Un Schulz en Technicolor

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Un Schulz en Technicolor
Un Schulz en Technicolor
En adaptant l'œuvre litéraire de l'écrivain juif polonais Bruno Schulz dans les Docks du port du Havre, la
compagnie flamande De Onderneming transpose l'imaginaire propre à l'auteur de l'angoisse à celui, exclusif, de
la fantaisie.
Laure Naimski, www.fluctuat.net, 17 janvier 2005
Sur le port du Havre, à peine franchi le seuil des docks Vauban, ses anciens magasins généraux construits en 1846,
véritables cathédrales de briques et d'acier, le public est saisi par le froid. Un lourd manteau jeté sur ses épaules par un
homme à l'accent flamand et voilà le spectateur invité à prendre part à La République des rêves ou l'Histoire de la
princesse enlevée et substituée, d'après l'œuvre de Bruno Schulz (1892 -1942).
Un pas de plus et un bar de fortune offre du thé pour la mise en bouche. Sur un pan de mur lézardé est projeté Sissi
Impératrice, où Romy Schneider froufroute en technicolor sur les accords sirupeux des valses viennoises… Arrêt sur
image : 1942, Bruno Schulz est abattu par un officier nazi dans le ghetto de Drohobycz, sa petite ville natale de Galicie
autrichienne devenue polonaise par rattachement en 1918. Sissi et Schulz, réunis par la seule patte de la compagnie De
Onderneming ? Cette union apparement contre nature est justifiée par une époque commune, celle de l'empereur
François Joseph 1er (1848-1916). Et puis aussi par le talent de ce collectif d'acteurs flamands constitué en 1996, qui a
fait sienne cette devise : “La vie est courte, l'art est long, l'occasion fugitive, l'expérience trompeuse, le jugement difficile”
(Hippocrate). Par son art de la scénographie, elle suscite un état d'esprit où le tragique le renvoie à la comédie, où le
burlesque se teinte d'effroi ; et Bruno Schulz peut alors valser avec Bianca, princesse imaginaire de sa République des
rêves, parée des atours d'une Sissi, dans une salle de bal bruissante d'ombres fantastiques.
Le texte mis en scène est une adaptation de sept histoires tirées des cycles de récits Les Boutiques de cannelle (1933)
et Le Sanatorium au croque-mort (1937), avec ce morceau d'anthologie qu'est « Le Sacre du Printemps » où Bianca
apparaît à Bruno dans un album de timbres. L'acteur Kris Van Trier incarne Bruno, enfant taraudé par la question de
savoir à quel mécanisme d'appréhension du monde obéit son père Jacob, fantasque marchand drapier. C'est seulement
à la mort de ce père adoré, figure emblématique et dominatrice, que le fils pourra laisser libre cours à sa propre œuvre.
Kris est un Bruno tout en retenue et subtilité qui a la grâce du geste juste ; il est cet enfant qui aime aussi jouer les
victimes. Autour du père et du fils, Adèle la servante toute puissante (Waas Gramser), la mère paresseuse, l'oncle de
bonne humeur et les deux petites couturières, femmes frustrées en manque d'hommes. Tous très justes.
Pour De Onderneming, cette pièce est d'autant plus un pari que d'ordinaire, le collectif se frotte à des textes dont la
dimension théâtrale est évidente : Pagnol, Gombrowicz, Wilde, Bernhard (La Force de l'habitude présenté en plein air
l'été dernier dans le cadre du festival Paris Quartier d'Eté). Là, il a fallu inventer une dramaturgie à base de ressorts
propres à captiver le public. Lorsque le père se livre à des expériences sur l'électricité, on sollicite sa participation. Pour
le réchauffer pendant la représentation, on lui sert un petit coup de Vodka. Il y a des pétarades, des coups de revolver,
des fous rires et des courses-poursuites….
Si Schulz père et fils étaient des gladiateurs de l'imagination, De Onderneming l'est aussi et sa vision du monde
s'accorde à celle de l'auteur : “L'art qui me tient à cœur est justement une régression, un retour à l'enfance (…) Mon
idéal est de mûrir pour "atteindre" l'enfance. Au fond, c'est peut-être ça, la vraie maturité.”