Les nouveaux paramètres de sécurité en Asie du Sud-est

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Les nouveaux paramètres de sécurité en Asie du Sud-est
ASIA CENTRE CONFERENCE SERIES
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Les nouveaux
paramètres
de sécurité
en Asie du Sud-est
Paris, 27 mai 2011
Séminaire annuel de l’Observatoire Asie du Sud-est
L’Observatoire Asie du Sud-est, animé par l’Asia Centre et
Sophie Boisseau du Rocher, a tenu son séminaire annuel
le 27 mai sur “les nouveaux paramètres de sécurité en Asie
du Sud-est”. Ce séminaire, qui concluait la troisième année
de l’Observatoire ciblée sur « l’Asie du Sud-est dans les
relations internationales », avait pour ambition de présenter
et d’analyser les nouvelles configurations sécuritaires de la
région, les ambitions des grandes puissances et l’impact
de celles-ci sur l’ASEAN et les Etats qui la composent
(les questions de sécurité interne n’ont donc pas été
abordées, sauf dans leur dimension internationale).
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Deux tendances apparaissent d’emblée évidentes. D’une
part, la primauté des intérêts concrets, à la fois des
Etats de la région et des puissances extérieures, sur les
facteurs idéologiques (ce qui signifie que les enjeux de
sécurité sont liés à des intérêts de positionnement et à des
déploiements de capacité et non plus à des confrontations
idéologiques) ; d’autre part, l’intrusion de plus en plus
visible, voire revendiquée, des acteurs extérieurs. L’Asie
du Sud-est trouve ici valorisée sa vocation d’espace de
rencontre et d’intermédiaire ; le danger étant que cet atout
se transforme en menace, l’Asie du Sud-est devenant,
malgré elle, un espace de concurrence, voire de rivalité.
C’est d’ailleurs bien l’enjeu de la question : dans
quelle mesure l’Asie du Sud-est garde-t-elle encore
une autonomie décisionnelle à l’égard de ces acteurs
influents sur lesquels elle n’a aucun contrôle ? L’Asie
du Sud-est pourrait-elle redevenir malgré elle un
champ de bataille ?
Cet observatoire réunissait des chercheurs venus d’Asie
du Sud-est, d’Europe et des Etats-Unis. Les présentations
ont été stimulantes (cf compte-rendu) et ont donné lieu à
des débats productifs et animés. Les enjeux sécuritaires
en Asie du Sud-est sont souvent négligés en dehors
des crises alors que de nombreux dossiers sont
des dossiers « chauds », qui conservent toujours
une pertinence et une activité rampante. Ces enjeux,
qui avaient autrefois une importance minime à l’échelle
du monde, comme le terrorisme ou le trafic intérieur
(blanchiment d’argent, drogues, trafic d’êtres humains…),
acquièrent une nouvelle intensité et une dimension globale
qui indiquent bien qu’on ne peut ignorer leur impact sur et
leur passage par l’Asie du Sud-est dans une configuration
mondiale. De plus, la région a désormais intégré le
discours et la pratique des grands problèmes des relations
internationales dont la prolifération, le terrorisme et la
sécurité maritime (et le terrorisme est l’exemple type du
dossier en permanence à la lisière des ressorts locaux
et des flux mondiaux). La cristallisation des tensions
autour des questions de souveraineté, notamment sur
des territoires maritimes (mer de Chine méridionale et
orientale), se traduit par la croissance considérable des
budgets de défense, la modernisation sans précédent
des outils militaires, notamment navals et aéronavals
et la diversification des entraînements et des missions.
A la différence des années précédentes, les
revendications peuvent à présent être suivies de
démonstrations de force. Ce paramètre-là, cet « effet
spirale », constitue une tendance récente mais lourde.
Face à ces défis, l’Asie du Sud-est (les dix Etatsmembres de l’ASEAN et l’ASEAN elle-même en tant
qu’institution) espère trouver des solutions parmi un
arsenal d’outils anciens et nouveaux. Rien n’indique
à ce stade, qu’elle puisse assumer ses ambitions et
maintenir une culture sécuritaire très spécifique, à la
fois souple, inclusive, élargie, « engageante », voire
complaisante selon certains participants. Car si la région
tente de prendre son destin en mains, si elle continue
d’explorer les possibilités d’une coopération renforcée,
institutionnalisée avec l’ASEAN et ses ramifications telles
que l’ASEAN+8, elle est encore très loin de constituer un
espace de stabilité (et à ce titre, ce que certains experts
tels R. Bitzinger qualifient de course aux armements, pose
un vrai problème largement sous-estimé, voire dénié dans
la région) : certains participants évoquent même un
déni de la menace par une approche élusive et une
stratégie plus déclarative que responsable.
La complexification, l’amplification et l’intrication des
enjeux sécuritaires pourront-elles être traitées localement ?
Les Etats d’Asie du Sud-est et l’ASEAN maîtrisentils leurs propres paramètres sécuritaires ? L’ASEAN
constitue-t-elle, comme elle le prétend, une communauté
de sécurité ? Le différend entre la Thaïlande et le
Cambodge inquiète d’ailleurs, pas seulement pour
son potentiel belligène, mais aussi pour le symbole
que cette entaille conflictuelle ouvre dans l’ASEAN.
Il pose en relief la question de la pertinence, voire de
la cohérence, de tous ces efforts alors que les bases
relationnelles intra-membres n’ont pas été assainies et que
les logiques nationales n’ont jamais été fondamentalement
remises en cause au profit d’une culture sécuritaire plus
collective. Dans le but d’éviter que les nombreux irritants
ne dégénèrent en conflit ouvert, les pays d’Asie annoncent
vouloir se familiariser progressivement avec la sécurité
collective (volontarisme initiée avec l’ARF, prolongée avec la
Communauté de l’Asie de l’Est et renforcée avec l’ASEAN
+ 8). A l’épreuve, cette coopération multilatérale, floue et
déclarative, reste, on l’a signalé, l’otage d’intérêts nationaux
difficilement conciliables ; ce qui rend la gestion des
dossiers sensibles, et notamment celui de la prolifération
nucléaire qui sera une réalité à une échéance de quinze
ans, très inquiétante. En outre, la cohérence des choix
entre les différentes catégories d’acteurs et de décideurs
(Forces armées, ministère des Affaires étrangères, ministère
de la Défense, Exécutif) demeure surprenante, presque
aléatoire, voire pas toujours rationnelle. L’ASEAN ellemême n’a toujours aucune légitimité pour agir alors qu’elle
augmente son exposition sur ces dossiers ; le Secrétariat
sait qu’en cas de crise, il n’aurait aucune autorité pour
intervenir et augmenter la capacité de résistance réelle des
acteurs de la région. Les intérêts nationaux n’ont toujours
pas cédé de terrain aux avantages collectifs. Sur le coup,
les plus forts, en l’occurrence la Chine et les Etats-Unis
deviennent des gendarmes et dans les faits, imposent
leurs conceptions, leur vision et leur rythme sécuritaires.
Dans les faits, l’asymétrie de puissance est plus
marquée avec la modernisation et le renforcement des
dispositifs militaires américain et chinois et les Etats
d’Asie du Sud-est sont plus sensibles aujourd’hui à
la coercition, à la pression, voire aux manipulations
extérieures.
Car l’Asie du Sud-est est loin d’opérer cette évolution toute
seule. La région reçoit de manière croissante, avec des
avantages et des inconvénients, l’attention, les sollicitations,
les tentatives de séduction et parfois même les menaces,
de la part des géants asiatiques que sont l’Inde et la Chine,
ainsi que des Etats-Unis. Les paramètres de sécurité de
l’Asie du Sud-est sont pris, encore une fois, dans l’étau
des acteurs étrangers avec lesquels elle entretient des
relations de plus en plus complexes et ambiguës car les
stratégies suivies par ces Etats, et notamment la Chine,
sont hautement ambiguës et difficilement lisibles (la Chine
unifie ou divise ? / quel facteur déclencheur est considéré
par Pékin comme la limite acceptable ?). La Chine préfère
déstabiliser ses voisins « par touches » pour agir et tirer
avantage plutôt que de se mettre elle-même dans une
position à risque, qui impliquerait des responsabilités
pour l’instant refusées. Cette stratégie oblige les
Etats-Unis à augmenter leur engagement pour garder le
même niveau d’influence. Sur le coup, les Etats de la
région pourraient s’épuiser dans des enjeux qui ne
sont pas les leurs et qui non seulement les détournent
de leurs propres déficiences - augmentant de la sorte
leur risque conflictuel – mais qui les rendent plus
dépendants des interventions extérieures.
L’ASEAN n’est pas encore une communauté (ou de
moins en moins ?) de sécurité. Ce séminaire a apporté
des éléments fondés qui vont dans ce sens et illustre
l’ambiguïté de cette tendance pour la région. Elle devient
à la fois entre les membres de l’ASEAN et entre acteurs
extérieurs un espace où les uns et les autres acteurs
testent leur capacité de domination ou de nuisance.
Sophie Boisseau du Rocher
Asia Centre, Paris
2
Les nouveaux paramètres de sécurité
en Asie du Sud-est
L’Asie du Sud-est comme nouveau terrain de
puissance : la région s’adapte-elle aux défis
stratégiques de demain ? (Douglas Webber, Professor
of Political Science, INSEAD, Fontainebleau)
Alors que les autres sous-régions d’Asie viennent
naturellement à l’esprit lorsque l’on traite de sécurité,
qu’il s’agisse des enjeux du Nord-est ou de ceux du
monde indien, la sécurité de l’Asie du Sud-est est
souvent négligée, alors qu’il s’agit pourtant d’un sujet
primordial dont il est essentiel de saisir toutes les nuances.
Ces nuances sont soulignées par les différentes approches
qui existent pour traiter de la paix et des conflits : l’approche
de la paix démocratique, celle des libéraux commerciaux,
l’approche institutionnaliste, et les théories réalistes basées
sur la puissance.
Au regard de l’histoire récente de la région et de sa
configuration géopolitique, le destin de l’Asie du Sud-est
semble d’être dominé par une puissance extérieure.
Jusque-là, les Etats-Unis étaient le partenaire et allié
indiscutables de la région mais ces dernières années,
la Chine montre un intérêt grandissant pour ses voisins
et s’avère être un concurrent redoutable. De nombreux
éléments incitent à penser que la région va devoir faire un
choix entre les tutelles américaines et chinoises. Mais forte
de ses atouts économiques et stratégiques, consciente de
la rivalité des grandes puissances à exploiter et fidèle à sa
culture diplomatico-sécuritaire, elle pourrait bien décider
de ne pas choisir.
1. L’approche de nouvelles menaces ?
Le risque nucléaire : comment éviter la prolifération en
Asie du Sud-est ? (Dr Tanya Ogilvie-White, Research
Fellow, IISS Non-proliferation and Disarmament
Programme)
Tanya Ogilvie-White pose la question de la possibilité d’un
développement nucléaire en Asie du Sud-est. Le vrai risque
nucléaire viendrait selon elle de la possibilité d’attaques
nucléaires de la part d’acteurs non-gouvernementaux
avec des armes nucléaires obtenues dans la région. Après
un rapide passage en revue de la situation et des ambitions
de chaque pays dans ce domaine, elle explique que
les motivations communes pour le développement
d’un programme d’énergie nucléaire sont énergétiques
et économiques, et non pas militaires. Il s’agit avant
tout de diversifier ses sources d’approvisionnements pour
assurer la sécurité énergétique du pays et de protéger
l’environnement par la recherche d’une énergie plus
propre.
Le développement nucléaire est encore un sujet
très sensible dans la région, dont on parle peu. Mais
on constate que les pays d’Asie du Sud-est en ont une
vision plutôt proche des Non-alignés, dans le sens où ils
estiment avoir le droit de développer des programmes
nucléaires militaires autant que civils. On constate ainsi
qu’ils cherchent en général à rester vagues quant à leurs
projets nucléaires et tiennent à garder leurs « options
ouvertes ».
Par ailleurs, la région dans son ensemble semble peu
préoccupée par les risques de prolifération et ne prend
pas de mesures pour les contrer, mais les raisons
de cette négligence sont toutefois bien complexes.
Tout d’abord, il ne faut pas oublier que certains pays ont
encore à assurer leur développement économique et
social, et veulent donc se concentrer sur ces ambitions
en écartant tout autre sujet de leurs priorités. Ensuite,
il y a clairement une tendance générale à nier l’existence
de risques nucléaires dans la zone, comme c’est le cas
pour le Myanmar, ainsi que la menace que représente
la puissance grandissante de l’armée chinoise. Limitée
par l’incompétence des universitaires et des milieux
décisionnels mais aussi par le réel manque d’intérêts pour
les questions de prolifération dans l’opinion publique,
l’Asie du Sud-est s’en remet volontiers aux initiatives
occidentales. Elle mise d’une part sur l’efficacité du Traité
de Non-prolifération (TNP), de l’Agence Internationale de
l’Energie Atomique (AIEA) et du Traité de Southeast Asian
Nuclear-Weapon-Free Zone (SEANWFZ, 1995), et d’autre
part sur la coopération du duo Etats-Unis et ASEAN
Regional Forum (ARF). Mais en réalité les engagements
restent symboliques et peu de progrès ont été faits
depuis 2002.
De tels progrès sont pourtant nécessaires pour une
construction pérenne de la sécurité nucléaire. Un débat
sur la prolifération doit être ouvert dans la région, afin
d’éveiller les consciences sur cette question, dans
les cercles politiques et dans l’opinion publique, mais
aussi pour améliorer les compétences des services
technologiques et gouvernementaux concernés.
Comment, par exemple, rendre le traité SEANFWZ
opérationnel et par quels procédés concrets le mettre en
application efficacement ? Par ailleurs, il est primordial
pour ces pays d’acquérir les moyens de garantir un
meilleur niveau de sûreté et de protection du matériel
et des structures nucléaires. Parce que la menace est
réelle de terrorisme nucléaire et radiologique, ainsi qu’en
témoignent les complots liés à Al Qaida depuis 2001 ou les
222 incidents rapportés dans l’Illicit Trafficking Database
de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA).
Plusieurs facteurs font de l’Asie du Sud-est une région
à haut risque exposée à ces dangers : les difficultés
maritimes, la porosité des frontières, les pressions
démographiques et économiques, et bien sûr la présence
de groupes terroristes.
Les avancées sont visibles avec sur le plan international
des initiatives de l’AIEA et du Conseil de Sécurité de l’ONU
(la résolution 1540), et sur le plan national l’application
progressive et de plus en plus systématique de ces
initiatives. Une nette évolution est visible ces dernières
années, qui fait écho au changement d’administration
américaine mais aussi à la prise de conscience des
bénéfices économiques et politiques de la sécurité
nucléaire. Les défis à relever sont néanmoins encore
nombreux et il sera intéressant de voir les solutions qui y
seront apportées dans les années à venir, en particulier en
matière de coopération régionale.
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Le terrorisme en Asie du Sud-est : une menace
sous contrôle ? (Senia Febrica, PhD Researcher,
Department of Politics, University of Glasgow)
sécurité ont un impact positif pour l’ensemble des
pays de la région, voire pour la stabilité mondiale.
Malgré la diversité des pays d’Asie du Sud-est en
termes politiques, religieux et culturels, le problème du
terrorisme lié aux groupes séparatistes armés semble
concerner l’ensemble de la région. Ces groupes,
comme par exemple l’Islamist Front en Indonésie, sont
caractérisés par leur utilisation des méthodes de guérilla
terroriste. L’analyse de Senia Febrica se concentre
sur deux pays que sont Singapour et l’Indonésie,
dont les différences permettent une comparaison
pertinente. Tandis que Singapour est un pays développé
au gouvernement autoritaire et est l’allié traditionnel des
Américains en Asie du Sud-est, l’Indonésie est au contraire
une démocratie encore en voie de développement et
essaie de rester en dehors de la guerre globale contre le
terrorisme initiée par les Etats-Unis. Ces deux pays ont
de plus, une importance toute spéciale dans la question
du terrorisme transnational, car ils sont situés de part et
d’autre du Détroit de Malacca, passage maritime clé du
commerce mondial.
La course aux armes maritimes : qui fixe les règles ?
(Richard A. Bitzinger, Senior Fellow, S. Rajaratnam
School of International Studies)
De manière assez évidente et malgré les progrès
réalisés, le terrorisme n’est clairement pas une
« menace sous contrôle » en Asie du Sud-est.
Les mesures de contre-terrorisme souffrent en
effet des défaillances persistantes des services de
renseignements et de difficultés d’adaptation aux
évolutions constantes des modes opératoires de
ces groupes. De plus, on constate aujourd’hui et depuis
les attentats de Bombay en 2009, un net changement
des organisations terroristes de la zone. Se concentrant
désormais sur des cibles locales plutôt qu’occidentales,
elles privilégient aussi des objectifs de taille plus réduite
qu’auparavant, ce qui les rend plus difficiles à infiltrer par
la police, et aussi mobilisables plus rapidement et plus
discrètement. En revanche, la mort récente de Ben Laden
ne devrait pas avoir d’impact significatif sur les activités des
organisations. Les groupes radicaux islamistes (Jemaah
Islamiyah, JI et Jamaah Ansharut Tauhid, JAT), d’ailleurs
impopulaires en Indonésie, premier pays musulman au
monde, n’ont en général pas de relations avec Al Qaida
bien qu’ils utilisent les mêmes méthodes, et sont motivés
par des enjeux locaux loin des objectifs du djihad contre
l’Occident. Les mois à venir détermineront si l’évènement
aura suscité un quelconque regain guerrier ou un retour à
des cibles étrangères.
Grâce à la coopération américaine, on observe un début
d’amélioration, dont témoigne l’augmentation du nombre
de suspects arrêtés, et il est intéressant de voir comment
ces résultats sont mis en avant par les gouvernements.
Selon Senia Febrica, des bénéfices mutuels importants
pourraient par ailleurs être tirés d’une meilleure
coopération entre Singapour et l’Indonésie ou la
Malaisie, en allant au-delà des collaborations ponctuelles
à la suite d’un attentat. L’Indonésie devrait par exemple
s’inspirer du modèle et des techniques de Singapour,
surtout concernant la surveillance des informations
sur internet, le suivi des prisonniers, la réalisation
d’interventions décisives contre des individus. Dans une
région aux frontières poreuses et aux voies maritimes
très fréquentées, il faut bien prendre en compte que
les progrès réalisés par chaque pays en matière de
Richard A. Bitzinger propose d’analyser dans son étude
les types d’équipements militaires achetés par les marines
régionales, les motivations de cette modernisation navale
en cours, et enfin, les conséquences de ces nouveaux
systèmes d’armements sur le paysage militaire régional.
Y-a-t-il réellement une course aux armements ?
Parmi les différents pays dont Richard A. Bitzinger décrit
les acquisitions récentes, le cas de Singapour revêt
un intérêt particulier parce qu’il est le plus petit pays
d’Asie du Sud-est mais qu’il possède l’armée la plus
importante qualitativement, comprenant entre autres
six frégates et quatre sous-marins. La Thaïlande est pour
sa part le seul pays à détenir un porte-avions. Passant
de la simple défense côtière aux interventions en
eaux profondes, le mouvement de modernisation
actuel met en avant l’emploi des forces navales
dans de nouveaux cadres, que sont la protection de
la souveraineté, la défense avancée ou la sauvegarde
d’intérêts économiques. Il s’accompagne de nouvelles
exigences propres à la projection de force et pousse
à l’amélioration de la précision et la puissance de tir,
la rapidité, la fluidité de manœuvre, la furtivité… On
constate aussi de plus en plus une volonté de rendre le
commandement plus efficace et cohérent grâce à une
meilleure appréhension des terrains et le développement
de théories Revolution Military Affairs (RMA) liées à
l’utilisation militaire des technologies de l’information et des
communications.
L’attention grandissante portée à l’équipement
militaire est la conséquence directe de tensions
régionales exacerbées par les nouvelles ambitions
de projection de force a priori antagonistes des pays
voisins. Qu’elles découlent de revendications territoriales
(Spratlys, Liancourt, Ambala) et de zones économiques
exclusives riches en pétrole, gaz ou poissons (sud de
la Mer de Chine), ou d’animosités historiques entre
membres de l’ASEAN (entre Singapour et la Malaisie,
entre le Myanmar et la Thaïlande, entre le Cambodge et
la Thaïlande), les possibilités de conflits dans la zone
sont d’autant plus graves qu’elles touchent à des
enjeux d’échelle mondiale. La protection Sealines of
Communication (SLOCs), dont les détroits de Malacca,
Lombak, Makkasar et Sunda, est primordiale pour garantir
le transport maritime de 25% du commerce mondial qui
passe par ces voies (25% du pétrole brut et 50% des
supertankers), et des opérations de contre-terrorisme
et contre-piraterie doivent donc pouvoir être conduites
dans ce carrefour maritime qu’est l’Asie du Sud-est.
Le sentiment d’insécurité provient également de la
présence militaire grandissante de la Chine dont les
intérêts économiques sont de plus en plus évidents en
Asie du Sud-est, avec par exemple 60% de son pétrole
qui empruntent les voies maritimes de la région. Elle
revendique de plus son contrôle sur une grande partie du
sud de la Mer de Chine et l’Armée populaire de Libération
cherche à s’affirmer dans la zone en y développant son
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attirail maritime et en aménageant des bases navales sur
les îles de Hainan et de Woody, ainsi que sur les îles Spratly.
L’évolution actuelle a été rendue possible avant tout
grâce à une augmentation considérable des budgets
de défense, 50% pour toute la région entre 2000 et
2008, mais aussi par les avantages d’une économie
de l’offre. Bien que limité, le marché d’achat en armes
et équipements militaires d’Asie du Sud-est est en pleine
expansion, à environ deux milliards de dollars par an.
A titre de repères, les importations d’armes ont augmenté
entre 2005 et 2009 de 722 % en Malaisie, de 146 % à
Singapour et de 84 % en Indonésie1. De plus, le marché en
question, relativement nouveau, est rendu particulièrement
attractif par son ouverture. Contrairement au Japon qui
n’achète qu’aux Américains et à la Chine qui se fournit en
Russie, les producteurs ont tous une chance égale en Asie
du Sud-est et les pays de la région pourraient tirer profit de
cette concurrence.
Pour répondre à sa question initiale, Richard
A. Bitzinger conclut que la modernisation des armées
nationales en Asie du Sud-est des dernières années
n’est certainement pas le signe d’une course aux
armements. En introduisant dans les calculs sécuritaires
les nouvelles capacités militaires de chacun et en devant
prendre en compte les progrès réalisés, réels ou imaginés,
de ses voisins, le phénomène contribue tout de même
à la formation d’un dilemme de sécurité dans la région.
Paradoxalement, le renforcement des armements,
par les suspicions mutuelles qu’il engendre, mine le
sentiment de sécurité qu’il est censé produire.
Débats
Interrogée sur la réalité des capacités de contrôle
de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique au
Myanmar, le Dr Tanya Ogilvie-White explique que
malgré un changement au sein de l’institution en 2006
lui permettant de forcer les pays à la transparence, cela
ne représente pas un moyen de pression puisque le
Myanmar a refusé de signer cette convention. Elle rappelle
de manière plus générale que bien des questions restent
malheureusement sans réponses concernant le Myanmar,
tant les observateurs sont limités dans leurs recherches.
Questionnée ensuite sur le problème de la prolifération
par Sophie Boisseau du Rocher, le Dr Tanya OgilvieWhite évoque les processus de prise de décisions dans
ce domaine en distinguant les discussions au niveau
politique souvent menées par les Occidentaux au sein
de forums multilatéraux, et les négociations en général
bilatérales entre les Etats-Unis et les pays d’Asie du
Sud-est sur le plan militaire. Quant à l’impact de l’accident
à Fukushima sur les programmes d’énergie nucléaire
en Asie du Sud-est, elle rappelle tout d’abord qu’il y
avait déjà auparavant une large opposition à l’utilisation
du nucléaire et aux programmes de développement
dans l’opinion publique. Il y a donc eu simplement un
renforcement global de cette opposition après mars,
mais en regardant de plus près, on constate que ce
mouvement a eu un impact très différent en fonction
du régime en place dans chaque pays. Alors qu’il a
réellement provoqué un ralentissement des programmes
1 Chiffres du SIPRI.
dans les pays les plus démocratiques où la société civile
a pu faire entendre son inquiétude (Indonésie, Thaïlande),
d’autres régimes plus autoritaires ont fermement mis en
avant l’indispensabilité de l’énergie nucléaire, notamment
d’un point de vue du développement économique
(Viêt Nam).
Sophie Boisseau du Rocher demande ensuite à Senia
Febrica de revenir sur les liens entre les réseaux
mondiaux de terrorisme et les groupes locaux en
Asie du Sud-est. Certains groupes, principalement liés à
Al Qaida idéologiquement, ont essayé de prendre contact
avec celui-ci, comme c’est le cas du terroriste arrêté
pour les attentats de Bombay. Toutefois, les ressources
financières de ces groupes leur sont propres et ne
dépendent pas du tout techniquement des réseaux
globaux.
Pour finir, Jean-Pierre Cabestan aborde de nouveau
les liens entre la Chine et l’Asie du Sud-est et Richard
A. Bitzinger explique que la dynamique régionale était
jusqu’à récemment uniquement dirigée par et vers
l’intérieur alors qu’aujourd’hui les affinités culturelles
et les opportunités économiques que représente la
Chine ont été mises en avant assez régulièrement
par les dirigeants. De son côté, la Chine s’est affirmée
de plus en plus dans la région particulièrement en
raison de sa consommation intérieure croissante
et l’Asie du Sud-est doit prendre cette évolution en
compte dans ses calculs économiques et stratégiques.
Pour ce qui est de l’amélioration qualitative et de
l’augmentation de l’armement dans la région, Richard
A. Bitzinger considère que ce processus n’aura
pas de conséquence significative sur la stabilité
mondiale. Les quantités produites et achetées restent en
effet modestes en comparaison avec d’autres régions à
risques ou d’autres puissances, et l’effet d’une course aux
armements est avant tout psychologique, avec la menace,
comme nous l’avons dit, d’un dilemme de sécurité dans
la région.
2. La montée en puissance des partenaires :
l’Asie du Sud-est peut-elle relever le défi ?
La transformation militaire de la Chine et son impact
sur l’Asie du Sud-est (Bernt Berger, Senior Researcher,
SIPRI, Stockholm International Peace Research
Institute)
En 2010, la Chine a enregistré le deuxième budget
de défense mondial, tout en laissant un écart important
entre des dépenses américaines estimées à 698 milliards
de dollars et des dépenses chinoises à 119 milliards de
dollars, selon les chiffres du SIPRI. A titre de comparaison,
les dépenses militaires pour toute l’Asie du Sud-est se
sont élevées à 28,7 milliards de dollars. Elles ont
augmenté de 60% durant la dernière décennie, mais
l’évolution la plus significative est la hausse de 700 %
entre 2001 à 2006. Celle-ci peut s’expliquer tout d’abord
par la reprise économique des pays asiatiques après la
crise financière de la fin des années 1990 et par l’évolution
des relations entre les Etats, mais également par le rôle clé
de la Chine dans la région. Pourtant, rappelons que pour
la Chine, la situation intérieure du pays prévaut encore
largement sur toutes autres préoccupations. Les deux
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derniers plans quinquennaux affirment comme priorités
nationales le développement économique et social
ainsi que l’unité politique du Parti Communiste Chinois,
menacée par des rivalités entre clans. Nous voyons bien
aussi dans les événements récents l’attention qui est
portée à la répression, au contrôle et à la censure de la
population chinoise. La Chine a d’ailleurs publié un rapport
en mars 2011 indiquant que ses dépenses publiques
destinées à la sécurité intérieure du pays s’élevaient à 624
milliards de yuans, excédant ainsi son budget de défense
extérieure de 20 milliards de yuans.
Les relations entre la Chine et les différents pays d’Asie
du Sud-est étant relativement similaires, on peut en
dégager des caractéristiques générales. Pourquoi, ainsi,
la Chine a-t-elle entamé une transformation militaire et
quel en est l’impact sur sa stratégie en Asie du Sud-est ?
Pour commencer, Bernt Berger précise que la Chine ne
présente pas selon lui de risque de conflits en Asie,
ni envers les Etats-Unis qu’elle ne considère pas
comme un obstacle à sa propre présence et dont
elle ne souhaite pas le départ, ni envers Taiwan, avec
qui son rapprochement progresse, ni enfin pour ses
quelques litiges territoriaux qu’elle n’a aucun intérêt
à régler militairement. Ensuite, la Chine cherche en
modernisant son armée à acquérir une meilleure efficacité,
à rationnaliser sa gestion en particulier par la réduction des
troupes et à développer une force de counter-containment,
primordiale à sa montée en puissance. Bien qu’elle affirme
n’avoir que des ambitions défensives, les progrès rapides
de ses Forces armées inquiètent ses voisins et les autres
puissances, et il semble clair qu’un grave problème de
perception, reposant sur plusieurs éléments, entrave
les démarches chinoises.
Tout d’abord, la principale faiblesse de la Chine est
sa grande difficulté à communiquer au sujet de
son armée et à exposer ses intentions pacifiques.
Le manque de transparence quant à ses capacités et
ses intentions entraine immanquablement un dilemme
de sécurité pour ses voisins. Son nouveau porte-avions
en est un exemple symptomatique, à quel point estil opérationnel et à quoi est-il destiné ? Ensuite, les
Chinois, considérant leur voisinage comme relativement
stable et favorable ainsi à la sauvegarde de ses intérêts,
mettent en avant une image de leur pays comme soft
power par le développement de relations commerciales,
par la promotion d’alliances gagnant-gagnant et en
se posant comme partenaire privilégié du Sud. Bernt
Berger exprime toutefois ses doutes quant aux résultats
de cette propagande et pense qu’un décalage persiste
entre l’image qu’elle renvoie et celle qu’elle souhaite
transmettre. Un troisième point dans ce problème de
perception de la Chine est lié aux évènements de 2007 en
Asie, et en premier lieu aux débats sur la Corée du Nord.
Malgré des tentatives discrètes de négociations, la Chine
a été largement critiquée pour la violence de ses réactions,
qui a contribué à attribuer une image négative à sa
marine. Enfin, Bernt Berger pense que l’ASEAN manque
clairement de confiance en ses propres capacités et
que l’institution est ainsi empêchée de développer
des alliances intéressantes. Il n’y a en effet pas de vraie
réflexion régionale sur la recherche d’alliés et les pays se
limitent à des initiatives unilatérales, comme le Viêt Nam
vers les Etats-Unis. Il y a donc un réel besoin de mettre
en place des mécanismes régionaux contraignants
incluant des calendriers stricts et des structures
fiables, afin de créer une stabilité solide et durable.
La position stratégique des Etats-Unis en Asie
du Sud-est : un partenaire en quête d’alliés ?
(Professor K.S. Nathan, National University of
Malaysia)
A titre d’introduction, le Prof. K.S. Nathan donne les
grandes lignes de la formation de l’ASEAN, qui marque
aujourd’hui profondément la nature du régionalisme
en Asie du Sud-est, dans sa façon de structurer les
coopérations et de s’engager avec des puissances
extérieures. L’Asie du Sud-est est d’ailleurs maintenant
synonyme de l’ASEAN, l’organisation rassemblant depuis
1999 l’ensemble de ses dix pays. Alors que les pays
membres ont réalisé l’importance primordiale de
l’alliance avec de grandes puissances extérieures
d’une part de du maintien d’un certain équilibre des
forces d’autre part, il convient de se demander si
l’ASEAN peut s’adapter aux changements structurels
que connait en ce moment l’équilibre des pouvoirs
dans la région. Les puissances sont nombreuses à avoir
des intérêts politiques, économiques, diplomatiques, ou
culturels dans la région : les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, le
Japon et dans une moindre mesure l’Australie et l’Europe.
Une attention spéciale doit toutefois être portée
au rôle, à l’influence et à la stratégie diplomatique
des Etats-Unis, qui orientent en grande partie les
politiques des Etats de la région. Par ailleurs, la fin de
l’idéologie a confirmé l’option pragmatique des alliances
adoptée par les membres de l’ASEAN et fait primer des
éléments concrets dans les négociations pour déterminer
les intérêts mutuels des puissances extérieures et de la
région.
Deux évènements importants ont eu lieu durant la
consolidation de l’ASEAN et ont eu impact direct sur les
orientations de son développement. La crise financière de
1997, tout d’abord, a entrainé une réponse positive de la
part de l’ASEAN par la stimulation de la solidarité régionale
et par la mise en place de mécanismes pour éviter que
la situation ne se renouvelle. La crise a provoqué un
renforcement économique et politique ainsi que la
formation d’une identité régionale par un processus
de socialisation et de promotion de la coopération.
A ce titre, le Prof. Nathan estime que ce renforcement a
permis à l’organisation d’être prise au sérieux et d’être
réellement considérée comme un ensemble régional,
notamment par les Etats-Unis. La culture stratégique
propre à l’ASEAN, l’Asian way, en donnant une place
prépondérante à la parole par rapport aux actes, a pu
souvent s’avérer frustrante et incompréhensible pour les
puissances extérieures mais a fait ses preuves pour gérer
les tensions post-crise. Ensuite, le 11 septembre 2001 a eu
pour conséquences de remettre en question l’invincibilité
des Américains mais a aussi permis d’insuffler une énergie
d’union nouvelle dans un combat transnational. Bien que
les pays de l’ASEAN aient montré leur soutien à la guerre
globale contre le terrorisme, ils semblent plus préoccupés
en cela par les risques directs et locaux de déstabilisation
de leurs régimes que par la dimension transnationale de
la menace. Il y a dans ce domaine une certaine continuité
entre Barack Obama et son prédécesseur en termes de
leadership de la sécurité et de succès réalisés, même s’il y
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a une volonté de rupture avec l’unilatéralisme controversé
de George W. Bush. Aujourd’hui, l’Asie du Sud-est
pratique un « régionalisme ouvert » et a une perception
inclusive de sa coopération politique, économique et
culturelle. Suivant une politique de « non-alignement
pro asiatique », elle s’autorise toutes formes de
coopérations et d’alliances de sécurité avec le reste
du monde, tout en se considérant comme non-alignée
et neutre. Il reste clair que son organisation régionale,
malgré ses réussites, a encore bien des faiblesses pour
s’adapter aux nouveaux paradigmes de sécurité, à
commencer par l’émergence des enjeux sécuritaires nontraditionnels (changement climatique, trafics humains,
sécurité alimentaire, environnement, drogues,…). Le
complexe sécuritaire d’Asie du Nord-est et la question du
nucléaire nord-coréen restent par ailleurs un défi important
pour l’ASEAN, qui peine à avoir un rôle significatif dans les
négociations.
Dans ce contexte, plusieurs questions doivent être
soulevées pour aborder les relations entre les Etats-Unis
et l’Asie du Sud-est. Dans quelle mesure la position
des Etats-Unis a-t-elle évolué en Asie du Sud-est en
termes de stratégies et de priorités, lors du passage
de l’administration Bush à l’administration Obama ?
L’influence américaine y a-t-elle augmenté ou diminué et
comment les pays de la région ont-ils réagit ? Pour le Prof.
K.S. Nathan, les Etats-Unis, incontestable leader dans
le domaine de la sécurité, sont la seule « puissance
complète » dans le sens où ils sont les seuls à pouvoir
garantir la sécurité dans la région du sud-est asiatique.
Celle-ci ne peut assurer seule la sécurité régionale et les
autres puissances que sont la Chine, la Russie, l’Inde,
ou le Japon, « puissances incomplètes », non seulement
n’ont pas les capacités de déploiement nécessaires, mais
ne veulent tout simplement pas remplacer les Américains.
La relation entre la super-puissance américaine et l’Asie
du Sud-est s’appuie sur de multiples leviers : des liens
économiques très forts - les Etats-Unis représentant
un marché d’exportation et un investisseur de premier
plan-, des liens sécuritaires, des relations politiques
nourries... Même si la région ne s’est pas privée d’autres
options comme celle d’un régionalisme élargi excluant
les Etats-Unis, avec l’EAEG et de l’EAEC, ces initiatives
ont malgré tout étaient compensées par la formation de
l’ASEAN + 8, très importante dans la doctrine Obama,
qui marque un engagement mutuel substantiel et offre
aux Américains un accès sécuritaire considérable dans la
région. Les changements entre les deux Administrations
américaines sont bien sûr visibles. La Doctrine Bush
a été remplacée par davantage de multilatéralisme
avec la volonté de trouver de nouveaux partenariats
sécuritaires avec les Philippines, la Malaisie, le Viêt Nam
ou l’Indonésie. Le « multilatéralisme ouvert » des
Etats-Unis d’aujourd’hui, adapté au monde
multipolaire, correspond bien aux intérêts et à
l’approche des pays d’Asie du Sud-est et le Prof.
Nathan leur prévoit grâce à cela de rester proéminents
dans la région. Les Américains mettent d’ailleurs en avant
une politique d’accès stratégique plutôt que d’installation
de bases, ce qui permet plus de souplesse et de mobilité.
De plus, même si les puissances voisines - l’Inde et la Chine
- restent pour l’instant largement préoccupées par des
priorités domestiques et donc tournées vers l’intérieur, leur
montée et leur influence grandissante sont indiscutables.
Pour maintenir un équilibre des pouvoirs indispensable
et éviter toute domination, l’Asie du Sud-est aura donc
à l’avenir d’autant plus besoin de son allié américain.
L’Inde comme puissance asiatique émergente:
la position ambigüe de l’Asie du Sud-est
(Mohamad Faisol Keling, Universiti Utatara Malaysia,
College of Law, Government and International Studies)
En abordant la question du voisinage de l’Asie du Sud-est,
on pense bien souvent en premier à la puissance de la
Chine, mais il ne faut pas oublier pour autant de prendre en
compte le rôle significatif de l’Inde dans la région. Elle en est
également, en effet, un grand voisin et son influence dans
l’Océan Indien est comparable à celle de la Chine dans
la Mer de Chine. Bien qu’elle se soit concentrée à son
indépendance en 1947 sur sa construction nationale,
sa défaite face à la Chine en 1962 va lui faire prendre
conscience de manière radicale de la nécessité d’un
développement militaire. Le nouvel investissement des
gouvernements indiens dans leurs forces armées depuis
lors va donc se faire en grande partie en réaction au
rapide développement militaire de la Chine, son irrésistible
montée en puissance et ses velléités de plus en plus
manifestes vers son voisinage, comme l’extension de
son influence sur les Iles Spratly dans les années 1990.
A mesure que l’Inde s’attribue des ambitions de
grande puissance, elle prend conscience du poids des
menaces sécuritaires et du besoin de s’en protéger.
Elle cherche à parer les tentations expansionnistes des
Etats-Unis avec la « Doctrine Asie du Sud » d’Indira Gandhi
qui rejette toute influence américaine dans la péninsule
indienne, elle cherche à doubler son voisin pakistanais en
devenant puissance nucléaire en 1974, elle cherche à se
poser comme puissance autonome en affirmant par la voix
de Rajiv Gandhi sa doctrine de dissuasion nucléaire.
Les relations entre l’ASEAN et l’Inde ont connu
de nombreuses fluctuations depuis la création
de l’organisation en 1967. Alors que les dirigeants
indiens reprochaient à l’ASEAN d’être trop proche des
Etats-Unis et l’assimilait à la Southeast Asia Treaty
organization (SEATO), l’Association a gravement critiqué
l’attitude de l’Inde durant sa guerre contre le Pakistan en
1971. De plus, les conflits ethniques qui ont eu lieu à Sri
Lanka, aux Maldives et à Fiji durant le gouvernement de
Rajiv Gandhi, font redouter des tensions aux frontières
indiennes de l’Asie du Sud-est, où résident de nombreuses
ethnies indiennes. Par ailleurs, l’Inde montre de plus en plus
clairement qu’elle veut étendre son influence dans l’Océan
indien et en Asie du Sud, et cette orientation stratégique
inquiète les pays du sud-est asiatique qui craignent une
quête d’influence et d’exploitation agressive, comme cela
a été le cas avec la Chine. Les liens que crée l’Inde avec
le Viêt Nam rappellent déjà les liens tissés entre la Chine
et le Myanmar.
Pouvons-nous dire que l’Inde est une menace pour
l’Asie du Sud-est ? Persuadé du contraire, Mohamad
Faisol Keling rappelle que le Premier Ministre indien
avait exprimé au début des années 2000 sa volonté
de respecter les principes de ces pays et de son
engagement à créer une paix régionale. Il a également
cherché à rassurer en réaffirmant l’objectif de dissuasion
et le principe de no strike first du programme nucléaire
indien. D’autre part, même si les relations relativement
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tendues entre la Chine et l’Inde depuis 1962 peuvent être
une source de déstabilisation, il apparait clairement que
les deux puissances sont déterminées à résoudre leurs
différends. En effet, quinze rencontres de négociations
ont été organisées depuis 1962 et en novembre 2004,
les deux puissances ont pour la première fois mené des
exercices militaires communs. L’Inde soutient par ailleurs
qu’elle veut aider au développement de la coopération
sécuritaire régionale par le biais de l’ASEAN et
l’ASEAN Regional Forum et encourage la coopération
bilatérale entre l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-est.
Elle a dans ce but organisé une visite des dirigeants de
l’ASEAN de ports militaires indiens sur les îles Andaman
et Nicobar, qui permet d’une part aux représentants de
la région de prendre conscience de l’importance de la
puissance militaire indienne, comparable à celle de la
Chine ou du Japon, et d’autre part de discuter des intérêts
stratégiques mutuels. L’Inde tente aussi de s’imposer
comme partenaire économique de l’Asie du Sud-est et
propose des opportunités commerciales non négligeables
pour le développement régional, comme l’atteste par
exemple son rang de dixième destination des exportations
de la Malaisie.
Débats
En conclusion de ces différentes présentations, Sophie
Boisseau du Rocher décrit le paysage stratégique de
la région comme étant de plus en plus complexe
et comportant des tendances contradictoires qui
représentent des défis importants. Les Etats-Unis
veulent garder une position de premier plan dans la région
mais sont une puissance par défaut, la Chine ne doit pas
être surestimée en tant que puissance stratégique mais
c’est un acteur prêt à défendre ses intérêts fondamentaux,
par exemple vis-à-vis du Viêt Nam ou des Philippines.
La Chine concentre d’ailleurs ces paradoxes et
soulève des interrogations sans réponse pour
l’instant. Cette ambigüité dans la diplomatie chinoise
est-elle une stratégie de sa part ? Comment peut-on
interpréter le rapprochement de la Chine avec l’Asie du
Sud-est, en particulier avec l’Indonésie ou le Cambodge
? Si les Chinois ne sont pas perçus comme menaçants,
jusqu’à quel point peuvent-ils se permettre de bouleverser
le statu quo dans la région ?
Le Dr Tanya Ogilvie-White met en avant le contraste
intéressant entre les points de vue de Bernt Berger
affirmant une perte d’assurance de l’Asie du Sud-est et du
Prof. K.S. Nathan croyant à une confiance en soi
grandissante de la région. En réaction à la position de
ce dernier, elle rappelle qu’actuellement, les intérêts des
Etats-Unis et des pays du Sud-est asiatique convergent
très bien et que la sécurité régionale est assurée par les
Américains pour leurs bénéfices mutuels. Mais que
se passerait-il si les Etats-Unis ne voulaient plus
assurer ce rôle et décidaient de partir ? Quelle sera la
conséquence pour l’Asie du Sud-est, sur sa confiance
face à la montée de la Chine ? Le Professeur K.S. Nathan
répète l’intérêt mutuel qui existe. Les Etats-Unis, autant
que les autres puissances, ne sont pas présentes
dans la région pour y contribuer au développement
économique et social, mais répondent d’abord à leur
intérêt national. Ils perdraient beaucoup à partir, d’autant
qu’ils ont l’avantage d’être arrivés en premier et qu’ils
doivent contenir l’extension de la Chine à qui profiterait leur
départ. La montée de la puissance régionale est d’ailleurs
une bonne chose pour l’équilibre des puissances et pour
le maintien de la stabilité en Asie.
Sophie Boisseau du Rocher, dans une approche moins
optimiste que celle du Prof. K.S. Nathan, souligne les
possibilités pour l’ASEAN d’être manipulée par les
puissances extérieures, à force de les laisser défendre
leurs propres intérêts dans la région. La Chine, en
particulier, peut avoir une influence décisive sur l’union ou
la division de l’ASEAN. Le Prof. K.S. Nathan soutient
au contraire que l’ASEAN n’est plus un « objet » des
relations internationales comme elle l’était pendant
l’ère coloniale. Non seulement elle ne peut plus être
aussi facilement manipulée mais elle peut désormais
également manipuler les puissances extérieures, ou du
moins, neutraliser leur influence. Il ne faut pas sous-estimer
la capacité des petits Etats à survivre, comme l’atteste
l’exemple de Singapour. Pour lui, l’ASEAN en tant que
communauté utilise la diplomatie très efficacement
et a su gagner la reconnaissance des puissances
extérieures.
Orientant le débat sur la position de la Chine, Jean-Pierre
Cabestan évoque l’indifférence d’une partie du pouvoir
quant à la mauvaise image de la Chine à l’international.
Il s’interroge sur les évolutions récentes de cette attitude
et sur les divisions éventuelles qu’entraine cette question.
Selon Bernt Berger, l’influence de la Chine va bien au-delà
du soft power dans certains pays comme le Cambodge
alors qu’elle s’y limite pour d’autres comme l’Indonésie et
les Philippines. Concernant la perception négative de la
Chine par le monde et l’existence de factions au niveau du
pouvoir, il est difficile d’avoir une vision globale tant les voix
qui s’expriment sont nombreuses. Il est clair en revanche
qu’il y a aujourd’hui une « grande stratégie » pour
l’Asie du Sud-est alors que la Chine limitait auparavant
ses objectifs sécuritaires à la Corée du Nord et à
Taiwan. Cette nouveauté traduit une évolution nette et
une reconfiguration des stratégies qui remet en question
la stabilité de la région. A la question de Jurgen Haacke
sur les différences de perceptions entre civils et militaires,
Bernt Berger répond qu’il est encore une fois très difficile
d’apporter des éléments précis quant aux processus de
décisions chinois.
Interrogé par Frans-Paul van der Putten, le Professeur
K.S. Nathan revient sur la coopération entre les Etats-Unis
et l’Asie du Sud-est, d’une part pour contrebalancer la
Chine et d’autre part, dans le cadre de la guerre contre
le terrorisme, et sur la possibilité que la Chine remplace
les Américains dans ce rôle. Il précise pour commencer
que ce sont les Etats-Unis qui ont le plus d’accords
multilatéraux et bilatéraux avec la région, le plus de
bases, et le meilleur accès stratégique. La Chine, au
contraire, n’a pas cet accès et n’a pas la capacité de
déployer des moyens militaires comme les Américains.
De plus, les pays membres de l’ASEAN n’accepteraient
pas, par fierté, qu’un autre pays asiatique soit
responsable de leur sécurité et s’impose comme
le leader de l’Asie. La pax americana étant largement
acceptée aussi bien par l’ASEAN, le Japon, la Corée ou
l’Inde, la présence des Etats-Unis apparait finalement
comme un moindre mal.
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De nouveau sont soulignés le risque qu’il peut y avoir à
laisser la région devenir un champ de bataille incontrôlée
par les Etats qui la compose et le doute qui persiste
quant à la capacité de l’ASEAN à garder sa cohésion
et sa solidarité. Sans pour autant parler d’une possible
rupture, il y a clairement un manque de leadership et une
difficulté à gérer les puissances extérieures. Par exemple,
l’Indonésie, qui prend du poids sur la scène internationale
préfère souvent engager des relations bilatérales.
Le Professeur K.S. Nathan explique que l’ASEAN
est animée par un profond pragmatisme et qu’elle
est complètement inclusive, c’est-à-dire qu’elle peut
coexister avec d’autres institutions et conclure des
alliances très différentes, qui se complètent. Ainsi,
même les Etats-Unis ne répondent pas à l’ensemble
des besoins régionaux. L’Asie du Sud-est garde toujours
plusieurs options et l’absence de pouvoirs concrets à
l’ASEAN pourrait permettre à ses membres de remplacer
l’institution si elle ne fonctionne pas. Tout en promouvant
le multilatéralisme, elle laisse aussi la place aux relations
bilatérales, comme le font l’Indonésie ou Singapour
notamment.
Alors que Douglas Weber demande à Bernt Berger quel
pourrait être l’impact, sur le long-terme, d’un conflit entre
la Chine et Taiwan sur les relations avec l’Asie du Sudest, celui-ci ne pense pas qu’un conflit soit envisageable
avec l’évolution actuelle de la situation et ne voit pas de
toute façon le rôle que pourrait avoir l’Asie du Sud-est sur
cette question, le seul acteur extérieur impliqué restant les
Etats-Unis.
Pour reparler du triangle Chine/ Inde/ ASEAN, Sophie
Boisseau du Rocher pose la question à Mohamad Faisol
Keling de savoir si la Chine et l’Inde se comportent en
alliés ou en concurrents et comment ils voient leur utilité
commune de l’ASEAN. D’après lui, l’Inde et la Chine se
sont rapprochées progressivement, surtout depuis 1992,
et peuvent aujourd’hui être plutôt considérées comme des
puissances amies. Plus nuancé, le Professeur K.S. Nathan
ajoute que même si leurs relations s’améliorent, l’Inde et la
Chine sont également en forte concurrence, par exemple
en Birmanie pour laquelle l’Inde s’inquiète de l’avantage
de son rival. On devine de plus des possibilités d’alliance
entre l’Inde et les Etats-Unis dans le but de contenir la
Chine. Il y a donc clairement un jeu d’équilibre des
pouvoirs, auquel l’ASEAN participe volontiers en
contrebalançant une puissance avec l’autre. Toutefois,
la région semble donner l’avantage à son voisin indien en
lui permettant d’être plus impliqué et de donner naissance
à une coopération en matière de sécurité.
3. De nouveaux outils de coopération ?
ASEAN + 8: une solution satisfaisante ?
(Frans-Paul van der Putten, Clingendael Security and
Conflict Programme at Clingendael Asia Studies)
Avant d’aborder les solutions que l’ASEAN pourrait
apporter dans le domaine de la sécurité, il faut être clair sur
les problèmes auxquels elle est confrontée et notamment
le grave danger de devenir un champ de bataille de
la concurrence entre la Chine et les Etats-Unis. La
question est ensuite de savoir dans quelle mesure les
nouveaux outils de l’ASEAN + 8 sont capables d’empêcher
la réalisation des différents scénarios possibles :
un conflit sino-américain dans le sud de la Mer de Chine,
l’implication des pays d’Asie du Sud dans un tel conflit,
une guerre sino-américaine par procuration en Asie du
Sud-est, ou encore des interventions militaires chinoises
ou américaines dans les pays d’Asie du Sud-est.
Le nouvel organe de l’institution a été créé pour
servir de plateforme de discussions des questions de
sécurité : l’ASEAN Defense Ministers’ Meeting Plus
(ADMM+) a tenu sa première réunion en octobre dernier ;
quant à l’East Asia Summit (EAS), il accueillera pour
la première fois en novembre 2011, les Etats-Unis et la
Russie. Ces nouveautés, dont il est bien sûr encore difficile
d’évaluer et de prévoir le degré d’efficacité, témoignent
bien de la tendance grandissante et plus générale
d’intégrer la Chine et les Etats-Unis, les versions
« plus », dans les débats régionaux. Frans-Paul van der
Putten choisit ensuite de se concentrer sur les tensions
dans le sud de la Mer de Chine, puisqu’elles sont les
plus graves et les plus susceptibles de faire de la région
un champ de bataille. Cette zone fait coexister deux
niveaux d’enjeux : le niveau régional avec les disputes
territoriales entre les pays asiatiques et le niveau des
grandes puissances avec la rivalité entre la Chine et
les Etats-Unis. Bien qu’ils soient à l’origine distincts,
ces deux niveaux sont de plus en plus liés, en premier
lieu par l’engagement de la Chine dans les deux sphères,
mais aussi par l’alliance de défense entre les Américains et
les Philippins, ainsi que par l’implication grandissante des
deux superpuissances dans les forums de discussions de
l’ASEAN.
Les enjeux pour les deux puissances sont essentiels à
comprendre pour appréhender l’avenir de la stabilité en
Asie du Sud-est. En ce qui concerne la position de la
Chine sur ses litiges territoriaux, Frans-Paul van der Putten
reprend les affirmations de Taylor Fravel (2008), selon
lequel il est peu probable que la Chine utilise la force dans
le sud de la Mer de Chine à moins que la situation ne risque
de détériorer durablement sa position. D’après lui, la Chine
considère que la région est relativement stable puisque
toutes les terres sont occupées et qu’elle en occupe ellemême un nombre suffisant. William A. Callahan (2004)
assure pour sa part que les dirigeants chinois ne voient
pas la définition de la souveraineté comme un problème
urgent à régler mais qu’ils attendent en revanche de
ses voisins une reconnaissance du statut spécial de la
Chine. Le principal danger pour les Chinois, qui sont
malgré tout actuellement dans une situation confortable,
est que les Américains encouragent les pays d’Asie du
Sud-est à intensifier leurs activités économiques dans la
Mer de Chine sans leur consentement. Alors que le rôle
communément accepté des Etats-Unis dans la région
a été remis en question ces dernières années en
raison des tensions à propos des bases d’Okinawa,
de leur fragilisation après la crise financière et face à la
montée de la Chine, ou encore de leur faible visibilité
en Asie du Sud-est, ils sont revenus sur le devant de
la scène en 2010, sur les questions de Taiwan, de
la Corée du Nord et des îles Senkaku. Depuis 1951
et encore aujourd’hui, comme le suggère Kimie Hara
(2007), les Etats-Unis ont eu tendance à laisser les conflits
territoriaux sans résolution afin de maintenir un risque
d’instabilité et de contenir ainsi la Chine. Les avantages
pour les Américains d’intervenir en Mer de chine sont
nombreux : gagner en visibilité, garder une main sur les
9
enjeux régionaux, rassurer ses alliés japonais et taïwanais,
et bien sûr affaiblir la position chinoise.
Nous prenons conscience par conséquent que
depuis 2010, les disputes régionales sont de plus en
plus subordonnées aux enjeux de rivalité entre les
deux grandes puissances chinoises et américaines.
Cette nouvelle dimension rend les conflits plus complexes
et implique une atténuation de la concurrence au niveau
des puissances avant toute résolution de litiges au
niveau régional. En cela, force est de constater que la
participation des Etats-Unis et de la Chine dans les
négociations régionales a diminué plutôt qu’augmenté
la sécurité et la stabilité. Et puisque c’est finalement
la rivalité entre les deux puissances qui prime, un forum
sino-américain tel que leur Strategic and Economic
Dialogue semblerait plus adapté que les nouveaux outils
de l’ASEAN pour apporter une nette évolution de la région
vers la stabilité.
Renforcer la coopération: les « meilleures pratiques »
pour l’Asie du Sud-est (Jürgen Haacke, Senior
Lecturer, Department of International Relations,
London School of Economics & Political Science)
Quel rôle peut jouer l’ASEAN dans la sécurité régionale et
quelles pratiques l’Association peut-elle adopter ?
En analysant l’évolution du consensus au sein de l’ASEAN,
jusqu’où la coopération régionale peut-elle être rendue
possible et pertinente ? Le principal postulat de Jürgen
Haacke est qu’il y a eu ces dernières deux ou trois années
d’importants développements quant à la gestion des
conflits par l’établissement de pratiques et normes, et
qu’ils constituent une vraie réussite malgré les faiblesses
restantes. Il pense que les pratiques liées à la noninterférence ont d’ailleurs suffisamment évolué pour
imaginer l’ASEAN s’orienter progressivement vers la
responsabilité de protéger, représentant selon lui la
« meilleure pratique ».
Jürgen Haacke juge important de revenir tout d’abord sur
le contexte sécuritaire et de rappeler à quels problèmes
l’ASEAN doit faire face collectivement. Il distingue
quatre enjeux sécuritaires prééminents en Asie du
Sud-est : le changement géopolitique qui a lieu au
niveau régional, le maintien de la stabilité et de la paix
face aux conflits intra et inter-étatiques, la construction
nationale encore en cours pour certains Etats, et
enfin les menaces non-traditionnelles. Pour ce qui est
des réponses de l’ASEAN, il est clair qu’elles devraient,
comme cela a déjà été dit, contenir davantage d’éléments
de hard power. Ses solutions sont d’impliquer les grandes
puissances à un niveau légal et normatif, de développer
des zones d’échanges commerciaux, de mettre en
place des partenariats stratégiques entre les membres
en tant qu’Etats individuels et les principales puissances.
Par ailleurs, il y a eu dans le passé une préférence pour
la prévention des conflits en suivant le principe d’éviter
d’être impliqué politiquement dans les conflits internes
ou bilatéraux et de les laisser se résoudre eux-mêmes ou
laisser les Etats membres concernés faire appel à un autre
tiers. Cette règle implicite connait toutefois des évolutions
depuis, comme cela sera développé plus tard. Jürgen
Haacke veut ensuite clarifier les concepts liés à l’ASEAN
en tant qu’acteur sécuritaire. Tout d’abord, il insiste sur le
fait que pour lui, l’ASEAN n’est pas une communauté
de sécurité contrairement à ce que certains disent. Il peut
admettre en revanche qu’elle représente un régime de
sécurité, si on l’interprète comme la structure rassemblant
les différentes normes et attentes, ou comme la culture
diplomatique et de sécurité qui sert de médiation entre les
différents intérêts et identités des pays membres. C’est ce
que certains appellent l’Asian way, ce terme renvoyant à
différentes choses dont un modèle de prise de décisions
ou de gestion de conflits, ou l’ensemble des principes
de consultation, de consensus, d’informalité, de noninterférence,…
Quel gestion des conflits inter et intra-étatiques et quelle
vision de la non-interférence, liée à la responsabilité
de protéger, peut-on observer en Asie du Sud-est ?
Même si le principe de non-interférence est un principe
universel, il peut être interprété différemment selon la
région et il faut donc bien voir ce qui fait sa spécificité
dans le sud-est asiatique. De nombreux analystes
continuent d’affirmer que le principe de non-interférence
est un obstacle à une coopération régionale effective
tandis que d’autres pensent le contraire en arguant que
beaucoup des Etats ont eux-mêmes des conflits au niveau
domestique. Jürgen Hacke trouve pour sa part que ces
deux arguments sont exagérés, s’ils ne sont pas faux.
Il faut s’en référer à la façon dont la non-interférence est
pratiquée en Asie du Sud-est et il rappelle sur ce point
que durant cette dernière décennie, il y a eu de
premières tentatives de pratiquer la non-interférence
de manière plus souple. Selon un principe informel,
désormais, si un enjeu national a des ramifications
régionales, alors cette question peut être débattue au
sein de l’ASEAN. Exprimant des réticences à accepter
la souffrance d’une large population, l’Association semble
agir sur ce consensus depuis, notamment dans le cas de
la Birmanie, et le fait encore aujourd’hui. En revanche,
certains sujets ne trouvent pas de position commune
parmi les différents membres et ne sont donc toujours
pas abordés à l’ASEAN même s’ils ont des impacts
régionaux. L’opposition entre la junte birmane et la Ligue
Nationale pour la Démocratie (LND), l’opposition entre les
Chemises jaunes et les Chemises rouges, ou encore les
conflits ethniques (dans le sud de la Thaïlande par exemple)
restent en dehors de l’agenda officiel de l’ASEAN. Bien sûr,
cela n’empêche pas certains Etats membres d’intervenir
individuellement dans ces conflits en tant que médiateurs
ou pour des missions de maintien de la paix, sur la base
d’accords ou d’invitations.
Malgré la norme bien établie de rester hors des
conflits bilatéraux dans les années 1990 jusqu’au
début des années 2000, on a vu des évolutions très
positives récemment, dans le traitement du litige
frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge. Face à
ce changement, il est intéressant de réfléchir à la manière
dont l’ASEAN pourrait prendre position à l’avenir sur les
violences de masse, un de ses pays membres étant sur
la liste des génocides tenue par les Nations Unies. Le
discours sur la responsabilité de protéger pourrait être
adopté par l’ASEAN dans un futur proche car il correspond
finalement bien à sa façon de voir, avec aussi bien la mise
en avant de la prévention des crimes et une approche
non- violente. Bien sûr, l’évolution de la gestion des conflits
actifs dépend en partie de la présidence de l’ASEAN
mais par exemple, l’Indonésie pourra certainement jouer
10
en coulisses le même rôle qu’elle joue maintenant à ce
poste. Quoiqu’il en soit, l’ASEAN devrait certainement
pouvoir s’impliquer dans le principe de responsibility
to protect (RtoP) d’une façon appropriée et en faire
une « meilleure pratique ».
Repenser le réseau d’alliances pour l’Asie du Sud-est
(Howard Loewen, Researcher, SWP, German Institute
of International and Security Affairs)
Howard Loewen aborde le sujet sous l’angle des
continuités et des changements dans le réseau d’alliances,
et de leurs implications pour l’architecture sécuritaire de la
région. Pour introduire ces questions, il décrit le paysage
sécuritaire en Asie orientale comme hétérogène et dominé
par des questions sécuritaires traditionnelles telles que
la péninsule coréenne ou Taiwan tandis que la sousrégion de l’Asie du Sud-est regroupe une plus grande
variété d’enjeux : les conflits sur les ressources
naturelles ou sur les frontières maritimes, les trafics,
la prolifération,… et bien sûr le défi de la montée de
la Chine. Pour traiter ces enjeux, certains observateurs
affirment que l’Asie du Sud-est est encore dominée par
un réseau d’alliances bilatérales, établies entre les EtatsUnis et l’ASEAN durant la Guerre Froide, et que les
organisations multilatérales telles que l’ASEAN, l’ASEAN
Regional Forum, l’ASEAN+3 et l’East Asia Summit (EAS)
sont encore inefficaces et ne participent que de manière
limitée à la sécurité régionale. Mais selon Howard Loewen,
la réalité actuelle ne correspond pas à cette image
parce qu’elle a évolué vers un système dynamique où
les relations bilatérales et les relations multilatérales
coexistent. La principale fonction des institutions
multilatérales est aujourd’hui d’assurer un équilibre grâce
auquel les grandes puissances comme les Etats-Unis et
les petits Etats comme ceux de l’ASEAN peuvent trouver
des intérêts communs face à la montée de la Chine.
Un effet paradoxal dans ce processus d’interaction
stratégique est que des institutions multilatérales
de la région deviennent d’une importance vitale si
et seulement si elles servent les intérêts des Etats
membres.
Si l’on veut décrire aujourd’hui l’architecture
sécuritaire régionale, on peut dire que les enjeux de
sécurité hard sont encore réservés aux négociations
bilatérales, tandis que de plus en plus, les enjeux soft
sont débattus dans un cadre multilatéral. Ainsi, il y a
à la fois des éléments de continuité et des éléments de
changements. La continuité est assurée par le maintien
des relations bilatérales, qui ont déjà été beaucoup
abordées dans les autres présentations. Elles ont été
conçues à l’origine pour contenir l’expansion communiste,
à une époque où les organisations multilatérales ne
jouaient pas un rôle important. Mais en particulier depuis
l’arrivée d’Obama, de nouveaux éléments ont changé
la donne avec une plus grande implication des EtatsUnis dans les forums régionaux, comme leur accession
au Treaty of Amity and Cooperation. Certaines nouvelles
relations bilatérales, telles que celles entre les Etats-Unis et
la Malaisie ou le Viêt Nam apportent également un certain
dynamisme au réseau existant. Il est intéressant par ailleurs
de voir les interactions entre les liens bilatéraux et les
liens multilatéraux qui existent entre les Etats-Unis et
l’ASEAN, les négociations bilatérales ouvrant souvent
la voix à des négociations multilatérales. Par exemple,
l’amélioration des relations bilatérales entre Américains
et Birmans a permis de faire le premier meeting EtatsUnis/ ASEAN en 2009. Rappelons cependant que c’est
l’intensification de ces relations, largement interprétée
comme une façon de contrebalancer la montée de
la Chine, qui tendrait à faire de la région le terrain de
compétition entre les deux superpuissances.
Pour conclure, les relations bilatérales et multilatérales
font partie d’un ensemble architectural flexible et
évolutif, suivant les intérêts des puissances régionales
et extra régionales. Le principe de non-interférence de
l’ASEAN est remis en cause de plus en plus par la possible
efficacité des coopérations bilatérales et des nouvelles
fonctions des institutions multilatérales.
Débats
Apportant sa réponse à la question posée en introduction,
le Professeur K.S. Nathan affirme encore une fois son
optimisme en déclarant que l’ASEAN n’est plus un
champ de bataille pour les grandes puissances car
les deux partis ont désormais des intérêts communs
et donc un engagement mutuel à coopérer. Il est clair
que l’ASEAN a besoin des puissances extérieures mais les
puissances extérieures ont aussi besoin de l’ASEAN si elles
veulent défendre leurs intérêts en Asie du Sud-est, et elles
sont tout à fait conscientes de la nécessité de respecter
la souveraineté des pays de la région et leur vision de la
diplomatie. Il insiste sur le fait que l’ASEAN est bien une
entité à part entière et non seulement un ensemble de
dix pays, bien qu’elle ne corresponde pas au vocabulaire
classique du domaine de la sécurité, comme la notion
de régime de sécurité. C’est pour lui un processus de
coopération qui est en cours et qui continuera, en étant
renforcé par les problèmes actuels.
Sophie Boisseau du Rocher demande à Frans-Paul van
der Putten de revenir sur le problème de l’augmentation
de l’insécurité causée par les Etats-Unis et de le mettre en
parallèle avec l’émergence de la Chine. Celui-ci souligne
que le processus sous-jacent dans cette question
est le déclin des Etats-Unis face à la montée de la
Chine, qui remet en cause le statu quo de la sécurité
régionale. Les Américains ont désormais besoin
d’innover pour se maintenir en bonne position et vont
donc être prêts à prendre plus de risques concernant
les enjeux sécuritaires. Ils doivent proposer un nouveau
statu quo pour éviter que la Chine ne devienne de plus
en plus forte. Lors de la guerre de Corée dans les années
1950, les Chinois ont montré qu’ils préféraient voir leurs
pays voisins déstabilisés plutôt que de perdre leur position
de sécurité vitale.
Sophie Boisseau du Rocher interroge ensuite Jürgen
Haacke sur sa vision des menaces non traditionnelles.
Alors qu’elles défient quotidiennement la sécurité sociale
en Asie du Sud-est, pourquoi les présente-t-il comme si
peu importantes ? Sur ce débat qu’il considère comme
sujet à controverses, Jürgen Haacke explique qu’il sent
que les menaces non traditionnelles sont plus faciles à
débattre que les traditionnelles. Non seulement ces
menaces ne sont pas aussi pertinentes pour tous les
pays, mais en plus les membres de l’ASEAN n’en sont
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pas vraiment préoccupés et ne font que peu d’efforts
pour les sécuriser. Les menaces non traditionnelles sont
un moyen de faire diversion mais en fait, la préoccupation
centrale qui reste sous-jacente est la façon de traiter avec
la montée de la Chine. Il est intéressant d’ailleurs de voir
comment les pays traitent de ce défi individuellement,
surtout en Birmanie où on remarque un rapprochement
très pragmatique. La Chine a un rôle essentiel dans le
sens d’une intégration économique et politique puisqu’elle
veut assurer son accès à la mer et aussi protéger sa
frontière des conflits ethniques. Il ne faut pas sousestimer les conséquences de cette influence et ne
considérer la présence de la Chine que de l’angle de
sa concurrence avec les Etats-Unis car la Chine a des
enjeux essentiels propres à elle.
A la demande de Jean-François Di Meglio,
Frans-Paul van der Putten évoque de nouveau
le retour des Etats-Unis dans la région, qu’il attribue
à un changement de politique, dans le degré de leur
implication et dans la façon de s’engager dans la
sécurité en Asie du Sud-est. Durant la Guerre Froide,
ils étaient indiscutablement le pays le plus puissant dans
la région et ils se satisfaisaient donc du statu quo. Il y a
maintenant un changement de la situation et ils doivent
donc opérer un changement dans leurs politiques aussi.
Sophie Boisseau du Rocher et Jodie Cazau
A propos de la responsabilité de protéger,
Dr Tanya Ogilvie-White voudrait savoir ce que ce principe
signifie concrètement dans le contexte de l’ASEAN et
sur quoi Jürgen Haacke s’appuie dans ses affirmations,
parce qu’elle trouve au contraire que les questions de
souveraineté sont encore très fortes dans la région.
Il répond que les remarques faites par les dirigeants
des différents pays durant le Sommet mondial de 2005
soulignent que même s’il n’y a clairement pas de position
commune sur ce sujet, une tendance générale à prendre
cette orientation au sérieux se dégage. Il n’est pas probable
que cela devienne une part largement acceptée de la
rhétorique de l’ASEAN mais cela fait partie des discussions
dans le cadre des meilleures pratiques. Jürgen Haacke
veut démontrer qu’il n’y a pas de contradiction
intrinsèque entre le cadre de non-interférence et la
façon dont la responsabilité de protéger est présentée
par certains représentants de l’ASEAN. La question
reste de savoir comment engager les pays de l’ASEAN
dans ce domaine et une des solutions peut être selon
lui l’ARF.
Le Professeur K.S. Nathan souligne qu’il est très
frappant de voir que l’ASEAN s’est engagée
concrètement pour des normes de droits de l’homme,
notamment dans sa Charte, qui la poussent dans
une lente progression vers des valeurs universelles.
Howard Loewen demande alors quelle est sa réaction face
à la position de certains sceptiques qui disent qu’un tel
système est inutile parce qu’il ne prévoit à aucun moment
des sanctions et que malgré l’établissement de normes,
les avancées sont faibles. Pour le Professeur K.S. Nathan,
cette approche est très européenne et reflète une
tradition légale reposant sur des documents écrits et
des dates précises. Il rappelle encore une fois l’habitude
et le besoin en Asie d’être patient, qui sont typiques de
l’Asian way. L’ambigüité de cette façon de faire permet
plus de flexibilité : s’il y a un blocage sur un sujet, ils
passent à un autre sujet pour le contourner et le résoudre
de manière indirecte. En prenant l’exemple des tensions
entre la Thaïlande et le Cambodge qu’il interprète comme
un conflit de basse intensité, il explique qu’en aucun
cas, il y a une harmonie de position entre les membres.
Il y a bien sûr des problèmes, qui découlent par exemple
de frontières établies à l’ère coloniale et provoquent des
malaises au sein des Etats-nations ou entre eux, d’autant
que la construction nationale est encore en cours dans
certains pays.
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