30 - 2016 - 10 octobre - Alain Corbin, le silence

Transcription

30 - 2016 - 10 octobre - Alain Corbin, le silence
Aux évêques de France
Conférence des Évêques de France
OFC 2016, n° 30
Le livre d’Alain Corbin sur le silence
Alain Corbin est un historien français spécialiste du XIXe siècle en France. Les livres qu’il a publiés constituent une
sorte d’anthropologie historique. Il a travaillé sur l'histoire sociale et l'histoire des représentations. Il est qualifié
d’« historien du sensible », et son approche sur l'historicité des sens et des sensibilités est vraiment novatrice.
Dans son dernier livre Histoire du silence. De la Renaissance à nos jours (Éditions Albin Michel, Paris, 2016),
Alain Corbin indique en prélude quel est son propos : « L’évocation, dans ce livre, du silence passé, des
modalités de sa quête, de ses textures, de ses disciplines, de ses tactiques, de sa richesse et de la force de sa
parole peut contribuer à réapprendre à faire silence, c’est-à-dire à être soi. »
Dans un premier chapitre, l’historien fait l’inventaire des lieux privilégiés où peut s’opérer l’écoute du silence. La
maison tout d’abord. Il est des maisons qui respirent le silence. Au XIXe siècle apparaît l’exigence d’avoir une
chambre particulière, un espace à soi. Alain Corbin cite, par exemple, l’écrivain et poète Rilke qui trouve le
bonheur « dans la chambre silencieuse d’une maison familiale, entouré d’objets calmes et sédentaires, à écouter
les mésanges s’essayer dans le jardin d’un vert lumineux, et au loin l’horloge du village » (Les Cahiers de Malte
Laurids Brigge, Paris, Seuil, coll. Points, 1966, p. 43). L’analyse du silence d’une chambre demande que l’on
s’intéresse au décor, aux objets, aux personnes ou des animaux qui sont, en ce lieu, en affinité avec le silence.
Il y a aussi le silence des églises et des cathédrales. Alain Corbin cite Max Picard, philosophe suisse de la fin
du XIXe siècle, qui déclare dans un livre intitulé Le Monde du silence : « La cathédrale est comme du silence
incrusté dans la pierre », elle se dresse « comme un énorme réservoir de silence ». Bien entendu, dans les
églises un lien très fort unit le silence à la liturgie.
Un second chapitre aborde les silences de la nature. Le temps qu’il fait, dit Alain Corbin, est lui-même
imprégné d’un silence particulier » (p. 35). Chaque saison apporte une spécificité du silence. De même, la
tombée de la nuit, lorsque les vents se taisent et lorsque le taillis ne fait plus aucun bruit, laisse place à un
merveilleux silence. Le philosophe Gaston Bachelard a souligné que la nuit amplifie les résonances auditives.
L’oreille est le sens de la nuit.
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Alain Corbin parle aussi du désert, « l’espace où se fait entendre la parole de Dieu ». Il cite au passage les
Pères du désert. Il évoque Saint Exupéry, « le meilleur exemple de ceux qui ont dit leur expérience du désert
et de son silence » (p 40). Au chapitre suivant il fait référence à Charles de Foucauld. Alain Corbin décrit
ensuite, toujours de manière historique, d’autres territoires du silence : la montagne, la mer, la forêt, la
lande, les canaux à Bruges.
Passionnant est le troisième chapitre sur la quête du silence, condition nécessaire au XVIe et XVIIe siècles de
toute relation avec Dieu. Saint Ignace de Loyola est bien entendu mentionné pour son message qui repose sur
le silence. « L’exercice spirituel, à ses yeux, est manière de méditer, de prier, d’examiner sa conscience, de se
livrer à la “contemplation de lieu.” » (p.68) Alain Corbin évoque les mystiques (Jean de la Croix, Thérèse d’Avila).
Ce qui relève des apprentissages et des disciplines du silence est abordé dans le quatrième chapitre. Faire
silence, ordonner le silence, demander le silence, imposer le silence, observer le silence, tout cela est
commenté dans les dictionnaires et les manuels de politesse.
Le livre d’Alain Corbin propose deux pauses dans la lecture : un Interlude sur Joseph et Nazareth ou l’absolu
du silence ; quelques reproductions de peintures (Fernand Khopff, Odilon Redon, Georges de la Tour, etc.).
Ces pages sont apaisantes et ouvrent sur le chapitre 6 qui met en relation parole et silence. La parole
silencieuse du Dieu de la Bible constitue le socle de la réflexion d’Alain Corbin.
Quel est le rôle du silence dans les relations sociales ? Quels sont ses avantages et ses inconvénients ? Que
disent à ce sujet les moralistes et les sages sur l’art de se taire, sur la vertu qui consiste à ne parler qu’àpropos ? Faire l’histoire du silence aux XVIIe et XVIIIe siècles est très enrichissante. C’est l’objet du chapitre
sept intitulé Les tactiques du silence.
Baltasar Gracian, jésuite espagnol du XVIIe siècle, dans L’homme de cour donne des conseils au courtisan. Se
mêler témérairement à la conversation devant un seigneur, sans en être requis, c’est se mettre en danger. Le
courtisan se doit de toujours réfléchir avant de dire ce qui lui vient à l’esprit. Pour Baltasar Gracian, le silence
est « sanctuaire de la prudence », sanctuaire de la modération et de la retenue. Converser, c’est-à-dire nouer
relation avec autrui, est un art, une école de politesse. C’est de cette façon que l’homme montre ce qu’il vaut.
Baltasar Gracian est radical : « Les choses que l’on veut faire, ne se doivent pas dire ; et celles qui sont bonnes
à dire ne sont pas bonnes à faire. »
Certes, l’ignorance se retire souvent dans le sanctuaire du silence, mais d’une manière générale la réserve
du quant à soi est l’art de la prudence. Un auteur fait remarquer que « si l’on ne disait que des choses utiles,
il se ferait un grand silence dans le monde » (M. de Moncade).
En 1771, paraît un ouvrage L’Art de se taire, de l’abbé Dinouart, qui eut un grand retentissement. Dinouart
distingue onze sortes de silences : prudent, artificieux, complaisant, spirituel, stupide, méprisant, mais aussi
sllence d’humeur d’approbation. Pour lui, l’art de bien gouverner implique l’art de se taire. Le silence
s’accompagne d’une attitude corporelle : geste mesuré, maintien, regard. Ajoutons qu’il y a aussi les silences
d’inertie, de sang-froid, d’incrédulité, de doute, de délicatesse, de respect.
Avant le Postlude qui traite des aspects angoissants et tragiques du silence, le chapitre 8 aborde enfin le
thème Des silences de l’amour au silence de la haine. « Le silence est un ingrédient essentiel de la profondeur
de l’amour » (p. 145). Il permet la communion entre les êtres. « L’affection amoureuse est mieux dite par un
soupir, par un acte de respect ou de crainte que par “milles paroles” » (p. 149).
Le silence peut être aussi l’aboutissement de la haine. Il peut introduire une distance dans un couple saccagé
par des rancœurs longtemps accumulées.
Le livre d’Alain Corbin invite à la méditation et développe une manière originale de faire de l’histoire.
Hubert Herbreteau
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