endogènes tels que le tempérament, le sexe ou encore le rang dans la fratrie. iii PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant C’est dans l’interaction avec l’environnement que l’enfant apprend à parler. Sans « stimulation » extérieure, l’enfant ne peut pas connaître de développement langagier harmonieux. Or les interactions précoces ainsi que le langage dans lequel baigne l’enfant, présentent des caractéristiques particulières. Les enfants sont fréquemment impliqués dans des scénarios transactionnels familiers et routiniers. Ces ‘formats’ favorisent l’apprentissage de formes linguistiques particulières mais également celui des règles d’interactions verbales et non verbales. Par ailleurs, l’acquisition du langage est également favorisée par l’emploi de la part de la famille d’un langage particulièrement adapté à l’enfant. Ce registre diffère de par ses caractéristiques prosodiques et segmentales de celui utilisé entre adultes: l’intonation est marquée, les phrases renvoient à des choses concrètes et sont grammaticalement simples. On lui attribue trois fonctions principales: une fonction non linguistique de régulation de l’attention, une fonction paralinguistique d’apprentissage des règles de la conversation et une fonction linguistique servant au développement phonologique, lexical et grammatical. Mais, tous les parents ne se comportent pas de la même manière en interaction avec leurs jeunes enfants. Des études assez récentes ont observé un développement plus lent du vocabulaire chez des enfants appartenant à des couches socio-économiques basses. Cette lenteur de développement est expliquée par des variations dans les comportements maternels, variations elles-mêmes liées à l’appartenance socio-économique et/ou au niveau d’éducation des parents. Les mères de classes socio-économiques basses et/ou de niveau d’éducation inférieur parlent moins à leurs jeunes enfants mais surtout utilisent un vocabulaire plus restreint. Par ailleurs, ces mères ont dans l’ensemble des styles communicatifs plus prohibitifs et plus directifs. Actuellement nous vivons dans une société ou le plurilinguisme est fréquent. Pourtant cette même société véhicule encore beaucoup trop de préjugés concernant le plurilinguisme et plus particulièrement le bilinguisme. Cette tendance trouve vraisemblablement ses origines dans la multiplicité des contextes de plurilinguisme. Toutefois, l’idée de nocivité du plurilinguisme ne devrait plus être véhiculée de nos jours, du moins en ce qui concerne le bilinguisme précoce, qu’il soit de type simultané (les deux langues sont apprises très tôt et en même temps) ou de type successif (la deuxième langue est apprise après la première). En effet, les recherches actuelles s’accordent sur un développement linguistique des enfants bilingues qui est très proche de celui des enfants monolingues. Bien entendu, le développement bilingue comporte un certain nombre de spécificités mais aucune d’entre elles n’est un obstacle à l’apprentissage de l’une et/ou de l’autre des langues. Au contraire, l’éducation bilingue présente non seulement des avantages non négligeables dans le domaine des langues mais a également des répercussions sur d’autres domaines cognitifs et/ou socioculturels (de meilleurs résultats en mathématiques, une plus grande ouverture sur l’interculturalité). Si un certain nombre de précautions sont prises, tout enfant est en mesure d’apprendre deux langues de manière harmonieuse. Le langage remplit un nombre non négligeable de fonctions qui, pour la plupart, sont indispensables à la survie de l’espèce. C’est à ce titre qu’il est primordial d’assurer un développement langagier optimal chez les enfants, qu’ils soient monolingues ou plurilingues. À ce jour, notre société a besoin davantage d’actes de prévention – selon le triptyque: Information, Dépistage et Remédiation. Un petit nombre d’initiatives nationales et internationales ont été prises dans ce sens. Ces initiatives souffrent néanmoins d’un manque d’uniformisation et de systématicité. Les campagnes de formation et d’information devraient être plus intensivement menées et ce, auprès d’un public plus diversifié (praticiens de la petite enfance, pédagogues mais également parents). Par ailleurs, les iv PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant professionnels de la petite enfance ne disposent actuellement pas encore d’outils suffisamment validés pour repérer les populations à risque ou encore pour dépister les enfants en difficultés dès le plus jeune âge. Il en va de l’avenir de notre société. Un véritable effort devrait être fourni dans ce sens. v PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant vi PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Sommaire Page Résumé iii Introduction Chapitre I. 1.1. 1.2. 1 Mécanismes et variations à l’œuvre dans le développement langagier précoce 3 Les différentes étapes du développement langagier de la naissance à trois ans Différences interindividuelles Chapitre II. Implications de l’environnement socioculturel sur le développement langagier précoce 2.1. 2.2. Caractéristiques des interactions précoces et influence sur le développement du langage Influence de l’appartenance sociale sur le développement du langage Chapitre III. Le cas particulier du bilinguisme 3.1. 3.2. 3.3. 3 7 9 9 10 11 Différentes formes de bilinguisme Particularités des enfants bilingues dans l’acquisition du langage Les avantages d’être bilingue précoce 11 11 13 Conclusion et Recommandations 15 Bibliographie 17 vii PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant viii PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Introduction Dans cette contribution, nous limiterons notre attention au développement de la langue maternelle chez le jeune enfant au cours de ses trois premières années de vie. En effet, l’importance de cette période dans le développement ultérieur du système linguistique de l’enfant est aujourd’hui reconnue par la recherche en psycholinguistique développementale ainsi que par tous les praticiens de la petite enfance. Les travaux les plus récents vont même jusqu’à postuler un caractère prédictif aux comportements précoces, ce qui est loin d’être négligeable si l’on considère les phénomènes dans une perspective éducative ou clinique. Les recherches actuelles s’accordent sur un parcours commun à tous les apprenants, composé d’un certain nombre d’étapes prévisibles. Dans le premier chapitre de ce document nous nous pencherons sur la trajectoire acquisitionnelle des enfants monolingues de la naissance jusqu’à trois ans tout en décrivant les mécanismes cognitifs sous-tendant ce développement langagier précoce. Nous insisterons également sur la présence de variations interindividuelles particulièrement importantes au cours des premiers stades d’acquisition langagière, que ces variations soient liées à des caractéristiques endogènes, exogènes ou encore linguistiques. Le deuxième chapitre sera quant à lui consacré au rôle de l’environnement sur le processus acquisitionnel. En effet, l’enfant apprend à parler dans un contexte culturel et linguistique particulier. Ainsi, l’objectif de cette deuxième partie sera de rendre compte des particularités et du rôle possible de l’environnement communicationnel sur l’apprentissage. Le troisième chapitre sera consacré à un cas particulier d’apprentissage, celui de l’acquisition bilingue précoce. Nous nous baserons sur un large éventail d’études internationales pour décrire les caractéristiques propres à l’apprentissage bilingue ainsi que les avantages linguistiques et cognitifs que le bilinguisme peut présenter. Enfin, nous terminerons par une série de recommandations à destination de tous les parents (monolingues ou bilingues), de tous les praticiens de la petite enfance (personnel de crèche, professeurs des écoles) mais également à destination des décideurs en matière d’éducation visant à favoriser un développement langagier le plus harmonieux possible. 1 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant 2 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Chapitre 1. 1.1. Mécanismes et variations à l’œuvre dans le développement langagier précoce Les différentes étapes du développement langagier de la naissance à trois ans Nombreuses et variées sont les compétences langagières à se mettre en place chez l’enfant au cours de ses trois premières années de vie : l’enfant passe du geste non communicatif au geste empreint de sens, des vocalisations à visée d’exercice au babillage signifiant, de la compréhension de situations routinières à la compréhension de phrases hors contexte, de la production de mots isolés à celle de phrases simples. Le tableau suivant résume les différentes capacités langagières mises en place de la naissance à trois ans selon trois modalités principales : la perception, la compréhension et la production. Tableau 1. Les différentes étapes du développement langagier de la naissance à trois ans. Âge (en mois) Perception 0-6 phonèmes de langues différentes sensibilité à la prosodie 6-10 phonèmes de la langue maternelle 8-12 repérage des mots 12-16 16-24 24-30 Compréhension Production cris, pleurs babillage premiers mots en contexte mots hors contexte relations entre les mots phrases simples 30-36 premiers gestes premiers mots explosion lexicale combinaison de deux mots phrases simples 1.1.1. Perception L’utilisation récente de nouvelles technologies (mesure de la succion non nutritive, du rythme cardiaque, technique des préférences) a permis d’avancer des capacités de la perception de la parole de plus en plus précoces chez l’être humain. En effet les nouveaux nés sont particulièrement sensibles à la prosodie de la parole (rythme, débit, accent, pauses, intonation) ce qui leur confère des capacités de discrimination sonore essentielles pour l’acquisition du langage 1 . Ainsi, dès les toutes premières semaines de vie, les enfants préfèrent la voix de leur mère à celle d’une autre femme, ils préfèrent entendre leur langue maternelle plutôt qu’une langue étrangère ou encore réagissent à des intonations inhabituelles. Un des autres mécanismes perceptifs indispensables à l’enfant dans la construction de sa langue maternelle est la perception catégorielle des phonèmes (unité distinctive minimale). On parle de perception catégorielle lorsque des sujets perçoivent des discontinuités là où la réalité physique est continue. Ce type de perception permet la détection des unités sonores constitutives d’un énoncé dans le flux ininterrompu de paroles. À ce jour, la littérature spécialisée s’accorde sur une perception catégorielle extrêmement précoce et concernant une gamme très étendue de sons de la 1 Mehler, J. et al.; Ramus, F. et al.; Nazzi, T., Bertoncini, J. & Mehler, J. 3 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant part des nouveaux nés 2 . Leurs capacités perceptives leur permettent de discriminer les phonèmes de toutes les langues alors que les adultes rencontrent des difficultés pour opérer les distinctions phonémiques qui ne font pas partie de celles en usage dans leur langue maternelle 3 . De plus, cette perception des contrastes est maintenue même dans le cas d’un changement de débit, d’intonation ou encore de locuteurs, ce qui est extrêmement important pour le développement du système phonologique, dans la mesure où les variations inter- et intra-individuelles font partie intégrante de la production d’un énoncé. Autour de 8/10 mois, les processus perceptifs du nourrisson se structurent en fonction des propriétés de la langue qu’ils sont en train d’acquérir. En d’autres termes, les enfants perdent leur capacité à discriminer les contrastes présents dans les langues étrangères pour se spécialiser dans le traitement d’une langue unique 4 . Néanmoins, importante à noter est la réversibilité possible de cette régression jusqu’à l’âge de 4 ans dans le cas d’une immersion totale à une nouvelle langue 5 . Dans un même temps, les enfants vont devenir particulièrement sensibles aux régularités prosodiques, distributionnelles (fréquence de sons ou de suite de sons) et phonotactiques (règles de combinaisons de sons et de structures syllabiques) qui régissent le système de leur langue maternelle 6 . Cette sensibilité couplée à une perception catégorielle particulièrement affûtée permet aux enfants de reconnaître et d’identifier des mots à l’intérieur de la chaîne sonore parlée. Cette entrée dans la segmentation des énoncés en mots se situe généralement autour de 8/9 mois, c’est-à-dire au moment où l’on reconnaît également à l’enfant les premiers signes de compréhension. 1.1.2. Compréhension La compréhension verbale implique de la part de l’enfant qu’il fasse le lien entre une forme sonore et un objet/événement/personne du monde réel. La rapidité avec laquelle les enfants apprennent la correspondance entre les mots et leur signification dépend d’un certain nombre de contraintes. Les plus fréquemment mentionnées dans la littérature 7 sont: a) la contrainte de l’objet entier qui concerne la tendance des enfants à considérer qu’un mot nouveau renvoie à un objet entier, b) la contrainte de l’exclusivité mutuelle qui désigne la tendance des enfants à attribuer un mot nouveau à un objet non familier, c) la contrainte taxonomique selon laquelle les enfants considèrent qu’un mot renvoie à tous les membres d’une catégorie possédant des ressemblances perceptives avec l’objet désigné. Les premières manifestations de compréhension verbale se produisent autour de 8/9 mois chez le jeune enfant, c’est-à-dire avec une avance de l’ordre de 3 à 4 mois sur la production des premiers mots 8 . Contrairement au vocabulaire productif qui comme nous le verrons par la suite connaît un développement non linéaire, les enfants vont augmenter leur vocabulaire réceptif de manière régulière, passant progressivement de la compréhension de mots isolés à celle de la relation entretenue par les différentes unités sonores au sein d’un même énoncé. À la fin de leur première 2 3 4 5 6 7 8 Bertoncini, J. et al.; Trehub, S. Kuhl, P. et al.; Werker J. & Tees R. Werker, J. Petit, 2001. Jusczyk P. & Aslin, R.; Saffran, J., Aslin, R., Newport, E. Markman, E.; Clark, E., 2002. Benedict, H.; Clark, E., 2002. 4 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant année de vie, les enfants se basent sur l’ensemble de la situation pour inférer la signification du mot entendu: il s’agit de compréhension contextualisée. Mais, avec l’avancée en âge, les enfants se détachent du contexte: Bénédicte de Boysson-Bardies avance qu’autour de 12 mois, les enfants francophones monolingues sont à même de comprendre 30 mots en contexte mais également de reconnaître un certain nombre de mots fréquemment entendus hors contexte tels que biberon, chaussure ou chapeau. Pour la compréhension des phrases, les enfants ne peuvent plus se baser uniquement sur la situation de production. L’enfant va se baser sur une constellation d’indices de nature différente pour inférer la relation que les mots d’un même énoncé entretiennent entre eux. Ils utilisent à la fois des régularités prosodiques et phonologiques 9 , des régularités sémantiques 10 et des régularités syntaxiques 11 , pour entrer dans la compréhension décontextualisée. Ce passage se situe à la fin de la deuxième année de vie de l’enfant. 1.1.3. Production Contrairement au système auditif qui est fonctionnel dès la naissance, plusieurs mois voire plusieurs années seront nécessaires à la pleine maturation du conduit vocal. Néanmoins, les nouveaux nés produisent des sons dès les premières minutes qui suivent leur naissance. Ces premières manifestations vocales sont constituées de cris et de pleurs sans véritable visée communicative. C’est avec l’apparition du babillage autour de 6/8 mois que l’enfant passe de la période dite prélinguistique à la phase linguistique par excellence. Le babillage qui est une suite de syllabes produites au cours d’un même énoncé - [bamababada] - apparaît brusquement, se diversifie et se complexifie avec l’avancée en âge avant de disparaître progressivement avec l’apparition des mots 12 . La multiplication récente des travaux translinguistiques a révélé des tendances préférentielles quant aux types de consonnes et de voyelles, aux types de syllabes, aux types d’associations inter- et intra-syllabiques dans le babillage d’enfants en voie d’acquisition de langues maternelles différentes 13 . Par exemple, les consonnes les plus souvent présentes sont les occlusives labiales orales [b] et [p] ou nasales [m]; les occlusives alvéolaires orales [t] et [d] ou nasales [n], et pour une part moindre les semi-consonnes [w], [j] et [⎜]. Par ailleurs, ces mêmes travaux ont su montrer une continuité entre les sons présents dans le babillage et ceux constitutifs des premiers mots. Selon la frame-content théorie 14 , la présence de tendances préférentielles à la fois dans le babillage et les premiers mots serait le reflet de propriétés fondamentales du système de production. L’acquisition tardive de certaines structures ou de certains sons serait liée à la complexité des contraintes motrices à l’œuvre au cours de leurs réalisations. Ces résultats ont rendu au babillage ses lettres de noblesse: son apparition est considérée comme un moment clé du développement langagier et sa description comme un élément crucial de la compréhension du développement linguistique chez le jeune enfant. 9 10 11 12 13 14 Jusczyk, P. & Aslin, R. Pinker, S. Landau, B. & Gleitman., L. Davis, B. & MacNeilage, P. 1995 et 2000; Mitchell, P. & Kent, R.; Smith, B., Brown-Sweeney, S. & StoelGammon, C. Davis, B. & MacNeilage, P., 1995 et 2000, Davis, B., MacNeilage, P., Matyear, C.; Gildersleeve-Neuman, C. & Davis, B. ; Kern, S. , 2005 ; Kern, S. & Davis, B.; Lee, S. MacNeilage, P. & Davis, B., 1993 et 2000. 5 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Par ailleurs, on admet généralement que dès la fin de la période de babillage et encore davantage au cours de la période des premiers mots, les vocalisations des enfants présentent des caractéristiques de la langue en voie d’acquisition. Cette influence de la langue cible est perceptible dans un premier temps dans le domaine prosodique15 puis dans le domaine segmental (sons isolés et structures syllabiques) 16 . La production des premiers mots est une étape importante du développement langagier du jeune enfant. Les données collectées suggèrent que la relation entre taille du vocabulaire et âge d’acquisition est très comparable d’une langue à une autre. Ainsi, les repères quantitatifs suivants sont généralement admis : production d’une petite dizaine de mots à 12 mois, 50 mots 4 à 6 mois plus tard, autour de 300 et de 500 mots à 24 et 30 mois respectivement, et enfin 14 000 mots au moment de la scolarisation à l’école primaire 17 . Du point de vue qualitatif, deux phases distinctes dans le développement du vocabulaire chez l’enfant entre 1 et 3 ans ont été mises en lumière: une phase d’acquisition lente (de 12 à 16 mois) précédant une phase d’acquisition rapide appelée couramment explosion lexicale (après 16 mois). Les deux phases se distinguent par un rythme différent dans l’apprentissage des mots nouveaux, mais également par une utilisation différente des mots acquis. Au cours de la première période, les mots dont la forme phonologique et la signification sont encore éloignées de la forme adulte sont utilisés dans un contexte situationnel particulier 18 et en général en présence du référent auquel ils renvoient 19 . À l’opposé, les mots appris pendant la période d’explosion lexicale, sont utilisés de manière cohérente et leur signification et leur prononciation sont proches de celles des adultes 20 . Nous ne reviendrons pas sur les caractéristiques phonétiques et phonologiques des premiers mots étant donné leur proximité avec les productions du babillage. Par contre, la nature sémantique et grammaticale des premiers mots mérite de plus amples développements. Il existe de remarquables similarités dans la signification que véhiculent les premiers mots des enfants qui acquièrent la même langue mais également des enfants apprenant des langues différentes 21 . Les premiers mots produits renvoient surtout à des jeux et routines, bruits et sons d’animaux, personnes de l’entourage de l’enfant ou encore à des noms d’objets qu’il manipule. Malgré une base sémantique commune dans les premiers mots des enfants issus de communautés linguistiques différentes, un certain particularisme culturel émerge néanmoins des données 22 . Par ailleurs, du point de vue grammatical, entre 1 et 3 ans, le vocabulaire des enfants connaît plusieurs réorganisations successives 23 . La première étape (autour de 16/18 mois) est celle de l’augmentation rapide des noms. Ce phénomène de « biais nominal » est présent chez beaucoup d’enfants même si des différences translinguistiques ou interindividuelles sont marginalement 15 16 17 18 19 20 21 22 23 De Boysson-Bardies, B.; Sagart, L. & Durand, J.; de Boysson-Bardies, B. et al., 1989. De Boysson-Bardies, B. & Vihman, M.; de Boysson-Bardies, B. et al., 1992; Gildersleeve-Neumann, C. & Davis, B. Fenson, L. et al.; Clark, E. Dore, J. Dore, J.; Locke, J.; Nelson, K. & Lucariello, J.; Snyder, L., Bates, E., Bretherton, I. Bloom, L. ; Mervis, C. & Bertrand, J. Par exemple Jackson-Maldonado, D. et al. en anglais et en espagnol; Kern, S., 2004 et Kern, S., sous presse en français; Eriksson, M. & Berglund, E. en suédois. De Boysson-Bardies, B. Bassano, D.; Berglund, E. & Eriksson, M.; Bornstein, M. et al.; Caselli, M. et al.; Fenson, L. et al.; Gopnik, A. & Choi, S. ; Jackson-Maldonado, D. et al ; Kauschke, C. & Hofmeister, C.; Maital, S. et al. 6 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant mentionnées dans la littérature. La deuxième étape, à savoir dès que l’enfant a acquis ses 100 premiers mots, se caractérise par une expansion des prédicats (verbes et adjectifs). Enfin, la troisième étape se traduit par une augmentation des mots grammaticaux - articles, pronoms, etc.(quand le vocabulaire de l’enfant s’élève à 400 mots environ) dont le pourcentage passe de 5 à 15%. Cette troisième étape est un des signes de l’entrée des enfants dans le système grammatical de leur langue. À partir de 18 mois, certains enfants sortent du stade de production de mots isolés ou stade à 1 mot pour rentrer de manière très progressive dans celui de la combinaison de mots ou stade à 2 mots 24 . Les productions des enfants ressemblent au langage télégraphique dans lequel ils associent dans la plupart des cas deux mots à contenu sémantique fort (beaucoup de noms, verbes et adverbes, peu d’outils grammaticaux). Dans la plupart des cas l’ordre des mots adulte est respecté et plus d’un tiers des énoncés encode les huit relations sémantiques suivantes: agent + action, action + objet; agent + objet; action + localisation; entité + localisation; possesseur + possession; entité + attribut; démonstratif + entité (Braine, M.). Par la suite, les énoncés à deux mots sont abandonnés au profit des énoncés à trois mots et plus. Les relations sémantiques de base se voient complexifiées (agent + action / action + objet devient agent + action + objet). Une des manières utilisées classiquement pour l’évaluation du langage chez l’enfant d’un point de vue grammatical est le calcul de la longueur moyenne d’énoncés (LME) 25 . Cet indice est calculé en effectuant le rapport du nombre total de mots (ou morphèmes) sur le nombre total d’énoncés analysés et permet de situer le locuteur sur une échelle de complexité grammaticale. Avec l’avancée en âge, la LME augmente passant de 1 à 2 mots entre 12 et 26 mois à 2,5 et 3 entre 31 et 34 mois c’est-à-dire au moment de la production des premières phrases simples. Par ailleurs, les outils grammaticaux font leur apparition, ce qui permet l’expression de relations plus diversifiées. 1.2. Différences interindividuelles En dehors de tout développement pathologique, les enfants développent des capacités cognitives leur permettant d’accéder aux différentes étapes du développement du langage. Il est néanmoins très utile de mentionner la présence de variations interindividuelles tout particulièrement importantes avant l’âge de trois ans. Les premières variations à avoir été notées sont de type quantitatif. On trouve en effet de grandes différences en termes de nombre de mots produits mais aussi en termes de fréquence d’utilisation de certains outils linguistiques au sein de groupes d’enfants appartenant à la même tranche d’âge 26 . Par exemple, les enfants français de 24 mois produisent en moyenne 208 mots différents avec une étendue allant de 10 à 671 mots 27 . De telles disparités existent quelle que soit la langue à acquérir et font partie intégrante du processus. Qualitativement parlant, les enfants ne développent pas non plus toujours leur système linguistique de manière identique. Deux principaux styles cognitifs sont décrits dans la littérature: les enfants «référentiels» et les enfants «expressifs» 28 . Le premier groupe d’enfants entre dans le langage en produisant des mots isolés de façon extrêmement intelligible, ces mots renvoyant pour la majorité à des objets. Les enfants expressifs quant à eux produisent des formules figées visant l’interaction sociale. Les productions sont longues, avec une intonation 24 25 26 27 28 Veneziano, E., 1990. Brown, R.; Thordardottir, E. Bates, E., Dale, P., Thal, D.; Camaioni, L. & Longobardi, E.; Kauschke, C. & Hofmeister, C. Kern, S., 2003. Nelson, K.; Bates, E., Dale, P., Thal, D. 7 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant très marquée, mais peu compréhensibles. Ces deux styles seraient liés à un traitement différent de la langue maternelle 29 . Ces différences interindividuelles sont à mettre sur le compte de facteurs endogènes et exogènes. Le facteur endogène le plus fréquemment mentionné est le sexe, et à moindre mesure, le rang dans la fratrie. Bien que travaillant sur des langues différentes, un large éventail de recherches montre une précocité des filles sur les garçons quant au développement du langage ainsi qu’une supériorité quantitative des scores féminins en termes de nombre de mots produits à âge égal 30 . Cette supériorité des filles sur les garçons n’est toutefois pas présente dans toutes les populations étudiées ou ne contribue que minoritairement à la variance (de 2% à 5%). Rares sont les recherches à s’être penchées de manière précise sur l’influence de la place dans la fratrie sur le développement communicatif précoce. Toutefois, les aînés auraient des compétences supérieures à celles des puînés, en termes de quantité de parole produite et présenteraient également des styles acquisitionnels différents 31 . Les enfants en voie d’acquisition de langues différentes peuvent présenter des trajectoires développementales différentes pour des raisons culturelles et/ou linguistiques. Par manque d’espace nous ne rentrerons pas en détail sur le rôle des caractéristiques typologiques des langues sur les mécanismes d’acquisition. Par contre, nous allons traiter du rôle de l’environnement social sur ces mécanismes de manière exhaustive dans le chapitre suivant. 29 30 31 Pine, J. & Lieven, E. Bates, E., Bretherton, I., Snyder, L. et Fenson, L. et al. pour l’anglais; Klackenberg-Larsson, I. & Stensson, J. et Eriksson, M. & Berglund, E. pour le suédois ; Maital, S. et al. pour l’hébreu ; Jackson-Maldonado, P. et al. pour l’espagnol. Bates, E., Bretherton, I., Snyder, L. ; Fenson, L. et al.; Maital, S. et al. 8 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Chapitre 2. Implications de l’environnement développement langagier précoce socioculturel sur le Le nouveau né dispose dès son plus jeune âge de capacités cognitives lui permettant d’entrer dans le langage. Ces capacités vont se développer en fonction de la maturation biologique mais également en fonction des caractéristiques des stimuli linguistiques (ou ‘input’) auxquels les enfants ont accès. Ainsi, l’acquisition du langage peut être considérée comme le produit de l’interaction entre les conditions physiques d’une part et socioculturelles d’autre part à savoir les propriétés (quantité et types) des interactions auxquelles l’enfant participe. De nombreux travaux ont montré une relation claire entre le langage des parents (et plus particulièrement le langage maternel) et la vitesse de développement du langage chez l’enfant. Il est généralement admis que la quantité et la qualité de l’input sont des prédicteurs du développement du langage dans ses premiers stades de développement mais également dans ses stades ultérieurs 32 . 2.1. Caractéristiques des interactions précoces et influence sur le développement du langage 2.1.1. Communication prélinguistique Selon J. Bruner, il existe une continuité entre la communication prélinguistique et le langage ultérieur. Or la communication prélinguistique se développe chez l’enfant dans l’interaction. La richesse des compétences sensori-motrices du nouveau-né provoque en lui un ensemble d’activités (gestes, vocalisations) auquel l’entourage le plus proche attribue des significations. Ce «partage sonore» 33 se produit souvent lors de scénarios transactionnels familiers et routiniers appelés formats 34 . L’importance de quatre formats types dans l’acquisition des formes linguistiques mais également des règles conversationnelles est soulignée: il s’agit de l’attention et de l’action conjointe, des rites d’interaction et des jeux symboliques. L’attention conjointe ainsi que l’action conjointe jouent un rôle essentiel dans le développement lexical: les enfants s’engageant plus volontiers dans des épisodes d’attention conjointe élaborent des vocabulaires plus étendus 35 . Il en va de même pour les séances de jeux entre enfants et parents qui sont autant d’occasions d’un apprentissage des règles d’interactions verbales et non verbales. 2.1.2. Le langage adressé à l’enfant Le langage adressé à l’enfant (LAE) est un registre spécial que les adultes (mères, pères, frères et sœurs) utilisent lorsqu’ils s’adressent à des enfants 36 . Il diffère du registre entre adultes au niveau prosodique mais également au niveau segmental sans oublier les gestes et les mimiques. Les parents parlent avec une voix plus aigue (surtout les mères) en exagérant les intonations. De plus, la durée de production des mots est plus longue et les pauses entre les mots plus accentuées et plus fréquentes 37 . Du point de vue lexical, les parents utilisent des mots concrets, qu’ils 32 33 34 35 36 37 Bornstein, M., Haynes, O., Painter, K.; Hart, B. & Risley, T.; Huttenlocher, J. et al.; Huttenlocher, J. & Smiley, P.; Weizman, Z. & Snow, C. Veneziano, E., 2001. Bruner, J. Tomasello, M. & Todd, J.; Saxon, T. Ferguson, C. Fernald, A. & Simon, T. 9 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant répètent et expliquent par le biais de reformulations ou de définitions 38 . Enfin, du point de vue grammatical, les phrases sont courtes et comprennent peu d’éléments de grammaire complexe 39 . Le LAE est utile pour le développement linguistique de l’enfant mais également pour son développement communicatif en général. Trois types de fonctions lui sont traditionnellement attribués 40 . Une fonction non linguistique de régulation de l’attention, (par exemple la voix plus aigue augmente l’intelligibilité du langage), une fonction paralinguistique d’apprentissage des règles de la conversation (beaucoup d’intonations montantes exagérées en fin d’énoncé pour inviter l’enfant à prendre la parole) et une fonction linguistique servant au développement phonologique, lexical et grammatical. Les caractéristiques du LAE changent en fonction de l’âge de l’enfant s’adaptant par là même à son niveau de développement linguistique 2.2. Influence de l’appartenance sociale sur le développement du langage Les différences interindividuelles chez les enfants de moins de trois ans sont particulièrement marquées. De semblables différences sont observées dans la manière dont les parents et plus particulièrement les mères interagissent avec leurs enfants. Des études assez récentes ont observé un développement plus lent du vocabulaire réceptif et productif des enfants appartenant à des couches socioéconomiques basses, et ce, depuis l’âge de deux ans 41 . Cette lenteur de développement est expliquée par des variations dans les comportements maternels, variations elles-mêmes liées à l’appartenance socioéconomique 42 et/ou au niveau d’éducation des parents 43 . Les mères de classes socioéconomiques basses et/ou de niveau d’éducation inférieur parlent moins à leurs jeunes enfants mais surtout possèdent un vocabulaire plus restreint et produisent des énoncés courts. Par ailleurs, ces mères ont dans l’ensemble des styles communicatifs plus prohibitifs et plus directifs. Enfin un lien entre niveau d’éducation des parents et pratiques éducatives a pu être établi. Ce lien est particulièrement important à envisager dans la mesure où les pratiques éducatives semblent jouer un rôle sur la qualité du langage appris par l’enfant 44 dès les premières années de vie. Prenons l’exemple des habitudes de lecture partagée (entre les parents et les enfants) et l’apprentissage de la lecture. Plus tôt et plus fréquemment les enfants sont habitués à la lecture et meilleures vont être leurs capacités préscolaires et scolaires: les enfants vont disposer d’un vocabulaire expressif et réceptif plus étendu et ce dès les premières années de vie, de capacités cognitives supérieures à la moyenne, ils vont connaître un apprentissage facilité de la lecture 45 . Or nous savons que l’habitude de la lecture partagée dépend beaucoup de l’origine sociale et du niveau d’éducation de la famille 46 . 38 39 40 41 42 43 44 45 46 Snow, C. Broen, P. Cooper, R. et al.; Liu, H., Tsao, F., Kuhl, P.; Newport, E., Gleitman, H., Gleitman, L. Arriaga, R. et al.; Basilio, C. et al. 2005; Dollaghan, C. et al.; Huttenlocher, J. et al.; Jin, X.; Rescola, L. & Alley, A. Hart, H. & Risley, T.; Hoff, E.; Hoff, E., Laursen, B., Tardif, T.; Hoff-Ginsberg, E. Jin, X.; Pan, B. et al. Jin, X. Sénéchal, M. et al.; Lyytinen, P., Laakso, M., Poikkeus, A.; Raikes, H. et al.. Raikes, H. et al. 10 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Chapitre 3. Le cas particulier du bilinguisme À l’heure actuelle, plus de la moitié de la population de la planète est bilingue voire multilingue. Ainsi, le bilinguisme et le multilinguisme, c’est-à-dire l’emploi de plus d’une langue dans la vie quotidienne, représentent la pratique normale. Selon L-J. Calvet, ‘il n’existe pas de pays monolingue et la destinée de l’homme est d’être confronté aux langues et non pas à la langue’(1999: 32). 3.1. Différentes formes de bilinguisme Il n’existe pas un bilinguisme unique mais on distingue différentes formes de bilinguisme en fonction d’un certain nombre de variables telles que le niveau de compétence dans chaque langue, l'âge d'acquisition ou encore le statut relatif des langues dans la communauté. Les définitions du bilinguisme reflètent cette multiplicité des formes et s’échelonnent sur un continuum allant du tout au presque rien. Ainsi le bilinguisme peut être la possession d’une compétence de locuteur natif dans deux langues 47 ou au contraire la possession minimale dans une langue autre que sa langue maternelle dans une des quatre habiletés linguistiques que sont comprendre, parler, lire et écrire 48 . Nous nous restreindrons ici aux bilinguismes d’enfance qui sont généralement divisés en deux sous-groupes : les bilinguismes précoces simultanés et les bilinguismes précoces successifs ou consécutifs (Romaine, S.). Dans le premier cas, l’enfant développe deux langues maternelles dès le début de l’acquisition du langage, comme c’est souvent le cas dans les couples mixtes où les parents utilisent chacun leur langue maternelle avec l’enfant. Dans le deuxième cas, l’enfant va acquérir une seconde langue tôt dans l’enfance mais après avoir acquis sa langue maternelle. C’est le cas d’enfants qui, ayant grandi dans une famille avec une seule langue, découvrent au cours de leur enfance une seconde langue qui est celle de l’école ou celle de la société qui les entoure. Alors que le développement du bilinguisme simultané se fait dans un contexte d’apprentissage informel, souvent familial, celui des bilingues consécutifs ou successifs peut se faire de façon informelle, comme c’est le cas des enfants issus de l’immigration, mais peut aussi être la conséquence d’une intervention pédagogique, comme par exemple dans un programme d’éducation bilingue ou lors de l’enseignement précoce des langues. Ainsi, le terme de bilinguisme couvre des réalités très diverses dont il faut absolument tenir compte au moment de l’évaluation de l’acquisition de plusieurs langues chez l’enfant. 3.2. Particularités des enfants bilingues dans l’acquisition du langage La multiplicité des travaux sur le développement du bilinguisme chez l’enfant depuis une vingtaine d’années a contribué à mettre en échec le mythe de la nocivité du bilinguisme 49 . Très rares sont les études à montrer un retard des bilingues par rapport aux monolingues. De plus, même dans le cas d’un développement plus lent, les enfants bilingues restent à l’intérieur des normes établies pour les monolingues et/ou rattrapent leur décalage au bout de quelques années de scolarisation 50 . À condition que les langues soient apprises au moment où la plasticité cérébrale est en plein essor (avant 7 ans) et que la quantité de données soit la même pour les 47 48 49 50 Bloomfield, L. Macnamara, J. De Houwer, A., 2006. Genesee, F. concernant les programmes d’immersion au Canada; Petit, J. 11 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant deux langues, il est tout aussi naturel d’apprendre une que deux langues 51 . En réalité, les bilingues précoces passent par les mêmes stades développementaux que les enfants monolingues. Le babillage apparaît autour de 6 mois avec une volubilité et des types de syllabes et de voyelles isolées identiques à ceux des monolingues. Comme eux, ils produisent leurs premiers mots à 12 mois, connaissent une explosion lexicale ou encore combinent des mots entre eux à partir de 18 mois 52 . Quantitativement, ils maîtrisent le même nombre de mots si l’on considère leurs compétences dans les deux langues de manière cumulative 53 . Les résultats récents tendent également à contrer l’idée de systèmes linguistiques mal maîtrisés par l’enfant bilingue qui seraient la conséquence d’un amalgame entre les langues apprises. En effet, actuellement les résultats battent en brèche l’hypothèse d’un système langagier unique 54 contenant les mots de deux langues et dont la différenciation n’aurait lieu qu’à partir de 3 ans. Au contraire, d’après un nombre impressionnant de données, les deux systèmes seraient différenciés par les enfants bilingues dès le début de l’apprentissage 55 . Les enfants produisent des équivalents sémantiques - maison et Haus chez un bilingue français et allemand et comprennent que deux mots différents peuvent renvoyer à la même entité 56 . La séparation précoce des deux langues concerne tout d’abord les systèmes de sons puis la grammaire des deux langues 57 . Une séparation entre les deux langues est possible si l’enfant grandit suivant le principe d’une personne=une langue et/ou est exposé de manière régulière aux deux langues depuis sa naissance 58 . Cet ensemble de travaux montrent que les jeunes enfants bilingues sont capables dès le plus jeune âge de sélectionner la langue attendue dans une situation donnée, et que la production de chacune des langues est peu marquée par l’influence systématique de l’autre. On trouve néanmoins la présence d’alternances codiques dans les productions des bilingues. Mais ces changements de langue suivent des patterns réguliers et semblent motivés par des raisons sociolinguistiques: l’emploi des alternances codiques dépend du langage environnant et plus particulièrement aux patterns et à la fréquence des alternances dans le discours parental 59 . Les sciences cognitives ainsi que de nouveaux outils méthodologiques contribuent à augmenter nos connaissances en matière de bilinguisme. Une série d’études d’imagerie cérébrale du bilinguisme ont employé la tomographie par émission de positrons (TEP) ou la résonance magnétique (IRM) pour mettre en évidence les patterns d’activation cérébrale associés au traitement des deux langues, lorsque les sujets accomplissent des tâches telles que la lecture de mots, la dénomination d’images, la compréhension de phrases écrites ou orales. La majorité de ces travaux décrivent des activations très similaires pour les deux langues, résultat généralement interprété comme montrant des circuits communs aux traitements des deux langues 60 . Néanmoins, certaines études ont décrit des activations partiellement distinctes pour les 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 Dalgalian, G. Person, B., Fernandez, S., Oller, D.; Petitto, L & Marentette, P.; Pettito, L. et al. De Houwer, A., Bornstein, M., Leach, D. Taeschner, T. Genesee, F., Nicoladis, E., Paradis, J.; Meisel, J. Aguila, E. et al.; Holowka, S., Brosseau-Lapré, F., Pettito, L.; Junker, D. & Stockman, I.; Quay, S.; Pearson, B., Fernandez, S, Holler, D.; Pettito, L. et al. Idiazabal, I.; Meisel, J. De Houwer, A., 1990; Müller, N. Pettito, L. et al. Pallier, C. & Argenti, A-M. 12 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant deux langues, chez des sujets ayant un niveau intermédiaire dans la seconde langue et/ou ayant apprise celle-ci tardivement 61 . Les mêmes aires sont activées chez le bilingue précoce et le monolingue alors que le bilingue tardif construit une aire de Broca (dédiée aux opérations formelles, à la phonologie et à la grammaire) supplémentaire à côté de la première. Ainsi, on note une économie de moyens chez l’enfant bilingue précoce 62 . 3.3. Les avantages d’être bilingue précoce Les enfants bilingues tirent un certain nombre d’avantages de leur situation, avantages touchant l’acquisition du langage en particulier mais également d’autres domaines d’apprentissage. Confrontés à deux systèmes linguistiques dès le plus jeune âge, les bilingues ont une conscience du langage supérieure à celle de leurs pairs monolingues: ils possèdent généralement des capacités précoces pour l’analyse des propriétés structurales et fonctionnelles du langage 63 . Cette supériorité les favorise tout au long de leur scolarité dans l’acquisition des activités littéraciées (lecture et écriture) 64 ou encore dans l’acquisition d’autres langues étrangères. Par ailleurs, les enfants bilingues disposent d’une meilleure sensibilité communicative dans la mesure où ils perçoivent mieux les facteurs situationnels et y réagissent plus rapidement pour corriger des erreurs de schématisation et de comportement 65 . On pense que cela est dû à la nécessité de déterminer rapidement, à partir d’indices divers, le choix de langue approprié à une situation 66 . De plus cet avantage ne concerne pas uniquement les compétences langagières mais touche d’autres domaines de la cognition. Ainsi dans des tests de perception spatiale67 , des tests verbaux ou non verbaux de QI 68 , des tests mathématiques 69 , ils réalisent de meilleures performances. Enfin même si ce type d’avantage est difficilement mesurable, les bilingues ont des avantages socioculturels et comportementaux les poussant à s’ouvrir vers l’altérité. 61 62 63 64 65 66 67 68 69 Kim, K. et al.; Dehaene, S. et al. Dalgadian, G. Bruck, M. & Genesse, F.; Hakuta, K. & Diaz, R.; Pleh, C., Jaronvinskij, A., Balajan, A. Bialystok, E., 1987 et 1988. Ben-Zeev, S. Baker, C. Witkin, H. et al. Pearl, E. & Lambert, W. Groux, D. & Porcher, L. 13 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant 14 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Conclusion et Recommandations Avant l’âge de trois ans, les enfants passent par des étapes d’acquisition du langage particulièrement importantes au cours desquelles ils développent des habiletés indispensables à leur développement langagier et social ultérieur. Par ailleurs, les recherches cliniques indiquent que les troubles du langage qui apparaissent dès la petite enfance peuvent avoir des répercussions en chaîne tout au long de la vie, ce qui peut affecter directement les opportunités sociales, les options de carrière ou tout simplement la qualité de vie générale d’un individu. De plus, ces mêmes recherches montrent que plus tôt les enfants qui présentent des pathologies du langage sont pris en charge, meilleures sont leurs chances de guérison. Ces résultats nous amènent à préconiser un effort substantiel de prévention dans le domaine de l’acquisition du langage. Dès 1948, l’O.M.S. (Organisation Mondiale de la Santé) distingue 3 types de prévention: la prévention primaire qui concerne tous les actes destinés à diminuer l’incidence d’une maladie dans une population et donc à réduire les risques d’apparition de nouveaux cas. Dans le domaine du langage, cette prévention primaire concerne l’information ainsi que la formation de toutes les personnes impliquées dans l’éducation des jeunes enfants. Compte tenu du rôle important de l’environnement sur le processus acquisitionnel, cette prévention primaire touchera à la fois les praticiens de la petite enfance (personnel des établissements de soin, personnel de crèche, personnel des écoles) mais devra également s’étendre à l’ensemble des parents. Il est en effet indispensable d’intégrer à cette prévention primaire un volet de conseils et de guidance pour les parents. Cette intervention auprès des parents pourrait prendre la forme d’un travail préventif prénatal, de contrôles réguliers pour des populations à risque ou encore de programmes éducatifs pour des parents d’enfants à besoins spécifiques. Il existe déjà un certain nombre d’initiatives européennes allant dans ce sens. C’est le cas du CPLOL (Comité Permanent de Liaison des Orthophonistes /Logopèdes de l'Union européenne) qui développe plusieurs projets d’information: le projet «affiche» qui est la production d’une affiche au niveau européen concernant la prévention des troubles du langage chez les enfants de 0 à 4 ans ainsi que le projet «dépliant» qui consiste à la réalisation d’un dépliant comprenant des conseils aux parents quant à la stimulation adéquate du langage de leurs enfants. Malheureusement ces initiatives sont encore trop timides et devraient être menées de manière plus approfondie, plus systématique et sur un plan résolument international. La prévention secondaire quant à elle recouvre les actes destinés à diminuer la prévalence d’une maladie dans une population. En acquisition du langage ce type de prévention concerne essentiellement le repérage et le dépistage précoce: repérage de populations à risque (enfants et parents) et dépistage précoce par l’utilisation de tests standardisés. Dans ce domaine également, les pays européens ont encore bien des efforts à fournir: à ce jour les tests standardisés concernant les enfants très jeunes ainsi que les recherches longitudinales sur de grandes cohortes sont encore trop rares. Enfin la prévention tertiaire concerne les soins, c’est-à-dire les techniques diverses de remédiation. Dans ce secteur nous préconisons un travail d’équipe avec des intervenants collaborant de manière étroite, ainsi que l’utilisation de méthodes validées. Une autre façon de procéder serait de fournir à des populations d’enfants considérés comme «à risque» des occasions régulières d’interagir avec des adultes très réceptifs (spécialistes du domaine de l’intervention précoce) sous la forme d’instruction directe ou de séances individuelles de stimulation du langage. 15 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Pour ce qui concerne le cas particulier du bilinguisme précoce, il apparaît que la structure de l’acquisition linguistique chez l’enfant régulièrement confronté à deux langues dès la naissance est en tous points identique à la structure de l’acquisition chez l’enfant monolingue, à cette exception près: le bilingue sait manier et comprendre deux langues, sait passer de l’une à l’autre, et produit des énoncés réunissant des éléments des deux langues dans des conditions environnementales particulières. De plus, les enfants bilingues présenteraient un développement cognitif et social globalement meilleur par rapport aux enfants monolingues. Malheureusement, la société actuelle véhicule encore beaucoup de préjugés négatifs sur l’apprentissage bilingue que nous nous devons de combattre au quotidien par des campagnes d’information et de formation. Néanmoins, afin d’assurer un développement communicationnel harmonieux chez l’enfant bilingue, il est nécessaire de rassembler un certain nombre de conditions 70 . L’enfant doit devenir bilingue le plus tôt possible dans la mesure où les capacités acquisitionnelles du jeune enfant régressent avec l’âge. Par ailleurs, les travaux actuels s’accordent sur l’importance de la séparation des langues dans l’input pour l’acquisition bilingue précoce. Aussi, la condition du principe une personne=une langue doit-elle être respectée tant que faire se peut. Une troisième condition concerne la parité d’estime des deux langues: les deux langues ne doivent pas être en conflit mais avoir un statut social comparable et bénéficier d’une égale considération. Le respect d’une quatrième condition assure un bilinguisme de type équilibré (dans lequel l’apprenant a des compétences relativement similaires dans les deux langues): il s’agit d’assurer une intensité horaire, une continuité et une durée d’exposition et d’utilisation similaire dans les deux langues à acquérir. Enfin, dans le cas d’un apprentissage formel, est préconisé le recours à des enseignants natifs des langues ou avec une maîtrise équivalente qui utilisent de manière préférentielle des approches de type instrumental et communicative (la langue étrangère est utilisée pour véhiculer un contenu: géographie, mathématiques par exemple) plutôt que des approches de type disciplinaire. Ces types d’approches ont fait leurs preuves tout particulièrement dans l’enseignement par immersion. Le langage remplit un certain nombre de fonctions absolument vitales pour l’être humain. Le langage permet l’échange d’informations mais également la manifestation de sentiments ou encore la structuration de la pensée. De plus, nous vivons actuellement dans une société où le brassage des peuples (et donc de leurs cultures et de leurs langues) est monnaie courante et tend même à se densifier. Ces deux raisons suffisent à elles seules à préconiser une attention toute particulière à l’acquisition du langage et à l’apprentissage des langues par les enfants. 70 Petit, 2001. 16 PE 375.314 Développement du langage chez l'enfant Bibliographie Aguila, E., Ramon, M., Pons, F., et al., Efecto de la exposiçion bilingüe sobre el desarrollo léxico inicial, Papier présenté au IVème "Congreso Internacional sobre la Adquisicion de las Lenguas del Estado", Salamanca, 21-24 septembre 2004. Arriaga, R. 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