La leçon de bonheur de Camus
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La leçon de bonheur de Camus
La leçon de bonheur de Camus Deux ou trois générations de jeunes Français ont pris l e u r s l e ç o n s de bonheur dans Les nourritures t e r r e s t r e s de Gide. Dans son Journal des années noires, tenu pendant l’Occupation, Jean Guéhenno, qui n’était certes pas pétainiste, déplorait l’influence d é l é t è r e 1 de ce livre sur les jeunes khâgneux dont il avait la charge. « Un auteur presque uniquement tourné vers lui-même, incapable de s’oublier un instant, écrit-il. Son égotisme de grand bourgeois, qui écrit par d i l e t t a n t i s m e élégante mollesse, ses c o n c u p i s c e n c e s 2 et non pour gagner sa vie, son n a r c i s s i q u e s ont fait perdre à la jeunesse de France l’énergie et le goût du risque dont on fait les r é s i s t a n t s . » La « f e r v e u r » de Gide est celle d’un j o u i s s e u r qui tourne le dos à l’histoire. La morale de Camus est tout autre. Voilà pourtant, un auteur qui avait le goût du bonheur. Les textes sublimes qui composent Noces ont été écrits en Algérie vers la fin des années t r e n t e et r é i m p r i m é s en volume au sortir de la guerre. C’est un oui plein d’amour au monde, à la beauté, un r e f u s absolu de la notion chrétienne de p é c h é originel. « Il n’y a pas de honte à être heureux », proclame Camus, qui célèbre, dans « l’amour de vivre », ses « noces avec le monde », « les noces de l’homme et de la terre ». La terre, c ’ e s t celle de son Algérie, où « des hommes et des sociétés se sont s u c c é d é s ». Le bonheur suppose de savoir q u ’ i l s l’ont m a r q u é e de leur e m p r e i n t e , mais de prendre pleinement conscience du présent ; et surtout de ne rien attendre, d’éprouver la « double vérité du corps et de l’instant ». De s ’ a c c o u t u m e r , par l ’ a s c è s e , (Camus parle du « d é n u e m e n t ») à prendre la vie telle qu’elle est, sans illusions ; sans s’inventer de mythes, ni chercher des consolations. Car, écrit Camus, « le monde f i n i t toujours par vaincre l’histoire ». Mais savoir que nos empires seront e n g l o u t i s et nos temples r é d u i t s en poussière, ne nous dispense pas d’assumer les h u m b l e s t â c h e s du jour, de reconstruire le monde, génération après génération. « Mes passions n’ont jamais été « contre » », écrit Camus dans L’envers et l’endroit, de courts textes é c r i t s par un jeune homme de vingt-deux ans. La révolte chez Camus est une puissance d ’ a f f i r m a t i o n . Elle n’a rien à voir avec le r e s s e n t i m e n t , dont il expliquera, dans L’homme révolté, qu’il est le fruit de l’impuissance p r o l o n g é e , et de la convoitise mesquine ; au contraire, la révolte naît d’une é n e r g i e débordante, surabondante, qui vise à « faire reconnaître quelque chose e n s o i ». 1 au sens propre est délétère ce qui nuit à la santé et même met la vie en danger. Au figuré cela désigne ce qui cause la corruption morale ou même ce qui introduit une erreur funeste dans le jugement et le raisonnement, même. On parle d’une ambiance intellectuelle ou morale délétère. 2 Au sent propre, au dix-neuvième siècle le terme désigne un goût très prononcé pour les arts. Puis le terme s’emploie indifféremment pour tout forme de goût très prononcé pour une réalité ou une activité. Au début du vingtième siècle le mot désigne l’attitude d’une personne exerçant une activité comme un passe-temps ; à laquelle elle s’adonne de surcroît de façon fantaisiste. De nos jours cela désigne le style de vie d'une personne qui ne se soumet à aucune norme d'ordre intellectuel ou spirituel, vit au gré de sa fantaisie, cultive une sorte de plaisir exclusivement esthétique. « Je f u s p l a c é , écrit Camus dans L’envers et l’endroit, à m i - d i s t a n c e de la misère et du soleil. La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m ’ a p p r i t que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je f a i s a i s ma divinité ». La révolte, chez Camus, comporte une part d ’ a d h é s i o n e n t h o u s i a s t e , de gratitude e n v e r s l’harmonie des choses. Il ne faut pas la confondre avec la passion n i e t z s c h é e n n e pour la fatalité — que Camus a r é s u m é e par une formule « l ’ a d h é s i o n totale à une nécessité totale ». Rien de tragique, dans l’amour du monde, chez Camus. Pas plus de nécessité historique que de fatalité i m p l a c a b l e . Car cette nécessité historique, d’un côté et cette f a t a l i t é cruelle, de l’autre, ont n o u r r i les totalitarismes c o n c u r r e n t s , communisme et fascisme, comme il le démontrera dans L’homme révolté. Comme tout le monde, à cette époque, Camus rêva d’une révolution et y v i t la condition d’un supplément de bonheur pour l’humanité. Mais il ne fit jamais partie des d a n g e r e u x n a ï f s qui m i s è r e n t l’avenir du monde sur la perspective d’un b o u l e v e r s e m e n t politique r a d i c a l . Il refusa de suivre Sartre sur la voie des compagnons de route du stalinisme. C’est pourquoi aussi sa pensée est a u x a n t i p o d e s de l’historicisme, cette philosophie qui f i t des ravages dans sa génération. Tout cela est résumé par une citation de Camus : « D’autres laissent une fleur entre des pages, y e n f e r m e n t une promenade o ù l’amour les a e f f l e u r é s . Moi aussi, je me promène, mais c’est un dieu qui me caresse. La vie est courte et c’est un p é c h é de perdre son temps. […] Laissez donc ceux qui veulent tourner le dos au monde. » Une belle leçon de bonheur ! Brice Couturier Les idées Claires France Culture 08.04.2016