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1 Afrique de l’Ouest. Ile de Bioko, Guinée équatoriale Mercredi 2 juin, 16 h 30 Nicolas Marten savait qu’on les épiait. Mais de qui s’agissait-il ? Combien étaient-ils ? Impossible à déterminer. Il observa le père Willy Dorhn, son compagnon de route, comme en quête d’une réponse, mais le prêtre allemand se taisait. À soixante-dix-huit ans, l’homme était grand, aussi mince qu’une lame de rasoir. Ils avançaient toujours, louvoyant parmi les feuillages épais, franchissant d’étroits ruisseaux aux eaux vives, le long d’une piste presque invisible qui sinuait à travers la forêt. Le chemin se mit à grimper, ils s’élevèrent avec lui. Il faisait chaud. Quarante degrés au moins, peut-être davantage. L’humidité accentuait la sensation de canicule. Marten essuya la sueur de son cou et de son front, chassa un nuage de moustiques qui les harcelait depuis leur départ. Ses vêtements lui collaient à la peau. La végétation empestait, comme un parfum capiteux auquel il était impossible d’échapper. Les cris stridents des oiseaux exotiques résonnaient partout dans les cimes des arbres, si touffues qu’elles arrêtaient les rayons du soleil. Des clameurs plus bruyantes et plus aiguës que tous les sons naturels jamais imaginés par Marten. Pourtant, le père Willy – Willy tout court, ainsi qu’il avait demandé à son 7 visiteur de l’appeler – ne disait rien, il suivait un parcours qu’il connaissait si bien, après un demi-siècle passé sur l’île, que ses pieds semblaient prendre seuls toutes les décisions. Enfin, il ouvrit la bouche. — Je ne sais absolument pas qui vous êtes, monsieur Marten, commença-t-il sans regarder son interlocuteur. Quoique l’espagnol fût la langue officielle de la Guinée équatoriale, il s’adressait à Marten en anglais. — Il va bientôt falloir que je décide si je peux ou non vous faire confiance. J’espère que vous me comprenez. — Je vous comprends. Sur quoi les deux hommes poursuivirent leur périple. Au bout de quelques minutes, Marten repéra une faible rumeur, dont il était incapable de situer l’origine. Peu à peu, cette rumeur s’amplifia jusqu’à couvrir le tapage des oiseaux ; presque un rugissement à présent. Alors Marten comprit. Des chutes d’eau ! Une poignée de secondes encore et, au sortir d’un virage, ils firent halte devant une cascade qui dégringolait en grondant au cœur de la brume pour disparaître dans la jungle, trois cents mètres plus bas. Willy contempla longuement le spectacle avant de se tourner sans hâte vers Marten. — Mon frère m’a informé de votre visite, dit-il. Mais lui-même ne vous a jamais rencontré. Il ne vous a jamais parlé. Je n’ai donc aucun moyen de savoir si vous êtes bien l’homme dont il m’a annoncé l’arrivée ou si vous vous faites passer pour lui. — Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’on m’a demandé de venir vous voir. Pour écouter ce que vous avez à me dire avant de rentrer chez moi. Je n’en sais pas beaucoup plus, si ce n’est que vous pensez qu’il se passe de drôles de choses dans la région. Le prêtre l’examina avec attention, toujours méfiant. 8 — C’est où, « chez vous » ? interrogea-t-il. — Une ville dans le nord de l’Angleterre. — Vous êtes américain. — J’étais. Je suis un expatrié. Je possède un passeport britannique. — Vous êtes journaliste. — Non, architecte paysagiste. — Pourquoi vous ? — L’un de mes amis, qui connaît votre frère par personne interposée, m’a demandé de venir. — Quel ami ? — Un autre Américain. — Un journaliste ? — Non. C’est un homme politique. Les yeux de Willy vinrent se ficher dans ceux de Marten. — Qui que vous soyez, je vais être obligé de vous faire confiance, parce que je crains qu’il ne me reste de moins en moins de temps. Et puis je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. — Vous pouvez me faire confiance, insista Marten avant de regarder autour de lui. Ils étaient complètement seuls, mais il avait toujours l’impression qu’on les épiait. — Ils sont partis, lui indiqua Willy d’une voix paisible. Ce sont des Fangs. De bons amis à moi. Ils nous ont filés un moment jusqu’à ce que je leur fasse comprendre que tout allait bien. Ils vont s’assurer que personne ne s’aventure dans notre direction. Il passa prestement la main sous sa robe de bure pour en extraire une enveloppe. Il fit apparaître plusieurs feuillets pliés qu’il conserva dans sa main sans les ouvrir. — Que savez-vous de la Guinée équatoriale ? s’enquitil auprès de Marten. 9 — Pas grand-chose. Ce que j’en ai lu dans l’avion. C’est un petit pays très pauvre gouverné par un président dictateur nommé Francisco Tiombe. Au cours de ces dix dernières années, on y a découvert du pétrole et… — Francisco Tiombe, le coupa Willy d’un ton rageur, est le chef d’une famille cruelle et sans pitié qui se prend pour une dynastie royale, mais c’est loin d’être le cas. Tiombe a tué l’ancien président, son propre cousin, pour s’emparer du pouvoir et faire main basse sur les richesses engendrées par les concessions pétrolières. Et riche, il l’est devenu. Immensément. Il vient d’acheter un château en Californie, qui lui a coûté quarante millions de dollars. Et il en possède une bonne demi-douzaine à travers le monde. Hélas, il refuse de partager cette manne avec son peuple, qui croupit dans une pauvreté extrême. Willy s’échauffait de plus en plus. — Ils n’ont rien, monsieur Marten. Les rares emplois qu’ils parviennent à décrocher sont sous-payés. Ou alors ils vendent les quelques légumes qu’ils cultivent, ou le poisson qu’ils ont pêché. L’eau potable est un véritable trésor, on la vend d’ailleurs à prix d’or. Quand bien même un village bénéficie de l’électricité, les coupures sont incessantes. Il y a de quoi pleurer en songeant aux équipements médicaux. On ne trouve pratiquement pas d’écoles. Personne ici ne peut prétendre mener une vie simplement décente. Le prêtre plongea les yeux dans ceux de son interlocuteur avant de poursuivre. — Les gens sont en colère. On observe des accès de violence, et la situation empire. Les troupes gouvernementales réagissent avec une brutalité indescriptible. Jusqu’ici, les troubles se sont cantonnés à la partie continentale du pays. Rien n’est encore survenu sur Bioko, mais on sent la peur partout. Les habitants sont persuadés que les 10 émeutes vont bientôt se propager dans l’île. Pendant ce temps, de nombreux Occidentaux sont arrivés pour travailler sur les exploitations pétrolières. La plupart sont employés par une compagnie américaine du nom de Striker. Tout le monde devine qu’il est en train de se passer, ou qu’il va se passer, quelque chose d’énorme, mais personne ne sait encore quoi. Vu le climat de violence, Striker a fait venir des mercenaires appartenant à une société militaire privée, SimCo. Ils sont chargés d’assurer la sécurité de ses salariés et de ses installations. Willy brandit soudain les feuilles sorties de l’enveloppe et les déplia une à une. Des photographies en couleurs imprimées et portant, en bas à droite, la date de la prise de vue. La première montrait l’entrée principale d’une vaste zone d’exploration pétrolière. Le terrain était délimité par un haut grillage couronné de barbelés. Des hommes armés, en uniforme, gardaient l’accès aux lieux. — Ce sont des gens d’ici, qui ont eu la chance d’être recrutés, puis initiés par les mercenaires à la protection du complexe. Regardez attentivement… Willy pointa de l’index deux Occidentaux à l’arrièreplan, muscles saillants et cheveux ras, T-shirts noirs ajustés, pantalons de camouflage et lunettes de soleil panoramiques. — Voici les deux mercenaires de SimCo qui les ont formés, expliqua le prêtre. On les voit mieux là-dessus, le logiciel a permis de zoomer. Il présenta à Marten la deuxième photo. On distinguait parfaitement les deux hommes. Le premier, une armoire à glace, était pourvu d’oreilles étonnamment plates qui saillaient à peine de sa tête. L’autre était sec et nerveux, nettement plus grand que son compère. — Je fais de la photo amateur depuis plus de soixante-dix ans. Je me suis toujours efforcé de me tenir 11 au courant des dernières innovations en la matière. Je possède un appareil numérique. Lorsque nous avons de l’électricité, je transfère les images sur mon ordinateur, puis je les imprime. J’ai initié beaucoup de villageois à la photographie. — Je ne comprends pas. — Un soir, un jeune garçon a souhaité emprunter mon appareil et je le lui ai prêté. Puis la curiosité m’a piqué, je lui ai demandé à quoi il comptait l’utiliser. « Le gros oiseau dans la jungle arrive très tôt, m’a-t-il répondu, presque tous les jours, à des endroits différents. Demain, je sais où il sera. » Quel gros oiseau ? « Viens avec moi », m’a-t-il répondu. Et je l’ai suivi. Sur ce, Willy déplia le troisième feuillet. On y voyait un hélicoptère kaki, banalisé, posé au milieu d’une clairière dans le jour naissant. Plusieurs hommes en déchargeaient des caisses, qu’ils remettaient à une demi-douzaine d’autochtones qui, à leur tour, les rangeaient sur la plate-forme d’un vieux camion. Le prêtre présenta le quatrième cliché à Marten. Un gros plan des deux hommes postés à la porte de l’hélicoptère. — Ce sont les mêmes que ceux qui surveillaient les installations pétrolières, observa Marten. — En effet. Willy déplia la photo suivante : un autre gros plan, sur le camion cette fois, permettant de distinguer le contenu des caisses qu’on avait ouvertes pour inspection. L’une était emplie de fusils d’assaut, une autre de munitions, une autre encore d’une bonne douzaine de tubes d’un mètre ou un mètre et demi de long qui ressemblaient fort à des lance-roquettes portables. Les autres caisses renfermaient les projectiles, de toute évidence. Dans le coin supérieur droit de l’image, on observait un troisième Blanc en T-shirt noir et treillis de camouflage. Un grand type aux cheveux 12 courts, au visage buriné, qui accusait au moins dix ans de plus que ses collègues. — Les fusils sont des AK-47. Quant aux indigènes, ce sont des membres des tribus Fang et Bubi. Ils participent à un mouvement d’insurrection contre le gouvernement, un mouvement en pleine expansion. Plus de six cents personnes ont déjà trouvé la mort, des Équato-Guinéens pour la plupart, mais aussi quelques salariés de la compagnie pétrolière. — En d’autres termes, les hommes recrutés pour protéger les employés de Striker fournissent aussi des armes à ceux qui se révoltent contre eux ? Marten était abasourdi. — J’en ai bien l’impression. — Pourquoi ? — Ce n’est pas à moi de le dire, monsieur Marten. Mais je suppose que c’est pour cela que vous êtes venu. Pour le découvrir. (Willy fit surgir un briquet de sa veste.) J’ai arrêté de fumer il y a trente-deux ans, quatre mois et sept jours. Mais ce briquet continue de me rassurer. Son pouce glissa brusquement sur l’objet. Il y eut un clic, puis la flamme jaillit. Quelques secondes plus tard, les photographies partaient en fumée. Le prêtre les lâcha aussitôt et les regarda se consumer sur le sol. Il se tourna vers Marten. — Il est temps de rentrer. Je dois célébrer l’office du soir. Il fit demi-tour, invitant son compagnon à le suivre sur la piste qu’ils avaient empruntée à l’aller. Vingt minutes plus tard, ils touchaient au but. Ils distinguaient la route de terre par laquelle ils étaient montés depuis le village ; le clocher de la petite église en bois de Willy dépassait le faîte des arbres. Au-dessus de leurs têtes, un singe sautait de branche en branche. Un autre était sur 13 ses talons. Ils s’interrompirent tous deux pour contempler les hommes en contrebas sans cesser leurs jacasseries délirantes. Des oiseaux leur répondirent par des cris stridents et, pendant un moment, l’agitation à travers la forêt parut à son comble. Soudain, tout se tut. Quelques instants plus tard, une grosse averse se déclencha. Une demi-minute encore et c’était le déluge. Marten et le prêtre avaient rejoint la route, qui se muait en coulée de boue. Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté la cascade, Willy reprit la parole. — Je vous ai fait confiance, monsieur Marten, parce qu’il le fallait. Je ne pouvais pas vous remettre les clichés parce que j’ignore à qui vous allez vous confier lorsque nous nous serons séparés. J’espère que vous vous souvenez bien de ce que vous avez vu et de ce que je vous ai dit. Gardez ces informations pour vous et quittez Bioko le plus vite possible. Mon frère se trouve à Berlin, c’est un homme plein de ressources. Je prie pour que vous n’ayez pas à lui raconter tout ça, pas plus qu’à votre ami américain, l’homme politique. Mais lorsque vous le rencontrerez, racontez-lui quand même. Peut-être est-il encore possible d’agir avant qu’il soit trop tard. On est en train de faire la guerre ici, monsieur Marten, pour des raisons que je ne connais pas. La situation va forcément empirer, elle se soldera par des carnages et de terribles souffrances. J’en suis certain. — Padre ! Padre ! Les voix affolées des enfants avaient surgi de nulle part. Puis les deux hommes avisèrent deux petits villageois de dix ou douze ans, qui couraient vers eux le long de la route luisante de boue. — Padre ! Padre ! crièrent-ils de nouveau en chœur. Padre ! Padre ! Au même moment retentit, en direction des habitations, le crépitement d’armes automatiques. 14 — Oh mon Dieu ! Non ! Willy se précipita vers les garçonnets aussi vite que sa carcasse vieillissante le lui permettait. Bientôt, un camion militaire bourré à craquer de soldats lourdement armés se matérialisa à la sortie d’un virage. Un second véhicule le suivait de près. Marten s’élança derrière le prêtre. Celui-ci dut le percevoir, car il se retourna tout à coup, les yeux emplis d’effroi. — Non ! hurla-t-il. Allez-vous-en ! Dites-leur ce que vous avez vu ! Courez ! Fuyez dans la jungle ! Tâchez de vous en tirer vivant ! 2 Marten hésita, puis il fit volte-face et se rua sous la pluie torrentielle, le long de la piste que le prêtre et lui venaient de redescendre. Mais déjà, il s’en écartait pour se couler parmi d’immenses fougères ; il se retourna pour observer la scène. Ce dont il fut témoin le bouleversa. Le camion de tête s’immobilisa dans un dérapage tandis que le père Willy rejoignait les garçons. Aussitôt, les soldats sautèrent du véhicule. Le prêtre vint se placer devant les enfants pour tenter de les protéger. Une crosse de fusil le frappa à la tête. Les garçonnets se mirent à hurler en le voyant tomber, ils essayèrent de se défendre. L’un reçut deux coups de crosse en plein visage. Le second subit un sort quasiment identique : un coup dans la figure, un autre à l’arrière du crâne tandis qu’il s’effondrait sur le sol. Les militaires ramassèrent les trois corps inertes pour les jeter sur le plancher du camion. L’autre véhicule en profita pour contourner le premier et se dirigea à toute allure vers l’endroit où Willy et son visiteur s’étaient séparés. 15 Immédiatement, une bonne vingtaine de soldats bondirent pour s’élancer à la poursuite de Marten. — Nom de Dieu ! murmura celui-ci en s’extirpant à la hâte de sa cachette. Il se mit à courir sur la piste – trois cents mètres, au mieux, le séparaient des militaires. Il s’avisa soudain qu’il laissait l’empreinte de ses pas dans la boue. Il jeta un coup d’œil à gauche, à droite, plongea hors du sentier au cœur de la végétation touffue. Surpris, les singes et les oiseaux se mirent à hurler dans les cimes. Il filait au triple galop. Dix mètres, douze mètres, quinze mètres. Il se figea. Il ne distinguait devant lui que l’impénétrable forêt. Il fit demi-tour. Il était obligé de revenir sur ses pas. Il avait parcouru la moitié du trajet en direction de la piste lorsqu’il les entendit arriver. Ils se déplaçaient vite, sans souci de discrétion, baragouinant en espagnol. Des soldats africains qui s’exprimaient en espagnol ; Marten jugea la chose incongrue. Soudain, ils se turent. Le silence indiquait qu’ils s’étaient sans doute arrêtés. Les singes et les oiseaux s’immobilisèrent aussi. Marten les imita. On ne percevait plus à travers la jungle que le bruit de l’averse. Il retenait sa respiration. Ils étaient tout près, aux aguets. Il recula imperceptiblement, les yeux rivés aux frondaisons devant lui, tâtonnant du pied le sol détrempé. Puis quelqu’un cria et des hommes s’engouffrèrent dans la trouée par laquelle il avait quitté le sentier principal. Ils avaient retrouvé sa trace. Marten se jeta parmi les plantes enchevêtrées devant lui. La pluie tombait plus fort, sans pour autant couvrir les voix des poursuivants. Il enjamba tant bien que mal un tronc pourrissant, déchira un rideau de plantes grimpantes au milieu desquelles il se fraya un chemin. Les battements de son cœur l’assourdissaient. Il n’avait aucune chance et 16 il le savait. Que Dieu lui vienne en aide quand ils lui mettraient la main dessus. La pluie et la boue rendaient sa progression presque impossible. Il glissa, manqua de tomber, se rétablit, lorgna dans son dos. Ils arrivaient. Il distinguait parfaitement les hommes de tête. Ils étaient trois. À douze mètres derrière lui, pas davantage. De grands Noirs, puissants, en tenue de camouflage. Leurs machettes acérées tranchaient l’écran végétal devant eux. L’un d’eux le repéra. Ils se fixèrent. — Le voilà ! hurla-t-il en espagnol avant de s’élancer vers lui. Ces yeux… Ce regard implacable, ce regard assassin où brûlait la détermination, était bien la chose la plus effrayante que Marten eût jamais contemplée. S’ils le capturaient, ils ne se contenteraient pas de l’abattre : ils le massacreraient. Il se remit à courir. La jungle l’enserrait, pareille à une gigantesque toile d’araignée, comme si la forêt elle-même s’était rangée du côté de ses ennemis. Derrière lui, les appels se multipliaient. Ils se rapprochaient à toute vitesse. — Bon Dieu ! souffla-t-il. Bon Dieu ! Il avait les poumons en feu, ses jambes ne lui obéissaient plus. Il s’apprêtait à lancer instinctivement un regard en arrière lorsque le sol se déroba sous ses pas. Déjà, il dégringolait une berge abrupte. En un éclair, il vit filer autour de lui des arbres, des fougères, des plantes grimpantes. Il tenta d’enfoncer mieux ses talons dans l’humus pour ralentir sa course. Il battait des bras dans l’espoir d’agripper quelque chose qui lui aurait évité la chute. En vain. Le sol gorgé d’eau était aussi glissant qu’une couche de glace. Il accéléra. Accéléra encore. Son bras droit finit par s’enrouler autour d’une plante, il s’y accrocha de toutes ses forces. Il éprouva une violente secousse, puis s’immobilisa, le visage tourné vers le 17 ciel. Pendant une fraction de seconde, il ne bougea plus, l’averse tropicale le rinçait. Alors il prit une profonde inspiration et baissa le regard. Ses jambes pendaient dans le vide. Il avait bien failli passer par-dessus bord et plonger dans l’inconnu qui se déployait en contrebas. Il se rappela la cascade qu’il avait admirée, moins d’une heure plus tôt, en compagnie du père Willy. Il se souvint d’avoir vu disparaître les eaux bouillonnantes dans les entrailles de la jungle, quelques centaines de mètres plus bas. Si c’était là qu’il se trouvait, il venait de frôler la mort d’un cheveu. Brusquement, sa poitrine se souleva, un cri animal s’en échappa, entre terreur et soulagement. Loin au-dessus de sa tête, il perçut les voix des militaires. Des voix rudes, âpres, pressantes. Il était incapable d’évaluer la profondeur de sa chute, incapable de prédire si les soldats avaient moyen de contourner l’obstacle pour l’atteindre par le flanc, ou s’ils possédaient des cordes pour descendre en rappel jusqu’à lui. Sur sa gauche croissait une autre plante grimpante. Audelà : une autre encore. S’il parvenait à les utiliser pour se déplacer le long de la paroi, peut-être retrouverait-il la terre ferme de l’autre côté. Dans ce cas, il se cacherait dans la jungle jusqu’à la nuit. Qui, selon ses estimations, tomberait dans deux heures au plus. Il se saisit fermement du végétal. Puis il se balança en direction du suivant. L’ayant atteint, il referma la main dessus avant d’en éprouver prudemment la résistance. Satisfait, il lâcha la première plante. Il répéta plusieurs fois la manœuvre. À présent, il distinguait sa destination finale : le bord du ravin dans lequel il était tombé. La pluie s’intensifiait. Impossible de déterminer si les militaires se trouvaient encore dans les parages. Il crut atteindre son but dans un ultime effort, mais le mouvement de balancier le rejeta. Il vérifia la solidité de 18 la liane et recommença. Il répéta la procédure maintes et maintes fois. Il était tout près. Ses doigts frôlèrent les buissons qui bordaient le ravin. Puis hélas, il repartit en arrière. — On se calme, murmura-t-il. Il s’acharna. Il progressait. Les taillis étaient si proches… Il tendit la main, se cramponna à la première plante – ce fut une terrible secousse lorsqu’elle se déracina. Pendant une fraction de seconde il demeura suspendu dans les airs, ensuite une pluie de roches et de boue dégringola sur sa tête et il plongea dans le néant. Il s’entendit hurler. Il crut distinguer de l’eau, un courant impétueux qui entaillait la jungle, très loin au-dessous de lui. Il ne cessait de tomber. Alors il heurta quelque chose de dur et tout devint noir. 3 Plusieurs secondes, plusieurs minutes peut-être, s’écoulèrent avant que Marten ouvre les yeux. Il était vivant, songea-t-il. Vivant, trempé et, de toute évidence, en mouvement. Le ciel nocturne, du moins le peu qu’il en décelait à travers la cime épaisse des arbres, reluisait d’étoiles. Il comprit qu’il se trouvait dans une rivière dont le cours l’emportait. C’est alors qu’il se rappela le père Willy, les photos et les soldats ; sa fuite éperdue au cœur de la jungle, son épouvantable chute. C’était donc la surface de la rivière qu’il avait heurtée, avec une telle violence qu’il s’était évanoui sous le choc. L’eau, si douce à boire, si délicate quand on s’y baignait, pouvait devenir un véritable mur de béton. Et se rebeller lorsqu’on s’avisait d’y naviguer à vue. Car Marten souhaitait à présent atteindre l’une ou l’autre rive, s’extirper du courant, faire le point, déterminer s’il 19 était bel et bien en vie ou s’il rêvait après la mort – dans ce cas, sans doute se dirigeait-il vers l’au-delà. Jeudi 3 juin, 0 h 12 Marten venait de consulter le cadran lumineux de sa montre. Il avait rejoint la berge, puis rampé dans le noir. Il ignorait la distance qu’il avait parcourue. Il ne pouvait se fier qu’au fracas de l’eau non loin. Lentement, il remua le bras droit, le gauche ensuite. Une jambe. L’autre. Le moindre mouvement le faisait souffrir, mais il ne s’était rien cassé. Il poursuivit son examen. Une longue balafre à vif courait de son genou droit à sa cheville. Il observa une écorchure sur son coude gauche, son avant-bras. Il en sentit une autre sur son front, à la naissance des cheveux. Ses vêtements – chemise légère et pantalon – étaient déchirés, mais ils pouvaient encore servir ; la pochette de voyage contenant son passeport, ainsi qu’un petit portefeuille, pendait toujours à son cou. Il n’avait même pas perdu ses chaussures de marche, certes détrempées. Il s’assit, aux aguets – les soldats avaient-ils réussi à le suivre ? Se tapissaient-ils dans le noir ? S’approchaient-ils de lui parmi la végétation dense ? Il ne perçut rien d’autre que le jacassement d’un oiseau de nuit. Il leva de nouveau les yeux. Le ciel était piqueté d’étoiles. Il ne savait pas où il se trouvait, ni vers où coulait la rivière. L’île de Bioko se situait dans le golfe de Guinée. Cela signifiait que, quel que soit le cours d’eau dans lequel il avait plongé, ce dernier se jetterait tôt ou tard dans un autre, plus imposant, puis dans un autre, plus vaste encore, qui finalement le conduirait à la mer. Si Marten suivait la rivière, il atteindrait donc le littoral où, dans un village de pêcheurs, il louerait un bateau grâce auquel il relierait Malabo, la capitale. Il foncerait jusqu’à son hôtel, 20 s’y informerait du sort réservé au père Willy puis, de là, sauterait au plus vite dans un avion pour l’Europe. Il se remit sur pied et revint au bord de l’eau. Après avoir évalué la direction du courant, il se mit en marche dans l’obscurité en longeant la berge. 21