5 Une mission sur la planète HTTP2 Une nouvelle de Mélanie

Transcription

5 Une mission sur la planète HTTP2 Une nouvelle de Mélanie
Une mission sur la planète HTTP2
Une nouvelle de Mélanie Andurand
Un cri. Lara hurle, ses cheveux couleur flamme la brûlent. Couleur flamme ? Mais tu es
brune, Lara, tout comme moi. Je ne comprends pas. Tu ne peux pas brûler, Brog Centaur l’a
promis, ton implant n’implosera que si tu es percée à jour. On devait assurer ta couverture, tu
ne te rappelles pas ? Lara, parle-moi. Ne brûle pas ! Non Lara, ô ma jumelle !
Un autre cri, le mien. Qui suis-je ? Que suis-je sans Lara ? L’implant intégré au niveau de
mon cerveau. J’active d’un grésillement ma fiche d’identité.
Nom de code : Solyane
Physique : 1,68 m, 60 kg, peau mate, yeux marron, cheveux noirs
Origine : Terre
Mission : duo avec jumelle biologique au nom de code « Lara », physique identique, origine
identique
Lara, quelle était ta mission ? Je me retrouve à ta place, dans ce monde inconnu, pour la
reprendre. Je porte ta nuisette, je suis dans cette chambre inconnue, avec de grands murs
jaunes, cette baie vitrée immense, ce lit blanc impersonnel, et j’ai froid. Pourquoi t’a-t-on
détruit ? Je te parle pour ne pas mourir de solitude, vide de ton trop-plein de vie.
Secouer la tête. Arrêter de lui parler, elle ne reviendra pas. Réfléchir. Chaque espace-temps
procuré par la machine à traverser les univers impose une énigme différente.
La Terre, Gaïa, Terre d’origine. L’expansion des humains dans le système solaire, puis
l’espace. Puis, rapidement apparu, l’espionnage industriel interstellaire.
Regarder dehors. Une ville géométrique, triste d’uniformité. Un soleil vert qui passe par la
fenêtre. Une terre rouge. À quoi ressemblent les habitants ? Je me regarde dans le miroir :
yeux rouges, peau bleue outremer, dents blanches. Ç’aurait pu être pire.
Lara à dix ans. « Non Granma, je ne mangerai pas de poulet, j’aime pas ça ! » Son
hochement de tête, puis son regard tourné vers moi : « D’ailleurs, Solyane non plus. » Et moi,
qui n’avais rien demandé, je me retrouvais privée de poulet.
Lara qui me défend contre une fille dans la cour de récréation de l’école Terrienne. Lara qui
défend une élève contre ce maître qui appliquait encore le châtiment corporel. Lara, toujours
prête à l’action, que je suivais aveuglement partout où elle allait. On dit que dans tous les duos
gémellaires, il y a un meneur. Pour nous, c’était elle.
Lara sur Terre, face à Grandma, il y a cinq ans : « Je ne veux pas vieillir ici ! Je ne serai pas
aide-ménagère, comme toi, à trimer pour les plus riches ! En plus, y’a trop de chômeurs, on
parle de 60%, et ça va encore augmenter. » Puis elle avait sorti la brochure, celle qui disait :
« Vous êtes jeune, entre dix-huit et vingt-cinq ans ? Vous voulez voyager, servir le système
solaire ? Engagez-vous dans l’espionnage industriel, Brog Centaur, l’agence d’espionnage de
la Terre, vous accueille ! » Elle avait dévoilé : « Je me suis engagée aujourd’hui. » Grandma
avait pleuré. J’avais réfléchi, mais pas trop. La vie sans Lara ? Impossible, c’était s’enlever la
moitié du cœur.
Faim. Que mange-t-on ici ? Consultation de l’implant. Résultat : cocktail d’oxygène et de
carbone. Surtout, ne pas penser aux chocolats chauds fumants de Grandma. Ni aux tartines de
pain beurré avec les copeaux de chocolat. C’est trop tard. Lara et moi avons signé pour dix
ans, il nous reste cinq années de service. Cinq années qu’elle ne vivra pas. Découragement.
Restent cinq ans de services forcés sans elle. Je secoue la tête.
Lara, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais je suis ici pour te venger. Tu peux compter sur
moi.
5
Une phrase en tête, celle de Grandma : « Demain il fera beau ». Beau ? Sans Lara ? Je
penserai à vivre, mais après. Si on peut ne pas végéter, amputé de la moitié de son existence.
Un grésillement. C’est de cette manière que Brog Centaur se manifeste. J’appuie, rendant
l’hologramme de mon contact visible.
- Agent Solyane ?
- Au service !
- Vous prenez la place de l’agent Lara. Votre mission est de placer un micro dans le bureau
du PDG de Herzog, qui dirige la principale entreprise source d’emplois de la planète
HTTP2. Vous êtes agent d’accueil. Vous devrez trouver une bonne raison de rentrer dans
son bureau, qui est surveillé en permanence. Vous connaissez les atouts de votre nouvelle
apparence temporaire : rapidité et beauté. Ne comptez pas sur son appétence sexuelle
pour arriver à votre but lors d’un coït provoqué : les habitants d’HTTP2 sont asexués.
Utilisez plutôt la ruse. Nous reprendrons contact demain, même heure. En cas de
découverte de votre mission, votre implant et vous imploserez en mille morceaux afin
d’éviter toute preuve permettant d’incriminer Brog Centaur.
Lara, c’est comme ça que tu as brûlé. Quand je saurai ce qui s’est passé, ce n’est pas la
poussière qui rendra la terre rouge, elle sera bleue du sang de tes meurtriers !
- Vos habits sont derrière vous. Ils apparaîtront sous pression de l’hologramme. Agent
Solyane, bonne réussite.
Rester calme. S’habiller. S’orienter dans ces rues géométriques ennuyeuses comme la pluie,
grâce au GPS de l’implant. Enfin, au bout d’une éternité, l’immeuble de l’entreprise Herzog.
Consultation, une dernière fois, de leur fiche.
Nom de l’entreprise : Herzog
Planète : HTTP2
Objet manufacturé : Pilule verte Herzog A, comprimé jaune Herzog D
Nom du PDG : Cy Marcel Herzog
Herzog. Ça me rappelle les mauvais jours sur Terre, quand Grandma avait fini les
nourritures terrestres, que le salaire n’était pas arrivé, et qu’il fallait recourir à l’expéditif, ces
pilules nourricières Herzog A, B, C et D, qui n’avaient que le goût de la pauvreté, mais qui
comblaient l’estomac. Que racontait la fiche de Cy Marcel Herzog ?
Nom : Cy Marcel Herzog
Composition de l’ADN : 50% terrien, 50% HTTP2
Physique : Yeux marron, peau bleue
Aptitudes : Chimiste, docteur en bioinformatique, thèse en économie industrielle
Ça en impose, comme CV. Mais surtout, c’est la première fois que je vais rencontrer un
spatiométis. Ça m’en rappelle une autre, d’histoire. Celle de ma tante Odette, l’aînée de la
fratrie de Grandma. Elle doit avoir la soixantaine, si elle vit toujours. Lara tient d’elle -non, il
faut dire « tenait » maintenant. Ça se passait il y a longtemps, quand des terriennes partaient à
l’aventure, loin de leur planète, avant que les mariages spatiomixtes soient moins bien vus
-une question de nationalisme et de sang pur, mais je suis sans opinion dessus. Odette était
partie pour nourrir la famille, mais l’importance du sacrifice, et l’ingratitude, avaient peu à
peu séparé Grandma de sa fille aînée.
Pour cette mission, je remplace Lara. Deux mots qui ne vont pas ensemble : « Remplacer »,
« Lara » ? Se vider de la moitié de mon esprit ? Je me rappelle les soirées à se gratter les
pieds mutuellement. Impossible !
5
Secouer la tête à nouveau. Se rappeler que la vengeance est un plat qui se mange froid, et
non sous les coups de sang. Dans mes cheveux, en guise d’ornement de barrette, le micro.
Les agents d’accueil sont interchangeables ici, selon mon implant. Mon physique est
différent de celui de Lara, mais je possède ses derniers souvenirs en hologramme. La
reconnaissance première du bureau, la ruse qu’elle a utilisée, être celle qui apporte son
cocktail d’oxygène et de carbone à Cy Marcel Herzog. Ensuite, les images se brouillent et les
informations s’arrêtent là. En tant qu’agent d’accueil, c’est maintenant à moi d’apporter son
repas au PDG.
Je repasse une dernière fois la dernière image. Un bureau tout en blanc et noir, un fauteuil
blanc cassé, une table de réunion à gauche. Puis, pour le reconnaître, Cy Marcel Herzog luimême. Un visage familier, lui au moins possède des yeux d’origine terrienne. Il possède
quelque chose de troublant, qui me gêne. On lui donnerait, si on peut donner un âge à un
métis, une trentaine légèrement passée. Toujours ce quelque choses de dérangeant. Allons,
Solyane, tu en as vu, des hommes terriens, tu en reverras d’autres.
Pénétrer dans l’immeuble. Comment se comporte-t-on, en matière de vie sociale, sur
HTTP2 ? « Salutations par hochements de tête », d’accord. En avant donc pour les
hochements de tête, le temps de trouver des repères. Mon nom d’emprunt « Pili », qui veut
dire « douceur » sur cette planète. C’est plutôt facile, tenir le standard, réapprovisionner la
machine à cocktail mélangé d’hydrogène et de carbone pour les employés, ce cocktail sans
goût.
Dans mes souvenirs, le chocolat chaud fumant de Grandma à l’heure du goûter.
Secouer la tête, laisser passer le temps. Deuxième jour, et enfin un appel. Cy Marcel Herzog
veut que je lui porte un cocktail.
Ne pas laisser le stress apparaître, c’est essentiel. Comme dans une impression de déjà-vu,
son bureau. Rien que du blanc et du noir, aussi monotone que les rues carrées. C’est quand il
me dit merci pour le cocktail, que je comprends. Ç’avait dû faire tilt pour Lara aussi, le grain
de beauté sur le bleu de la peau gauche. Tout le monde, dans notre famille, possède ce grain
de beauté. Grandma vantait toujours les yeux d’Odette, brun chocolat : « J’avais l’impression
d’un tronc bien solide, planté dans la terre ». Cy Marcel Herzog possède les mêmes.
Cy Marcel Herzog, notre cousin, peut-être : les âges collent. Que faire ? Qu’avait décidé
Lara ? C’était un très bon agent, mais elle est très famille, jamais un mois sans un
spatiocourrier à Granma. On pourrait se dire qu’un micro sur un bureau, ce n’est rien. Sauf
quand, depuis deux ou trois années, elles cachent une bombe nucléaire miniature, dans un
tiers des cas. Lara avait le choix entre deux vies, la sienne et celle de notre propre sang. Estce lui qui l’a tuée ? Est-ce Brog Centaur ?
Cy Marcel Herzog. Tout d’abord, une voix posée.
- Merci pour le cocktail.
Son éclaircissement de voix.
- Comment dois-je vous appeler ?
Ma voix, flûtée sur cette planète. Rapidement, consulter l’implant pour les formules
honorifiques.
- Pili, sir.
- Eh bien, Pili, merci de m’avoir apporté mon déjeuner.
- Dois-je partir ?
Il tend sa main vers le cocktail, une main manucurée, dont les ongles ressemblent à des
griffes, une main d’oiseau de proie.
- Pili, demain, j’arriverai tôt. Pourriez-vous m’apporter mon petit déjeuner vers 6h00 ?
5
Grésillement de l’implant. Sur HTTP2, les journées de travail se passent de 9h00 à 18h00.
Elles sont souples et permettent une plus grande amplitude horaire pour les postes à
responsabilité, de 6h00 à 20h00. Merci, cher implant. Comment faisaient-ils, avant, sans ce
deuxième cerveau que tu représentes ?
Toujours sa main de rapace, ses longs doigts se rapprochant des miens.
- Eh bien, à demain.
Dans le regard marron, une nouvelle acuité. Puis, de sa main à la mienne, un papier. Tiens,
ici aussi, ils pratiquent les pourboires ?
Ce n’est que le soir que j’ai lu : « Lara ». Le frisson sur ma peau. Il sait. Comment ?
Pourquoi n’a-t-il pas directement grillé ma couverture ? Pourquoi a-t-il fait comme si de rien
n’était ? Lara, cela aura été plus rapide que je ne le pensais, de trouver ton meurtrier, de
pouvoir te venger. Mon plan pour cela est prévu de longue date. La nuit sera longue, avant
que le matin arrive.
Cinq heures. Sonnerie du réveil. Penser à Lara. Glisser le cachet de cyanure dans ma
chemise. Finir de m’habiller. Déjeuner. Mon cocktail du matin. Le trajet. Déjà six heures.
Préparer le petit-déjeuner. L’ascenseur. Le bureau.
Cy Marcel Herzog. Toujours ses mains de rapace, quand il saisit son gobelet. Son regard
perçant. Il sait. Je sais. Aucun de nous deux n’est dupe. Le silence de plomb pendant qu’il
boit. « Vous jouez au chat et à la souris », aurait dit Grandma.
- Attendez, j’ai quasiment fini. Restez un peu pour ramener le verre.
Soudain, la porte coulissante, dans le coin droit de la pièce. Une silhouette féminine,
humaine, apparaît. Sur moi, depuis ses mains, l’éclair blanc d’un laser anti-implant. La peau
de mon cou se réchauffe, atteint mon implant qui grésille une dernière fois, avant de se taire
pour toujours. C’est un humain qui t’a tué, Lara ? BrogCentaur s’est allié à Cy Herzog pour
t’éliminer? Je vais mourir, mais Cy Marcel Herzog aussi, et nous te rejoindrons tous les deux,
Lara. Dommage que je ne sache pas quelle est cette silhouette humaine, qui s’approche et me
parle. Me parle ? La voix de Lara, Lara vivante, et sa douceur coutumière.
- Tu m’as tant manqué, Solyane, je vais pouvoir te raconter maintenant !
Le regard de Lara vers Cy Marcel Herzog. Un regard comme elle n’en a jamais eu.
Complice, amoureux visiblement. Sa main douce sur la main de rapace. Une Lara inconnue,
une Lara nouvelle, ayant surmonté le barrage, les non-dits des lois antispatiométis. Comment
lui dire ? Le cyanure. Le cocktail.
« Marcel s’étouffe déjà, il en a pour dix minutes environ, dis-lui au revoir » : ma voix
murmure les mots, face à ce spatiométis qui n’était pas un cousin, mais qui avait transformé
ma sœur. Ma voix s’élève plus haut, dure, hachée. Lara, je n’ai fait que te suivre dans tes
désirs, je pense à la Terre en permanence, à Granma ; je n’étais pas faite pour être là, je n’ai
pas cette force que tu as toujours eue, cette dureté que tu sembles avoir perdu, pourquoi ?,
comment ?, je ne te reconnais pas, je coasse, comme un corbeau de mauvaise augure :
« Lara, j’ai tué ton amour. »
Lara. Se détournant de moi comme au ralenti, se posant près du fauteuil blanc cassé. Son
regard blessé. Lara se relevant, sortant un pistolazer silencieux de sa poche. Je collecte les
images avant de mourir à mon tour. Maintenant, le doigt menu sur la gâchette.
Fermer les yeux. Je m’excuse, Lara. Si seulement j’avais su. Refaire le film à l’envers.
Grandma sur Terre, nous accueillant malgré le spatioracisme ambiant envers les spatiométis.
Lara et Marcel annonçant : « Nous nous marions la semaine prochaine ». Toutes ces scènes
qui n’auront pas lieu.
5
Au bout de deux minutes, toujours rien. Je sonde mon corps. Pas de douleur. Pas
d’écoulement suspect de liquide. Je rouvre les yeux. Sous mon regard, Marcel mort. Penchée
sur lui, Lara agonise. Je m’approche d’elle, elle est déjà ailleurs.
Pour moi, la détresse. Devant moi, un seul chemin désormais, celui de la solitude. Double
solitude, car jamais je ne saurai. Cy Marcel était-il un cousin, un inconnu ? Comment Lara, la
dure à cuire, en est-elle arrivée là, elle qui n’a jamais hésité à tuer durant ces cinq années ?
Que vais-je devenir, moi qui ne faisais que la suivre ? Privée de mon implant, une vie
clandestine m’attend. Je respire un bon coup, m’étonne d’y arriver. Je serais donc encore
vivante ? Penser aux vivants, au futur. Je pourrais être indépendante, loin de Lara. Je pense à
Granma, à ses spatiolettres, Granma au cœur fragile. Ma main, encore un peu tremblante,
pose le micro sur l’ordinateur de CY Marcel Herzog. Plus que cinq années, Granma, que
j’effectuerai pour toi. Après, je serai là pour te dorloter.
5