le roman et ses personnages, visions de l`homme et

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le roman et ses personnages, visions de l`homme et
Objet d’étude : le roman et ses personnages, visions de l’homme et du monde.
CORPUS DE TEXTES
Texte A : Victor Hugo, Les Misérables, II, III, V, La petite toute seule (1862).
Texte B : Zola, La Curée, chapitre II (1872).
Texte C : Jules Vallès, L’enfant, chapitre XX, 1879.
Texte D : Les Misérables, entête de la préface de Victor Hugo, Hauteville-House, 1er janvier 1862.
TEXTE A
La petite Cosette, âgée de huit ans, est sans cesse maltraitée. Elle est contrainte, par une nuit d’hiver, d’aller
chercher de l’eau au milieu de la forêt.
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L'enfant regardait d'un œil égaré cette grosse étoile qu'elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. La
planète, en effet, était en ce moment très près de l'horizon et traversait une épaisse couche de brume qui
lui donnait une rougeur horrible. La brume, lugubrement empourprée, élargissait l'astre. On eût dit une
plaie lumineuse.
Un vent froid soufflait de la plaine. Le bois était ténébreux, sans aucun froissement de feuilles, sans
aucune de ces vagues et fraîches lueurs de l'été. De grands branchages s'y dressaient affreusement. Des
buissons chétifs et difformes sifflaient dans les clairières. Les hautes herbes fourmillaient sous la bise
comme des anguilles. Les ronces se tordaient comme de longs bras armés de griffes cherchant à prendre
des proies; quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaient rapidement et avaient l'air de
s'enfuir avec épouvante devant quelque chose qui arrivait. De tous les côtés il y avait des étendues
lugubres.
L'obscurité est vertigineuse. Il faut à l'homme de la clarté. Quiconque s'enfonce dans le contraire du jour
se sent le cœur serré. Quand l'œil voit noir, l'esprit voit trouble. Dans l'éclipse, dans la nuit, dans
l'opacité fuligineuse, il y a de l'anxiété, même pour les plus forts. Nul ne marche seul la nuit dans la
forêt sans tremblement. Ombres et arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique apparaît
dans la profondeur indistincte. L'inconcevable s'ébauche à quelques pas de vous avec une netteté
spectrale. On voit flotter, dans l'espace ou dans son propre cerveau, on ne sait quoi de vague et
d'insaisissable comme les rêves des fleurs endormies. Il y a des attitudes farouches sur l'horizon. On
aspire les effluves1 du grand vide noir. On a peur et envie de regarder derrière soi. Les cavités de la nuit,
les choses devenues hagardes, des profils taciturnes qui se dissipent quand on avance, des
échevellements obscurs, des touffes irritées, des flaques livides, le lugubre reflété dans le funèbre,
l'immensité sépulcrale du silence, les êtres inconnus possibles, des penchements de branches
mystérieux, d'effrayants torses d'arbres, de longues poignées d'herbes frémissantes, on est sans défense
contre tout cela. Pas de hardiesse qui ne tressaille et qui ne sente le voisinage de l'angoisse. On éprouve
quelque chose de hideux comme si l'âme s'amalgamait à l'ombre. Cette pénétration des ténèbres est
inexprimablement sinistre dans un enfant.
Les forêts sont des apocalypses ; et le battement d'ailes d'une petite âme fait un bruit d'agonie sous leur
voûte monstrueuse.
Victor Hugo, Les Misérables, II, III, V, La petite toute seule (1862)
TEXTE B
Zola, au lendemain de la chute du Second Empire, publie ce roman qui critique vigoureusement la société
impériale dont l’argent est l’unique valeur.
A cette heure, Paris offrait, pour un homme comme Aristide Saccard, le plus intéressant des spectacles.
L'Empire venait d'être proclamé, après ce fameux voyage pendant lequel le prince président avait réussi
à chauffer l'enthousiasme de quelques départements bonapartistes. Le silence s'était fait à la tribune et
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Émanation se dégageant des corps des êtres organisés, des matières organiques, de certaines substances.
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dans les journaux. La société, sauvée encore une fois, se félicitait, se reposait, faisait la grasse matinée,
maintenant qu'un gouvernement fort la protégeait et lui ôtait jusqu'au souci de penser et de régler ses
affaires. La grande préoccupation de la société était de savoir à quels amusements elle allait tuer le
temps. Selon l'heureuse expression d'Eugène Rougon, Paris se mettait à table et rêvait gaudrioles au
dessert. La politique épouvantait, comme une drogue dangereuse. Les esprits lassés se tournaient vers
les affaires et les plaisirs. Ceux qui possédaient déterraient leur argent, et ceux qui ne possédaient pas
cherchaient dans les coins les trésors oubliés.
Il y avait, au fond de la cohue, un frémissement sourd, un bruit naissant de pièces de cent sous, des rires
clairs de femmes, des tintements encore affaiblis de vaisselle et de baisers. Dans le grand silence de
l'ordre, dans la paix aplatie du nouveau règne montaient toutes sortes de rumeurs aimables, de
promesses dorées et voluptueuses.
Il semblait qu'on passât devant une de ces petites maisons dont les rideaux soigneusement tirés ne
laissent voir que des ombres de femmes, et où l'on entend l'or sonner sur le marbre des cheminées.
L'Empire allait faire de Paris le mauvais lieu de l'Europe. Il fallait à cette poignée d'aventuriers qui
venaient de voler un trône, un règne d'aventures, d'affaires véreuses, de consciences vendues, de
femmes achetées, de soûlerie furieuse et universelle. Et, dans la ville où le sang de décembre était à
peine lavé, grandissait, timide encore, cette folie de jouissance qui devait jeter la patrie au cabanon des
nations pourries et déshonorées.
Zola, La Curée, chapitre II (1872)
TEXTE C
On nous a donné l’autre jour comme sujet – « Thémistocle2 haranguant les Grecs ». Je n’ai rien trouvé,
rien, rien !
« J’espère que voilà un beau sujet, hé ! » a dit le professeur en se passant la langue sur les lèvres, – une
langue jaune, des lèvres crottées.
5 C’est un beau sujet certainement, et, bien sûr, dans les petits collèges, on n’en donne pas de comme ça ;
il n’y a que dans les collèges royaux, et quand on a des élèves comme moi.
Qu’est-ce que je vais donc bien dire ?
« Mettez-vous à la place de Thémistocle. »
Ils me disent toujours qu’il faut se mettre à la place de celui-ci, de celui-là, – avec le nez coupé comme
10 Zopyre3 ? avec le poignet rôti comme Scévola4 ?
C’est toujours des généraux, des rois, des reines !
Mais j’ai quatorze ans, je ne sais pas ce qu’il faut faire dire à Annibal, à Caracalla, ni à Torquatus5, non
plus !
Non, je ne le sais pas !
15 Je cherche aux adverbes, et aux adjectifs du Gradus6, et je ne fais que copier ce que je trouve dans
l’Alexandre.
Mon père l’ignore, je n’ai pas osé l’avouer.
Mais lui, lui-même ! (Oh ! je vends un secret de famille !) j’ai vu que ses exercices à lui, pour
l’agrégation, étaient faits aussi de pièces et de morceaux. – Sommes-nous une famille de crétins ?...
20 Quelquefois il compose un discours où il faut faire parler une femme. – Les plaintes d’Agrippine,
Aspasie à Socrate, Julie à Ovide.
Je le vois qui se gratte le front, et il touche sa barbe avec horreur ; – il est Agrippinus, Aspasios, il n’est
pas Aspasie, il n’est pas Agrippine, – il se tord les poils et les mord, désespéré !
Je sens toute l’infériorité de ma nature, et j’en souffre beaucoup.
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Thémistocle (v. 524 – 459 av. J.-C.) est un homme d'État et stratège athénien.
Zopyre (vers -500) est un satrape perse cité par Hérodote.
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Caius Mucius Scaevola est un jeune héros du début de la République romaine, qui se brûla volontairement la main
droite pour montrer sa détermination. Scaevola signifie « le gaucher ».
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Annibal, Caracalla, Torquatus, sont des personnages de l’histoire romaine : adversaires, généraux, etc. Les autres
personnages de l’antiquité évoqués plus bas étaient fréquemment proposés comme personnages dans les écritures
d’invention en vers latins …
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Le « Gradus » est un ouvrage pédagogique qu’on utilisait dans les collèges et lycées pour trouver les belles
expressions latines, les beaux vers, etc. pour faire les exercices d’écriture.
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25 Je souffre de me voir accablé d’éloges que je ne mérite pas, on me prend pour un fort, je ne suis qu’un
simple filou. Je vole à droite, à gauche, je ramasse des rejets au coin des livres. Je suis même
malhonnête quelquefois. J’ai besoin d’une épithète ; peu m’importe de sacrifier la vérité ! Je prends
dans le dictionnaire le mot qui fait l’affaire, quand même il dirait le contraire de ce que je voulais dire.
Je perds la notion juste ! Il me faut mon spondée ou mon dactyle7, tant pis ! – la qualité n’est rien, c’est
30 la quantité qui est tout.
Jules Vallès, L’enfant, chapitre XX, 1879.
TEXTE D
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Tant qu'il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en
pleine civilisation, des enfers, et compliquant d'une fatalité humaine la destinée qui est divine; tant que
les trois problèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de le femme par
la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus; tant que, dans de certaines régions,
l'asphyxie sociale sera possible; en d'autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu'il y
aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.
Les Misérables, entête de la préface de Victor Hugo, Hauteville-House, 1er janvier 1862
Question sur le corpus (4 points)
Quelle est la thèse défendue par chacun des romanciers ? Votre réponse sera développée en une vingtaine de
lignes et s’appuiera précisément sur les extraits des documents.
Écriture : vous traiterez ensuite un seul des trois sujets suivants (16 points).
Commentaire : Vous commenterez le texte de Victor Hugo (texte A)
Dissertation : « … des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles », espère Victor Hugo dans
sa Préface aux Misérables. Vous vous demanderez si le roman a pour vocation de changer la société.
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus et sur vos lectures personnelles et
les textes étudiés en classe.
Écriture d’invention : Écrivez l’incipit d’un roman engagé dont la cible serait un phénomène de société qui
vous révolte.
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Le spondée et le dactyle sont deux des mesures rythmiques utilisées dans la versification latine. Les collégiens et
lycéens devaient écrire des récits en vers latins en imitant le style des poètes classiques et en respectant les règles de
cette versification antique..