3.1.4 Les politiques de déconcentration

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3.1.4 Les politiques de déconcentration
3.1.4
Les politiques de déconcentration et de décentralisation
Jean Pierre ELONG MBASSI, Coordonnateur régional PDM, Cotonou.
La décentralisation est à l’ordre du jour partout, aussi bien au niveau des Etats qu’à celui des organisations internationales. Cet engouement part du constat d’un certain manque d’efficacité de la gestion centralisée, et au
contraire d’une meilleure perception des problèmes des populations et de leurs demandes sociales, tout autant
qu’une meilleure adaptation et souplesse des réponses quand les décisions sont prises au plus près des populations et de leurs lieux de vie. La décentralisation apparaît ainsi comme une des réponses à la crise de gouvernabilité des Etats africains, et une condition nécessaire à l’enracinement de la démocratie et du développement.
L’itinéraire des différents pays dans l’adoption et la mise en œuvre des politiques de décentralisation n’est pas
identique. Dans beaucoup de pays l’adoption des politiques de décentralisation s’est faite à la suite de la
demande de participation fortement exprimée par les populations locales. Dans d’autres pays, il s’est agi de trouver
une solution à la quête d’une plus grande autonomie dans la gestion de leurs affaires que certaines régions du
pays exprimaient y compris de manière violente, allant même jusqu’à évoquer la possibilité d’une sécession.
Dans d’autres encore, la décentralisation est une occasion de dépasser, voire d’effacer les stigmates de l’organisation politique et administrative antécédente marquée par trop de centralisme d’autant plus inefficace qu’on
était en présence du système d’inspiration soviétique de parti-Etat.
Dans tous les cas l’option décentralisatrice est perçue comme un progrès, et l’on en attend :
– la mobilisation de la population en vue du développement à la base durable
– un moyen d’approfondissement et d’enracinement de la démocratie au niveau local
– une entreprise de restructuration de l’Etat et de religimation des institutions publiques
– le point de départ d’une intégration régionale réellement enracinée sur les réalités africaines.
Par rapport au développement, la mobilisation de la population ne peut s’obtenir que si le cadre de la collectivité
décentralisée permet la relance de l’économie locale. Par rapport à l’enracinement de la démocratie, le niveau
local est celui où différentes sources de légitimité sont en compétition pour structurer l’appartenance et la vie des
populations. Le contenu et la réalité de la démocratie locale aussi bien au niveau de la représentation que de la
participation des populations tiennent en conséquence à la manière dont on aura su procéder à l’hybridation des
différentes sources de légitimité, ou dont on aura su procéder à l’hybridation des différentes sources de légitimité
de manière à construire des compromis sur l’exercice du pouvoir local. En tant qu’entreprise de restructuration
de l’Etat, la décentralisation devrait rebâtir les niveaux successifs de biens communs de sorte à les organiser de
la base au sommet de l’Etat suivant le principe de subsidiarité. Dans cette logique, les collectivités locales
seraient les points d’appui d’une intégration régionale enracinée sur le terrain, et se fondant sur les relations
entre communautés qui prolongent en les humanisant, les relations entre Etats.
DÉCENTRALISATION ET DÉVELOPPEMENT
Quarante ans de gestion centralisée des pays d’Afrique n’ont pas permis de tenir les promesses de la modernisation des Etats ni de l’amélioration des conditions de vie de l’immense majorité de la population. L’Afrique est
toujours en recherche de voies alternatives pour amorcer une dynamique de développement durable.
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Au cours des années 80, on a cru que c’est de préférence en ajustant les économies africaines à l’économie
mondiale que l’Afrique amorcerait le cercle vertueux du développement durable. Les politiques d’ajustement
structurel mises en œuvre au cours de cette période visaient à favoriser cette articulation dont on attendait un
regain d’intérêt des investisseurs pour l’Afrique. On doit pourtant reconnaître que 20 ans d’application des
politiques d’ajustement structurel n’ont pas permis d’améliorer le niveau des investissements directs étrangers
sur le continent. La connexion obligée au marché mondial tend à renfermer les pays africains dans une économie
de rente dont les perspectives à court et moyen termes restent limitées. Au cours de cette période, le pouvoir
d’achat des populations a régulièrement baissé, parfois de manière drastique. Si ces politiques ont contribué à
retrouver les grands équilibres macro-économiques dans les pays qui les ont mis en œuvre et à les faire reconnaître comme nécessaires à la bonne gestion de l’économie nationale, il n’en reste pas moins qu’on leur reproche par ailleurs d’avoir éloigné les décideurs africains des préoccupations de l’économie réelle, celles des entreprises et des populations engagées dans des processus concrets de production et d’échanges, en réponse aux
besoins et demandes des populations locales. L’obsession des autorités centrales pour le taux de croissance de
l’économie nationale tend à faire passer au second plan les préoccupations concrètes des populations vivant
dans les différentes parties du pays, créant des frustrations qui parfois, se sont cristallisés autour de revendications régionalistes.
Il faut en effet admettre que l’économie nationale est en réalité formée par un ensemble d’économies locales
imbriquées. Elle est le fait d’échanges organisées d’abord localement, entre une ville-pôle et son hinterland rural,
et qui de proche en proche se densifient à l’intérieur des frontières nationales, voire au-delà. Les économies locales forment ainsi le tissu économique de base pour le développement du marché intérieur, national et régional,
et dont les études les plus sérieuses affirment qu’il offre des perspectives de développement d’un ordre de grandeur plusieurs fois supérieur aux promesses de développement espérées du marché mondial. En d’autres termes
c’est de la solidité et de la compétitivité des économies locales que dépend dans une large mesure la solidité et
la compétitivité des économies nationales.
L’intérêt de l’approche du développement par le biais des économies locales réside dans le fait que l’on touche
de cette manière au caractère concret du développement. Celui-ci n’est vécu comme tel que si chacun peut en
avoir une perception et une expérience concrètes là où il vit, c’est-à-dire au niveau local. Cette approche a également l’avantage de rappeler cette vérité simple qu’« on ne développe pas les gens, les gens se développent ».
Ceci amène à concevoir le développement comme un processus de libre adhésion des populations au processus
de modernisation, impliquant la mobilisation de toutes les forces vives et l’établissement de véritables coalitions
locales pour la conduite des changements de toutes natures nécessaires à l’amélioration des conditions et du
cadre de vie des populations. Cette manière de voir attribue aux collectivités locales des responsabilités éminentes
en matière de gestion du développement. Elle postule que pour être durable, le développement doit prendre
appui sur la mise en mouvement des populations locales afin qu’elles se donnent les moyens de se sortir de la
pauvreté et d’élargir leurs capacités d’initiatives.
Les lois de décentralisation de la plupart des pays prescrivent aux collectivités locales de concevoir des plans de
développement local. Ces plans sont une projection à moyen et à long termes du devenir des collectivités
souhaité par leurs habitants. On peut dire que les plans de développement locaux dessinent le futur des
économies locales autant que de l’économie nationale. On peut dire aussi qu’à travers ces plans, le niveau local
retrouve des marges de manœuvre pour la planification du développement qu’on n’a plus au niveau national dont
l’horizon de projection dépasse rarement trois ans. Certes la multitude de plans de développement locaux pose
un problème national de mise en cohérence sectorielle et territoriale. Mais il est indéniable que l’élaboration des
plans de développement locaux offre une opportunité pour les autorités nationales de retrouver le temps long et
les préoccupations d’aménagement du territoire que vingt années de politiques d’ajustement structurel ont
gommé de la culture et des pratiques des administrations centrales. Le détour par le développement local permet
ainsi aux autorités nationales de reconquérir les défis de long terme et l’organisation territoriale du développement.
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La décentralisation offre donc l’occasion d’une remise en cause des conceptions anciennes en matière de stratégies de développement économique de l’Afrique. Elle remet à l’ordre du jour la nécessité de partir du développement à la base pour fonder le développement durable du continent. Elle permet de jeter un regard positif sur
le développement des économies locales et leur rôle pour l’amorce de toute dynamique de développement national et régional. Elle propose de considérer le niveau local comme un des lieux critiques au sein duquel débattre
des enjeux et des stratégies de développement. En focalisant l’attention sur le fonctionnement des économies
réelles et sur les ambitions de développement exprimées par les populations locales, la décentralisation permet
de relier développement et démocratie.
DÉCENTRALISATION ET DÉMOCRATIE
Deux positions tranchées semblent s’affronter lorsqu’on aborde la question du rôle de la décentralisation dans le
renforcement de la démocratie en Afrique. Certains estiment que le processus démocratique est trop jeune en
Afrique et demande à être consolidé d’abord au niveau national, avant de tenter de le généraliser à des niveaux
infra-nationaux. Ils sont confortés dans leurs convictions par le spectacle des démocraties africaines, avec leur
multitude de partis souvent à base ethnique, et le manque de débats réels sur la chose publique lors des consultations électorales. Les tensions et violences qui accompagnent les joutes électorales montrent qu’il faut être
prudent par rapport à la multiplication des arènes où de telles confrontations violentes pourraient se produire. Ils
estiment que la mise en œuvre de la démocratisation doit être prudente, en prenant soin de s’assurer que cette
culture nouvelle de la compétition politique ouverte est progressivement appropriée par les populations et les élites nationales, puis locales.
D’autres font remarquer au contraire que c’est l’absence de démocratie et non point sa généralisation qui est à
l’origine de la crise de gouvernabilité de la plupart des Etats africains. Si la démocratie est comprise comme la
modalité de régler les conflits d’intérêt au sein des sociétés au moyen de la délibération et du choix de la majorité
exprimé au cours de consultations électorales libres et justes, il n’y a aucune raison de limiter son exercice au
seul niveau national. Bien sûr la conduite des processus démocratiques n’est pas simple, et elle l’est moins
encore au niveau local, qui est le lieu où différents registres institutionnels structurent l’appartenance et la vie
des populations. Trois sources de légitimité s’affrontent ici : la légitimité portée par le pouvoir traditionnel et
coutumier, la légitimité portée par le pouvoir religieux, et la légitimité du pouvoir de l’Etat moderne. Les processus
démocratiques actuels privilégient la légitimité de l’Etat, alors qu’il n’est pas sûr que les populations locales s’y
reconnaissent forcément.
De ces observations pertinentes, on tire des conséquences contrastées : certains insistent pour que l’accent soit
prioritairement mis sur un déploiement de la représentation de l’Etat central sur toute l’étendue du territoire
national, en vue d’affirmer l’idéal de l’unité nationale, d’instaurer, restaurer ou raffermir l’autorité de l’Etat, et de
rapprocher l’administration des administrés. Ils prônent pour cela le transfert aux niveaux déconcentrés des
moyens matériels, budgétaires et humains pour gérer les affaires au plus près des préoccupations des populations. Ce processus de déconcentration administrative est tout à fait conforme au principe de subsidiarité, et
c’est lui que les politiques d’ajustement structurel ont mis en avant dans le cadre de ce qui a été appelé les
décentralisations sectorielles. Son objectif prioritaire est de surmonter le « désert administratif » dès qu’on sort
de la capitale nationale ou provinciale, pour pouvoir appliquer efficacement les politiques sectorielles. Mais
d’autres pensent à bon droit qu’il ne faut pas confondre la déconcentration, qui est un processus administratif
dont la légitimité se rattache à celle de l’Etat central, qu’il soit lui-même démocratique ou non, et la décentralisation, processus politique, qui donne aux collectivités humaines de base participant d’un même Etat, d’une part
l’autonomie juridique (personne juridique distincte) par rapport à la personne-Etat, et qui, d’autre part, accorde
aux populations composant chacune de ces collectivités une marge d’initiative pour administrer et gérer la collectivité au travers des responsables qu’elles se choisissent librement. La décentralisation est en quelque sorte
une forme avancée de la démocratie, la démocratie à la base. La déconcentration ne peut donc en aucun cas être
une alternative à la décentralisation, même si l’une et l’autre participent du raffermissement de l’Etat de droit.
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Pour que la décentralisation ouvre effectivement un espace démocratique au niveau local, il faut que soient
correctement réglées la question de la représentation, la question du fonctionnement des organes institutionnels
des collectivités locales, et la question de la relation entre collectivités locales et société civile (gouvernance
locale).
La question de la représentation est l’un des problèmes les plus difficiles que la décentralisation rencontre, surtout en milieu rural. Suivant les lois de décentralisation, le choix des conseillers municipaux doit se faire par vote
démocratique selon la formule une personne/une voix. La réalité sociale locale est malheureusement loin d’être
aussi simple. Suivant les différents registres institutionnels en présence, les populations n’ont pas le même
poids. Il existe en quelque sorte de grands électeurs (chefs de lignages, chefs de clans, chefs de familles, chefs
religieux ou de castes ...) qui ne comprennent pas toujours pourquoi leur voix devrait avoir le même poids que
celle des autres membres de la communauté, sans parler des voix des « étrangers » dont on ne comprend même
pas qu’ils puissent être sollicités à se prononcer et même à se présenter comme éligibles. De nombreuses stratégies de « contournement » sont mises en œuvre pour que les élections locales ne perturbent pas trop les
équilibres socio-politiques antérieurs. Mais l’on remarque aussi qu’à certains endroits, les élections locales sont
mises à profit par les jeunes pour s’affranchir de la pesanteur de l’organisation clanique traditionnelle. Les élections locales tendent dans ce cas à introduire de la compétition politique entre membres de la communauté là où
auparavant la recherche systématique du consensus et de la cohésion sociale était la règle. On assiste alors à un
dédoublement de l’arène politique traduisant celui des sources de légitimité (traditionnelle et démocratique), qui
complique singulièrement l’accord sur les décisions concernant la communauté.
Le fait pour certaines lois de décentralisation d’introduire comme obligation d’être présenté par un parti pour être
candidat aux élections locales est également une source de problèmes au niveau de la représentation. On s’aperçoit en effet que les partis ont souvent tendance à obéir d’abord aux jeux de pouvoir internes, souvent réglés au
niveau des états-majors nationaux. La préoccupation de coller aux réalités politiques locales passe souvent après
celle de caser les amis politiques. D’où des situations où les électeurs ne se reconnaissent pas dans les candidats qui sollicitent leur suffrage, ce qui conduit à une désaffection du corps électoral vis-à-vis des consultations
locales. Face à ce risque pour la démocratie, plusieurs pays ont admis d’autoriser la présentation de candidatures
libres à côté des candidatures de partis politiques.
Le fonctionnement des organes institutionnels des collectivités locales est également une source de préoccupation par rapport à l’expression démocratique. En principe, de par la loi, chaque collectivité dispose d’un organe
délibérant, le conseil communal, qui représente l’universalité de la collectivité et est dépositaire de l’autorité
locale ; et d’un organe exécutif issu de l’organe délibérant et chargé de l’exécution des décisions de l’organe délibérant, le Maire ou le Président du conseil municipal et ses adjoints. Il est aidé dans cette fonction par l’administration municipale dont il est le chef. Pour que l’organe délibérant représente effectivement l’universalité de la
collectivité locale, il faut en effet qu’il n’exclut pas les autres sources de légitimité dans lesquelles se reconnaissent aussi les populations locales. C’est la raison pour laquelle certains pays comme le Ghana ont recherché
l’alliance entre la modernité et la tradition en acceptant la présence, à titre consultatif, de représentants des
organisations traditionnelles et religieuses au sein des assemblées délibérantes locales.
Ces assemblées doivent en principe débattre de l’ensemble des problèmes que rencontrent la collectivité dans
la limite des prérogatives que leur définissent les lois et règlements. Pour cela, sont mises en place des commissions du conseil qui doivent préparer les dossiers soumis à la délibération et à la décision du conseil. La réalité
du fonctionnement des organes délibérants est malheureusement autre que ce qui est dit dans les textes. La
plupart des collectivités fonctionnent sous l’impulsion du seul Maire et de l’administration municipale. De ce
point de vue les collectivités locales peuvent devenir des espaces peu démocratiques où l’on assiste à une sorte
de personnalisation de la collectivité locale et de présidentialisation de la fonction de Maire, ce qui remet en
cause l’équilibre des pouvoirs voulu par le législateur. La conséquence est que les populations ont l’impression
que la gestion de la collectivité est confiée au seul Maire. De ce fait, les élections locales se réduisent souvent à
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la question de savoir qui sera Maire, ramenant du même coup la démocratie locale à un combat entre individus,
alors que la lettre de la loi insiste pour que les collectivités soient administrées par des conseils élus.
Ceci pose tout le problème de la relation entre la collectivité locale et la société civile. Si le rituel des élections ne
permet plus de donner tout son sens à la sanction du vote, comment s’assurer que la collectivité locale soit effectivement un espace d’expression démocratique ? Beaucoup sont convaincus qu’il faut rechercher un enrichissement de la démocratie représentative par la démocratie participative, qui ménage une plus grande contribution
des populations à la gestion locale. Mais pour cela, il faut que la société civile ait la possibilité de s’organiser
librement, qu’il y ait des espaces autonomes et infra-communaux de concertation et de négociation pour le
traitement des problèmes qui se posent aux populations, et que des passerelles soient aménagées entre les
cadres de concertation de la société civile et le conseil communal. La démocratie représentative est donc très
exigeante vis-à-vis de la société civile et de sa capacité à s’organiser et à représenter un contre-pouvoir crédible
aux institutions locales. Il n’est pas certain que les politiques de décentralisation aient toujours bien intégré cette
exigence d’accompagnement de la société civile pour le renforcement de leurs capacités allant de pair avec celui
des institutions locales, en vue de mettre en place une gouvernance locale véritablement démocratique.
DÉCENTRALISATION ET REFONDATION DE L’ETAT
L’institutionnalisation étatique à l’échelle de chaque pays ne s’est pas inscrite dans une dynamique et un cadre
communs transcendants, qui emportent l’adhésion de tous. Beaucoup pensent que les périls que vit le continent
sont dus principalement à ses Etats. Ce sont les fondations mêmes de l’Etat africain qui font l’objet d’une interrogation. En moins d’un demi-siècle d’existence, il s’essouffle, faiblit, est moribond voire disparaît. « L’Etat existant reste englué dans la gestion centralisée des ‘‘prébendes’’ et ne suscite aucune adhésion à des normes transcendantes d’intérêt général. Bien que monopolisant l’usage de la violence légitime, il ne parvient pas à contrôler
tout le territoire national ».
Dans un tel contexte, beaucoup considèrent que la décentralisation comporte des risques d’émiettement et de
fragmentation de l’Etat. Elle libèrerait des forces centrifuges qui pourraient nourrir et amplifier des instincts hégémoniques et sécessionnistes. Face au fourmillement des acteurs locaux et aux enjeux de la décentralisation,
l’affaiblissement de l’Etat sur le terrain n’est assurément pas une bonne chose et il est regrettable que certaines
de ses fonctions soient aujourd’hui portées par des organisations (ONG et autres réseaux clientélistes) qui ne sont
responsables devant aucun organe que ceux qu’elles se donnent. Dans cette nébuleuse d’acteurs, engagés à
titre divers dans la gouvernance locale, il y a un risque que la construction d’un Etat de droit ne soit pas toujours
la préoccupation, et que de nombreux groupes s’organisent à partir des pratiques endogènes en marge de l’Etat.
Il est peu vraisemblable que le pouvoir central puisse réagir efficacement contre ces risques de repli grégaire,
surtout qu’il n’a pas grand chose à offrir dans la transaction sociale. La menace de l’atteinte à l’ordre public qu’on
a pu manier aux premières années des indépendances n’a plus la même efficacité qu’avant. Les avancées de la
démocratie et l’universalisation de la référence aux droits de l’homme limitent fortement les possibilités du
recours à la force pour contraindre ceux qui n’adhèreraient pas aux injonctions des autorités nationales.
Le rejet de l’Etat est en réalité celui d’une certaine forme de l’Etat et réciproquement, l’appel d’une autre forme
d’Etat. Plutôt que des réformes impulsées de l’extérieur, l’Etat a besoin d’une réelle refondation. C’est de l’intérieur qu’il faut prendre la décision d’inventer, d’entretenir au quotidien, de sécréter l’Etat à partir de l’échelle
locale où ce processus est plus facilement gérable. Ce serait là la base d’une légitimité réelle et durable. D’où
l’hypothèse que la décentralisation peut constituer un facteur permettant de renégocier l’adhésion de tous aux
institutions étatiques et de faire émerger une citoyenneté basée sur la négociation d’un nouveau contrat social.
A condition de parfaire l’organisation des structures locales, de changer les pratiques des autorités locales, de
renforcer les capacités des élus et administrations à agir pour l’amélioration de la vie des populations, et de
mettre l’accent sur l’émergence d’une nouvelle citoyenneté.
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Parfaire l’organisation des structures locales suppose de :
– rechercher les arrangements institutionnels appropriées pour soutenir le développement économique et
l’emploi sur les différents territoires ;
– responsabiliser les citoyens et augmenter leurs marges d’initiatives pour la prise en charge de leur vie et
de leur milieu de vie,
– redéfinir les relations entre le gouvernement et les collectivités locales,
– moderniser le fonctionnement de l’Etat central et de ses représentations locales.
Changer les pratiques des autorités locales doit commencer par la remise en ordre de fonctionnement normal
des institutions locales. Il faut que l’assemblée délibérante fonctionne, que l’exécutif municipal n’accapare pas
la réalité de la gestion locale, et que soient en place des mécanismes qui permettent que les autorités locales
rendent compte de leur gestion aux populations tout au long de l’exécution de leur mandat et pas seulement à
l’occasion d’élections locales périodiques. Il faut aussi que la démocratie participative entre dans les faits et
fasse l’objet d’un minimum de codification pour ne pas laisser place à des manipulations démagogiques.
Mais tout cela ne donnerait pas grand chose si les collectivités locales n’avaient aucune capacité d’action. La
faiblesse des moyens financiers des collectivités ne leur permet pas de répondre adéquatement à la demande
d’équipements et infrastructures, et de services aux populations. Sans ces moyens d’actions, les collectivités
locales risquent de devenir des réceptacles du désespoir, au lieu d’être des lieux d’innovation, de création de
richesse et transformations sociales. Cela interpelle la manière dont les ressources sont partagées entre l’Etat
central et les collectivités locales, comment se répartit la dépense publique entre l’Etat et les collectivités,
comment s’exerce la maîtrise d’ouvrage publique entre le niveau central et le niveau local. Il est donc important
de crédibiliser la décentralisation en apportant des solutions appropriées à ces différentes questions.
On constate partout l’émergence de nouveaux rapports à l’autorité, à l’environnement, à la production économique, à l’univers symbolique et des valeurs, etc. Ces nouveaux rapports traduisent une profonde aspiration à
l’évolution des modes de gouvernance antécédents qui n’ont pas permis de réaliser les promesses de l’amélioration de la vie pour tous auxquelles l’Etat s’était engagé. Le village, qui a constitué le cadre d’organisation sociopolitique de proximité depuis des siècles n’est plus pertinent aujourd’hui à cause des changements auxquels
nous assistons. Les processus d’urbanisation et de globalisation posent de nouveaux problèmes qui exigent des
réponses nouvelles. En même temps, le niveau national apparaît très éloigné des gens et ne répond pas très bien
à leurs attentes en terme de participation à la gestion des affaires qui les concernent. La citoyenneté qui se dessine à travers la décentralisation, permet aux populations de gagner des marges d’autonomie par rapport aux
« Etats-nations ». Elle permet aussi de restructurer les échelles de Bien Commun auxquels les populations
peuvent se reconnaître pour y avoir contribué du fait de la proximité. Elle va déboucher sur une autre définition
de l’Etat, qui de l’héritage colonial deviendra progressivement une entité dont le contenu est négocié entre les
différentes collectivités constitutives, garantissant ainsi sa re-légitimation.
Pourquoi la collectivité locale peut-il être le cadre de négociation de la nouvelle citoyenneté ? Premièrement, la
commune, en tant qu’institution publique ayant pour mission de garantir l’intérêt général sur son territoire
commence à être une réalité prégnante dans beaucoup de pays d’Afrique. Si la commune arrive à faire preuve
d’efficacité, elle pourra assurer plus facilement la crédibilité de la Puissance publique vis-à-vis des populations
et des acteurs locaux que les autres entités administratives qui ont perdu une part importante de leur légitimité
à cause de l’incapacité de l’Etat à assumer l’ensemble de ses missions. Deuxièmement, la commune apparaît
également comme l’échelle la plus pertinente pour penser et construire de nouveaux cadres d’organisation
socio-politique permettant de réconcilier l’Etat avec les populations. Autrement dit, face aux enjeux de la
mondialisation et à la crise de l’Etat postcolonial africain, la commune peut être offrir l’opportunité de « refonder
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l’Etat » à partir des structures de proximité qui permettent d’assurer plus efficacement la solidarité entre les gens
et de répondre aux demandes de sécurité matérielle, économique, culturelle, morale, etc.
La citoyenneté qui s’élabore ici fait appel au rôle nouveau que chaque individu doit jouer pour participer à la gestion démocratique de la cité. Les premiers droits du citoyen dans l’ère de la démocratisation et de la décentralisation sont de
– participer au choix de ceux qui le représenteront pour gérer le pouvoir. Par l’exercice conscient de son droit
de vote, il participe ainsi à la légitimation du pouvoir local ;
– assurer le contrôle en s’informant sur l’action des organes de gestion élus notamment en se servant de la
capacité d’interpellation des organisations locales de la société civile ou les forum que viendrait à organiser la
municipalité,
– exercer son devoir de participation par l’acceptation des contributions financières demandées par la collectivité locale à travers les impôts et taxes (pas de pouvoir de représentation sans devoir de participation à travers
le civisme fiscal).
Ce citoyen nouveau qui respecte la chose publique locale, participe à la préservation de l’environnement,
respecte la salubrité pour aider à la création d’un cadre de vie agréable ne se rencontre pas encore couramment
en Afrique. On a pourtant la conviction que s’il doit émerger un jour, c’est d’abord au niveau local qu’on le verra
car c’est à ce niveau que peut se négocier un contrat social concret entre les populations et les autorités publiques.
C’est au niveau local que le débat sur l’espace public support de la citoyenneté moderne prend tout son sens.
Mais ce nouveau citoyen ne se réalisera pleinement que dans le cadre plus large de l’Etat qui organise les solidarités sociales et territoriales, et insère les différentes collectivités dans le concert des Nations. C’est pourquoi
si la décentralisation est essentielle à la re-fondation des Etats, ceux-ci sont indispensables au maintien d’une
atmosphère de concorde et de solidarité entre collectivités, et à la mise en cohérence et complémentarités des
différentes initiatives locales. La décentralisation c’est donc un Etat plus proche, plus à l’écoute, plus sensible
aux demandes des populations, mais sûrement pas le dépérissement ou le contournement de l’Etat. Les craintes
de dynamiques centrifuges qui ont pu émerger ça et là à la suite de la mise en œuvre des politiques de décentralisation ne se sont jusqu’ici vérifiées nulle part en Afrique. Tout au contraire c’est lorsque les Etats centraux
n’ont pas entendu la quête des populations pour une plus grande proximité et participation qu’on a vu émerger
des tendances de repli dans la sphère grégaires, voire des mouvements sécessionnistes. C’est tout le sens qu’il
faut donner au principe de subsidiarité active, qui affirme l’absolue nécessité de rechercher chaque fois une articulation harmonieuse de tous les niveaux de gouvernance, du local au régional, en passant par le niveau national.
C’est de cette manière seulement que l’on peut bâtir un Etat de droit solide, condition sine qua non d’une
gouvernance démocratique moderne.
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