Les nouveaux paramètres de sécurité en Asie du Sud-est
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Les nouveaux paramètres de sécurité en Asie du Sud-est
ASIA CENTRE CONFERENCE SERIES memo Les nouveaux paramètres de sécurité en Asie du Sud-est Paris, 27 mai 2011 Séminaire annuel de l’Observatoire Asie du Sud-est L’Observatoire Asie du Sud-est, animé par l’Asia Centre et Sophie Boisseau du Rocher, a tenu son séminaire annuel le 27 mai sur “les nouveaux paramètres de sécurité en Asie du Sud-est”. Ce séminaire, qui concluait la troisième année de l’Observatoire ciblée sur « l’Asie du Sud-est dans les relations internationales », avait pour ambition de présenter et d’analyser les nouvelles configurations sécuritaires de la région, les ambitions des grandes puissances et l’impact de celles-ci sur l’ASEAN et les Etats qui la composent (les questions de sécurité interne n’ont donc pas été abordées, sauf dans leur dimension internationale). 71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 1 75 43 63 23 w w. c e n t r e a s i a . e u [email protected] siret 484236641.00029 Deux tendances apparaissent d’emblée évidentes. D’une part, la primauté des intérêts concrets, à la fois des Etats de la région et des puissances extérieures, sur les facteurs idéologiques (ce qui signifie que les enjeux de sécurité sont liés à des intérêts de positionnement et à des déploiements de capacité et non plus à des confrontations idéologiques) ; d’autre part, l’intrusion de plus en plus visible, voire revendiquée, des acteurs extérieurs. L’Asie du Sud-est trouve ici valorisée sa vocation d’espace de rencontre et d’intermédiaire ; le danger étant que cet atout se transforme en menace, l’Asie du Sud-est devenant, malgré elle, un espace de concurrence, voire de rivalité. C’est d’ailleurs bien l’enjeu de la question : dans quelle mesure l’Asie du Sud-est garde-t-elle encore une autonomie décisionnelle à l’égard de ces acteurs influents sur lesquels elle n’a aucun contrôle ? L’Asie du Sud-est pourrait-elle redevenir malgré elle un champ de bataille ? Cet observatoire réunissait des chercheurs venus d’Asie du Sud-est, d’Europe et des Etats-Unis. Les présentations ont été stimulantes (cf compte-rendu) et ont donné lieu à des débats productifs et animés. Les enjeux sécuritaires en Asie du Sud-est sont souvent négligés en dehors des crises alors que de nombreux dossiers sont des dossiers « chauds », qui conservent toujours une pertinence et une activité rampante. Ces enjeux, qui avaient autrefois une importance minime à l’échelle du monde, comme le terrorisme ou le trafic intérieur (blanchiment d’argent, drogues, trafic d’êtres humains…), acquièrent une nouvelle intensité et une dimension globale qui indiquent bien qu’on ne peut ignorer leur impact sur et leur passage par l’Asie du Sud-est dans une configuration mondiale. De plus, la région a désormais intégré le discours et la pratique des grands problèmes des relations internationales dont la prolifération, le terrorisme et la sécurité maritime (et le terrorisme est l’exemple type du dossier en permanence à la lisière des ressorts locaux et des flux mondiaux). La cristallisation des tensions autour des questions de souveraineté, notamment sur des territoires maritimes (mer de Chine méridionale et orientale), se traduit par la croissance considérable des budgets de défense, la modernisation sans précédent des outils militaires, notamment navals et aéronavals et la diversification des entraînements et des missions. A la différence des années précédentes, les revendications peuvent à présent être suivies de démonstrations de force. Ce paramètre-là, cet « effet spirale », constitue une tendance récente mais lourde. Face à ces défis, l’Asie du Sud-est (les dix Etatsmembres de l’ASEAN et l’ASEAN elle-même en tant qu’institution) espère trouver des solutions parmi un arsenal d’outils anciens et nouveaux. Rien n’indique à ce stade, qu’elle puisse assumer ses ambitions et maintenir une culture sécuritaire très spécifique, à la fois souple, inclusive, élargie, « engageante », voire complaisante selon certains participants. Car si la région tente de prendre son destin en mains, si elle continue d’explorer les possibilités d’une coopération renforcée, institutionnalisée avec l’ASEAN et ses ramifications telles que l’ASEAN+8, elle est encore très loin de constituer un espace de stabilité (et à ce titre, ce que certains experts tels R. Bitzinger qualifient de course aux armements, pose un vrai problème largement sous-estimé, voire dénié dans la région) : certains participants évoquent même un déni de la menace par une approche élusive et une stratégie plus déclarative que responsable. La complexification, l’amplification et l’intrication des enjeux sécuritaires pourront-elles être traitées localement ? Les Etats d’Asie du Sud-est et l’ASEAN maîtrisentils leurs propres paramètres sécuritaires ? L’ASEAN constitue-t-elle, comme elle le prétend, une communauté de sécurité ? Le différend entre la Thaïlande et le Cambodge inquiète d’ailleurs, pas seulement pour son potentiel belligène, mais aussi pour le symbole que cette entaille conflictuelle ouvre dans l’ASEAN. Il pose en relief la question de la pertinence, voire de la cohérence, de tous ces efforts alors que les bases relationnelles intra-membres n’ont pas été assainies et que les logiques nationales n’ont jamais été fondamentalement remises en cause au profit d’une culture sécuritaire plus collective. Dans le but d’éviter que les nombreux irritants ne dégénèrent en conflit ouvert, les pays d’Asie annoncent vouloir se familiariser progressivement avec la sécurité collective (volontarisme initiée avec l’ARF, prolongée avec la Communauté de l’Asie de l’Est et renforcée avec l’ASEAN + 8). A l’épreuve, cette coopération multilatérale, floue et déclarative, reste, on l’a signalé, l’otage d’intérêts nationaux difficilement conciliables ; ce qui rend la gestion des dossiers sensibles, et notamment celui de la prolifération nucléaire qui sera une réalité à une échéance de quinze ans, très inquiétante. En outre, la cohérence des choix entre les différentes catégories d’acteurs et de décideurs (Forces armées, ministère des Affaires étrangères, ministère de la Défense, Exécutif) demeure surprenante, presque aléatoire, voire pas toujours rationnelle. L’ASEAN ellemême n’a toujours aucune légitimité pour agir alors qu’elle augmente son exposition sur ces dossiers ; le Secrétariat sait qu’en cas de crise, il n’aurait aucune autorité pour intervenir et augmenter la capacité de résistance réelle des acteurs de la région. Les intérêts nationaux n’ont toujours pas cédé de terrain aux avantages collectifs. Sur le coup, les plus forts, en l’occurrence la Chine et les Etats-Unis deviennent des gendarmes et dans les faits, imposent leurs conceptions, leur vision et leur rythme sécuritaires. Dans les faits, l’asymétrie de puissance est plus marquée avec la modernisation et le renforcement des dispositifs militaires américain et chinois et les Etats d’Asie du Sud-est sont plus sensibles aujourd’hui à la coercition, à la pression, voire aux manipulations extérieures. Car l’Asie du Sud-est est loin d’opérer cette évolution toute seule. La région reçoit de manière croissante, avec des avantages et des inconvénients, l’attention, les sollicitations, les tentatives de séduction et parfois même les menaces, de la part des géants asiatiques que sont l’Inde et la Chine, ainsi que des Etats-Unis. Les paramètres de sécurité de l’Asie du Sud-est sont pris, encore une fois, dans l’étau des acteurs étrangers avec lesquels elle entretient des relations de plus en plus complexes et ambiguës car les stratégies suivies par ces Etats, et notamment la Chine, sont hautement ambiguës et difficilement lisibles (la Chine unifie ou divise ? / quel facteur déclencheur est considéré par Pékin comme la limite acceptable ?). La Chine préfère déstabiliser ses voisins « par touches » pour agir et tirer avantage plutôt que de se mettre elle-même dans une position à risque, qui impliquerait des responsabilités pour l’instant refusées. Cette stratégie oblige les Etats-Unis à augmenter leur engagement pour garder le même niveau d’influence. Sur le coup, les Etats de la région pourraient s’épuiser dans des enjeux qui ne sont pas les leurs et qui non seulement les détournent de leurs propres déficiences - augmentant de la sorte leur risque conflictuel – mais qui les rendent plus dépendants des interventions extérieures. L’ASEAN n’est pas encore une communauté (ou de moins en moins ?) de sécurité. Ce séminaire a apporté des éléments fondés qui vont dans ce sens et illustre l’ambiguïté de cette tendance pour la région. Elle devient à la fois entre les membres de l’ASEAN et entre acteurs extérieurs un espace où les uns et les autres acteurs testent leur capacité de domination ou de nuisance. Sophie Boisseau du Rocher Asia Centre, Paris 2 Les nouveaux paramètres de sécurité en Asie du Sud-est L’Asie du Sud-est comme nouveau terrain de puissance : la région s’adapte-elle aux défis stratégiques de demain ? (Douglas Webber, Professor of Political Science, INSEAD, Fontainebleau) Alors que les autres sous-régions d’Asie viennent naturellement à l’esprit lorsque l’on traite de sécurité, qu’il s’agisse des enjeux du Nord-est ou de ceux du monde indien, la sécurité de l’Asie du Sud-est est souvent négligée, alors qu’il s’agit pourtant d’un sujet primordial dont il est essentiel de saisir toutes les nuances. Ces nuances sont soulignées par les différentes approches qui existent pour traiter de la paix et des conflits : l’approche de la paix démocratique, celle des libéraux commerciaux, l’approche institutionnaliste, et les théories réalistes basées sur la puissance. Au regard de l’histoire récente de la région et de sa configuration géopolitique, le destin de l’Asie du Sud-est semble d’être dominé par une puissance extérieure. Jusque-là, les Etats-Unis étaient le partenaire et allié indiscutables de la région mais ces dernières années, la Chine montre un intérêt grandissant pour ses voisins et s’avère être un concurrent redoutable. De nombreux éléments incitent à penser que la région va devoir faire un choix entre les tutelles américaines et chinoises. Mais forte de ses atouts économiques et stratégiques, consciente de la rivalité des grandes puissances à exploiter et fidèle à sa culture diplomatico-sécuritaire, elle pourrait bien décider de ne pas choisir. 1. L’approche de nouvelles menaces ? Le risque nucléaire : comment éviter la prolifération en Asie du Sud-est ? (Dr Tanya Ogilvie-White, Research Fellow, IISS Non-proliferation and Disarmament Programme) Tanya Ogilvie-White pose la question de la possibilité d’un développement nucléaire en Asie du Sud-est. Le vrai risque nucléaire viendrait selon elle de la possibilité d’attaques nucléaires de la part d’acteurs non-gouvernementaux avec des armes nucléaires obtenues dans la région. Après un rapide passage en revue de la situation et des ambitions de chaque pays dans ce domaine, elle explique que les motivations communes pour le développement d’un programme d’énergie nucléaire sont énergétiques et économiques, et non pas militaires. Il s’agit avant tout de diversifier ses sources d’approvisionnements pour assurer la sécurité énergétique du pays et de protéger l’environnement par la recherche d’une énergie plus propre. Le développement nucléaire est encore un sujet très sensible dans la région, dont on parle peu. Mais on constate que les pays d’Asie du Sud-est en ont une vision plutôt proche des Non-alignés, dans le sens où ils estiment avoir le droit de développer des programmes nucléaires militaires autant que civils. On constate ainsi qu’ils cherchent en général à rester vagues quant à leurs projets nucléaires et tiennent à garder leurs « options ouvertes ». Par ailleurs, la région dans son ensemble semble peu préoccupée par les risques de prolifération et ne prend pas de mesures pour les contrer, mais les raisons de cette négligence sont toutefois bien complexes. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que certains pays ont encore à assurer leur développement économique et social, et veulent donc se concentrer sur ces ambitions en écartant tout autre sujet de leurs priorités. Ensuite, il y a clairement une tendance générale à nier l’existence de risques nucléaires dans la zone, comme c’est le cas pour le Myanmar, ainsi que la menace que représente la puissance grandissante de l’armée chinoise. Limitée par l’incompétence des universitaires et des milieux décisionnels mais aussi par le réel manque d’intérêts pour les questions de prolifération dans l’opinion publique, l’Asie du Sud-est s’en remet volontiers aux initiatives occidentales. Elle mise d’une part sur l’efficacité du Traité de Non-prolifération (TNP), de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) et du Traité de Southeast Asian Nuclear-Weapon-Free Zone (SEANWFZ, 1995), et d’autre part sur la coopération du duo Etats-Unis et ASEAN Regional Forum (ARF). Mais en réalité les engagements restent symboliques et peu de progrès ont été faits depuis 2002. De tels progrès sont pourtant nécessaires pour une construction pérenne de la sécurité nucléaire. Un débat sur la prolifération doit être ouvert dans la région, afin d’éveiller les consciences sur cette question, dans les cercles politiques et dans l’opinion publique, mais aussi pour améliorer les compétences des services technologiques et gouvernementaux concernés. Comment, par exemple, rendre le traité SEANFWZ opérationnel et par quels procédés concrets le mettre en application efficacement ? Par ailleurs, il est primordial pour ces pays d’acquérir les moyens de garantir un meilleur niveau de sûreté et de protection du matériel et des structures nucléaires. Parce que la menace est réelle de terrorisme nucléaire et radiologique, ainsi qu’en témoignent les complots liés à Al Qaida depuis 2001 ou les 222 incidents rapportés dans l’Illicit Trafficking Database de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA). Plusieurs facteurs font de l’Asie du Sud-est une région à haut risque exposée à ces dangers : les difficultés maritimes, la porosité des frontières, les pressions démographiques et économiques, et bien sûr la présence de groupes terroristes. Les avancées sont visibles avec sur le plan international des initiatives de l’AIEA et du Conseil de Sécurité de l’ONU (la résolution 1540), et sur le plan national l’application progressive et de plus en plus systématique de ces initiatives. Une nette évolution est visible ces dernières années, qui fait écho au changement d’administration américaine mais aussi à la prise de conscience des bénéfices économiques et politiques de la sécurité nucléaire. Les défis à relever sont néanmoins encore nombreux et il sera intéressant de voir les solutions qui y seront apportées dans les années à venir, en particulier en matière de coopération régionale. 3 Le terrorisme en Asie du Sud-est : une menace sous contrôle ? (Senia Febrica, PhD Researcher, Department of Politics, University of Glasgow) sécurité ont un impact positif pour l’ensemble des pays de la région, voire pour la stabilité mondiale. Malgré la diversité des pays d’Asie du Sud-est en termes politiques, religieux et culturels, le problème du terrorisme lié aux groupes séparatistes armés semble concerner l’ensemble de la région. Ces groupes, comme par exemple l’Islamist Front en Indonésie, sont caractérisés par leur utilisation des méthodes de guérilla terroriste. L’analyse de Senia Febrica se concentre sur deux pays que sont Singapour et l’Indonésie, dont les différences permettent une comparaison pertinente. Tandis que Singapour est un pays développé au gouvernement autoritaire et est l’allié traditionnel des Américains en Asie du Sud-est, l’Indonésie est au contraire une démocratie encore en voie de développement et essaie de rester en dehors de la guerre globale contre le terrorisme initiée par les Etats-Unis. Ces deux pays ont de plus, une importance toute spéciale dans la question du terrorisme transnational, car ils sont situés de part et d’autre du Détroit de Malacca, passage maritime clé du commerce mondial. La course aux armes maritimes : qui fixe les règles ? (Richard A. Bitzinger, Senior Fellow, S. Rajaratnam School of International Studies) De manière assez évidente et malgré les progrès réalisés, le terrorisme n’est clairement pas une « menace sous contrôle » en Asie du Sud-est. Les mesures de contre-terrorisme souffrent en effet des défaillances persistantes des services de renseignements et de difficultés d’adaptation aux évolutions constantes des modes opératoires de ces groupes. De plus, on constate aujourd’hui et depuis les attentats de Bombay en 2009, un net changement des organisations terroristes de la zone. Se concentrant désormais sur des cibles locales plutôt qu’occidentales, elles privilégient aussi des objectifs de taille plus réduite qu’auparavant, ce qui les rend plus difficiles à infiltrer par la police, et aussi mobilisables plus rapidement et plus discrètement. En revanche, la mort récente de Ben Laden ne devrait pas avoir d’impact significatif sur les activités des organisations. Les groupes radicaux islamistes (Jemaah Islamiyah, JI et Jamaah Ansharut Tauhid, JAT), d’ailleurs impopulaires en Indonésie, premier pays musulman au monde, n’ont en général pas de relations avec Al Qaida bien qu’ils utilisent les mêmes méthodes, et sont motivés par des enjeux locaux loin des objectifs du djihad contre l’Occident. Les mois à venir détermineront si l’évènement aura suscité un quelconque regain guerrier ou un retour à des cibles étrangères. Grâce à la coopération américaine, on observe un début d’amélioration, dont témoigne l’augmentation du nombre de suspects arrêtés, et il est intéressant de voir comment ces résultats sont mis en avant par les gouvernements. Selon Senia Febrica, des bénéfices mutuels importants pourraient par ailleurs être tirés d’une meilleure coopération entre Singapour et l’Indonésie ou la Malaisie, en allant au-delà des collaborations ponctuelles à la suite d’un attentat. L’Indonésie devrait par exemple s’inspirer du modèle et des techniques de Singapour, surtout concernant la surveillance des informations sur internet, le suivi des prisonniers, la réalisation d’interventions décisives contre des individus. Dans une région aux frontières poreuses et aux voies maritimes très fréquentées, il faut bien prendre en compte que les progrès réalisés par chaque pays en matière de Richard A. Bitzinger propose d’analyser dans son étude les types d’équipements militaires achetés par les marines régionales, les motivations de cette modernisation navale en cours, et enfin, les conséquences de ces nouveaux systèmes d’armements sur le paysage militaire régional. Y-a-t-il réellement une course aux armements ? Parmi les différents pays dont Richard A. Bitzinger décrit les acquisitions récentes, le cas de Singapour revêt un intérêt particulier parce qu’il est le plus petit pays d’Asie du Sud-est mais qu’il possède l’armée la plus importante qualitativement, comprenant entre autres six frégates et quatre sous-marins. La Thaïlande est pour sa part le seul pays à détenir un porte-avions. Passant de la simple défense côtière aux interventions en eaux profondes, le mouvement de modernisation actuel met en avant l’emploi des forces navales dans de nouveaux cadres, que sont la protection de la souveraineté, la défense avancée ou la sauvegarde d’intérêts économiques. Il s’accompagne de nouvelles exigences propres à la projection de force et pousse à l’amélioration de la précision et la puissance de tir, la rapidité, la fluidité de manœuvre, la furtivité… On constate aussi de plus en plus une volonté de rendre le commandement plus efficace et cohérent grâce à une meilleure appréhension des terrains et le développement de théories Revolution Military Affairs (RMA) liées à l’utilisation militaire des technologies de l’information et des communications. L’attention grandissante portée à l’équipement militaire est la conséquence directe de tensions régionales exacerbées par les nouvelles ambitions de projection de force a priori antagonistes des pays voisins. Qu’elles découlent de revendications territoriales (Spratlys, Liancourt, Ambala) et de zones économiques exclusives riches en pétrole, gaz ou poissons (sud de la Mer de Chine), ou d’animosités historiques entre membres de l’ASEAN (entre Singapour et la Malaisie, entre le Myanmar et la Thaïlande, entre le Cambodge et la Thaïlande), les possibilités de conflits dans la zone sont d’autant plus graves qu’elles touchent à des enjeux d’échelle mondiale. La protection Sealines of Communication (SLOCs), dont les détroits de Malacca, Lombak, Makkasar et Sunda, est primordiale pour garantir le transport maritime de 25% du commerce mondial qui passe par ces voies (25% du pétrole brut et 50% des supertankers), et des opérations de contre-terrorisme et contre-piraterie doivent donc pouvoir être conduites dans ce carrefour maritime qu’est l’Asie du Sud-est. Le sentiment d’insécurité provient également de la présence militaire grandissante de la Chine dont les intérêts économiques sont de plus en plus évidents en Asie du Sud-est, avec par exemple 60% de son pétrole qui empruntent les voies maritimes de la région. Elle revendique de plus son contrôle sur une grande partie du sud de la Mer de Chine et l’Armée populaire de Libération cherche à s’affirmer dans la zone en y développant son 4 attirail maritime et en aménageant des bases navales sur les îles de Hainan et de Woody, ainsi que sur les îles Spratly. L’évolution actuelle a été rendue possible avant tout grâce à une augmentation considérable des budgets de défense, 50% pour toute la région entre 2000 et 2008, mais aussi par les avantages d’une économie de l’offre. Bien que limité, le marché d’achat en armes et équipements militaires d’Asie du Sud-est est en pleine expansion, à environ deux milliards de dollars par an. A titre de repères, les importations d’armes ont augmenté entre 2005 et 2009 de 722 % en Malaisie, de 146 % à Singapour et de 84 % en Indonésie1. De plus, le marché en question, relativement nouveau, est rendu particulièrement attractif par son ouverture. Contrairement au Japon qui n’achète qu’aux Américains et à la Chine qui se fournit en Russie, les producteurs ont tous une chance égale en Asie du Sud-est et les pays de la région pourraient tirer profit de cette concurrence. Pour répondre à sa question initiale, Richard A. Bitzinger conclut que la modernisation des armées nationales en Asie du Sud-est des dernières années n’est certainement pas le signe d’une course aux armements. En introduisant dans les calculs sécuritaires les nouvelles capacités militaires de chacun et en devant prendre en compte les progrès réalisés, réels ou imaginés, de ses voisins, le phénomène contribue tout de même à la formation d’un dilemme de sécurité dans la région. Paradoxalement, le renforcement des armements, par les suspicions mutuelles qu’il engendre, mine le sentiment de sécurité qu’il est censé produire. Débats Interrogée sur la réalité des capacités de contrôle de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique au Myanmar, le Dr Tanya Ogilvie-White explique que malgré un changement au sein de l’institution en 2006 lui permettant de forcer les pays à la transparence, cela ne représente pas un moyen de pression puisque le Myanmar a refusé de signer cette convention. Elle rappelle de manière plus générale que bien des questions restent malheureusement sans réponses concernant le Myanmar, tant les observateurs sont limités dans leurs recherches. Questionnée ensuite sur le problème de la prolifération par Sophie Boisseau du Rocher, le Dr Tanya OgilvieWhite évoque les processus de prise de décisions dans ce domaine en distinguant les discussions au niveau politique souvent menées par les Occidentaux au sein de forums multilatéraux, et les négociations en général bilatérales entre les Etats-Unis et les pays d’Asie du Sud-est sur le plan militaire. Quant à l’impact de l’accident à Fukushima sur les programmes d’énergie nucléaire en Asie du Sud-est, elle rappelle tout d’abord qu’il y avait déjà auparavant une large opposition à l’utilisation du nucléaire et aux programmes de développement dans l’opinion publique. Il y a donc eu simplement un renforcement global de cette opposition après mars, mais en regardant de plus près, on constate que ce mouvement a eu un impact très différent en fonction du régime en place dans chaque pays. Alors qu’il a réellement provoqué un ralentissement des programmes 1 Chiffres du SIPRI. dans les pays les plus démocratiques où la société civile a pu faire entendre son inquiétude (Indonésie, Thaïlande), d’autres régimes plus autoritaires ont fermement mis en avant l’indispensabilité de l’énergie nucléaire, notamment d’un point de vue du développement économique (Viêt Nam). Sophie Boisseau du Rocher demande ensuite à Senia Febrica de revenir sur les liens entre les réseaux mondiaux de terrorisme et les groupes locaux en Asie du Sud-est. Certains groupes, principalement liés à Al Qaida idéologiquement, ont essayé de prendre contact avec celui-ci, comme c’est le cas du terroriste arrêté pour les attentats de Bombay. Toutefois, les ressources financières de ces groupes leur sont propres et ne dépendent pas du tout techniquement des réseaux globaux. Pour finir, Jean-Pierre Cabestan aborde de nouveau les liens entre la Chine et l’Asie du Sud-est et Richard A. Bitzinger explique que la dynamique régionale était jusqu’à récemment uniquement dirigée par et vers l’intérieur alors qu’aujourd’hui les affinités culturelles et les opportunités économiques que représente la Chine ont été mises en avant assez régulièrement par les dirigeants. De son côté, la Chine s’est affirmée de plus en plus dans la région particulièrement en raison de sa consommation intérieure croissante et l’Asie du Sud-est doit prendre cette évolution en compte dans ses calculs économiques et stratégiques. Pour ce qui est de l’amélioration qualitative et de l’augmentation de l’armement dans la région, Richard A. Bitzinger considère que ce processus n’aura pas de conséquence significative sur la stabilité mondiale. Les quantités produites et achetées restent en effet modestes en comparaison avec d’autres régions à risques ou d’autres puissances, et l’effet d’une course aux armements est avant tout psychologique, avec la menace, comme nous l’avons dit, d’un dilemme de sécurité dans la région. 2. La montée en puissance des partenaires : l’Asie du Sud-est peut-elle relever le défi ? La transformation militaire de la Chine et son impact sur l’Asie du Sud-est (Bernt Berger, Senior Researcher, SIPRI, Stockholm International Peace Research Institute) En 2010, la Chine a enregistré le deuxième budget de défense mondial, tout en laissant un écart important entre des dépenses américaines estimées à 698 milliards de dollars et des dépenses chinoises à 119 milliards de dollars, selon les chiffres du SIPRI. A titre de comparaison, les dépenses militaires pour toute l’Asie du Sud-est se sont élevées à 28,7 milliards de dollars. Elles ont augmenté de 60% durant la dernière décennie, mais l’évolution la plus significative est la hausse de 700 % entre 2001 à 2006. Celle-ci peut s’expliquer tout d’abord par la reprise économique des pays asiatiques après la crise financière de la fin des années 1990 et par l’évolution des relations entre les Etats, mais également par le rôle clé de la Chine dans la région. Pourtant, rappelons que pour la Chine, la situation intérieure du pays prévaut encore largement sur toutes autres préoccupations. Les deux 5 derniers plans quinquennaux affirment comme priorités nationales le développement économique et social ainsi que l’unité politique du Parti Communiste Chinois, menacée par des rivalités entre clans. Nous voyons bien aussi dans les événements récents l’attention qui est portée à la répression, au contrôle et à la censure de la population chinoise. La Chine a d’ailleurs publié un rapport en mars 2011 indiquant que ses dépenses publiques destinées à la sécurité intérieure du pays s’élevaient à 624 milliards de yuans, excédant ainsi son budget de défense extérieure de 20 milliards de yuans. Les relations entre la Chine et les différents pays d’Asie du Sud-est étant relativement similaires, on peut en dégager des caractéristiques générales. Pourquoi, ainsi, la Chine a-t-elle entamé une transformation militaire et quel en est l’impact sur sa stratégie en Asie du Sud-est ? Pour commencer, Bernt Berger précise que la Chine ne présente pas selon lui de risque de conflits en Asie, ni envers les Etats-Unis qu’elle ne considère pas comme un obstacle à sa propre présence et dont elle ne souhaite pas le départ, ni envers Taiwan, avec qui son rapprochement progresse, ni enfin pour ses quelques litiges territoriaux qu’elle n’a aucun intérêt à régler militairement. Ensuite, la Chine cherche en modernisant son armée à acquérir une meilleure efficacité, à rationnaliser sa gestion en particulier par la réduction des troupes et à développer une force de counter-containment, primordiale à sa montée en puissance. Bien qu’elle affirme n’avoir que des ambitions défensives, les progrès rapides de ses Forces armées inquiètent ses voisins et les autres puissances, et il semble clair qu’un grave problème de perception, reposant sur plusieurs éléments, entrave les démarches chinoises. Tout d’abord, la principale faiblesse de la Chine est sa grande difficulté à communiquer au sujet de son armée et à exposer ses intentions pacifiques. Le manque de transparence quant à ses capacités et ses intentions entraine immanquablement un dilemme de sécurité pour ses voisins. Son nouveau porte-avions en est un exemple symptomatique, à quel point estil opérationnel et à quoi est-il destiné ? Ensuite, les Chinois, considérant leur voisinage comme relativement stable et favorable ainsi à la sauvegarde de ses intérêts, mettent en avant une image de leur pays comme soft power par le développement de relations commerciales, par la promotion d’alliances gagnant-gagnant et en se posant comme partenaire privilégié du Sud. Bernt Berger exprime toutefois ses doutes quant aux résultats de cette propagande et pense qu’un décalage persiste entre l’image qu’elle renvoie et celle qu’elle souhaite transmettre. Un troisième point dans ce problème de perception de la Chine est lié aux évènements de 2007 en Asie, et en premier lieu aux débats sur la Corée du Nord. Malgré des tentatives discrètes de négociations, la Chine a été largement critiquée pour la violence de ses réactions, qui a contribué à attribuer une image négative à sa marine. Enfin, Bernt Berger pense que l’ASEAN manque clairement de confiance en ses propres capacités et que l’institution est ainsi empêchée de développer des alliances intéressantes. Il n’y a en effet pas de vraie réflexion régionale sur la recherche d’alliés et les pays se limitent à des initiatives unilatérales, comme le Viêt Nam vers les Etats-Unis. Il y a donc un réel besoin de mettre en place des mécanismes régionaux contraignants incluant des calendriers stricts et des structures fiables, afin de créer une stabilité solide et durable. La position stratégique des Etats-Unis en Asie du Sud-est : un partenaire en quête d’alliés ? (Professor K.S. Nathan, National University of Malaysia) A titre d’introduction, le Prof. K.S. Nathan donne les grandes lignes de la formation de l’ASEAN, qui marque aujourd’hui profondément la nature du régionalisme en Asie du Sud-est, dans sa façon de structurer les coopérations et de s’engager avec des puissances extérieures. L’Asie du Sud-est est d’ailleurs maintenant synonyme de l’ASEAN, l’organisation rassemblant depuis 1999 l’ensemble de ses dix pays. Alors que les pays membres ont réalisé l’importance primordiale de l’alliance avec de grandes puissances extérieures d’une part de du maintien d’un certain équilibre des forces d’autre part, il convient de se demander si l’ASEAN peut s’adapter aux changements structurels que connait en ce moment l’équilibre des pouvoirs dans la région. Les puissances sont nombreuses à avoir des intérêts politiques, économiques, diplomatiques, ou culturels dans la région : les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon et dans une moindre mesure l’Australie et l’Europe. Une attention spéciale doit toutefois être portée au rôle, à l’influence et à la stratégie diplomatique des Etats-Unis, qui orientent en grande partie les politiques des Etats de la région. Par ailleurs, la fin de l’idéologie a confirmé l’option pragmatique des alliances adoptée par les membres de l’ASEAN et fait primer des éléments concrets dans les négociations pour déterminer les intérêts mutuels des puissances extérieures et de la région. Deux évènements importants ont eu lieu durant la consolidation de l’ASEAN et ont eu impact direct sur les orientations de son développement. La crise financière de 1997, tout d’abord, a entrainé une réponse positive de la part de l’ASEAN par la stimulation de la solidarité régionale et par la mise en place de mécanismes pour éviter que la situation ne se renouvelle. La crise a provoqué un renforcement économique et politique ainsi que la formation d’une identité régionale par un processus de socialisation et de promotion de la coopération. A ce titre, le Prof. Nathan estime que ce renforcement a permis à l’organisation d’être prise au sérieux et d’être réellement considérée comme un ensemble régional, notamment par les Etats-Unis. La culture stratégique propre à l’ASEAN, l’Asian way, en donnant une place prépondérante à la parole par rapport aux actes, a pu souvent s’avérer frustrante et incompréhensible pour les puissances extérieures mais a fait ses preuves pour gérer les tensions post-crise. Ensuite, le 11 septembre 2001 a eu pour conséquences de remettre en question l’invincibilité des Américains mais a aussi permis d’insuffler une énergie d’union nouvelle dans un combat transnational. Bien que les pays de l’ASEAN aient montré leur soutien à la guerre globale contre le terrorisme, ils semblent plus préoccupés en cela par les risques directs et locaux de déstabilisation de leurs régimes que par la dimension transnationale de la menace. Il y a dans ce domaine une certaine continuité entre Barack Obama et son prédécesseur en termes de leadership de la sécurité et de succès réalisés, même s’il y 6 a une volonté de rupture avec l’unilatéralisme controversé de George W. Bush. Aujourd’hui, l’Asie du Sud-est pratique un « régionalisme ouvert » et a une perception inclusive de sa coopération politique, économique et culturelle. Suivant une politique de « non-alignement pro asiatique », elle s’autorise toutes formes de coopérations et d’alliances de sécurité avec le reste du monde, tout en se considérant comme non-alignée et neutre. Il reste clair que son organisation régionale, malgré ses réussites, a encore bien des faiblesses pour s’adapter aux nouveaux paradigmes de sécurité, à commencer par l’émergence des enjeux sécuritaires nontraditionnels (changement climatique, trafics humains, sécurité alimentaire, environnement, drogues,…). Le complexe sécuritaire d’Asie du Nord-est et la question du nucléaire nord-coréen restent par ailleurs un défi important pour l’ASEAN, qui peine à avoir un rôle significatif dans les négociations. Dans ce contexte, plusieurs questions doivent être soulevées pour aborder les relations entre les Etats-Unis et l’Asie du Sud-est. Dans quelle mesure la position des Etats-Unis a-t-elle évolué en Asie du Sud-est en termes de stratégies et de priorités, lors du passage de l’administration Bush à l’administration Obama ? L’influence américaine y a-t-elle augmenté ou diminué et comment les pays de la région ont-ils réagit ? Pour le Prof. K.S. Nathan, les Etats-Unis, incontestable leader dans le domaine de la sécurité, sont la seule « puissance complète » dans le sens où ils sont les seuls à pouvoir garantir la sécurité dans la région du sud-est asiatique. Celle-ci ne peut assurer seule la sécurité régionale et les autres puissances que sont la Chine, la Russie, l’Inde, ou le Japon, « puissances incomplètes », non seulement n’ont pas les capacités de déploiement nécessaires, mais ne veulent tout simplement pas remplacer les Américains. La relation entre la super-puissance américaine et l’Asie du Sud-est s’appuie sur de multiples leviers : des liens économiques très forts - les Etats-Unis représentant un marché d’exportation et un investisseur de premier plan-, des liens sécuritaires, des relations politiques nourries... Même si la région ne s’est pas privée d’autres options comme celle d’un régionalisme élargi excluant les Etats-Unis, avec l’EAEG et de l’EAEC, ces initiatives ont malgré tout étaient compensées par la formation de l’ASEAN + 8, très importante dans la doctrine Obama, qui marque un engagement mutuel substantiel et offre aux Américains un accès sécuritaire considérable dans la région. Les changements entre les deux Administrations américaines sont bien sûr visibles. La Doctrine Bush a été remplacée par davantage de multilatéralisme avec la volonté de trouver de nouveaux partenariats sécuritaires avec les Philippines, la Malaisie, le Viêt Nam ou l’Indonésie. Le « multilatéralisme ouvert » des Etats-Unis d’aujourd’hui, adapté au monde multipolaire, correspond bien aux intérêts et à l’approche des pays d’Asie du Sud-est et le Prof. Nathan leur prévoit grâce à cela de rester proéminents dans la région. Les Américains mettent d’ailleurs en avant une politique d’accès stratégique plutôt que d’installation de bases, ce qui permet plus de souplesse et de mobilité. De plus, même si les puissances voisines - l’Inde et la Chine - restent pour l’instant largement préoccupées par des priorités domestiques et donc tournées vers l’intérieur, leur montée et leur influence grandissante sont indiscutables. Pour maintenir un équilibre des pouvoirs indispensable et éviter toute domination, l’Asie du Sud-est aura donc à l’avenir d’autant plus besoin de son allié américain. L’Inde comme puissance asiatique émergente: la position ambigüe de l’Asie du Sud-est (Mohamad Faisol Keling, Universiti Utatara Malaysia, College of Law, Government and International Studies) En abordant la question du voisinage de l’Asie du Sud-est, on pense bien souvent en premier à la puissance de la Chine, mais il ne faut pas oublier pour autant de prendre en compte le rôle significatif de l’Inde dans la région. Elle en est également, en effet, un grand voisin et son influence dans l’Océan Indien est comparable à celle de la Chine dans la Mer de Chine. Bien qu’elle se soit concentrée à son indépendance en 1947 sur sa construction nationale, sa défaite face à la Chine en 1962 va lui faire prendre conscience de manière radicale de la nécessité d’un développement militaire. Le nouvel investissement des gouvernements indiens dans leurs forces armées depuis lors va donc se faire en grande partie en réaction au rapide développement militaire de la Chine, son irrésistible montée en puissance et ses velléités de plus en plus manifestes vers son voisinage, comme l’extension de son influence sur les Iles Spratly dans les années 1990. A mesure que l’Inde s’attribue des ambitions de grande puissance, elle prend conscience du poids des menaces sécuritaires et du besoin de s’en protéger. Elle cherche à parer les tentations expansionnistes des Etats-Unis avec la « Doctrine Asie du Sud » d’Indira Gandhi qui rejette toute influence américaine dans la péninsule indienne, elle cherche à doubler son voisin pakistanais en devenant puissance nucléaire en 1974, elle cherche à se poser comme puissance autonome en affirmant par la voix de Rajiv Gandhi sa doctrine de dissuasion nucléaire. Les relations entre l’ASEAN et l’Inde ont connu de nombreuses fluctuations depuis la création de l’organisation en 1967. Alors que les dirigeants indiens reprochaient à l’ASEAN d’être trop proche des Etats-Unis et l’assimilait à la Southeast Asia Treaty organization (SEATO), l’Association a gravement critiqué l’attitude de l’Inde durant sa guerre contre le Pakistan en 1971. De plus, les conflits ethniques qui ont eu lieu à Sri Lanka, aux Maldives et à Fiji durant le gouvernement de Rajiv Gandhi, font redouter des tensions aux frontières indiennes de l’Asie du Sud-est, où résident de nombreuses ethnies indiennes. Par ailleurs, l’Inde montre de plus en plus clairement qu’elle veut étendre son influence dans l’Océan indien et en Asie du Sud, et cette orientation stratégique inquiète les pays du sud-est asiatique qui craignent une quête d’influence et d’exploitation agressive, comme cela a été le cas avec la Chine. Les liens que crée l’Inde avec le Viêt Nam rappellent déjà les liens tissés entre la Chine et le Myanmar. Pouvons-nous dire que l’Inde est une menace pour l’Asie du Sud-est ? Persuadé du contraire, Mohamad Faisol Keling rappelle que le Premier Ministre indien avait exprimé au début des années 2000 sa volonté de respecter les principes de ces pays et de son engagement à créer une paix régionale. Il a également cherché à rassurer en réaffirmant l’objectif de dissuasion et le principe de no strike first du programme nucléaire indien. D’autre part, même si les relations relativement 7 tendues entre la Chine et l’Inde depuis 1962 peuvent être une source de déstabilisation, il apparait clairement que les deux puissances sont déterminées à résoudre leurs différends. En effet, quinze rencontres de négociations ont été organisées depuis 1962 et en novembre 2004, les deux puissances ont pour la première fois mené des exercices militaires communs. L’Inde soutient par ailleurs qu’elle veut aider au développement de la coopération sécuritaire régionale par le biais de l’ASEAN et l’ASEAN Regional Forum et encourage la coopération bilatérale entre l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-est. Elle a dans ce but organisé une visite des dirigeants de l’ASEAN de ports militaires indiens sur les îles Andaman et Nicobar, qui permet d’une part aux représentants de la région de prendre conscience de l’importance de la puissance militaire indienne, comparable à celle de la Chine ou du Japon, et d’autre part de discuter des intérêts stratégiques mutuels. L’Inde tente aussi de s’imposer comme partenaire économique de l’Asie du Sud-est et propose des opportunités commerciales non négligeables pour le développement régional, comme l’atteste par exemple son rang de dixième destination des exportations de la Malaisie. Débats En conclusion de ces différentes présentations, Sophie Boisseau du Rocher décrit le paysage stratégique de la région comme étant de plus en plus complexe et comportant des tendances contradictoires qui représentent des défis importants. Les Etats-Unis veulent garder une position de premier plan dans la région mais sont une puissance par défaut, la Chine ne doit pas être surestimée en tant que puissance stratégique mais c’est un acteur prêt à défendre ses intérêts fondamentaux, par exemple vis-à-vis du Viêt Nam ou des Philippines. La Chine concentre d’ailleurs ces paradoxes et soulève des interrogations sans réponse pour l’instant. Cette ambigüité dans la diplomatie chinoise est-elle une stratégie de sa part ? Comment peut-on interpréter le rapprochement de la Chine avec l’Asie du Sud-est, en particulier avec l’Indonésie ou le Cambodge ? Si les Chinois ne sont pas perçus comme menaçants, jusqu’à quel point peuvent-ils se permettre de bouleverser le statu quo dans la région ? Le Dr Tanya Ogilvie-White met en avant le contraste intéressant entre les points de vue de Bernt Berger affirmant une perte d’assurance de l’Asie du Sud-est et du Prof. K.S. Nathan croyant à une confiance en soi grandissante de la région. En réaction à la position de ce dernier, elle rappelle qu’actuellement, les intérêts des Etats-Unis et des pays du Sud-est asiatique convergent très bien et que la sécurité régionale est assurée par les Américains pour leurs bénéfices mutuels. Mais que se passerait-il si les Etats-Unis ne voulaient plus assurer ce rôle et décidaient de partir ? Quelle sera la conséquence pour l’Asie du Sud-est, sur sa confiance face à la montée de la Chine ? Le Professeur K.S. Nathan répète l’intérêt mutuel qui existe. Les Etats-Unis, autant que les autres puissances, ne sont pas présentes dans la région pour y contribuer au développement économique et social, mais répondent d’abord à leur intérêt national. Ils perdraient beaucoup à partir, d’autant qu’ils ont l’avantage d’être arrivés en premier et qu’ils doivent contenir l’extension de la Chine à qui profiterait leur départ. La montée de la puissance régionale est d’ailleurs une bonne chose pour l’équilibre des puissances et pour le maintien de la stabilité en Asie. Sophie Boisseau du Rocher, dans une approche moins optimiste que celle du Prof. K.S. Nathan, souligne les possibilités pour l’ASEAN d’être manipulée par les puissances extérieures, à force de les laisser défendre leurs propres intérêts dans la région. La Chine, en particulier, peut avoir une influence décisive sur l’union ou la division de l’ASEAN. Le Prof. K.S. Nathan soutient au contraire que l’ASEAN n’est plus un « objet » des relations internationales comme elle l’était pendant l’ère coloniale. Non seulement elle ne peut plus être aussi facilement manipulée mais elle peut désormais également manipuler les puissances extérieures, ou du moins, neutraliser leur influence. Il ne faut pas sous-estimer la capacité des petits Etats à survivre, comme l’atteste l’exemple de Singapour. Pour lui, l’ASEAN en tant que communauté utilise la diplomatie très efficacement et a su gagner la reconnaissance des puissances extérieures. Orientant le débat sur la position de la Chine, Jean-Pierre Cabestan évoque l’indifférence d’une partie du pouvoir quant à la mauvaise image de la Chine à l’international. Il s’interroge sur les évolutions récentes de cette attitude et sur les divisions éventuelles qu’entraine cette question. Selon Bernt Berger, l’influence de la Chine va bien au-delà du soft power dans certains pays comme le Cambodge alors qu’elle s’y limite pour d’autres comme l’Indonésie et les Philippines. Concernant la perception négative de la Chine par le monde et l’existence de factions au niveau du pouvoir, il est difficile d’avoir une vision globale tant les voix qui s’expriment sont nombreuses. Il est clair en revanche qu’il y a aujourd’hui une « grande stratégie » pour l’Asie du Sud-est alors que la Chine limitait auparavant ses objectifs sécuritaires à la Corée du Nord et à Taiwan. Cette nouveauté traduit une évolution nette et une reconfiguration des stratégies qui remet en question la stabilité de la région. A la question de Jurgen Haacke sur les différences de perceptions entre civils et militaires, Bernt Berger répond qu’il est encore une fois très difficile d’apporter des éléments précis quant aux processus de décisions chinois. Interrogé par Frans-Paul van der Putten, le Professeur K.S. Nathan revient sur la coopération entre les Etats-Unis et l’Asie du Sud-est, d’une part pour contrebalancer la Chine et d’autre part, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, et sur la possibilité que la Chine remplace les Américains dans ce rôle. Il précise pour commencer que ce sont les Etats-Unis qui ont le plus d’accords multilatéraux et bilatéraux avec la région, le plus de bases, et le meilleur accès stratégique. La Chine, au contraire, n’a pas cet accès et n’a pas la capacité de déployer des moyens militaires comme les Américains. De plus, les pays membres de l’ASEAN n’accepteraient pas, par fierté, qu’un autre pays asiatique soit responsable de leur sécurité et s’impose comme le leader de l’Asie. La pax americana étant largement acceptée aussi bien par l’ASEAN, le Japon, la Corée ou l’Inde, la présence des Etats-Unis apparait finalement comme un moindre mal. 8 De nouveau sont soulignés le risque qu’il peut y avoir à laisser la région devenir un champ de bataille incontrôlée par les Etats qui la compose et le doute qui persiste quant à la capacité de l’ASEAN à garder sa cohésion et sa solidarité. Sans pour autant parler d’une possible rupture, il y a clairement un manque de leadership et une difficulté à gérer les puissances extérieures. Par exemple, l’Indonésie, qui prend du poids sur la scène internationale préfère souvent engager des relations bilatérales. Le Professeur K.S. Nathan explique que l’ASEAN est animée par un profond pragmatisme et qu’elle est complètement inclusive, c’est-à-dire qu’elle peut coexister avec d’autres institutions et conclure des alliances très différentes, qui se complètent. Ainsi, même les Etats-Unis ne répondent pas à l’ensemble des besoins régionaux. L’Asie du Sud-est garde toujours plusieurs options et l’absence de pouvoirs concrets à l’ASEAN pourrait permettre à ses membres de remplacer l’institution si elle ne fonctionne pas. Tout en promouvant le multilatéralisme, elle laisse aussi la place aux relations bilatérales, comme le font l’Indonésie ou Singapour notamment. Alors que Douglas Weber demande à Bernt Berger quel pourrait être l’impact, sur le long-terme, d’un conflit entre la Chine et Taiwan sur les relations avec l’Asie du Sudest, celui-ci ne pense pas qu’un conflit soit envisageable avec l’évolution actuelle de la situation et ne voit pas de toute façon le rôle que pourrait avoir l’Asie du Sud-est sur cette question, le seul acteur extérieur impliqué restant les Etats-Unis. Pour reparler du triangle Chine/ Inde/ ASEAN, Sophie Boisseau du Rocher pose la question à Mohamad Faisol Keling de savoir si la Chine et l’Inde se comportent en alliés ou en concurrents et comment ils voient leur utilité commune de l’ASEAN. D’après lui, l’Inde et la Chine se sont rapprochées progressivement, surtout depuis 1992, et peuvent aujourd’hui être plutôt considérées comme des puissances amies. Plus nuancé, le Professeur K.S. Nathan ajoute que même si leurs relations s’améliorent, l’Inde et la Chine sont également en forte concurrence, par exemple en Birmanie pour laquelle l’Inde s’inquiète de l’avantage de son rival. On devine de plus des possibilités d’alliance entre l’Inde et les Etats-Unis dans le but de contenir la Chine. Il y a donc clairement un jeu d’équilibre des pouvoirs, auquel l’ASEAN participe volontiers en contrebalançant une puissance avec l’autre. Toutefois, la région semble donner l’avantage à son voisin indien en lui permettant d’être plus impliqué et de donner naissance à une coopération en matière de sécurité. 3. De nouveaux outils de coopération ? ASEAN + 8: une solution satisfaisante ? (Frans-Paul van der Putten, Clingendael Security and Conflict Programme at Clingendael Asia Studies) Avant d’aborder les solutions que l’ASEAN pourrait apporter dans le domaine de la sécurité, il faut être clair sur les problèmes auxquels elle est confrontée et notamment le grave danger de devenir un champ de bataille de la concurrence entre la Chine et les Etats-Unis. La question est ensuite de savoir dans quelle mesure les nouveaux outils de l’ASEAN + 8 sont capables d’empêcher la réalisation des différents scénarios possibles : un conflit sino-américain dans le sud de la Mer de Chine, l’implication des pays d’Asie du Sud dans un tel conflit, une guerre sino-américaine par procuration en Asie du Sud-est, ou encore des interventions militaires chinoises ou américaines dans les pays d’Asie du Sud-est. Le nouvel organe de l’institution a été créé pour servir de plateforme de discussions des questions de sécurité : l’ASEAN Defense Ministers’ Meeting Plus (ADMM+) a tenu sa première réunion en octobre dernier ; quant à l’East Asia Summit (EAS), il accueillera pour la première fois en novembre 2011, les Etats-Unis et la Russie. Ces nouveautés, dont il est bien sûr encore difficile d’évaluer et de prévoir le degré d’efficacité, témoignent bien de la tendance grandissante et plus générale d’intégrer la Chine et les Etats-Unis, les versions « plus », dans les débats régionaux. Frans-Paul van der Putten choisit ensuite de se concentrer sur les tensions dans le sud de la Mer de Chine, puisqu’elles sont les plus graves et les plus susceptibles de faire de la région un champ de bataille. Cette zone fait coexister deux niveaux d’enjeux : le niveau régional avec les disputes territoriales entre les pays asiatiques et le niveau des grandes puissances avec la rivalité entre la Chine et les Etats-Unis. Bien qu’ils soient à l’origine distincts, ces deux niveaux sont de plus en plus liés, en premier lieu par l’engagement de la Chine dans les deux sphères, mais aussi par l’alliance de défense entre les Américains et les Philippins, ainsi que par l’implication grandissante des deux superpuissances dans les forums de discussions de l’ASEAN. Les enjeux pour les deux puissances sont essentiels à comprendre pour appréhender l’avenir de la stabilité en Asie du Sud-est. En ce qui concerne la position de la Chine sur ses litiges territoriaux, Frans-Paul van der Putten reprend les affirmations de Taylor Fravel (2008), selon lequel il est peu probable que la Chine utilise la force dans le sud de la Mer de Chine à moins que la situation ne risque de détériorer durablement sa position. D’après lui, la Chine considère que la région est relativement stable puisque toutes les terres sont occupées et qu’elle en occupe ellemême un nombre suffisant. William A. Callahan (2004) assure pour sa part que les dirigeants chinois ne voient pas la définition de la souveraineté comme un problème urgent à régler mais qu’ils attendent en revanche de ses voisins une reconnaissance du statut spécial de la Chine. Le principal danger pour les Chinois, qui sont malgré tout actuellement dans une situation confortable, est que les Américains encouragent les pays d’Asie du Sud-est à intensifier leurs activités économiques dans la Mer de Chine sans leur consentement. Alors que le rôle communément accepté des Etats-Unis dans la région a été remis en question ces dernières années en raison des tensions à propos des bases d’Okinawa, de leur fragilisation après la crise financière et face à la montée de la Chine, ou encore de leur faible visibilité en Asie du Sud-est, ils sont revenus sur le devant de la scène en 2010, sur les questions de Taiwan, de la Corée du Nord et des îles Senkaku. Depuis 1951 et encore aujourd’hui, comme le suggère Kimie Hara (2007), les Etats-Unis ont eu tendance à laisser les conflits territoriaux sans résolution afin de maintenir un risque d’instabilité et de contenir ainsi la Chine. Les avantages pour les Américains d’intervenir en Mer de chine sont nombreux : gagner en visibilité, garder une main sur les 9 enjeux régionaux, rassurer ses alliés japonais et taïwanais, et bien sûr affaiblir la position chinoise. Nous prenons conscience par conséquent que depuis 2010, les disputes régionales sont de plus en plus subordonnées aux enjeux de rivalité entre les deux grandes puissances chinoises et américaines. Cette nouvelle dimension rend les conflits plus complexes et implique une atténuation de la concurrence au niveau des puissances avant toute résolution de litiges au niveau régional. En cela, force est de constater que la participation des Etats-Unis et de la Chine dans les négociations régionales a diminué plutôt qu’augmenté la sécurité et la stabilité. Et puisque c’est finalement la rivalité entre les deux puissances qui prime, un forum sino-américain tel que leur Strategic and Economic Dialogue semblerait plus adapté que les nouveaux outils de l’ASEAN pour apporter une nette évolution de la région vers la stabilité. Renforcer la coopération: les « meilleures pratiques » pour l’Asie du Sud-est (Jürgen Haacke, Senior Lecturer, Department of International Relations, London School of Economics & Political Science) Quel rôle peut jouer l’ASEAN dans la sécurité régionale et quelles pratiques l’Association peut-elle adopter ? En analysant l’évolution du consensus au sein de l’ASEAN, jusqu’où la coopération régionale peut-elle être rendue possible et pertinente ? Le principal postulat de Jürgen Haacke est qu’il y a eu ces dernières deux ou trois années d’importants développements quant à la gestion des conflits par l’établissement de pratiques et normes, et qu’ils constituent une vraie réussite malgré les faiblesses restantes. Il pense que les pratiques liées à la noninterférence ont d’ailleurs suffisamment évolué pour imaginer l’ASEAN s’orienter progressivement vers la responsabilité de protéger, représentant selon lui la « meilleure pratique ». Jürgen Haacke juge important de revenir tout d’abord sur le contexte sécuritaire et de rappeler à quels problèmes l’ASEAN doit faire face collectivement. Il distingue quatre enjeux sécuritaires prééminents en Asie du Sud-est : le changement géopolitique qui a lieu au niveau régional, le maintien de la stabilité et de la paix face aux conflits intra et inter-étatiques, la construction nationale encore en cours pour certains Etats, et enfin les menaces non-traditionnelles. Pour ce qui est des réponses de l’ASEAN, il est clair qu’elles devraient, comme cela a déjà été dit, contenir davantage d’éléments de hard power. Ses solutions sont d’impliquer les grandes puissances à un niveau légal et normatif, de développer des zones d’échanges commerciaux, de mettre en place des partenariats stratégiques entre les membres en tant qu’Etats individuels et les principales puissances. Par ailleurs, il y a eu dans le passé une préférence pour la prévention des conflits en suivant le principe d’éviter d’être impliqué politiquement dans les conflits internes ou bilatéraux et de les laisser se résoudre eux-mêmes ou laisser les Etats membres concernés faire appel à un autre tiers. Cette règle implicite connait toutefois des évolutions depuis, comme cela sera développé plus tard. Jürgen Haacke veut ensuite clarifier les concepts liés à l’ASEAN en tant qu’acteur sécuritaire. Tout d’abord, il insiste sur le fait que pour lui, l’ASEAN n’est pas une communauté de sécurité contrairement à ce que certains disent. Il peut admettre en revanche qu’elle représente un régime de sécurité, si on l’interprète comme la structure rassemblant les différentes normes et attentes, ou comme la culture diplomatique et de sécurité qui sert de médiation entre les différents intérêts et identités des pays membres. C’est ce que certains appellent l’Asian way, ce terme renvoyant à différentes choses dont un modèle de prise de décisions ou de gestion de conflits, ou l’ensemble des principes de consultation, de consensus, d’informalité, de noninterférence,… Quel gestion des conflits inter et intra-étatiques et quelle vision de la non-interférence, liée à la responsabilité de protéger, peut-on observer en Asie du Sud-est ? Même si le principe de non-interférence est un principe universel, il peut être interprété différemment selon la région et il faut donc bien voir ce qui fait sa spécificité dans le sud-est asiatique. De nombreux analystes continuent d’affirmer que le principe de non-interférence est un obstacle à une coopération régionale effective tandis que d’autres pensent le contraire en arguant que beaucoup des Etats ont eux-mêmes des conflits au niveau domestique. Jürgen Hacke trouve pour sa part que ces deux arguments sont exagérés, s’ils ne sont pas faux. Il faut s’en référer à la façon dont la non-interférence est pratiquée en Asie du Sud-est et il rappelle sur ce point que durant cette dernière décennie, il y a eu de premières tentatives de pratiquer la non-interférence de manière plus souple. Selon un principe informel, désormais, si un enjeu national a des ramifications régionales, alors cette question peut être débattue au sein de l’ASEAN. Exprimant des réticences à accepter la souffrance d’une large population, l’Association semble agir sur ce consensus depuis, notamment dans le cas de la Birmanie, et le fait encore aujourd’hui. En revanche, certains sujets ne trouvent pas de position commune parmi les différents membres et ne sont donc toujours pas abordés à l’ASEAN même s’ils ont des impacts régionaux. L’opposition entre la junte birmane et la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), l’opposition entre les Chemises jaunes et les Chemises rouges, ou encore les conflits ethniques (dans le sud de la Thaïlande par exemple) restent en dehors de l’agenda officiel de l’ASEAN. Bien sûr, cela n’empêche pas certains Etats membres d’intervenir individuellement dans ces conflits en tant que médiateurs ou pour des missions de maintien de la paix, sur la base d’accords ou d’invitations. Malgré la norme bien établie de rester hors des conflits bilatéraux dans les années 1990 jusqu’au début des années 2000, on a vu des évolutions très positives récemment, dans le traitement du litige frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge. Face à ce changement, il est intéressant de réfléchir à la manière dont l’ASEAN pourrait prendre position à l’avenir sur les violences de masse, un de ses pays membres étant sur la liste des génocides tenue par les Nations Unies. Le discours sur la responsabilité de protéger pourrait être adopté par l’ASEAN dans un futur proche car il correspond finalement bien à sa façon de voir, avec aussi bien la mise en avant de la prévention des crimes et une approche non- violente. Bien sûr, l’évolution de la gestion des conflits actifs dépend en partie de la présidence de l’ASEAN mais par exemple, l’Indonésie pourra certainement jouer 10 en coulisses le même rôle qu’elle joue maintenant à ce poste. Quoiqu’il en soit, l’ASEAN devrait certainement pouvoir s’impliquer dans le principe de responsibility to protect (RtoP) d’une façon appropriée et en faire une « meilleure pratique ». Repenser le réseau d’alliances pour l’Asie du Sud-est (Howard Loewen, Researcher, SWP, German Institute of International and Security Affairs) Howard Loewen aborde le sujet sous l’angle des continuités et des changements dans le réseau d’alliances, et de leurs implications pour l’architecture sécuritaire de la région. Pour introduire ces questions, il décrit le paysage sécuritaire en Asie orientale comme hétérogène et dominé par des questions sécuritaires traditionnelles telles que la péninsule coréenne ou Taiwan tandis que la sousrégion de l’Asie du Sud-est regroupe une plus grande variété d’enjeux : les conflits sur les ressources naturelles ou sur les frontières maritimes, les trafics, la prolifération,… et bien sûr le défi de la montée de la Chine. Pour traiter ces enjeux, certains observateurs affirment que l’Asie du Sud-est est encore dominée par un réseau d’alliances bilatérales, établies entre les EtatsUnis et l’ASEAN durant la Guerre Froide, et que les organisations multilatérales telles que l’ASEAN, l’ASEAN Regional Forum, l’ASEAN+3 et l’East Asia Summit (EAS) sont encore inefficaces et ne participent que de manière limitée à la sécurité régionale. Mais selon Howard Loewen, la réalité actuelle ne correspond pas à cette image parce qu’elle a évolué vers un système dynamique où les relations bilatérales et les relations multilatérales coexistent. La principale fonction des institutions multilatérales est aujourd’hui d’assurer un équilibre grâce auquel les grandes puissances comme les Etats-Unis et les petits Etats comme ceux de l’ASEAN peuvent trouver des intérêts communs face à la montée de la Chine. Un effet paradoxal dans ce processus d’interaction stratégique est que des institutions multilatérales de la région deviennent d’une importance vitale si et seulement si elles servent les intérêts des Etats membres. Si l’on veut décrire aujourd’hui l’architecture sécuritaire régionale, on peut dire que les enjeux de sécurité hard sont encore réservés aux négociations bilatérales, tandis que de plus en plus, les enjeux soft sont débattus dans un cadre multilatéral. Ainsi, il y a à la fois des éléments de continuité et des éléments de changements. La continuité est assurée par le maintien des relations bilatérales, qui ont déjà été beaucoup abordées dans les autres présentations. Elles ont été conçues à l’origine pour contenir l’expansion communiste, à une époque où les organisations multilatérales ne jouaient pas un rôle important. Mais en particulier depuis l’arrivée d’Obama, de nouveaux éléments ont changé la donne avec une plus grande implication des EtatsUnis dans les forums régionaux, comme leur accession au Treaty of Amity and Cooperation. Certaines nouvelles relations bilatérales, telles que celles entre les Etats-Unis et la Malaisie ou le Viêt Nam apportent également un certain dynamisme au réseau existant. Il est intéressant par ailleurs de voir les interactions entre les liens bilatéraux et les liens multilatéraux qui existent entre les Etats-Unis et l’ASEAN, les négociations bilatérales ouvrant souvent la voix à des négociations multilatérales. Par exemple, l’amélioration des relations bilatérales entre Américains et Birmans a permis de faire le premier meeting EtatsUnis/ ASEAN en 2009. Rappelons cependant que c’est l’intensification de ces relations, largement interprétée comme une façon de contrebalancer la montée de la Chine, qui tendrait à faire de la région le terrain de compétition entre les deux superpuissances. Pour conclure, les relations bilatérales et multilatérales font partie d’un ensemble architectural flexible et évolutif, suivant les intérêts des puissances régionales et extra régionales. Le principe de non-interférence de l’ASEAN est remis en cause de plus en plus par la possible efficacité des coopérations bilatérales et des nouvelles fonctions des institutions multilatérales. Débats Apportant sa réponse à la question posée en introduction, le Professeur K.S. Nathan affirme encore une fois son optimisme en déclarant que l’ASEAN n’est plus un champ de bataille pour les grandes puissances car les deux partis ont désormais des intérêts communs et donc un engagement mutuel à coopérer. Il est clair que l’ASEAN a besoin des puissances extérieures mais les puissances extérieures ont aussi besoin de l’ASEAN si elles veulent défendre leurs intérêts en Asie du Sud-est, et elles sont tout à fait conscientes de la nécessité de respecter la souveraineté des pays de la région et leur vision de la diplomatie. Il insiste sur le fait que l’ASEAN est bien une entité à part entière et non seulement un ensemble de dix pays, bien qu’elle ne corresponde pas au vocabulaire classique du domaine de la sécurité, comme la notion de régime de sécurité. C’est pour lui un processus de coopération qui est en cours et qui continuera, en étant renforcé par les problèmes actuels. Sophie Boisseau du Rocher demande à Frans-Paul van der Putten de revenir sur le problème de l’augmentation de l’insécurité causée par les Etats-Unis et de le mettre en parallèle avec l’émergence de la Chine. Celui-ci souligne que le processus sous-jacent dans cette question est le déclin des Etats-Unis face à la montée de la Chine, qui remet en cause le statu quo de la sécurité régionale. Les Américains ont désormais besoin d’innover pour se maintenir en bonne position et vont donc être prêts à prendre plus de risques concernant les enjeux sécuritaires. Ils doivent proposer un nouveau statu quo pour éviter que la Chine ne devienne de plus en plus forte. Lors de la guerre de Corée dans les années 1950, les Chinois ont montré qu’ils préféraient voir leurs pays voisins déstabilisés plutôt que de perdre leur position de sécurité vitale. Sophie Boisseau du Rocher interroge ensuite Jürgen Haacke sur sa vision des menaces non traditionnelles. Alors qu’elles défient quotidiennement la sécurité sociale en Asie du Sud-est, pourquoi les présente-t-il comme si peu importantes ? Sur ce débat qu’il considère comme sujet à controverses, Jürgen Haacke explique qu’il sent que les menaces non traditionnelles sont plus faciles à débattre que les traditionnelles. Non seulement ces menaces ne sont pas aussi pertinentes pour tous les pays, mais en plus les membres de l’ASEAN n’en sont 11 pas vraiment préoccupés et ne font que peu d’efforts pour les sécuriser. Les menaces non traditionnelles sont un moyen de faire diversion mais en fait, la préoccupation centrale qui reste sous-jacente est la façon de traiter avec la montée de la Chine. Il est intéressant d’ailleurs de voir comment les pays traitent de ce défi individuellement, surtout en Birmanie où on remarque un rapprochement très pragmatique. La Chine a un rôle essentiel dans le sens d’une intégration économique et politique puisqu’elle veut assurer son accès à la mer et aussi protéger sa frontière des conflits ethniques. Il ne faut pas sousestimer les conséquences de cette influence et ne considérer la présence de la Chine que de l’angle de sa concurrence avec les Etats-Unis car la Chine a des enjeux essentiels propres à elle. A la demande de Jean-François Di Meglio, Frans-Paul van der Putten évoque de nouveau le retour des Etats-Unis dans la région, qu’il attribue à un changement de politique, dans le degré de leur implication et dans la façon de s’engager dans la sécurité en Asie du Sud-est. Durant la Guerre Froide, ils étaient indiscutablement le pays le plus puissant dans la région et ils se satisfaisaient donc du statu quo. Il y a maintenant un changement de la situation et ils doivent donc opérer un changement dans leurs politiques aussi. Sophie Boisseau du Rocher et Jodie Cazau A propos de la responsabilité de protéger, Dr Tanya Ogilvie-White voudrait savoir ce que ce principe signifie concrètement dans le contexte de l’ASEAN et sur quoi Jürgen Haacke s’appuie dans ses affirmations, parce qu’elle trouve au contraire que les questions de souveraineté sont encore très fortes dans la région. Il répond que les remarques faites par les dirigeants des différents pays durant le Sommet mondial de 2005 soulignent que même s’il n’y a clairement pas de position commune sur ce sujet, une tendance générale à prendre cette orientation au sérieux se dégage. Il n’est pas probable que cela devienne une part largement acceptée de la rhétorique de l’ASEAN mais cela fait partie des discussions dans le cadre des meilleures pratiques. Jürgen Haacke veut démontrer qu’il n’y a pas de contradiction intrinsèque entre le cadre de non-interférence et la façon dont la responsabilité de protéger est présentée par certains représentants de l’ASEAN. La question reste de savoir comment engager les pays de l’ASEAN dans ce domaine et une des solutions peut être selon lui l’ARF. Le Professeur K.S. Nathan souligne qu’il est très frappant de voir que l’ASEAN s’est engagée concrètement pour des normes de droits de l’homme, notamment dans sa Charte, qui la poussent dans une lente progression vers des valeurs universelles. Howard Loewen demande alors quelle est sa réaction face à la position de certains sceptiques qui disent qu’un tel système est inutile parce qu’il ne prévoit à aucun moment des sanctions et que malgré l’établissement de normes, les avancées sont faibles. Pour le Professeur K.S. Nathan, cette approche est très européenne et reflète une tradition légale reposant sur des documents écrits et des dates précises. Il rappelle encore une fois l’habitude et le besoin en Asie d’être patient, qui sont typiques de l’Asian way. L’ambigüité de cette façon de faire permet plus de flexibilité : s’il y a un blocage sur un sujet, ils passent à un autre sujet pour le contourner et le résoudre de manière indirecte. En prenant l’exemple des tensions entre la Thaïlande et le Cambodge qu’il interprète comme un conflit de basse intensité, il explique qu’en aucun cas, il y a une harmonie de position entre les membres. Il y a bien sûr des problèmes, qui découlent par exemple de frontières établies à l’ère coloniale et provoquent des malaises au sein des Etats-nations ou entre eux, d’autant que la construction nationale est encore en cours dans certains pays. 12