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Afrique de l’Ouest. Ile de Bioko, Guinée équatoriale
Mercredi 2 juin, 16 h 30
Nicolas Marten savait qu’on les épiait. Mais de qui
s’agissait-il ? Combien étaient-ils ? Impossible à déterminer.
Il observa le père Willy Dorhn, son compagnon de route,
comme en quête d’une réponse, mais le prêtre allemand
se taisait. À soixante-dix-huit ans, l’homme était grand,
aussi mince qu’une lame de rasoir. Ils avançaient toujours,
louvoyant parmi les feuillages épais, franchissant d’étroits
ruisseaux aux eaux vives, le long d’une piste presque invisible qui sinuait à travers la forêt.
Le chemin se mit à grimper, ils s’élevèrent avec lui.
Il faisait chaud. Quarante degrés au moins, peut-être
davantage. L’humidité accentuait la sensation de canicule. Marten essuya la sueur de son cou et de son front,
chassa un nuage de moustiques qui les harcelait depuis
leur départ. Ses vêtements lui collaient à la peau. La végétation empestait, comme un parfum capiteux auquel il
était impossible d’échapper. Les cris stridents des oiseaux
exotiques résonnaient partout dans les cimes des arbres,
si touffues qu’elles arrêtaient les rayons du soleil. Des
clameurs plus bruyantes et plus aiguës que tous les sons
naturels jamais imaginés par Marten. Pourtant, le père
Willy – Willy tout court, ainsi qu’il avait demandé à son
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visiteur de l’appeler – ne disait rien, il suivait un parcours qu’il connaissait si bien, après un demi-siècle passé
sur l’île, que ses pieds semblaient prendre seuls toutes
les décisions.
Enfin, il ouvrit la bouche.
— Je ne sais absolument pas qui vous êtes, monsieur
Marten, commença-t-il sans regarder son interlocuteur.
Quoique l’espagnol fût la langue officielle de la Guinée
équatoriale, il s’adressait à Marten en anglais.
— Il va bientôt falloir que je décide si je peux ou non
vous faire confiance. J’espère que vous me comprenez.
— Je vous comprends.
Sur quoi les deux hommes poursuivirent leur périple.
Au bout de quelques minutes, Marten repéra une faible
rumeur, dont il était incapable de situer l’origine. Peu
à peu, cette rumeur s’amplifia jusqu’à couvrir le tapage
des oiseaux ; presque un rugissement à présent. Alors
Marten comprit. Des chutes d’eau ! Une poignée de
secondes encore et, au sortir d’un virage, ils firent halte
devant une cascade qui dégringolait en grondant au cœur
de la brume pour disparaître dans la jungle, trois cents
mètres plus bas. Willy contempla longuement le spectacle
avant de se tourner sans hâte vers Marten.
— Mon frère m’a informé de votre visite, dit-il. Mais
lui-même ne vous a jamais rencontré. Il ne vous a jamais
parlé. Je n’ai donc aucun moyen de savoir si vous êtes
bien l’homme dont il m’a annoncé l’arrivée ou si vous
vous faites passer pour lui.
— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’on m’a
demandé de venir vous voir. Pour écouter ce que vous
avez à me dire avant de rentrer chez moi. Je n’en sais pas
beaucoup plus, si ce n’est que vous pensez qu’il se passe
de drôles de choses dans la région.
Le prêtre l’examina avec attention, toujours méfiant.
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— C’est où, « chez vous » ? interrogea-t-il.
— Une ville dans le nord de l’Angleterre.
— Vous êtes américain.
— J’étais. Je suis un expatrié. Je possède un passeport
britannique.
— Vous êtes journaliste.
— Non, architecte paysagiste.
— Pourquoi vous ?
— L’un de mes amis, qui connaît votre frère par personne interposée, m’a demandé de venir.
— Quel ami ?
— Un autre Américain.
— Un journaliste ?
— Non. C’est un homme politique.
Les yeux de Willy vinrent se ficher dans ceux de
Marten.
— Qui que vous soyez, je vais être obligé de vous faire
confiance, parce que je crains qu’il ne me reste de moins
en moins de temps. Et puis je n’ai personne d’autre vers
qui me tourner.
— Vous pouvez me faire confiance, insista Marten
avant de regarder autour de lui.
Ils étaient complètement seuls, mais il avait toujours
l’impression qu’on les épiait.
— Ils sont partis, lui indiqua Willy d’une voix paisible.
Ce sont des Fangs. De bons amis à moi. Ils nous ont filés
un moment jusqu’à ce que je leur fasse comprendre que
tout allait bien. Ils vont s’assurer que personne ne s’aventure dans notre direction.
Il passa prestement la main sous sa robe de bure pour
en extraire une enveloppe. Il fit apparaître plusieurs feuillets pliés qu’il conserva dans sa main sans les ouvrir.
— Que savez-vous de la Guinée équatoriale ? s’enquitil auprès de Marten.
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— Pas grand-chose. Ce que j’en ai lu dans l’avion.
C’est un petit pays très pauvre gouverné par un président
dictateur nommé Francisco Tiombe. Au cours de ces dix
dernières années, on y a découvert du pétrole et…
— Francisco Tiombe, le coupa Willy d’un ton rageur,
est le chef d’une famille cruelle et sans pitié qui se prend
pour une dynastie royale, mais c’est loin d’être le cas.
Tiombe a tué l’ancien président, son propre cousin, pour
s’emparer du pouvoir et faire main basse sur les richesses
engendrées par les concessions pétrolières. Et riche, il l’est
devenu. Immensément. Il vient d’acheter un château en
Californie, qui lui a coûté quarante millions de dollars. Et il
en possède une bonne demi-douzaine à travers le monde.
Hélas, il refuse de partager cette manne avec son peuple,
qui croupit dans une pauvreté extrême.
Willy s’échauffait de plus en plus.
— Ils n’ont rien, monsieur Marten. Les rares emplois
qu’ils parviennent à décrocher sont sous-payés. Ou alors
ils vendent les quelques légumes qu’ils cultivent, ou le
poisson qu’ils ont pêché. L’eau potable est un véritable
trésor, on la vend d’ailleurs à prix d’or. Quand bien même
un village bénéficie de l’électricité, les coupures sont
incessantes. Il y a de quoi pleurer en songeant aux équipements médicaux. On ne trouve pratiquement pas d’écoles.
Personne ici ne peut prétendre mener une vie simplement décente.
Le prêtre plongea les yeux dans ceux de son interlocuteur avant de poursuivre.
— Les gens sont en colère. On observe des accès de
violence, et la situation empire. Les troupes gouvernementales réagissent avec une brutalité indescriptible. Jusqu’ici,
les troubles se sont cantonnés à la partie continentale du
pays. Rien n’est encore survenu sur Bioko, mais on sent
la peur partout. Les habitants sont persuadés que les
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émeutes vont bientôt se propager dans l’île. Pendant ce
temps, de nombreux Occidentaux sont arrivés pour travailler sur les exploitations pétrolières. La plupart sont
employés par une compagnie américaine du nom de Striker. Tout le monde devine qu’il est en train de se passer,
ou qu’il va se passer, quelque chose d’énorme, mais personne ne sait encore quoi. Vu le climat de violence, Striker
a fait venir des mercenaires appartenant à une société militaire privée, SimCo. Ils sont chargés d’assurer la sécurité de
ses salariés et de ses installations.
Willy brandit soudain les feuilles sorties de l’enveloppe
et les déplia une à une. Des photographies en couleurs
imprimées et portant, en bas à droite, la date de la prise de
vue. La première montrait l’entrée principale d’une vaste
zone d’exploration pétrolière. Le terrain était délimité
par un haut grillage couronné de barbelés. Des hommes
armés, en uniforme, gardaient l’accès aux lieux.
— Ce sont des gens d’ici, qui ont eu la chance d’être
recrutés, puis initiés par les mercenaires à la protection du
complexe. Regardez attentivement…
Willy pointa de l’index deux Occidentaux à l’arrièreplan, muscles saillants et cheveux ras, T-shirts noirs
ajustés, pantalons de camouflage et lunettes de soleil
panoramiques.
— Voici les deux mercenaires de SimCo qui les ont
formés, expliqua le prêtre. On les voit mieux là-dessus, le
logiciel a permis de zoomer.
Il présenta à Marten la deuxième photo.
On distinguait parfaitement les deux hommes. Le premier, une armoire à glace, était pourvu d’oreilles étonnamment plates qui saillaient à peine de sa tête. L’autre était
sec et nerveux, nettement plus grand que son compère.
— Je fais de la photo amateur depuis plus de
soixante-dix ans. Je me suis toujours efforcé de me tenir
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au courant des dernières innovations en la matière. Je possède un appareil numérique. Lorsque nous avons de l’électricité, je transfère les images sur mon ordinateur, puis je
les imprime. J’ai initié beaucoup de villageois à la photographie.
— Je ne comprends pas.
— Un soir, un jeune garçon a souhaité emprunter mon
appareil et je le lui ai prêté. Puis la curiosité m’a piqué, je
lui ai demandé à quoi il comptait l’utiliser. « Le gros oiseau
dans la jungle arrive très tôt, m’a-t-il répondu, presque
tous les jours, à des endroits différents. Demain, je sais
où il sera. » Quel gros oiseau ? « Viens avec moi », m’a-t-il
répondu. Et je l’ai suivi.
Sur ce, Willy déplia le troisième feuillet. On y voyait un
hélicoptère kaki, banalisé, posé au milieu d’une clairière
dans le jour naissant. Plusieurs hommes en déchargeaient
des caisses, qu’ils remettaient à une demi-douzaine d’autochtones qui, à leur tour, les rangeaient sur la plate-forme
d’un vieux camion.
Le prêtre présenta le quatrième cliché à Marten. Un gros
plan des deux hommes postés à la porte de l’hélicoptère.
— Ce sont les mêmes que ceux qui surveillaient les
installations pétrolières, observa Marten.
— En effet.
Willy déplia la photo suivante : un autre gros plan, sur
le camion cette fois, permettant de distinguer le contenu
des caisses qu’on avait ouvertes pour inspection. L’une
était emplie de fusils d’assaut, une autre de munitions, une
autre encore d’une bonne douzaine de tubes d’un mètre
ou un mètre et demi de long qui ressemblaient fort à des
lance-roquettes portables. Les autres caisses renfermaient
les projectiles, de toute évidence. Dans le coin supérieur
droit de l’image, on observait un troisième Blanc en T-shirt
noir et treillis de camouflage. Un grand type aux cheveux
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courts, au visage buriné, qui accusait au moins dix ans
de plus que ses collègues.
— Les fusils sont des AK-47. Quant aux indigènes, ce
sont des membres des tribus Fang et Bubi. Ils participent
à un mouvement d’insurrection contre le gouvernement,
un mouvement en pleine expansion. Plus de six cents personnes ont déjà trouvé la mort, des Équato-Guinéens pour
la plupart, mais aussi quelques salariés de la compagnie
pétrolière.
— En d’autres termes, les hommes recrutés pour protéger les employés de Striker fournissent aussi des armes
à ceux qui se révoltent contre eux ?
Marten était abasourdi.
— J’en ai bien l’impression.
— Pourquoi ?
— Ce n’est pas à moi de le dire, monsieur Marten. Mais
je suppose que c’est pour cela que vous êtes venu. Pour
le découvrir. (Willy fit surgir un briquet de sa veste.) J’ai
arrêté de fumer il y a trente-deux ans, quatre mois et sept
jours. Mais ce briquet continue de me rassurer.
Son pouce glissa brusquement sur l’objet. Il y eut un
clic, puis la flamme jaillit. Quelques secondes plus tard,
les photographies partaient en fumée. Le prêtre les lâcha
aussitôt et les regarda se consumer sur le sol. Il se tourna
vers Marten.
— Il est temps de rentrer. Je dois célébrer l’office
du soir.
Il fit demi-tour, invitant son compagnon à le suivre sur
la piste qu’ils avaient empruntée à l’aller.
Vingt minutes plus tard, ils touchaient au but. Ils distinguaient la route de terre par laquelle ils étaient montés
depuis le village ; le clocher de la petite église en bois de
Willy dépassait le faîte des arbres. Au-dessus de leurs têtes,
un singe sautait de branche en branche. Un autre était sur
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ses talons. Ils s’interrompirent tous deux pour contempler
les hommes en contrebas sans cesser leurs jacasseries délirantes. Des oiseaux leur répondirent par des cris stridents
et, pendant un moment, l’agitation à travers la forêt parut
à son comble. Soudain, tout se tut. Quelques instants plus
tard, une grosse averse se déclencha. Une demi-minute
encore et c’était le déluge.
Marten et le prêtre avaient rejoint la route, qui se muait
en coulée de boue. Pour la première fois depuis qu’ils
avaient quitté la cascade, Willy reprit la parole.
— Je vous ai fait confiance, monsieur Marten, parce qu’il
le fallait. Je ne pouvais pas vous remettre les clichés parce
que j’ignore à qui vous allez vous confier lorsque nous nous
serons séparés. J’espère que vous vous souvenez bien de
ce que vous avez vu et de ce que je vous ai dit. Gardez ces
informations pour vous et quittez Bioko le plus vite possible. Mon frère se trouve à Berlin, c’est un homme plein de
ressources. Je prie pour que vous n’ayez pas à lui raconter
tout ça, pas plus qu’à votre ami américain, l’homme politique. Mais lorsque vous le rencontrerez, racontez-lui quand
même. Peut-être est-il encore possible d’agir avant qu’il soit
trop tard. On est en train de faire la guerre ici, monsieur
Marten, pour des raisons que je ne connais pas. La situation
va forcément empirer, elle se soldera par des carnages et
de terribles souffrances. J’en suis certain.
— Padre ! Padre !
Les voix affolées des enfants avaient surgi de nulle
part. Puis les deux hommes avisèrent deux petits villageois
de dix ou douze ans, qui couraient vers eux le long de
la route luisante de boue.
— Padre ! Padre ! crièrent-ils de nouveau en chœur.
Padre ! Padre !
Au même moment retentit, en direction des habitations, le crépitement d’armes automatiques.
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— Oh mon Dieu ! Non !
Willy se précipita vers les garçonnets aussi vite que sa
carcasse vieillissante le lui permettait. Bientôt, un camion
militaire bourré à craquer de soldats lourdement armés se
matérialisa à la sortie d’un virage. Un second véhicule le
suivait de près. Marten s’élança derrière le prêtre. Celui-ci
dut le percevoir, car il se retourna tout à coup, les yeux
emplis d’effroi.
— Non ! hurla-t-il. Allez-vous-en ! Dites-leur ce que
vous avez vu ! Courez ! Fuyez dans la jungle ! Tâchez
de vous en tirer vivant !
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Marten hésita, puis il fit volte-face et se rua sous la
pluie torrentielle, le long de la piste que le prêtre et lui
venaient de redescendre. Mais déjà, il s’en écartait pour
se couler parmi d’immenses fougères ; il se retourna pour
observer la scène.
Ce dont il fut témoin le bouleversa. Le camion de tête
s’immobilisa dans un dérapage tandis que le père Willy
rejoignait les garçons. Aussitôt, les soldats sautèrent du
véhicule. Le prêtre vint se placer devant les enfants pour
tenter de les protéger. Une crosse de fusil le frappa
à la tête. Les garçonnets se mirent à hurler en le voyant
tomber, ils essayèrent de se défendre. L’un reçut deux
coups de crosse en plein visage. Le second subit un sort
quasiment identique : un coup dans la figure, un autre
à l’arrière du crâne tandis qu’il s’effondrait sur le sol.
Les militaires ramassèrent les trois corps inertes pour les
jeter sur le plancher du camion. L’autre véhicule en profita pour contourner le premier et se dirigea à toute allure
vers l’endroit où Willy et son visiteur s’étaient séparés.
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Immédiatement, une bonne vingtaine de soldats bondirent
pour s’élancer à la poursuite de Marten.
— Nom de Dieu ! murmura celui-ci en s’extirpant
à la hâte de sa cachette.
Il se mit à courir sur la piste – trois cents mètres, au
mieux, le séparaient des militaires. Il s’avisa soudain qu’il
laissait l’empreinte de ses pas dans la boue. Il jeta un coup
d’œil à gauche, à droite, plongea hors du sentier au cœur
de la végétation touffue. Surpris, les singes et les oiseaux
se mirent à hurler dans les cimes.
Il filait au triple galop. Dix mètres, douze mètres,
quinze mètres. Il se figea. Il ne distinguait devant lui que
l’impénétrable forêt. Il fit demi-tour. Il était obligé de revenir sur ses pas.
Il avait parcouru la moitié du trajet en direction de la
piste lorsqu’il les entendit arriver. Ils se déplaçaient vite,
sans souci de discrétion, baragouinant en espagnol. Des
soldats africains qui s’exprimaient en espagnol ; Marten
jugea la chose incongrue.
Soudain, ils se turent. Le silence indiquait qu’ils s’étaient
sans doute arrêtés. Les singes et les oiseaux s’immobilisèrent aussi. Marten les imita. On ne percevait plus
à travers la jungle que le bruit de l’averse. Il retenait sa respiration. Ils étaient tout près, aux aguets. Il recula imperceptiblement, les yeux rivés aux frondaisons devant lui,
tâtonnant du pied le sol détrempé. Puis quelqu’un cria et
des hommes s’engouffrèrent dans la trouée par laquelle il
avait quitté le sentier principal. Ils avaient retrouvé sa trace.
Marten se jeta parmi les plantes enchevêtrées devant
lui. La pluie tombait plus fort, sans pour autant couvrir les
voix des poursuivants. Il enjamba tant bien que mal un
tronc pourrissant, déchira un rideau de plantes grimpantes
au milieu desquelles il se fraya un chemin. Les battements
de son cœur l’assourdissaient. Il n’avait aucune chance et
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il le savait. Que Dieu lui vienne en aide quand ils lui mettraient la main dessus.
La pluie et la boue rendaient sa progression presque
impossible. Il glissa, manqua de tomber, se rétablit, lorgna
dans son dos. Ils arrivaient. Il distinguait parfaitement les
hommes de tête. Ils étaient trois. À douze mètres derrière
lui, pas davantage. De grands Noirs, puissants, en tenue de
camouflage. Leurs machettes acérées tranchaient l’écran
végétal devant eux. L’un d’eux le repéra. Ils se fixèrent.
— Le voilà ! hurla-t-il en espagnol avant de s’élancer
vers lui.
Ces yeux… Ce regard implacable, ce regard assassin où brûlait la détermination, était bien la chose la plus
effrayante que Marten eût jamais contemplée. S’ils le
capturaient, ils ne se contenteraient pas de l’abattre : ils
le massacreraient.
Il se remit à courir. La jungle l’enserrait, pareille à une
gigantesque toile d’araignée, comme si la forêt elle-même
s’était rangée du côté de ses ennemis. Derrière lui, les
appels se multipliaient. Ils se rapprochaient à toute vitesse.
— Bon Dieu ! souffla-t-il. Bon Dieu !
Il avait les poumons en feu, ses jambes ne lui obéissaient plus. Il s’apprêtait à lancer instinctivement un regard
en arrière lorsque le sol se déroba sous ses pas. Déjà, il
dégringolait une berge abrupte. En un éclair, il vit filer
autour de lui des arbres, des fougères, des plantes grimpantes. Il tenta d’enfoncer mieux ses talons dans l’humus
pour ralentir sa course. Il battait des bras dans l’espoir
d’agripper quelque chose qui lui aurait évité la chute. En
vain. Le sol gorgé d’eau était aussi glissant qu’une couche
de glace. Il accéléra. Accéléra encore.
Son bras droit finit par s’enrouler autour d’une plante,
il s’y accrocha de toutes ses forces. Il éprouva une violente secousse, puis s’immobilisa, le visage tourné vers le
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ciel. Pendant une fraction de seconde, il ne bougea plus,
l’averse tropicale le rinçait. Alors il prit une profonde inspiration et baissa le regard. Ses jambes pendaient dans le
vide. Il avait bien failli passer par-dessus bord et plonger
dans l’inconnu qui se déployait en contrebas. Il se rappela
la cascade qu’il avait admirée, moins d’une heure plus tôt,
en compagnie du père Willy. Il se souvint d’avoir vu disparaître les eaux bouillonnantes dans les entrailles de la
jungle, quelques centaines de mètres plus bas. Si c’était là
qu’il se trouvait, il venait de frôler la mort d’un cheveu.
Brusquement, sa poitrine se souleva, un cri animal
s’en échappa, entre terreur et soulagement. Loin au-dessus de sa tête, il perçut les voix des militaires. Des voix
rudes, âpres, pressantes. Il était incapable d’évaluer la profondeur de sa chute, incapable de prédire si les soldats
avaient moyen de contourner l’obstacle pour l’atteindre
par le flanc, ou s’ils possédaient des cordes pour descendre en rappel jusqu’à lui.
Sur sa gauche croissait une autre plante grimpante. Audelà : une autre encore. S’il parvenait à les utiliser pour
se déplacer le long de la paroi, peut-être retrouverait-il la
terre ferme de l’autre côté. Dans ce cas, il se cacherait dans
la jungle jusqu’à la nuit. Qui, selon ses estimations, tomberait dans deux heures au plus.
Il se saisit fermement du végétal. Puis il se balança
en direction du suivant. L’ayant atteint, il referma la main
dessus avant d’en éprouver prudemment la résistance.
Satisfait, il lâcha la première plante. Il répéta plusieurs
fois la manœuvre. À présent, il distinguait sa destination
finale : le bord du ravin dans lequel il était tombé. La pluie
s’intensifiait. Impossible de déterminer si les militaires se
trouvaient encore dans les parages.
Il crut atteindre son but dans un ultime effort, mais le
mouvement de balancier le rejeta. Il vérifia la solidité de
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la liane et recommença. Il répéta la procédure maintes et
maintes fois. Il était tout près. Ses doigts frôlèrent les buissons qui bordaient le ravin. Puis hélas, il repartit en arrière.
— On se calme, murmura-t-il.
Il s’acharna. Il progressait. Les taillis étaient si
proches… Il tendit la main, se cramponna à la première
plante – ce fut une terrible secousse lorsqu’elle se déracina. Pendant une fraction de seconde il demeura suspendu dans les airs, ensuite une pluie de roches et de
boue dégringola sur sa tête et il plongea dans le néant.
Il s’entendit hurler. Il crut distinguer de l’eau, un courant impétueux qui entaillait la jungle, très loin au-dessous de lui. Il ne cessait de tomber. Alors il heurta quelque
chose de dur et tout devint noir.
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Plusieurs secondes, plusieurs minutes peut-être,
s’écoulèrent avant que Marten ouvre les yeux. Il était
vivant, songea-t-il. Vivant, trempé et, de toute évidence,
en mouvement. Le ciel nocturne, du moins le peu qu’il
en décelait à travers la cime épaisse des arbres, reluisait
d’étoiles. Il comprit qu’il se trouvait dans une rivière dont
le cours l’emportait.
C’est alors qu’il se rappela le père Willy, les photos et
les soldats ; sa fuite éperdue au cœur de la jungle, son
épouvantable chute. C’était donc la surface de la rivière
qu’il avait heurtée, avec une telle violence qu’il s’était
évanoui sous le choc. L’eau, si douce à boire, si délicate
quand on s’y baignait, pouvait devenir un véritable mur de
béton. Et se rebeller lorsqu’on s’avisait d’y naviguer à vue.
Car Marten souhaitait à présent atteindre l’une ou l’autre
rive, s’extirper du courant, faire le point, déterminer s’il
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était bel et bien en vie ou s’il rêvait après la mort – dans ce
cas, sans doute se dirigeait-il vers l’au-delà.
Jeudi 3 juin, 0 h 12
Marten venait de consulter le cadran lumineux de sa
montre. Il avait rejoint la berge, puis rampé dans le noir.
Il ignorait la distance qu’il avait parcourue. Il ne pouvait
se fier qu’au fracas de l’eau non loin. Lentement, il remua
le bras droit, le gauche ensuite. Une jambe. L’autre. Le
moindre mouvement le faisait souffrir, mais il ne s’était
rien cassé. Il poursuivit son examen. Une longue balafre
à vif courait de son genou droit à sa cheville. Il observa
une écorchure sur son coude gauche, son avant-bras.
Il en sentit une autre sur son front, à la naissance des cheveux. Ses vêtements – chemise légère et pantalon – étaient
déchirés, mais ils pouvaient encore servir ; la pochette de
voyage contenant son passeport, ainsi qu’un petit portefeuille, pendait toujours à son cou. Il n’avait même pas
perdu ses chaussures de marche, certes détrempées.
Il s’assit, aux aguets – les soldats avaient-ils réussi à le
suivre ? Se tapissaient-ils dans le noir ? S’approchaient-ils
de lui parmi la végétation dense ? Il ne perçut rien d’autre
que le jacassement d’un oiseau de nuit. Il leva de nouveau
les yeux. Le ciel était piqueté d’étoiles. Il ne savait pas où il
se trouvait, ni vers où coulait la rivière.
L’île de Bioko se situait dans le golfe de Guinée. Cela
signifiait que, quel que soit le cours d’eau dans lequel
il avait plongé, ce dernier se jetterait tôt ou tard dans
un autre, plus imposant, puis dans un autre, plus vaste
encore, qui finalement le conduirait à la mer. Si Marten
suivait la rivière, il atteindrait donc le littoral où, dans un
village de pêcheurs, il louerait un bateau grâce auquel il
relierait Malabo, la capitale. Il foncerait jusqu’à son hôtel,
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s’y informerait du sort réservé au père Willy puis, de là,
sauterait au plus vite dans un avion pour l’Europe.
Il se remit sur pied et revint au bord de l’eau. Après
avoir évalué la direction du courant, il se mit en marche
dans l’obscurité en longeant la berge.
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