1 Louis-MARIE BARNIER 6 mai 2006 : la fin du statut des

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1 Louis-MARIE BARNIER 6 mai 2006 : la fin du statut des
Louis-MARIE BARNIER
6 mai 2006 : la fin du statut des personnels d’Air France
Première grande entreprise à statut à finaliser sa privatisation, Air France inaugure dans le
même temps un exercice inédit, la fin de ce statut du personnel. Seul l’épisode de la SEITA
dans les années 1980 avait été l’occasion d’une telle mutation, sans permettre le débat sur le
fond. Nous nous intéresserons ici non à l’aspect juridique des droits individuels acquis par un
salarié, engagé dans le cadre d’un statut le liant à l’Etat et rejoignant le droit commun, mais au
sens qu’a pris cet engagement pour la Nation, et à la mutation que représente la fin de ce type
de relation sociale. En effet, ce n’est pas une disparition de l’Etat qui émerge de l’analyse,
mais une nouvelle relation qui s’instaure entre l’Etat et les agents du transport aérien
correspondant à une demande sociale renouvelée. A ce titre, cette démonstration est porteuse
de sens pour les centaines de milliers d’autres salariés de ces grandes entreprises publiques si
décriées aujourd’hui par les libéraux, mais dont la place a participé à la fondation en France
d’un certain modèle social.
Ce n’est ici qu’un dernier épisode d’un processus de privatisation engagé largement avant la
loi du 4 mai 2004 sur Air France. L’introduction de la notion de rentabilité dans les années
1980, l’ajout au dernier moment dans la liste des entreprises privatisables de la loi du 19
juillet 1993, la révolte des salariés en octobre 1993 contre un plan social, une nouvelle grille
de classification des personnels en 1994, la « respiration » du capital engagée sous le
ministère GAYSSOT puis la fusion avec KLM en 2004 sont autant d’épisodes qui démontrent
le caractère complexe des relations tissées entre l’Etat, sa compagnie nationale et les agents
qui la portent. Ce statut était complété par un régime particulier de retraite, disparu début
1993 à l’occasion de grands plans sociaux dans l’entreprise, d’un régime de caisse
complémentaire d’assurance sociale mué depuis en mutuelle autonome, d’un Comité
d’Entreprise important recevant de l’entreprise une subvention supérieure à l’obligation
légale. Ces éléments se sont peu à peu dissous, ou sont menacés de l’être, dans le cadre du
droit commun, participant ainsi à la banalisation de ce travail particulier.
Le statut, une relation particulière
Durant 50 ans, le statut a en effet offert le cadre collectif intégrant à ses débuts dans un projet
commun tous les personnels, du pilote au plus simple manutentionnaire. Inscrit dans la loi de
nationalisation d’Air France de 1948, le statut du personnel met pourtant cinq ans à naître. Il
est dès le départ en juin 1950 sujet à conflits, les syndicats demandant qu’il intègre l’ensemble
des personnels de la compagnie et non les plus anciens et validés par la hiérarchie. Dans ces
années d’expansion conflictuelle du transport aérien, il n’a pu empêcher les licenciements de
1965.
Le statut, par la présence de l’Etat qu’il signifie, représente une tentative pour résoudre la
contradiction fondamentale du transport aérien : une activité fluctuante, peu rentable
financièrement, nécessitant des investissements à long terme, mais reposant sur l’engagement
individuel, au nom d’une nécessité sociale, d’agents qualifiés de diverses catégories. Il fixe
les règles du jeu du travail aéronautique. Ce travail est d’abord le fruit de l’autonomie laissée
aux groupes professionnels, qui défendent jalousement leur champ de compétence que ce soit
dans le cockpit pour les pilotes, la cabine pour les hôtesses et stewards, l’aérogare pour les
agent d’escale, ou sur la piste pour les mécaniciens avion et les agents de la piste. Comment
envisager le départ à l’heure de l’avion, sans bagages chargés en temps et en heures, ni
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passagers accueillis et rassurés ? Comment pour des personnels navigants, confier sa vie à
l’avion, sans être assuré que les agents de l’entretien ont mis tout leur cœur à le réviser ? Le
sens de ces constructions sociales se rejoignent devant cette nécessité : offrir un cadre
commun d’identification et de solidarité à des éléments disparates dont pourtant le travail est
fortement dépendant ; un cadre de compromis permettant à des catégories aux antipodes de la
hiérarchie sociale de travailler ensemble dans un objectif commun. Le statut s’appuie sur la
légitimité de l’Etat pour proposer à tous ce cadre collectif de reconnaissance.
Autonomie et contrôle du travail, sens d’un engagement au service du passager et
disponibilité quelle que soit l’heure ou les intempéries, représentation du pavillon national,
autant d’éléments imbriqués dans le travail et dans l’histoire qui forment un écheveau difficile
à démêler. Autant d’éléments inclus dans l’activité des agents au service de la collectivité, et
reconnus socialement par le statut. Les salariés, respectueux d’une hiérarchie rappelant des
éléments militaires qui à défaut de fixer les objectifs tente de contrôler l’autonomie dans le
travail, trouvent pourtant la marge de manœuvre nécessaire pour faire coïncider sécurité et
départs à l’heure. La garantie de l’emploi apportée par le statut du personnel, permet en effet
au salarié de refuser de faire des impasses sur la sécurité des passagers au nom de la
rentabilité.
Mais pourquoi le terme du statut fut-il si peu conflictuel ? Pourquoi les agents du transport
aérien ne courent-ils pas à la poursuite de ce paradis perdu ? Au-delà de la dimension de
défaite interiorisée dans cette perte du statut, les causes en sont en partie conjoncturelles : la
compagnie Air France, contrairement à 1993, peut se permettre de promettre l’absence de
licenciements dans les années qui viennent, bien qu’engagée dans une restructuration qui
prévoit de nombreuses suppressions d’emplois et une mobilité imposée aux salariés. La
convention d’entreprise proposée aujourd’hui, préservant en grande partie les acquis des
agents présents, recueille ainsi les signatures de presque tous les syndicats. Mais il faut aussi
en chercher la cause dans le délitement progressif du cadre de reconnaissance commun offert
par ce statut. C’est en son sein que les disparités sociales se sont longtemps justifiées, entre
différentes catégories fort différemment traitées. S’il a représenté une force contre les
filialisations, il a dans le même temps peu aidé à la prise en charge collective de tous ceux qui
participent à l’aventure collective du transport aérien, dans les filiales et les entreprises soustraitantes. Il a aussi autorisé, au nom d’une grande idée de la relation privilégiée qu’aurait
apporté à chaque salarié ce statut relevant de l’Etat, une situation globale défavorable pour le
personnel. La fusion avec les deux compagnies aériennes privées Air Inter et UTA a donné
l’occasion aux agents d’Air France de découvrir leur retard en matière de salaire par rapport à
leurs confrères pour une même activité. La déréglementation aérienne, l’externalisation de
nombreuses activités (piste, cathering, etc), une politique salariale peu innovante ont confirmé
le transport aérien comme un secteur conflictuel, où la recherche permanente de rentabilité
empêche sauf exception l’élaboration d’un compromis offrant sur le long terme aux salariés
reconnaissance de l’apport de chacun et sécurité de l’emploi.
Une nouvelle relation à l’Etat
Mais loin de signifier la rupture entre l’Etat français et les salariés du transport aérien, la fin
de ce statut accompagne l’édification d’un nouveau mode de relation.
L’obligation de sécurité aérienne est toujours présente. Elle doit s’appuyer sur la décision,
reproduite à l’infini, d’une posture subjective qui mette en avant cette nécessité avant de
prévoir le coût ou l’impact financier, que ce soit pour changer une pièce, nier au passager sa
position de « client-roi » ou retarder un avion. La sécurité aérienne conduit l’agent à ne pas
pouvoir s’inscrire dans une logique de rentabilité interne à une entreprise pour lui opposer une
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nécessité sociale supérieure, qui ne peut que s’appuyer sur l’Etat. La source institutionnelle de
la norme est transférée aujourd’hui du métier, cadre précédent de la contrainte collective pour
répondre à la nécessité de sécurité, à l’Etat. A travers l’extension de cette réglementation
aéronautique, l’Etat joue son rôle de normalisation de l’activité, « niant partiellement (les
rapports marchands capitalistes) pour pouvoir les préserver » [Jean-Marie VINCENT]. Ce
nouveau rapport à l’Etat est transféré sur la réglementation. Omniprésentes dans les actes
quotidiens, ces normes de travail visent à aliéner la capacité de jugement du salarié. Elles
s’inscrivent contradictoirement dans une individualisation de la responsabilisation sociale, qui
laisse l’agent du transport aérien seul face aux conséquences de ses actes. La prise en charge
par l’Europe de ces réglementations ne peut que freiner le processus démocratique qui devrait
présider à ce nouveau fonctionnement social.
La participation de chacun à la sécurité aérienne peut s’entendre comme un service
commercial, cadré par des normes réglementaires qui s’apparentent aux clauses d’un contrat
commercial. Les manquements individuels à la règle s’entendent, sur le mode disciplinaire,
comme des fautes condamnables. L’ordre industriel fusionne alors avec l’ordre aéronautique.
Chacun est cloisonné dans son acte de travail lui-même isolé. Les redéfinitions permanentes
de la valeur de chaque acte de travail, dans un processus constant de dévalorisation,
accompagnent cette lecture marchande du travail. La sécurité aérienne se réduirait dans cette
lecture à des choix économiques, pesant le « prix de la sécurité » en contrepartie du « coût »
engendré par un accident, pesant à travers des courbes de profits et de coûts le « prix » d’une
vie humaine. La sécurité aérienne peut représenter par contre un lien social, dans lequel
chacun trouve sa place et reçoit une part de considération, à l’image de sa participation à cette
grande chaîne de la sécurité où chaque maillon est essentiel. Elle devient alors la base de la
coopération. Le métier est le cadre pertinent pour initier une lecture collective de l’apport de
chacun dans ce domaine. L’ordre social tel que les agents du passage l’imposent au passager,
devient un ordre aéronautique général tourné autour de la sécurité et admis de tous. Le sens du
service public se trouve alors ici conforté comme sens général donné au travail dans le
transport aérien, comme élément central de la configuration professionnelle. La valorisation
du travail de chacun repose alors sur ce rapport social.
Les processus de privatisation, dans les compagnies aériennes et dans les gestionnaires
d’aéroports, ne changent pas cette réalité de la mise en relation par les agents de leur travail
avec la société comme justification de leur engagement. Le service public continue à être un
paradigme dominant dans le travail du transport aérien. Il l’est d’autant plus que la
valorisation du travail, pour les agents, emprunte largement cette voie. Car la valorisation
monétaire doit s’appuyer sur un processus de légitimation sociale. Les stratégies de résistance
mises en avant par les salariés ne peuvent que continuer à s’inscrire dans cette dimension,
pour donner du sens au travail comme pour la valorisation de ce même travail. Car seule cette
dimension de « service public » peut donner l’autonomie nécessaire pour répondre à la
responsabilité confiée par la société aux agents du transport aérien, celle de la sécurité
aérienne.
Louis-Marie BARNIER, sociologue.
Auteur d’une thèse : « Entre service public et service privé, la valorisation du travail dans le
transport aérien », 2005, et co-auteur de « ceux croyaient au ciel, enjeu et conflits à Air
France » éd syllepse, 1997, en collaboration avec Patrick Rozenblatt.
[email protected]
http://lmbarnier.free.fr
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