Les traités d`Utrecht et la hiérarchie des normes [The treaties of

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Les traités d`Utrecht et la hiérarchie des normes [The treaties of
Working Papers No. 2016-2 (June)
Les traités d’Utrecht
et la hiérarchie des normes
[The treaties of Utrecht
and the hierarchy of norms]
Frederik Dhondt
The complete working paper series is available online at
http://www.vub.ac.be/CORE/wp/
Les traités d’Utrecht et la hiérarchie des normes
Résumé
L’enregistrement des lettres patentes de Louis XIV contenant la renonciation de Philippe V d’Espagne au
trône de France et des ducs de Berry et d’Orléans au trône d’Espagne, le 15 mars 1713, est généralement
présenté comme une violation de la loi fondamentale d’indisponibilité de la couronne. Si la question a
suscité le débat interne en France, il importe cependant d’impliquer la logique juridique pratique des
relations internationales. Les renonciations étaient un élément vital de l’équilibre européen et permettaient
d’éviter des concentrations excessives de pouvoir. La diplomatie de la Régence s’appliquait même à élargir
les solutions des traités d’Utrecht (11 avril 1713) à d’autres cas de guerre potentiels en Italie. Ainsi,
l’analyse de la querelle autour des renonciations comporte deux conflits de normes au lieu d’un seul. D’une
part, le conflit entre les lettres patentes du monarque et les lois fondamentales. De l’autre, l’opposition
entre le droit des traités et les normes internes. Non seulement la négociation des traités de paix, mais
également leur interprétation subséquente révèlent un discours juridique pratique alternatif ou apocryphe,
mais cohérent. Ce dernier est indispensable à une compréhension globale de la question.
Mots clés
Droit des gens, lois fondamentales, droit public
« Rien n’est plus opposé au traitté que d’en abandonner l’Esprit, pour s’attacher uniquement aux termes »
Gabriel comte de Briord, 17031
Le XVIIIe siècle français commence par un changement majeur. La dynastie des Bourbons s’établit à
Madrid 2. Philippe, duc d’Anjou 3, second petit-fils de Louis XIV, succède au dernier roi Habsbourg
d’Espagne, Charles II. Les transferts de territoire aux Habsbourg d’Autriche ou au duc de Savoye sont le
fruit du partage de la monarchie par traité. La guerre de Succession d’Espagne (1701-1713/1714)4, une
rude épreuve pour la France5, aboutit à un nouvel équilibre en Europe6. Le nouveau souverain d’Espagne,
Philippe V, est contraint de renoncer à ses droits au trône de France. L’objectif de la présente contribution
est de démontrer que la nécessité absolue de terminer le sanglant XVIIe siècle par un traité de paix7,
invoquée par Louis XIV pour l’enregistrement des renonciations de son petit-fils, s’accompagnait d’une
1 Mémoire de Gabriel comte de Briord (+ 1703), ambassadeur de Louis XIV, aux États-Généraux de la
République des Provinces-Unies, La Haye, 4 décembre 1700, National Archives (UK) (NA), State Papers Foreign
(SP), 78, 157, f. 43r°. L. FREY et M. FREY, éd., The treaties of the War of the Spanish Succession : an historical and critical
dictionary, Westport (Conn.), Greenwood Press, 1995, p. 62-63.
2 Lucien BELY, éd., La présence des Bourbons en Europe, XVIe-XXIe siècle, Paris, PUF, 2003.
3 Alfred BAUDRILLART, Philippe V et la cour de France : d'après des documents inédits tirés des archives espagnoles de
Simancas et d'Alcala de Hénarès et des Archives du Ministère des affaires étrangères à Paris, Paris, Didot, 1890 ; Émile
BOURGEOIS, La Diplomatie secrète au XVIIIe siècle, ses débuts. II. Le Secret des Farnèse, Philippe V et la politique d'Alberoni,
Paris, Armand Colin, 1909; Alfred BAUDRILLART et Léon LECESTRE, éds., Lettres du duc de Bourgogne au roi d'Espagne
Philippe V et à la reine, Paris, H. Laurens, 1912 ; Jean-François LABOURDETTE, Philippe V, réformateur de l'Espagne, Paris,
Sicré Éditions, 2001 ; Catherine DESOS, Les Français de Philippe V: un modèle nouveau pour gouverner l'Espagne, 1700-1724,
Paris, PUF, 2009 ; Suzanne VARGA, Philippe V roi d'Espagne : petit-fils de Louis XIV, Paris, Pygmalion, 2011.
4 Joaquim ALBAREDA I SALVADÓ, La guerra de sucesión de España, 1700-1714, Barcelona, Crítica, 2010.
5 Stefan SMID, Der Spanische Erbfolgekrieg: Geschichte eines vergessenen Weltkriegs (1701-1714), Köln, Böhlau, 2011;
Matthias SCHNETTGER, Der Spanische Erbfolgekrieg : 1701-1713/14, München, C.H. Beck, 2013; John A. LYNN, The
wars of Louis XIV, 1667-1714, Longman, London, 1999, p. 266-360.
6 Frederik DHONDT, Balance of Power and Norm Hierarchy. Franco-British Diplomacy after the Peace of Utrecht,
Leiden/Boston, Martinus Nijhoff/Brill, à paraître.
7 André CORVISIER, « Présence de la guerre au XVIIe siècle », Guerre et paix dans l'Europe du XVIIe siècle, éd.
Lucien BELY, Jean BERENGER et André CORVISIER, Paris, S.E.D.E.S., 1991, p. 13-27; Frederik DHONDT, « From
Contract to Treaty: the Legal Transformation of the Spanish Succession, 1659-1713 », Revue d'histoire du droit
international, XIII, 2011, p. 347-375.
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logique juridique. S’il est indéniable que cet acte fut contesté par les contemporains, une analyse historique
oblige à incorporer également l’usage pratique du droit par les diplomates.
Tout ordre juridique a besoin de maximes de conflit de normes8, « qu’il faut manier au cas par cas
en fonction de la volonté réelle ou supposée des parties, ainsi de ce qui paraît objectivement raisonnable
dans les circonstances9 ». Cette évidence paraît d’autant plus vraie pour l’époque moderne, où le pluralisme
juridique fut la règle et non l’exception10. Pour l’ordre juridique interne, la pratique des remontrances du
Parlement de Paris et la doctrine des lois fondamentales constituent des points d’appui évidents d’une
hiérarchie des normes, contraignant la puissance du monarque. À travers l’enregistrement des normes
royales, les membres de la plus haute juridiction du Royaume de France disposaient d’un canal unique
pour examiner la conformité aux lois fondamentales de l’État11. En l’absence d’une constitution formelle,
le Parlement se portait garant des lois fondamentales, « construction juridico-politique mise en place
empiriquement 12 », qui déterminait les formes de gouvernement 13 . La constitution non-écrite ou
coutumière du Royaume, ou les « nombreux mécanismes comparables à une constitution 14 » qui
entouraient la souveraineté, était la garantie de la conformité aux origines du régime et à la nature même
du système politique. En légalisant et en légitimant les formes d’exercice de pouvoir actuels et futurs, les
lois fondamentales générèrent un processus constant d’interprétation.
À côté des conceptions parlementaires d’hiérarchie, apparaît le conflit entre les lois fondamentales
et les obligations externes du souverain. D’éminents historiens du droit questionnent les conditions
essentielles de cette opposition entre deux ordres juridiques15. En pointant l’imperfection de la séparation,
due au faible caractère normatif attribué au droit des traités, ils posent le principe de la primauté des lois
fondamentales sur tout acte interne du roi, y compris ceux qui font entrer dans l’ordre interne des normes
issues des traités conclus entre souverains.
Nous contestons cette rigueur excessive. Il ne s’agit point de « juger les droits et les prétentions de
Philippe V avec nos idées modernes16 », mais d’étudier les renonciations comme « un article du droit
public français et européen […] dans ses rapports avec l’histoire, les idées et les croyances17. » Cette
Jean-Louis HALPERIN, « Lex posterior derogat priori, lex specialis derogat generali. Jalons pour une
histoire des conflits de normes centrée sur ces deux solutions concurrentes », Revue d'Histoire du Droit, LXXX, 2012,
p. 353-397.
9 Robert KOLB, « L’article 103 de la Charte des Nations Unies », Recueil des Cours de l'Académie de droit
international de La Haye, CCCXLVI, 2013, p. 65, reprenant les constats de la Commission du Droit International des
Nations Unies dans son rapport sur la fragmentation du droit international, rédigé par Martti Koskenniemi (2006).
Nous remercions le professeur Kolb de ses remarques judicieuses sur une version antérieure de ce texte.
10 Richard J. ROSS et Philip J. STERN, « Reconstructing Early Modern Notions of Legal Pluralism », Legal
Plurialism and Empires, 1500-1850, éd. Lauren BENTON et Richard J. ROSS, New York, New York UP, 2013, p. 109141.
11 Francesco DI DONATO, « La hiérarchie des normes dans l’ordre juridique, social et institutionnel de
l’Ancien Régime », Revus, 2013, p. 237-292 ; Anne ROUSSELET-PIMONT, La règle de l'inaliénabilité du domaine de la
Couronne: étude doctrinale de 1566 à la fin de l'Ancien régime, Paris, LGDJ, 1997 ; Francis GARRISSON, « Lois
fondamentales », Dictionnaire de l'Ancien Régime, éd. Lucien BELY, Paris, PUF, 2010³, p. 735-757.
12 Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET et Jean GAUDEMET, Introduction historique au droit, XIIIe-XXe siècle, Paris,
LGDJ/Lextenso, 2010³, p. 230
13 Roland MOUSNIER, Les institutions de la France sous la monarchie absolue : 1598-1789, Paris, PUF, 1974, I, p.
501.
14 BASDEVANT-GAUDEMET et GAUDEMET, Introduction historique au droit, XIIIe-XXe siècle, p. 228.
15 Jean-Louis HALPERIN, « L’histoire du droit international est-elle compatible avec les théories positivistes
? », Les fondements du droit international. Liber Amicormum Peter Haggenmacher éd. Pierre-Marie DUPUY et Vincent
CHETAIL, Leiden, Martinus Nijhoff, 2014, p. 380, note 47 : « Les exemples bien connus […] du traité d’Utrecht au
18e siècle (avec toutes les questions juridiques relatives à la validité de la renonciation de Philippe V au trône de
France, questions qui relèvent su droit monarchique français et non d’un quelconque droit international). »
16 Alfred BAUDRILLART, « Examen des droits de Philippe V et de ses descendants au trône de France, en
dehors des renonciations d'Utrecht », Revue d'histoire diplomatique, III, 1889, p. 162 Michel TROPER, Le droit et la
nécessité, Paris, PUF, 2011, p. 256.
17 Émile BOURGEOIS, La diplomatie secrète au XVIIIe siècle, ses débuts. I. Le secret du Régent et la politique de l'abbé
Dubois (triple et quadruple alliance) (1716-1718), Paris, Colin, 1909, I, p. 21.
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contribution vise à confronter deux types de pensée juridique du début du XVIIIe siècle français,
s’appuyant sur des sources primaires, autour d’un moment emblématique : la négociation et l’application
des traités de paix bilatéraux conclus par Louis XIV avec plusieurs souverains étrangers lors des congrès
de paix d’Utrecht (1712-171318), de Rastatt (mars 171419) et de Bade (septembre 171420).
À première vue, le sujet semble à peine mériter discussion. Le secrétaire d’état des affaires étrangères de
Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert de Torcy 21 , n’avait-il pas confié à son homologue anglais, Lord
Bolingbroke, que la renonciation au trône de France exigée de Philippe V serait « nulle et invalide, suivant
les lois fondamentales du royaume » ? Y ajoutant que ce dernier constitue « un patrimoine qu’il ne reçoit ni
du Roi, son prédécesseur, ni du peuple, mais de la loi. Cette loi est regardée comme l’ouvrage […] de
Dieu22. »
Traditionnellement, la recherche en histoire du droit international se concentre sur la doctrine23 et les
traités24, à partir des travaux préparatoires ou de la correspondance et de mémoires publiés25. D’un point
de vue classique, une hiérarchie entre les traités d’Utrecht et les autres actes internationaux serait difficile à
établir, puisque les engagements contractuels entre souverains se valent tous. D’autant plus que, vu la
nature belliqueuse des rapports internationaux de l’époque moderne, le principe fondateur pacta sunt
18 Lucien BELY, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990; Heinz DUCHHARDT et
Martin ESPENHORST, éd., Utrecht – Rastatt – Baden 1712-1714. Ein europäisches Friedenswerk am Ende des Zeitalters
Ludwigs XIV., Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2013.
19 Traité de Paix entre Charles VI et Louis XIV, Rastatt, 6 mars 1714, CUD VIII/1, n°. CLXX, p. 415-423;
Ottocar WEBER, « Der Friede von Rastatt 1714 », Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, VIII, 1892, p. 273-310.
20 Traité de Paix entre Charles VI et Louis XIV, Bade, 7 septembre 1714, CUD VIII/1, nr. CLXXIV, p.
436-444. Rolf STÜCHELI, Der Friede von Baden (Schweiz) 1714 : ein europäischer Diplomatenkongress und Friedensschluss des
"Ancien Régime", Freiburg Schweiz, Universitätsverl., 1997.
21 John C. RULE et Ben S. TROTTER, A world of paper : Louis XIV, Colbert de Torcy, and the rise of the information
state, Montreal & Kingston, McGill-Queen's University Press, 2014 ; G. THUILLIER, « L'Académie politique de Torcy
(1712-1719) », Revue d'histoire diplomatique, CXVII, 1983, p. 54-74.
22 Mémoire du marquis de Torcy à Bolingbroke, mars 1712, publié chez Isaac de LARREY, Histoire de France
sous le règne de Louis XIV, Rotterdam, M. Bohm, 1722, III, p. 812. C’est également le point de vue soutenu par JeanLouis HAROUEL, Histoire des institutions : de l'époque franque à la Révolution, Paris, PUF, 200611, p. 446 et François
OLIVIER-MARTIN, L'absolutisme français ; suivi de Les parlements contre l'absolutisme traditionnel au XVIIIe siècle, Paris,
L.G.D.J., 1997, p. 224 (avec simple référence aux négociations, ainsi qu’au traité d’Antoine Bilain de 1667). Le
mémoire date de 1712, non de 1714 (Albert RIGAUDIERE, Histoire du droit et des institutions dans la france médiévale et
moderne, Paris, Economica, 20104, p. 531). Plus neutre, mentionnant la contestation avant et après la négociation du
traité : Pierre-Clément TIMBAL et André CASTALDO, Histoire des institutions publiques et des faits sociaux, Paris, Dalloz,
200411, p. 310.
23 William F. CHURCH, « The Decline of the French Jurists as Political Theorists, 1660-1789 », French
Historical Studies, V, 1967, p. 1-40 ; Peter HAGGENMACHER, Grotius et la doctrine de la guerre juste, Genève, Graduate
Institute Publications, 2014 [1983] ; Ernest NYS, Les théories politiques et le droit international en France jusqu'au XVIIIe
siècle, Bruxelles, Castaigne, 1899 ; Ludwig VON OMPTEDA, Literatur des gesemmten sowohl natürlichen als positiven
Völkerrechts, Regensburg, Montags, 1785; Milos VEC, « Grundrechte der Staaten. Die Tradierung des Natur- und
Völkerrechts der Aufklärung », Rechtsgeschichte, XVIII, 2012, p. 66-94.
24 Jean DU MONT DE CARELS-KROON, éd., Corps universel diplomatique du droit des gens, La Haye/Amsterdam,
Pieter Husson & Charles Levier, 1726-1731 ; Georg Friedrich von MARTENS, éd., Recueil des principaux traités d'alliance,
de paix, de trêve, de neutralité, de commerce, de limites, d'échange &c. conclus par les puissances de l'Europe tant entre elles qu'avec les
puissances et etats dans d'autres parties du monde depuis 1761 jusqu'à présent Göttingen, Dieterich, 1791-1801 ; Randall
LESAFFER, éd., Peace treaties and international law in European history : from the late Middle Ages to World War One, New
York, Cambridge university press, 2004; ID., éd., Oxford Historical Treaties Online [= Consolidated Treaty Series, Clive
PARRY, éd.], Oxford, Oxford UP, 2014.
25 La contribution présente laisse de côté des plans de pacification perpétuelles ou l’histoire des idées, et se
limite aux archives diplomatiques et aux traités publics. Nous référons à Bruno ARCIDIACONO, Cinq types de paix : une
histoire des plans de pacification perpétuelle, XVIIe-XXe siècles, Paris, PUF, 2011. Voyez Charles-Irénée CASTEL DE SAINTPIERRE, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, Utrecht, Schouten, 1717 [1712], p. 381, Antoine PECQUET JR.,
L’Esprit des maximes politiques, pour servir de suite à l’Esprit des Loix du président de Montesquieu, Paris, Prault, 1757, p. 114,
qui appuyèrent fortement la validité des renonciations.
3
servanda26 appartient surtout à la théorie27. L’étude de sujets classiques comme la déclaration de guerre28 ou
la guerre juste29 semble alors la plus adaptée.
Il faut aller plus loin. En droit international positif actuel, le travail d’interprétation de la Cour
Internationale de Justice se concentre sur la détection de la pratique d’Etat susceptible de donner des
indications sur l’existence d’une règle coutumière30. Il semblerait incongru de ne pas appliquer la même
démarche au passé, et d’appliquer une grille de lecture de juriste aux fonds les plus riches des archives, la
correspondance politique et les mémoires et documents conservés en France aux Archives du Ministère
des Affaires Étrangères et Européennes 31 ou aux National Archives au Royaume-Uni 32 . En réalité,
l’histoire de la doctrine et l’histoire du droit international se conçoivent séparément dans beaucoup de
cas33. Si la formation des diplomates français consistait essentiellement dans un apprentissage pratique,
orienté sur la connaissance des langues34, force est de constater que la correspondance diplomatique et les
mémoires des commis regorgent d’expressions et de querelles juridiques35. Peu étonnant, au regard des
siècles de formation juridique commune dans les facultés de l’Occident36. Les clauses de traités ne reflètent
généralement qu’une étape dans la vie des États, déléguant l’élaboration et l’interprétation aux interactions
diplomatiques subséquentes. Si la doctrine se prête par excellence à la théorisation d’un matériel de base,
issu de la pratique37, ce dernier est abondant et recèle encore bien des secrets.
Concernant les renonciations de Philippe V d’Espagne, l’opposition est sans ambiguïté. D’un
côté, le principal négociateur français, Colbert de Torcy, en compagnie intellectuelle du procureur général
au Parlement de Paris, Henri-François d’Aguesseau38, réfutant avec véhémence la solution du traité. De
Emer de VATTEL, Le droit des gens, ou, Principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite & aux affaires des nations
& des souverains, À Londres (Neuchâtel), s.n., 1758, I, p. 183; Hendrik Willem VERZIJL, International Law in Historical
Perspective, Leyde, Sijthoff, 1970, II, p. 244.
27 Cf. Katja FREHLAND-WILDEBOER, Treue Freunde ? : Das Bündnis in Europa 1714-1914, München,
Oldenbourg, 2010.
28 Randall LESAFFER, « Defensive warfare, prevention and hegemony: The justifications for the FrancoSpanish War of 1635 (Part I and II) », Revue d'histoire du droit international, 8, 2006, p. 91-123, 141-179.
29 Randall LESAFFER, « Paix et guerre dans les grands traités du dix-huitième siècle », Revue d'histoire du droit
international, 7, 2005, p. 25-42.
30 Harlan Grant COHEN, « Theorizing Precedent in International Law », Interpretation in International Law, éd.
Andrea BIANCHI, Daniel PEAT et Matthew WINDSOR, Oxford, Oxford UP, 2014, à paraîte; James CRAWFORD,
Chance, Order, Change: The Course of International Law, General Course on Public International Law Leiden, Martinus Nijhoff,
2013; Stefan TALMON, « Determining Customary International Law: The ICJ's Methodology between Induction,
Deduction and Assertion », Bonn Research Papers on Public International Law, 2014.
31 Armand BASCHET, Histoire du dépôt des Archives des Affaires étrangères, à Paris, au Louvre, en 1710; à Versailles,
en 1763; et de nouveau à Paris en divers endroits depuis 1796, Paris, 1875 ; Jean BAILLOU, Les Affaires étrangères et le corps
diplomatique français; 1: de l'Ancien régime au Second Empire, Paris, Éditions du CNRS, 1984 ; J-.P. SAMOYAULT, Les
bureaux du secrétariat d'État des Affaires étrangères sous Louis XV, Paris, Pedone, 1971 ; Camille PICCIONI, Les Premiers
commis des Affaires étrangères au XVIIe et au XVIIIe siècle, Paris, 1928.
32 Jeremy BLACK, British foreign policy in the age of Walpole, Edinburgh, Donald, 1984.
33 Paul GUGGENHEIM, Lehrbuch des Völkerrechts : unter Berücksichtigung der internationalen und schweizerischen
Praxis, Basel, Verlag für Recht und Gesellschaft, 1948, p. v-vi.
34 Guido BRAUN, « La formation des diplomates à l'époque moderne », Revue d'histoire diplomatique,
CXXVIII, 2014, p.231-249 ; ID., La connaissance du Saint-Empire en France 1643-1756, Paris, Oldenbourg, 2010.
35 Frederik DHONDT, « La culture juridique pratique au Congrès de Cambrai (1722-1725) », Revue d'histoire
diplomatique, CXXVII, 2013, p. 271-292.
36 Michael STOLLEIS, Geschichte des öffentlichen Rechts in Deutschland. Reichspublizistik und Polizeiwissenschaften
1600-1800, München, Beck, 1988, p. 68; Raoul Charles VAN CAENEGEM, Judges, legislators and professors : chapters in
European legal history, Cambridge, Cambridge university press, 1987.
37 Jean Matthieu MATTEI, Histoire du droit de la guerre, 1700-1819: introduction à l'histoire du droit international : avec
une biographie des principaux auteurs de la doctrine internationaliste de l'Antiquité à nos jours Aix-en-Provence, PUAM, 2006, p.
58 ; Fred PARKINSON, « Why and how to study the history of public international law », Contemporary problems of
international law : essays in honour of Georg Schwarzenberger on his eightieth birthday, éd. Bin CHENG et E.D. BROWN,
London, Stevens & Sons, 1988, p. 237.
38 Isabelle Storez, Le chancelier Henri François d’Aguesseau (1668-1751), monarchiste et libéral, Paris, Publisud,
1999.
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l’autre, la parole royale, assurant que le salut même de la France serait en jeu en cas de rejet. Au fil des
années, les renonciations deviennent des symboles dans une lutte politique entre partisans du Régent et
ceux de la vieille cour. Cependant, alors que le débat interne est en cours, la diplomatie de l’abbé, puis
cardinal Dubois s’applique à donner toute leur signification aux normes du traité d’Utrecht. Si des doutes
semblaient légitimes en 1713, ils s’effacent au cours de la décennie suivante, à cause de deux facteurs :
d’une part, le simple fait que Louis XV resta en vie et sut continuer la descendance masculine de sa
maison, de l’autre, l’application constante par Dubois et son homologue James Stanhope de ces mêmes
principes39.
I.
Les limites des arguments juridiques classiques
A. Prétextes de droit privé sur la succession d’Espagne
1. Normes nationales, guerre permanente
La guerre qui coûta près d’un million de morts en Europe de 1701 à 1714 fut le point culminant d’une
prétention formulée par Louis XIV depuis le début de son règne personnel40. L’union entre Louis XIV et
Marie-Thérèse, fille de Philippe IV d’Espagne, faisait partie de la Paix des Pyrénées41. Négociée par
Mazarin avec don Luis de Haro, elle comportait une renonciation de la part de l’infante espagnole, en
échange d’une dot. En réalité, « pas une obole ne fut payée42 ». Le contrat de mariage posa ainsi un
dilemme. Qu’en serait-il du droit de Marie-Thérèse à succéder dans tous les royaumes et autres titres de
son père, si ce dernier-ci n’arrivait pas à se décharger de son obligation de la doter43 ? La cour de France
saisit tous les prétextes possibles pour démontrer que le décès de sa mère, Élisabeth de France (16211644) avait déjà conféré à Marie-Thérèse la nue-propriété des territoires où le droit de dévolution fut
d’application. Cette dernière règle spécifique à quelques provinces des Pays-Bas méridionaux visait à
décourager les veufs de se remarier, en réservant aux enfants issus du premier lit la nue-propriété des biens
immobiles du patrimoine matrimonial44. La disparition de Philippe IV en 1665 aurait ensuite dû lui
conférer la priorité sur son demi-frère, Charles II, né en 1661 de l’union précipitée de Philippe IV avec
Marie-Anne d’Autriche, princesse destinée à épouser le fils prédécédé du roi d’Espagne, Philippe
Prosper45.
Le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse constitua une maladresse de la part de la cour de
Madrid. En donnant la fille aînée à la France et pas à la branche cadette de la maison Habsbourg à Vienne,
Philippe IV avait créé un précédent dangereux. L’Espagne s’efforça par des documents d’ordre interne,
comme le testament 46 de Philippe IV, de rectifier le tir et d’affirmer l’exclusion de Marie-Thérèse.
Cependant, ceci n’empêcha pas la confrontation militaire. En 1667, les troupes de Turenne et Condé
39 Pour une interprétation alternative, s’appuyant sur la coutume constitutionnelle en France au XIXe
siècle : Jean-François NOËL, « La renonciation des Bourbons d’Espagne au trône de France : une controverse encore
actuelle », État et société en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mélanges offerts à Yves Durand, Jean-Pierre BARDET,
Dominique DINET, Jean-Pierre POUSSOU et Marie-Cathérine VIGNAL-SOULEYREAU, éds., Paris, PUPS, 2000, p. 401419.
40 François-Auguste MIGNET, Négociations relatives à la Succession d'Espagne sous Louis XIV, Paris, Imprimerie
Royale, 1835.
41 Traité de paix entre Louis XIV et Philippe IV, Bidassoa, 7 novembre 1659, publié chez Wilhelm G.
GREWE, éd., Fontes historiae iuris gentium; Quellen zur Geschichte des Völkerrechts, Berlin, de Gruyter, 1998, II, p. 302-309.
Heinz DUCHHARDT, éd., Der Pyrenäenfriede 1659: Vorgeschichte, Widerhall, Rezeptionsgeschichte, Göttingen, Vandenhoeck
& Ruprecht, 2010.
42 BAUDRILLART, « Examen des droits de Philippe V », p. 368.
43 Antoine BILAIN, Traité des droits de la reine très-chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne, Paris, Impr.
royale, 1667; Philippe LE BAILLY, Louis XIV et la Flandre, problèmes économiques, prétextes juridiques (diss. doc.), Paris,
Université de Paris, 1970 ; Delphine MONTARIOL, Les droits de la reine. La guerre juridique de dévolution (1667-1674) (diss.
doc). Toulouse, Université Toulouse I, 2005.
44 LE BAILLY, Louis XIV et la Flandre, 181-191.
45 Matthieu LAHAYE, « Louis Ier d’Espagne (1661-1700) : essai sur une virtualité politique », Revue Historique,
2008, p. 605-626.
46 Susan RICHTER, Fürstentestamente der Frühen Neuzeit: Politische Programme und Medien intergenerationeller
Kommunikation, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009.
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envahirent les Pays-Bas Espagnols47. Louis XIV essaya de partager la monarchie composite espagnole en
sourdine avec son principal opposant juridique, l’empereur Léopold Ier, époux de la demi-sœur de MarieThérèse. Le traité secret négocié par l’envoyé secret français Grémonville, conclu en janvier 1668, montrait
déjà la vraie nature de la solution finale, qui consisterait en un partage par traité, acceptable aux yeux des
autres monarchies européennes48.
Pour la question qui intéresse le présent article, la nature des arguments développés contre les
prétentions françaises est fondamentale49. La diplomatie française s’appuie sur des arguments de droit
interne pour s’approprier unilatéralement une partie de la monarchie espagnole. Si des arguments tirés du
droit public espagnol ou des coutumes locales dans les Pays-Bas méridionaux50 pouvaient répondre aux
manifestes du roi de France, le pamphlet le plus pertinent concerne le Bouclier d’Estat du diplomate
franche-comtois Paul François de Lisola51. Lisola y explique combien le roi de France s’était trompé de
tribunal en formulant une prétention basée sur des arguments tirés du droit privé ou droit coutumier.
Entre souverains, seuls les traités comptent52. Ces derniers garantissaient la stabilité et la paix, et ne
pouvaient donc jamais être mis en cause par des motifs absolus et unilatéraux. Par le lien entre le contrat
de mariage de Marie-Thérèse et l’article 33 du traité des Pyrénées, son obligation de renoncer était devenue
de droit public 53 . En se montrant un contractant peu fiable, le roi de France menace la stabilité
internationale générale54.
2. Normes conventionnelles, stabilité européenne
Les revendications unilatérales de 1667 ne sont pourtant pas représentatifs du processus constant
d’interaction diplomatique, où l’argumentaire du roi de France est plus consensuel. La solution de partage
et de renonciation, à première vue incompatible avec le droit public espagnol, était inscrite dans la durée
de la diplomatie de Louis XIV55. Après la paix de Riswick56, la diplomatie française s’était d’ailleurs
engagée sur cette même voie, en concoctant des traités de partage avec Guillaume III, roi d’Angleterre et
stadhouder de Hollande57. Un jeu complexe, car doublé d’une lutte bilatérale pour obtenir la faveur d’un
Charles II d’Espagne mourant, contre les réseaux habsbourgeois opérant à la cour de Madrid. En 1700, la
47
Joël CORNETTE, Le roi de guerre : essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, Payot, 1993, p.
142, 382.
48 Jean BERENGER, « Une tentative de rapprochement entre la France et l’Empereur », Guerres et paix en
Europe Centrale aux époques moderne et contemporaine : mélanges d’histoire des relations internationales offerts à Jean Bérenger, éd.
Daniel TOLLET, Paris, PUPS, 2003, p. 221-236.
49 Pour une discussion détaillée : Frederik DHONDT, « Entre droit privé et droit international : la succession
d’Espagne aux XVIIe et XVIIIe siècles », Cahiers du centre de recherches en histoire du droit et des institutions: Histoire(s) du
droit, 2011, p. 61-102.
50 Pierre STOCKMANS, Tractatus de jure devolutionis, Bruxellis, F. Foppens, 1667.
51 François-Paul de LISOLA, Bouclier d'estat et de justice contre le dessein manifestement découvert de la monarchie
universelle, sous le vain prétexte des prétentions de la reyne de France, (S. l.), 1667. Le pamphlet connait un succès renouvelé au
début de la guerre de succession. Claire GANTET, Guerre, paix et construction des États 1618-1714, Paris, Éd. du Seuil,
2003, p. 204. Voir Markus BAUMANNS, Das publizistische Werk des kaiserlichen Diplomaten Franz Paul Freiherr von Lisola
(1613-1674) : ein Beitrag zum Verhältnis von Absolutistischem Staat, Öffentlichkeit und Mächtepolitik in der frühen Neuzeit,
Berlin, Duncker & Humblot, 1994 et l’ouvrage en préparation par Charles-Édouard Levillain.
52 LISOLA, Bouclier d'estat, p. A 6.
53 Ibid., p. 91.
54 Ibid., p. 93.
55 Lucien BELY, « La diplomatie européenne et les partages de l'empire espagnol », La pérdida de Europa. La
guerra de Sucesión por la Monarquía de España, éd. Antonio ÁLVAREZ-OSSORIO, Bernardo J. GARCÍA GARCÍA et Virginia
LEÓN, Madrid, Fundación Carlos de Amberes, 2007, p. 631-652.
56 Traité de paix entre Louis XIV et Guillaume III, Riswick, 20 septembre 1697, CUD VII/2, n°. CXCVII,
p. 399-402 ; Traité de paix entre Léopold Ier et Louis XIV, Riswick, 30 octobre 1697, CUD VII/2, n° CC, p. 421431.
57 Reginald DE SCHRYVER, Max II. Emanuel von Bayern und das spanische Erbe : die europäischen Ambitionen des
Hauses Wittelsbach 1665-1715, Mainz am Rhein, von Zabern, 1996; Arsène LEGRELLE, La Diplomatie française et la
Succession d'Espagne: 1659-1725, Paris, Pichon, 1888-1892; Wout TROOST, William III the Stadholder-king : a political
biography (transl. J.C. Grayson), Aldershot, Ashgate, 2005.
6
méfiance à l’égard de Guillaume III mena Louis XIV à accepter le testament de Charles II58 au bénéfice de
Philippe d’Anjou59. Ainsi, le roi dénonça implicitement les accords de partage, préférant mener la guerre
hors frontière, plutôt que d’être forcé à la mener tout seul pour les droits de son petit-fils.
La diplomatie française ayant réussi à rallier les élites espagnoles à sa cause60, Louis XIV pouvait
se baser sur un acte juridique national et unilatéral, au détriment du vecteur horizontal et consensuel du
droit des traités 61 . Le testament de Charles II insistait sur l’unité des possessions de la monarchie
composite62. Si Philippe d’Anjou, ou son frère cadet, le duc de Berry, refusait, le courrier apportant la
nouvelle du décès de Charles II était chargé de se rendre à Vienne pour présenter l’héritage à l’archiduc
Charles, second fils de l’empereur. Dans le cas d’un rejet viennois, Victor Amédée II de Savoye était le
dernier recours. Le 10 novembre 1700, après trois séances du Conseil d’en Haut, Louis XIV décida
d’accepter la monarchie espagnole pour son petit-fils. Après une valse d’hésitations de plus d’un an63,
l’Europe entière se retrouvait à nouveau en guerre à partir de 1701.
B. Sortie de guerre, 1712-1714
1. Les préliminaires franco-anglais
La sortie de guerre se dessina tout au long du conflit sur un accord avec la République des ProvincesUnies ou la Grande-Bretagne64, ces deux puissances tenant les cordons de la bourse de l’action militaire de
l’alliance65. Dix années de confrontation militaire ne menèrent pas à une victoire « décisive » au sens
clausewitzien66. Si le sort des armées françaises fut généralement malheureux en Italie ou dans les Pays-Bas
méridionaux67, Philippe V, roi d’Espagne, réussit à ancrer son gouvernement en Espagne68. Au statu quo
militaire, de plus en plus couteux pour tous les partis,69 vient s’ajouter mort de l’empereur Joseph Ier, le 17
58 Testamento cerrado de D. Carlos II Rey Catolico de España, Madrid, 5 octobre 1700, CUD VII/2, n°.
CCXXIII, p. 485-493.
59 Marie-Françoise MAQUART, « Le dernier testament de Charles II d'Espagne », La présence des Bourbons en
Europe, XVIe-XXIe siècle, éd. Lucien BELY, Paris, PUF, 2003, p. 111-126.
60 Marie-Françoise MAQUART, Le réseau français à la cour de Charles II d'Espagne : jeux diplomatiques de fin de règne,
1696-1700, Lille, ANRT, 2001.
61 Testament de Charles II, Madrid, novembre 1698, considération 65: « Me conformant aux lois de mes
Royaumes qui interdisent l’aliénation des biens de la Couronne […] j’ordonne et demande à mon successeur […]
qu’il n’aliène aucune chose des dits Royaumes, Etats et Seigneuries » (traduction française, ibid., p. 644).
62 Tout comme celui de son père, Philippe IV. En cas de succession « autrichienne », l’Empereur Léopold
Ier n’aurait pu envoyer qu’un second fils en Espagne, pour y installer une secundogéniture à part entière. Testament
de Philippe IV, Madrid, 14 septembre 1665, publié chez LEGRELLE, La Diplomatie française, I, p. 638-645
(considération 12). Un testament précédent de Charles II rédigé le 13 septembre 1696, que Louis XIV et Guillaume
III choisirent d’ignorer, attribuait l’ensemble de la monarchie espagnole au prince Joseph Ferdinand de Bavière
(1692-1697). Le choix est confirmé en 1698, en réaction au premier traité de partage. MAQUART, Le réseau français, p.
603.
63 William ROOSEN, « The Origins of the War of the Spanish Succession », The Origins of War in Early Modern
Europe, éd. Jeremy BLACK, Edinburgh, J. Donald, 1987, p. 151-175.
64 Lucien BELY, « Les larmes de M. de Torcy: la leçon diplomatique de l'échec, à propos des conférences de
Gertruydenberg (mars-juillet 1710) », Histoire, Économie et Société, 1983, p. 429-456 ; Frederik DHONDT, « L’équilibre
européen et la Succession d'Espagne. L'épisode révélateur des négociations de Nicolas Mesnager en Hollande, 17071708 », Diplomates et Diplomatie. Actes des Journées Internationales tenues à Péronne du 22 au 23 mai 2009, éd. Véronique
DEMARS-SION, Renée MARTINAGE, Hervé FRANÇOIS et Annie DEPERCHIN, Lille, Université Lille 2-Centre
d'Histoire Judiciaire, 2013, p. 97-112.
65 Max BRAUBACH, Die Bedeutung der Subsidien für die Politik im spanischen Erbfolgekriege, Bonn und Leipzig,, K.
Schroeder, 1923.
66 Raymond ARON, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 2004 [1966], p. 90.
67 Clément OURY, Blenheim, Ramillies, Audenarde. Les défaites françaises de la guerre de Succession d'Espagne (17041708) (thèse), Paris, École des Chartes, 2005.
68 Catherine DESOS, Les Français de Philippe V: un modèle nouveau pour gouverner l'Espagne, 1700-1724, Paris,
PUF, 2009.
69 Johan AALBERS, « Holland's Financial Problems (1713-1733) and the wars against Louis XIV », Britain and
the Netherlands, éd. A.C. DUKE et C.A. TAMSE, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1977, p. 79-123; Guy ROWLANDS, The
financial decline of a great power : war, influence, and money in Louis XIV's France, Oxford, Oxford UP, 2012.
7
avril 1711. Si la France succombait, son successeur, l’archiduc Charles, élu empereur le 12 octobre 1711,
risquait de dominer le monde comme Charles Quint.
L’Angleterre était entrée en guerre contre la France en 1701. L’article II du traité de la Grande
Alliance de La Haye fournit le condensé de ses motifs 70 . Dans la querelle autour de la Succession
d’Espagne qui opposait Bourbon et Habsbourg, les Puissances Maritimes intervenaient afin d’établir une
répartition « juste et raisonnable » entre les deux camps 71 . Dès que cette répartition serait advenue,
l’alliance péricliterait donc par la disparition de son objet principal72. La sortie de guerre de la Grande
Bretagne en 1711 puis 1712 était principalement due à la victoire du parti Tory lors des élections aux
Communes de 1710. Las du fardeau fiscal causé par la guerre, la nouvelle majorité jugeait les efforts
militaires superflus. Dans le cas contraire, où la Grande Bretagne aurait continué l’effort militaire, la
situation s’augurait très mal pour la France. Dans sa fameuse lettre adressée à la population française en
1709, Louis XIV soulignait l’extrême nécessité où le pays se trouvait après tant de revers militaires73.
Il importe de souligner que le partage et la séparation des monarchies espagnole et française n’est
qu’un cas spécifique d’une règle plus générale. La Grande-Bretagne n’était entrée en guerre que pour
obtenir une « aequam et rationi convenientem satisfactionem’», c’est-à-dire une position tenant le milieu
entre les prétentions absolues des Bourbon et des Habsbourg. La diplomatie française référait d’ailleurs
explicitement à cette « satisfaction raisonnable » dans les articles préliminaires de paix74. Une monarchie
universelle de la cour de Vienne serait tout aussi pernicieuse à l’équilibre général que celle de la maison de
Bourbon75. Ce dernier argument fut notamment utilisé dans la renonciation du duc d’Orléans76, dans la
lignée des traités de partage conclus en 1698 et 1700 entre Louis XIV et Guillaume III.
Ensuite, la renonciation de Philippe V entraîna sa reconnaissance comme roi d’Espagne par la
Grande-Bretagne. Cette dernière démarche ne fut pas seulement le résultat de concessions commerciales77,
l’ordre de succession en Angleterre établi par le Parlement en 1701 avait lui aussi besoin de reconnaissance
internationale. Pour amener la Grande-Bretagne à sortir de la coalition, Louis XIV dut réaffirmer sa
reconnaissance de la succession protestante suite à la Révolution de 168878. En d’autres termes, il n’était
pas suffisant pour le Parlement anglais de proclamer son « acte d’établissement » (Act of Settlement), ce
70 Traité d’alliance entre l’empereur Léopold Ier, Guillaume III et les Seigneurs Etats-Généraux des
Provinces-Unies, La Haye, 7 septembre 1701, CUD, VIII/1, n°. XIII, p. 89-91.
71 « Sacra Sua Caesarea Majestas, Sacra Regia Majestas Magnae Britanniae & Domini Ordines Generales,
cum nulla res ipsis magis cordi sit, quam pax & tranquillitas generalis totius Europae, judicaverunt ad eam
stabiliendam nihil efficacius futurum, quam procurando Caesareae suae Majestati ratione praetentionis suae in
Successionnem Hispanicam satisfactionem aequam & rationi convenientem […] » (art. III, Traité de la Grande
Alliance, cité).
72 REAL DE CURBAN, La Science du gouvernement, V, p. 637.
73 Lettre du Roi à M. le duc de Tresmes, pair de France, premier gentilhomme de la chambre de S.M. et gouverneur de la ville
de Paris, au sujet des propositions extraordinaires qui avoient été faites pour la paix de la part des puissances alliées, Paris, Imprimerie
Royale, 1709. Philippe de Courcillon marquis de DANGEAU, Journal, Paris, F. Didot, 1854-1860, XII, p. 448-450.
74 Articles préliminaires de paix, cité, art. III.
75 C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’empereur Léopold I d’Autriche (1640-1705) laisse renoncer son
fils aîné Joseph aux possessions espagnoles qu’il réclame pour son cadet, l’archiduc Charles, au départ de ce dernier
pour la péninsule ibérique. Cependant, le décès prématuré de Joseph Ier en avril 1711 annula les garanties de
séparation. Charles rentra en Allemagne et fut élu empereur. Instrumentum Successionis, seu Ordinis succedendi, ab
Augustissimis quondam Imperatoribus, Leopoldo & Josepho, in Serenissimum Regem Catholicum, Carolum
Tertium, translate, Vienne, 12 septembre 1703, Archives du Ministère des Affaires Étrangères et Européennes
(AMAE), Mémoires et Documents (M&D), Autriche, 3, ff. 35r°-36v°. Linda FREY et Marsha FREY, A Question of
empire Leopold I and the war of Spanish succession, 1701-1705, Boulder, East European monographs, 1983; Charles
INGRAO, « The Pragmatic Sanction and the Theresian succession: A re-evaluation », Études danubiennes, IX, 1993,
p. 145-161.
76 « à condition aussi que la Maison d’Autriche, ny aucun de ses Descendans, ne pourront succeder à la
Couronne d’Espagne, parce que cette Maison même, sans l’union de l’Empire seroit formidable, si elle ajoûtoit une
nouvelle puissance à ses anciens Domaines » (Renonciation du duc d’Orléans, cité, 315).
77 Georges SCELLE, Histoire politique de la traite négière aux Indes de Castille : contrats et traités d'Assiento, Paris,
Larose et Tenin, 1906.
78 Demandes preliminaires pour la Grande Bretagne, 1er article, (Articles préliminaires de paix, cité).
8
dernier ne pouvait devenir effectif qu’avec le concours des autres souverains européens. Louis XIV avait
d’abord accueilli le roi catholique exilé, Jacques II79, puis reconnu son fils, ‘le vieux prétendant’, au décès
de son père en 1701. Bien que le marquis de Torcy prétendît que cette reconnaissance protocolaire n’avait
pas d’effet juridique, elle suffit à motiver la Grande-Bretagne à partir en guerre.80
Afin de se mettre à l’abri d’accusations de trahison81, les négociateurs tories exigèrent de la part de
la France des assurances que les couronnes de France et d’Espagne demeuraient séparées à jamais. Une
union future des colonies et possessions européennes des Bourbons égalerait la monarchie universelle de
Charles Quint, menaçant à la fois les intérêts anglais de sécurité et de commerce. Le 8 octobre 1711,
l’ancien marchand Nicolas Mesnager signa des préliminaires de paix bilatérale avec la Grande Bretagne82.
Le deuxième article du document stipula83 :
« Sa Majesté déclare […] qu’elle consentira volontairement et de bonne foy à prendre toutes les
mesures justes et raisonnables pour empescher, que les Couronnes de France et d’Espagne soient
jamais reunies sur la teste d’un même prince ; Sa Majesté estant persuadé, que cet excez de
puissance seroit contraire au bien et au repos general de l’Europe »
L’élaboration de cet engagement général entraîna des revendications anglaises. Le secrétaire d’État Henry
St John, vicomte de Bolingbroke84 demanda une renonciation de la part de Philippe V, comme élément
essentiel du traité85. Il alla jusqu’à demander la réunion des États-Généraux, ce qui fut refusé : cette
assemblée, synonyme de troubles, n’était plus en usage, et ne causerait que des lenteurs et des embarras86.
Le partage devait donc s’accompagner d’une garantie juridique, que l’on trouva dans les renonciations.
2. De renonciation en renonciation
« Philip is not a foreign prince, at least does not appear in that capacity in this act, which he executes only
in quality of a prince of the blood of france, so nearly allied to the Crown that it is thought necessary for
the repose of Europe that he should disclaim any pretensions. »
Le secrétaire d’état anglais Dartmouth à Torcy, 25 septembre 171287
Philippe V renonça le premier devant les Cortes à Madrid, le 5 novembre 171288. Deux semaines après,
Philippe d’Orléans, neveu de Louis XIV, suivi du duc de Berry, son troisième petit-fils, firent l’exercice
Edward T. CORP, Edward GREGG, Howard ERSKINE-HILL et Scott; GEOFFREY, A court in exile : the
Stuarts in France, 1689-1718, Cambridge, Cambridge UP, 2004.
80 « cette reconnoissance ne portoit aucune atteint à l'article qu'on citoit du traité de Riswick; que cet article
portoit seulement que le Roi de France ne troubleroit point le possesseur dans sa possession & qu'il n'assisteroit ni
de ses vaisseaux […]& qu'enfin ce Monarque n'étant point Juge entre le Roi de la Grande-Bretagne [94], & le Prince
de Galles, ne pouvoit décider contre ce dernier, en lui refusant un titre que sa naissance lui donnoit », Gaspard REAL
DE CURBAN, La science du gouvernement, t. 5: contenant le droit des gens, Qui traite les Ambassades; de la Guerre; des Traités; des
Titres; des Prérogatives; des Prétentions, & des Droits respectifs des Souverains, Paris, Les libraires associés, 1764, p. 93-94.
81 Jens METZDORF, Politik - Propaganda - Patronage. Francis Hare und die englische Publizistik im spanischen
Erbfolgekrieg, Mainz, Verlag Philipp von Zabern, 2000.
82 BELY, Espions et ambassadeurs, p. 41 Mesnager ayant accompagné le poète Matthew Prior, ambassadeur de
la Reine Anne à Paris, qui y apporta l’invitation d’entamer des négociations bilatérales.
83 Articles de paix préliminaires entre Louis XIV et la Reine Anne, Londres, 8 octobre 1711, Ministère des
Affaires Étrangères et Européennes, Base des Traités.
84 Sheila BIDDLE, Bolingbroke and Harley, London, George Allen & Unwin Ltd., 1975; Brian William HILL, «
Oxford, Bolingbroke, and the Peace of Utrecht », Historical Journal, XVI, jun. 1973, p. 241-263; Quentin SKINNER, «
The principles and practice of opposition: the case of Bolingbroke versus Walpole », Historical perspectives: studies in
English thought and society in honour of J.H. Plumb, éd. Neil MCKENDRICK, London, Europa Publications, 1974, p. 93128; Henry ST JOHN, The Works of Lord Bolingbroke, Philadelphia, Carey & Hart, 1969 [1841].
85 Andreas OSIANDER, The states system of Europe, 1640-1990 : peacemaking and the conditions of the international
stability, Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 126.
86 Torcy à Bolingbroke, 22 juni 1712, cité par Marius TOPIN, « L’Europe à Utrecht », Le Correspondant,
LXXI, 1867, p. 877.
87 Réponse du comte de Dartmouth (1672-1750), secrétaire d’État pour le département du Sud, aux
objections du Marquis de Torcy, Whitehall, 25 septembre 1712, NA, SP, 78, 154, f. 168r°.
79
9
inverse89. Inclure d’autres branches de la maison de Bourbon n’était aucunement nécessaire, puisque seuls
les enfants de Marie-Thérèse d’Autriche pouvaient éventuellement formuler des prétentions sur le trône
d’Espagne90.
Ensuite, le Parlement de Paris devait entériner les démarches précédentes. Les lettres patentes données par
Louis XIV à son petit-fils en 1700, affirmant ses droits inaliénables sur le trône de France91, furent
retirées92. Pour déroger aux usages habituels, le roi invoqua d’emblée que :
« la crainte éloignée de voir un jour nôtre Couronne & celle d’Espagne portée par un même
Prince, faisoit toûjours une égale impression sur les Puissances qui s’étoient unies contre Nous ; &
cette crainte qui avoit été la principale cause de la Guerre, sembloit mettre aussi un obstacle
insurmontable à la Paix93 »
La renonciation de Philippe V, petit-fils de France, constituait pour « nôtre très-chére & très-amée Sœur la
Reine de Grande-Bretagne […] le fondement essentiel & nécessaire des Traitez ». Pas de paix sans
renonciation, et retour des « événemens contraires dont la main de Dieu s’est servie pour nous
éprouver94 », consistant en une continuation de la guerre « dont personne ne pouvoit prévoir la fin »,
« toutes les Puissances qui […] partagent [l’Europe] étant également persuadées qu’il étoit de leur interêt
général & de leur sûreté commune de continuer95 ». La renonciation du duc d’Orléans se fait dans un
langage encore plus révélateur :
« il falloit établir une espece d’égalité & d’équilibre entre les Princes qui étoient en dispute, &
séparer pour toûjours, d’une maniére irrévocable, les droits qu’ils prétendent avoir, & qu’ils
deffendoient, les armes à la main, avec un carnage réciproque, de part et d’autre96. »
Le traité avait été conclu par nécessité, afin d’ « assurer promptement à nos Sujets une Paix qui
leur est nécessaire », avec référence spécifique aux « efforts qu’ils ont faits pour Nous dans la longue durée
d’une Guerre que nous n’aurions pû soûtenir, si leur zele n’avoit eu encore plus d’étenduë que leurs
88 Renunciacion jurada de FELIPE Duque de Anjou como Rey de España a la Corona de Francia por el y
todos sus Decendientes perpetuamente, a favor del Duque de BERRI, y otros Principes de la Sangre de Francia…,
Madrid, 5 novembre 1712, CUD VIII/1, n°. CXXXVI, p. 310-312. L’exemplaire anglais de la renonciation fut
transporté à Londres en bâteau (cf. billet du colonel Hugh Pearson au Trésorier Harley, s.l., février 1713, NA, SP, 39,
20, f. 119r°).
89 Renonciation avec Serment, de PHILIPPE Petit-Fils de France, Duc d’ORLEANS à la Couronne
d’Espagne, & a toute esperance d’y pouvoir succeder un jour, lui, ses Enfans, & ses Descendants, Paris, 19 novembre
1712, CUD VIII/1, n°. CXL, p. 314-316 ; Renonciation avec Serment de CHARLES Fils de France Duc de BERRI
à la Couronne d’Espagne, & à tout Droit d’y pouvoir un jour succeder, lui ou ses Descendants à perpetuité. Marly, 24
novembre 1712, CUD VIII/1, n°. CXLI, p. 316-317. La renonciation d’Orléans et de Berry eut lieu en Espagne
également, par procuration. L’enregistrement des renonciations au Parlement fut retardée par une coincidence, à en
croire Shrewsbury : « all […] might have been done sooner, but that the D. of Orléans has been for some time ill of a
feaver » (Shrewsbury à Dartmouth, Versailles, 8 mars 1713, NA, SP, 78, 157, f. 86r). Sur la question du serment, je
réfère à BAUDRILLART, « Examen des droits de Philippe V», p. 379.
90 Shrewsbury à Lexington (ambassadeur extraordinaire de la reine Anne à Madrid), Versailles, 19 mars
1713, NA, SP, 78, 157, f. 96v°. Philip WOODFINE, « Sutton, Robert, second Baron Lexington (1661-1723) », Oxford
Dictionary of National Biography, Oxford: Oxford UP, 2004, édition en ligne.
91 « par lesquelles nous avons déclaré que nôtre volonté estoit que le Roy d’Espagne & ses descendans
conservassent toûjours les droits de leur naissance ou de leur origine, de la même maniére que s’ils faisoient leur
résidence actuelle dans nôtre Royaume ». Lettres patentes de Louis XIV. Roi de France, suprimant celles du Mois de
Decembre 170[0]., admetant & autorisant la Renonciation de PHILIPPE Duc d’Anjou, comme Roi d’Espagne, à la
Couronne de France, & celles de CHARLES Duc de Berri, PHILIPPE Duc d’Orleans, comme Princes de France, à
la Couronne d’Espagne, Versailles, mars 1713, CUD, n°. CXLV, p. 324.
92 Jean-Baptiste COLBERT DE TORCY, Mémoires du marquis de Torcy, Paris, Foucault, 1828, p. 205.
93 Lettres patentes de mars 1713, cité, p. 324.
94 Ibid.
95 Ibid.
96 Renonciation du duc d’Orléans, cité, p. 315.
10
forces ». La proclamation royale alla encore plus loin, mettant en avant « le salut d’un Peuple si fidele »
comme « Loy suprême, qui doit l’emporter sur tout autre considération ».
II.
De la confusion à l’affirmation de la règle de hiérarchie
A. « Un si grand changement dans nôtre Maison Royale97 »
1. Défense intérieure des traités
Le 15 mars 1713, quelques semaines avant la signature des traités de paix à Utrecht, le Parlement de Paris
se réunit en séance. Le duc de Shrewsbury, ambassadeur de la reine Anne98, accompagné de Matthew
Prior99, ainsi que les Espagnols Cornejo100 et le duc d’Osuna101, représentant de Philippe V, assistèrent à la
séance102. Le procureur général d’Aguesseau était absent, remplacé par un de ses avocats généraux103.
D’Aguesseau avait d’ailleurs formulé des objections à la présence d’envoyés étrangers à la séance comme
moyen de pression implicite sur la décision de la cour104. Néanmoins, la cour de Parlement était au grand
complet105, guettée par la « foule du peuple, depuis la Sainte-Chapelle jusqu’à la grand chambre […] telle,
qu’une épingle ne seroit pas tombée à terre106 ». Le duc d’Orléans, le duc de Bourbon107, le prince de
Conti, le duc de Berry, les princes légitimés (le duc du Maine et le comte de Toulouse), cinq pairs
ecclésiastiques et dix-huit pairs laïcs108 conférèrent un caractère éminemment solennel et –de fait- public à
Lettres patentes de mars 1713, cité, p. 325.
Louis DE ROUVROY DUC DE SAINT-SIMON, Mémoires (ed. de Boislisle), Paris, Par A. de Boislisle, 1879-1928,
XXIII, p. 330. Charles Talbot, duc de Shrewsbury (1660-1718), catholique, fait ses études à Paris dans les années
1670. Il entre au gouvernement avec Harley et Bolinbroke. Il assiste aux négociations avec Nicolas Mesnager en
1711, mais non sans réticences vis-à-vis de l’abandon des alliés hollandais, ce qui l’amène à ne pas signer l’acte final
des préliminaires. En novembre 1712, il remplace le duc d’Harcourt, tué lors d’un duel, comme ambassadeur de la
Reine Anne à Paris. Le 23 janvier 1713 encore, Shrewsbury revendique cette qualité officielle, afin de pouvoir assister
à la renonciation des princes français, tout comme son homologue Lexington avait pu le faire à Madrid (Lewis à
Swinford, Whitehall, 23 janvier 1713, NA, SP, 78, 157, f. 26r° ; Stuart HANDLEY, « Talbott, Charles, duke of
Shrewsbury (1660-1718) », Oxford Dictionary of National Biography, Oxford, Oxford UP, 2004, édition en ligne).
99 Matthew Prior (1664-1721) fut envoyé en France avec l’abbé Gaultier, pour y négocier à Fontainebleau
avec le marquis de Torcy. Sa maison privée à Londres servit de résidence secrète à Nicolas Mesnager pendant les
pourparlers menant à la signature des articles préliminaires d’octobre 1711. Prior accompagna Shrewsbury et le
remplaça pendant ses absences. Cf. Frances Mayhew RIPPY, « Prior, Matthew (1664-1721), Oxford Dictionary of
National Biography, Oxford, Oxford UP, 2004, édition en ligne. Prior demanda la permission explicite de Dartmouth
pour assister à la séance d’enregistrement (Prior à Dartmouth, Versailles, 7 mars 1713, NA, SP, 78, 157, f. 78v°).
100 Félix Cornejo y Alemán (1675-1737). Chargé d’affaires à Paris du 28 mai 1711 au 19 juin 1715. Ministre
de Philippe V à Rome, 1721-1727, résident auprès des Cantons Suisses, 1728-1733, envoyé extraordinaire à Gênes,
1735-1737 (Didier OZANAM et Denise OZANAM, Les diplomates espagnols au XVIIIe siècle, Madrid/Bordeaux, Casa de
Velázquez - Maison des Pays Ibériques, 1998, p. 236)
101 Francisco María Téllez-Girón y Benavides, duc d’Osuna (1678-1716), militaire, plénipotentiaire de
Philippe V au congrès d’Utrecht. Ibid., p. 444.
102 Shrewsbury à Dartmouth, Paris, 15 mars 1713, NA, SP, 78, 157, ff. 93r°-94r°.
103 Sixtus DE BOURBON-PARME, Le traité d'Utrecht et les lois fondamentales du royaume, Paris, Librairie Honoré
Champion, 1914, p. 111.
104 Shrewsbury à Dartmouth, Versailles, 7 février 1713, NA, SP, 78, 157, f. 41r°.
105 « Sept présidents, vingt-et-un conseillers laïques, douze conseillers clercs de Grande-Chambre, deux
conseillers d’honneur, quatre maîtres des requêtes, plus de vingt présidents et un grand nombre de conseillers des
enquêtes et des requêtes » DE BOURBON-PARME, Le traité d'Utrecht, p. 111. Pour la transcription de l’intervention de
l’avocat-général (AN, X1B 8895) : Ibid., 112-114.
106 SAINT-SIMON, Mémoires, XXIII, p. 329. Saint-Simon mentionne que Louis XIV aurait eu de la peine à
accepter « tout ce qui passoit la solennité d’un enregistrement ordinaire », ne s’opposant pas à l’absence du chancelier
Phélypeaux (Ibid., 333). Néanmoins, l’engouement et l’importance du document traité établirent de fait le caractère
public de la séance en bas du matin, « supposé[e] à huis clos » (ibid., p. 330). Pour la séance en haut, le premier
président de Mesmes cria « pour la forme » qu’on ouvrit les portes : « tout étoit tellement rempli, qu’il n’y put entrer
personne au-delà de ce qui y étoit, et y avoit toujours été » (seule la robe ayant entretemps quitté la séance pour la
buvette) ibid., p. 339.
107 Jean DURENG, Le Duc de Bourbon et l'Angleterre (1723-1726), Toulouse, Impr. "du Rapide", 1911.
108 Parmi eux, le duc de Saint-Simon, les maréchaux de Villars et Berwick, le duc d’Antin. SAINT-SIMON,
Mémoires, XXIII, p. 331-332
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11
la cérémonie 109 . Après une messe à la Sainte-Chapelle, l’avocat général Guillaume-François Joly de
Fleury110 ouvrit la séance d’en bas, pour présenter le texte des lettres patentes et des renonciations.
Puis, les conclusions écrites de d’Aguesseau furent lues par le conseiller Le Nain111. d’Aguesseau,
dont les observations nous sont connues grâce à leur conservation aux archives diplomatiques 112 ,
invoquait le danger d’une l’application (erronée) du droit d’aubaine contre le petit-fils de Louis XIV. Si
Philippe d’Anjou renonçait à la couronne, il devenait « prince étranger » en France113. Par contre, s’il lui
arrivait de perdre le trône d’Espagne, il pouvait se retrouver tout aussi exclu114. Or, « Ny le Prince peut
aliéner l’Estat ni l’Estat ne peut perdre son Prince » : la renonciation devait être nulle, la nécessité de la
transmission continue et agnatique du trône de France s’imposant comme loi fondamentale115. Le silence
qui suivit, fut rompu par le premier président de Mesmes représentant qu’ « une telle renonciation étoit
absolument opposée aux lois fondamentales de l’Estat116 ». La réponse des gens du Roi reconnut « ses
justes répugnances à donner atteinte aux lois de l’Estat ». Cependant, ce sentiment étant subordonnée au
bien public, il ne pouvait que demander aux parlementaires d’en faire le « sacrifice117 ».
Dans la séance d’en haut, le Parlement lut, approuva et enregistra dans les formes et ordonna
d’enlever et annuler des lettres patentes antérieures de décembre 1700, par lesquelles Louis XIV avait tenté
de conserver les droits de son petit-fils avant le départ de celui-ci en Espagne118. Une opération similaire
devait se dérouler dans les autres cours souveraines du royaume119. Aux yeux de l’ambassadeur anglais,
Louis XIV avait exécuté sa promesse. Le traité de paix pouvait donc être signé à Utrecht par les
plénipotentiaires, réunis depuis plus d’un an. Shrewsbury confirma à Londres que la cérémonie
correspondait aux « strictest Forms and most publick manner that the nature of the thing, and the
Constitution of this Kingdom was capable of admitting120. » Les renonciations de Philippe V et des ducs
DE BOURBON-PARME, Le traité d'Utrecht, p. 111.
David FEUTRY, Guillaume-François Joly de Fleury (1675-1756), Paris : Ecole des Chartes, 2011.
111 DE BOURBON-PARME, Le traité d'Utrecht, p. 114
112 AMAE, CP, Espagne, 220, ff. 62r°-71r°.
113 AMAE, CP, Espagne, 200, f. 64r°v°. BAUDRILLART, « Examen des droits de Philippe V », p. 190.
Chantal GRELL, « Philippe, prince français ou roi d'Espagne: le débat sur les renonciations », La Pérdida de Eruopa. La
guerra de Sucesión por la Monarquía de España, éd. Antonio ALVAREZ-OSSORIO, Bernardo J. GARCÍA GARCÍA et Virginia
LEÓN, Madrid, Carlos de Amberes, 2007, p. 673-692.
114 Baudrillart apporte contre cette thèse l’argument que la base juridique pour l’installation de Philippe V
fut le testament de Charles II, l’appelant à la couronne, sous condition expresse de séparation des couronnes de
France et d’Espagne. En d’autres termes, l’exclusion que combattait d’Aguesseau, était déjà inhérente à la succession
d’Espagne en 1700. BAUDRILLART, « Examen des droits de Philippe V », p. 176. « Même en admettant l’invalidité des
renonciations d’Utrecht, depuis que Philippe V a recueilli le sceptre d’Espagne, ni lui, ni ses descendants n’ont droit
au trône de France […] Philippe V n’a pas été roi d’Espagne simplement en tant que petit-fils de Marie-Thérèse,
mais seulement parce que cette qualité se trouvait dans un prince cadet qui ne pouvait succéder immédiatement ni à
Louis XIV, ni au Dauphin.»
115 d’Aguesseau finit son raisonnement en invoquant les normes morales du droit de la nature, qui
interdiraient à un Père de « nuire à ses enfans ». D’arguments semblables avaient déjà été formulées par les juristes
français pour invalider la renonciation de Marie-Thérèse d’Autriche. MONTARIOL, Les droits de la reine, p. 67-139. Leur
validité apparaît fort douteuse en matière de relations entre États, où l’intérêt sentimental de l’infante ou du prince
comme personne privée n’est pas pertinent et ne l’a jamais été.
116 Transcription : DE BOURBON-PARME, Le traité d'Utrecht, p. 117.
117 Ibid.
118 Shrewsbury à Dartmouth, Paris, 15 mars 1713, cité, f. 93v°. « Tout cela fut fort long » ; « la longueur en
fut excessive » (SAINT-SIMON, Mémoires, XXIII, p. 335 et 339). D’Aguesseau les traité de simples « lettres de
précaution et non de nécessité », destinées à rappeler le caractère inaliénable des droits de Philippe V comme petitfils de France (AMAE, CP, Espagne, 220, f. 66r°). Cependant, cette décision de Louis XIV fut un des éléments
provocateurs qui mobilisa les Puissances Maritimes à côté de l’Autriche et déclencha la guerre contre la France
(comme le remarque à juste titre RIGAUDIERE, Histoire du droit et des institutions, p. 531). Pour d’Aguesseau, les lettres
patentes de décembre 1700 n’avaient pu être que déclaratoires et non constitutives, Philippe V ayant acquis son droit
sur le trône de France par le droit de la nature (Ibid., f. 69r°).
119 Shrewsbury à Dartmouth, Paris, 22 février 1713, NA, SP, 78, 157, f. 56v°.
120 Shewsbury à Lexington (ambassadeur anglais à Madrid), Paris, 19 mars 1713, NA, SP, 78, 157, f. 96v° .
Dans le même sens, « the most valid and effectual method that the Law of France can prescribe […] it is universally
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110
12
de Berry et d’Orléans furent envoyées aux plénipotentiaires anglais à Utrecht, ainsi qu’à l’ambassadeur à
Madrid121.
En admettant des renonciations à la couronne de France, Louis XIV priva le pays d’un héritier
légitime et risquait donc une crise de succession. Le cas aurait pu se présenter. Dans les lettres patentes de
mars 1713, le roi exprimait la crainte que « les malheurs dont il a plû à Dieu de nous affliger dans nôtre
famille, nous enlevoient encore dans la Personne du Dauphin, nôtre très-cher & très-amé arriere-Petit-Fils,
le seul reste des Princes que nôtre Royaume a si jûstement pleurez avec nous122 ». Louis XV, son arrièrepetit-fils, accéda au trône à l’âge de cinq ans. Il devait d’abord survivre jusqu’à l’âge adulte (treize ans). La
renonciation de Philippe V ne laissait que son frère cadet, le duc de Berry, et le duc d’Orléans, neveu de
Louis XIV, comme successeurs. Le décès de Berry, le 4 mai 1714, fit du duc d’Orléans son parent mâle le
plus proche. Le risque d’une succession étrangère était donc limité. En pratique, la question de la
succession au trône de Louis XV se résuma à une lutte entre partisans de Philippe V d’Espagne et de
Philippe d’Orléans123.
2. L.es renonciations et la Grande-Bretagne
« Et tant s’en faut que Philippe soit regardé apresent comme Prince etranger qu’il ne peut etre reputé pour
tel par la Reine qu’apres l’entier accomplissement dudit acte124. »
Matthew Prior au Marquis de Torcy, 14 octobre 1712
Force est donc de constater une opposition claire et nette entre les motifs allégués par Louis XIV pour
défendre le traité au Parlement, d’une part, et, de l’autre, l’enfermement dans des syllogismes
autoréférentiels de d’Aguesseau ou de Mesmes. Dans ses engagements externes, Louis XIV inclut les
renonciations dans plusieurs traités bilatéraux conclus à la conférence d’Utrecht. Il en va ainsi dans le traité
de paix franco-savoyard125. Les droits de la maison de Savoye sur l’Espagne sont reconnus en défaut
d’héritiers légitimes de Philippe V, afin d’assurer la séparation définitive des deux royaumes Bourbon. Le
traité de paix entre Louis XIV et la reine Anne contient évidemment les renonciations126. De même, le
traité de paix hispano-anglais insère textuellement les déclarations de renonciation127. Celle de Philippe V
est censée obtenir la « Legis Pragmaticae & Fundamentalis vim » (traité anglo-espagnol) ou celle de « loi
inviolable & toûjours observée ».
Les suggestions françaises de retarder les renonciations et de les enregistrer au parlement avec la
ratification, et non avant la signature du traité de paix, furent balayées par les Anglais, qui préféraient une
inclusion claire et nette dans le corpus des engagements internationaux solennels de Louis XIV envers
plusieurs autres souverains d’Europe128. Un élément non négligeable dans le débat était la connaissance
thought here, that the whole Renunciation is as perfect as it could be made […] it is as authentick as the Customs of
the Parliament admit, it being writ upon Papier Timbré and vouched by the proper officer, the Greffier […]
transmitted by its Premier President to the King […] every distinct Instrument is signed by Monsr. Torcy, as
collationed with the Original […] so that nothing now remains but the Great Seal of this Kingdom when the Peace
comes to be ratified » (Shrewsbury à Dartmouth, Paris, 25 mars 1713, ibid., ff. 105r°-108r°).
121 Shrewsbury à Dartmouth, 25 mars 1713, cité, NA, SP, 78, 157, f. 108v°.
122 Olivier CHALINE, L' année des quatre dauphins, Paris, le Grand livre du mois, 2009.
123 BAUDRILLART, Philippe V et la cour de France, vol. 2.
124 Mémoire de Matthew Prior présenté à Torcy, Versailles, 14 octobre 1712, NA, SP, 78, 154, f. 385r°.
125 Traité de paix et d’amitié entre Louis XIV et Victor Amédée II de Savoye, Utrecht, 11 avril 1713, CUD
VIII/1, p. 363, art. VI : « Le Roi Très-Chrétien consent pareillement, & veut, que la reconnoissance, & la déclaration
du Roi d’Espagne […] fasse & soit tenue pour une partie essentielle de ce Traité. »
126 Traité de paix et d’amitié entre Louis XIV et la reine Anne de Grande-Bretagne, Utrecht, 11 avril 1713,
CUD VIII/1, n°. CLI, p. 340, art. VI.
127 Traité de paix et d’amitié entre la reine Anne de Grande-Bretagne et le duc d’Anjou Philippe comme roi
d’Espagne, Utrecht, 2-13 juillet 1713, CUD, VIII/1, n°. CLXIV, p. 394, art. II.
128 Shrewsbury à Dartmouth, Paris, 22 février 1713, cite, f. 57v°. Préalablement à la renonciation de Philippe
V, le 5 novembre 1712, la France et la Grande-Bretagne conclurent un cessez-le-feu concernant les Pays-Bas
Espagnols. Traité pour une Suspension d’Armes de quatre mois fait & conclu entre LOUIS XIV. Roi de France, &
ANNE Reine de Grande Bretagne, laquelle sera aussi observée en Espagne d’où la Reine retirera ses troupes, Paris,
13
des langues des contemporains. Il n’est pas rare de voir des diplomates anglais exiger l’emploi du latin
pour les originaux de traités bilatéraux. Nathaniel Lloyd, juriste éminent de l’Université de Cambridge129,
consulté par le comte de Dartmouth au sujet de la renonciation de Philippe V, exprimait les réticences
suivantes :
« I coud have presumed to have been more Positive, had itt been in Latin and then coud have
better judged of the Import of the Words and Clauses and the Legal Significance and Validity of
them ; butt itt being drawn in French (which is not our Law language, and in which wee are not
so familiarly conversant) tis presumed that there are no words, or clauses, which may admit of a
[r°] double consideration, and interpretation so as to evade and Enerrate the supposed meaning,
which otherwise seems Plain130. »
Comment qualifier l’attitude royale par rapport aux lois fondamentales ? L’affaire du maréchal de
Luxembourg, les prétentions des Vendôme (descendants d’un bâtard d’Henri IV) ou encore la légitimation
du duc du Maine et du comte de Toulouse131 montrèrent déjà que Louis XIV savait outrepasser les bornes
des lois fondamentales et le mécontentement des élites. Le roi se dispensait-il de toute légitimation interne
pour obtenir la paix ? Ou, inversement, pensait-il pouvoir reprendre les armes dès que l’occasion favorable
se présentait ? Le rapprochement franco-autrichien envisagé à la fin de la vie de Louis XIV le laissait sousentendre132. Cependant, les articles des traités ne tombent pas en désuétude, grâce à la diplomatie du
Régent, qui choisit l’alliance anglaise. Les traces juridiques laissées par le compromis de la guerre de
Succession d’Espagne servirent de vecteur de consensus et de légitimité aux diplomates de Georges Ier et
de la Régence. Ainsi, la soumission des normes nationales, conçues au profit de l’unité et de la
conservation de l’Etat, devint la plateforme commune pour l’élaboration d’une politique conjointe.
La mise en œuvre de ce mécanisme relève bien sûr de la diplomatie pratique. Pour connaître
l’utilité et le rôle du droit des gens dans les relations entre princes, Jean de la Sarraz du Franquesnay,
protestant refugié en Hollande et correspondant de Dubois, offre un chemin à quatre étapes dans son
traité Le ministre public 133 . D’abord, celle des « Écoles publiques » , où l’on apprend « les fondemens
généraux & particuliers de la science speculative du droit public ». Ensuite, l’étude personnelle, ou « la
lecture des Traités », qui mène à « la réflexion, la méditation et les conversations avec des gens bien
versés ». Finalement « la voïe beaucoup plus parfaite que toutes les autres, celle de la pratique ». Comme
l’auteur l’indique, il importe d’aller au-delà des conceptions doctrinaires ou même celles des magistrats du
parlement, et de regarder comment fonctionnent les arguments tirés ad hoc de la matrice commune du
19 août 1712, CUD VIII/1, n°. CXXXIV, p. 308-310. Le gage fut alors la reddition de Dunkerque aux Anglais.
Frederik DHONDT, « "The cursed sluices of Dunkirk": Dunkerque, thermomètre des relations franco-britanniques
après Utrecht », Guerre, frontière, barrière et paix en Flandre, éd. Olivier RYCKEBUSCH et Rik OPSOMMER, Ieper,
Stadsarchief Ieper, 2014, p. 124-140.
129 J. M. RIGG, “Lloyd, Sir Nathaniel (1669-1741),” rev. S. .J. SKEDD, Oxford Dictionary of National Biography,
Oxford, Oxford UP, 2004, édition en ligne. Son père Richard fut juge à la haute cour de l’Amirauté (1685-1686).
Après des études à Trinity College (Oxford), élu fellow à All Souls (1689), membre du collège des avocats (1696),
vice-avocat de l’Amirauté (1704), avocat du roi de 1715 à 1727. Lloyd passe à Cambridge en 1710 pour y devenir
doyen (master) du collège Trinity Hall et vice-chancellier (recteur) de l’Université en 1710-1711. Les propos de Lloyd
peuvent paraître surprenants, mais ne le sont pas, vu la position plus marginale de la langue anglaise à la fin du XVIIe
et au début du XVIIIe siècle. Georges Ier mit sept ans à maîtriser la langue, mais pouvait correspondre avec ses
ministres et diplomates en français, ou en latin, comme avec Robert Walpole (Philip WOODFINE, Britannia's glories :
the Walpole ministry and the 1739 war with Spain, Woodbridge, Royal Historical Society, 1998, p. 63). Même les
publications en néerlandais furent plus répandues en Scandinavie que les imprimés anglais. Jonathan Israël donne
l’exemple de Thomas Hobbes, lu en latin et en français au Danemark : Jonathan ISRAËL, Radical enlightenment :
philosophy and the making of modernity 1650-1750, Oxford, Oxford UP, 2002 [2001], p. 137-138, 165.
130 Lloyd à Dartmouth, Cambridge, 21 août 1712, NA, SP, 34, 19, f. 84v°-85r°. Traduction faite du texte de
la renonciation, Lloyd l’approuve finalement le 4 septembre 1712 (Lloyd à Dartmouth, Cambridge, Ibid., f. 126r°).
131 Jean-Paul DESPRAT, Les bâtards d'Henri IV l'épopée des Vendômes, 1594-1727, Paris, Perrin, 1994.
132 E. LAINE, « Une tentative de renversement des alliances sous Louis XIV, le baron de Mandat », Revue des
études historiques, mars-avril 1933, p. 171-192.
133 Jacques DE LA SARRAZ DU FRANQUESNAY, Le ministre public dans les Cours étrangères, ses fonctions, et ses
prerogatives, Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1731, p. 106-109.
14
droit romain, du droit de la nature ou de l’éphémère droit public de l’Europe, dans la construction d’un
ordre juridique horizontal. Seul le consentement d’Etat peut fonder l’ordre dans une société anarchique134.
Si le président de Mesmes dénonça le fait « que la seule force des événements l’obligeait à
consacrer l’atteinte qu’on avait portée aux lois fondamentales », comme l’écrit Sixtus de Bourbon-Parme
en 1914135, sa réaction ne peut concerner qu’une querelle de droit interne français. Dans ses relations
extérieures, le roi s’engage par sa seule parole. Dans la vie internationale, « la force des événements »
masque une logique juridique pratique, conforme, non aux événements politiques qui fondent l’ordre
juridique du droit public français, mais à ceux qui organisent la stabilité entre États. La sanction pour une
transgression de la norme de séparation des couronnes est très simple, pour citer Vauban « soit par traité,
ou une bonne guerre136 » on peut y remédier. Écarter la renonciation de Philippe V et appliquer les lois
fondamentales françaises, c’est risquer la guerre. Dans ce dernier théâtre, l’absence de sanctions effectives
ou de « gendarme » de la vie internationale n’empêche pas l’opération de raisonnements juridiques. Les
motifs qui amènent les souverains à contracter ne peuvent être limités à leurs seuls intérêts. Surtout après
la paix d’Utrecht, qui clôt un siècle sanglant, et laissa tous les acteurs financièrement et moralement
exsangues. Les experts qui assistaient la mise en œuvre de la politique étrangère se voyaient conférer un
« monopole de légitimité137 ».
La France fit parvenir à l’Angleterre les renonciations, relatant « le detail exact de la seance du
Parlement du 15e de ce mois, et de ce qui s’y est passé par rapport a l’enregistrement qui a esté fait des
lettres patentes […] signées de M. Dongois greffer en chef du Parlement […] la forme la plus authentique
de quelque expedition que ce soit de ce Tribunal138. » Il s’agissait de terminer l’affaire au plus vite et de
signer un traité de paix définitif à Utrecht139.
Le libellé du mémoire de Matthew Prior, cité en chapeau de cette partie, est très clair. La position
interne de Philippe V est de peu de valeur au regard des relations franco-britanniques. La France doit
accepter que l’interprétation anglaise fondera le consentement de l’Angleterre dans le traité de paix. Vu la
situation, la France est condamnée à s’approprier les conceptions de son homologue, afin de pouvoir
sortir de la guerre. Une fois le traité signé, ces idées ne disparaissent pas pour autant. Il y a bel et bien un
ordre juridique entre souverains, construit dans un réseau de traités bilatéraux, permettant de stabiliser la
répartition des territoires en Europe entre souverains. Ainsi, des traités plus fondamentaux, comme les
traités de paix d’Utrecht, Rastatt et de Bade, s’imposeront dans les raisonnements juridiques en cas de
conflit d’obligations.
Dans ce sens, l’élaboration des traités de paix est un processus ininterrompu et continu d’échange,
de réflexion et de adaptation de querelles intermédiaires au consensus fondateur. Le système international
détermine les conditions d’existence même de la constitution des divers Etats. Le droit des gens du
XVIIIe siècle n’était pas une affaire de proclamation par traité dans la doctrine, de lege ferenda, mais avant
tout un système d’interaction, où les arguments ne recevaient leur sens que par la réaction des parties à qui
ils étaient adressés. Les arguments juridiques soutenant des entreprises politiques devaient viser les
« conceptions normatives communes » des acteurs 140, seuls référents pertinents pour notre jugement
d’historiens du droit concernant le caractère juridique des interactions entre États. Si un des acteurs se
croyait suffisamment fort pour établir une modification des rapports de force, il savait qu’il avait toujours
Hedley BULL, The anarchical society : a study of order in world politics, London, Macmillan, 1977.
DE BOURBON-PARME, Le traité d'Utrecht, p. 118.
136 Vauban à Louvois, 3 janvier 1673, cité par Michèle VIROL, Vauban : de la gloire du roi au service de l’Etat,
Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 94.
137 Pierre BOURDIEU, Sur l'État: Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012.
138 Torcy à Dartmouth, Versailles, 22 mars 1713, NA, SP, 78, 157, f. 100r°.
139 Dans le même sens: Shrewsbury à la Reine Anne, Paris, 27 mars 1713, NA, SP, 78, 157, f. 114r° : « I
believe the less objections are made, the better ; for things in themselves trivial may serve to make a noise. »
140 Jutta BRUNNÉE et Stephen J. TOOPE, « International Law and Constructivism: Elements
of an
Interactional Theory of International Law », Columbia Journal of Transnational Law, XXXIX, 2000, p. 48, 51: « law is
“authoritative”, but only when it is mutually constructed ».
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135
15
besoin de l’appui et du consentement des autres. C’est ce dont Torcy s’est bien conscient en août 1714. Le
décès de la reine Anne, au début du mois, ouvre la voie à l’accession au trône de l’électeur de BrunswickLunebourg comme Georges Ier de Grande-Bretagne. Torcy assure Matthew Prior de son intention
d’observer les renonciations141. Ce dernier n’a aucun doute que l’accession « paisible et heureuse » ne soit
pas respectée par la France142. Les relations franco-anglaises se trouvent dans le calme le plus absolu. Le
roi chasse et tire allégrement, l’électeur de Bavière joue aux cartes, le maréchal de Villars rentre
paisiblement du congrès de Bade, où le traité conclu n’est que la transposition de celui de Rastatt en latin,
avec le consentement de l’Empire143.
B. La Régence et la révolution diplomatique
1. Légitimité contestée, légitimité garantie (1716-1717)
Tout le système diplomatique de la Régence consista dans la prolongation de la logique d’Utrecht. Comme
mentionné dans la renonciation du duc d’Orléans en 1712, la séparation des couronnes de France et
d’Espagne ne fut pas un cas unique, mais l’exemple d’un raisonnement général. La concentration excessive
de territoires en une seule main menaçait la stabilité du système européen. Même la paix de Westphalie
n’avait pas réussi à imposer la paix en Europe. En 1648, la guerre franco-espagnole ne s’était pas arrêtée.
Ce ne fut que le partage de la monarchie composite espagnole, après un long et douloureux processus de
négociation et de « carnage », qui amena la stabilité dans laquelle le soi-disant « système westphalien »
pouvait véritablement fonctionner144.
Les motifs politiques de l’alliance franco-anglaise sont bien connus. Aussi bien le Régent que
Georges Ier se trouvèrent assaillis par des concurrents, qui leur contestaient la légitimé de gouverner. Une
alliance française assura Georges Ier de l’expulsion du prétendant Stuart de la Lorraine. Philippe d’Orléans
sut assurer les droits de sa maison au trône en écartant Philippe V. Le 26 novembre 1716, l’abbé Dubois,
l’envoyé du Régent, conclut un traité de garantie bilatéral145. Ce document était le fruit d’une longue
négociation à deux, entamée par Dubois comme envoyé secret. Déguisé en marchand d’art et de livres,
‘Monsieur Saint Albin’, l’abbé voyait James Stanhope, principal ministre de Georges Ier, lors de la visite
estivale annuelle de ce dernier à son électoral allemand. Des pourparlers secrets furent entamés à
Hanovre, dans la résidence de Stanhope. Ils purent aboutir grâce aux menaces que faisait peser le Czar
Pierre le Grand sur les territoires allemands de Georges Ier. Dubois réussit à détacher la Grande-Bretagne
de son alliance avec l’empereur, qui avait été réaffirmée en juin de la même année146. D’amitié cordiale en
1714, les relations franco-anglaise avaient viré à l’alliance fin 1716. L’article 5 du traité affirmait que « les
articles desd. Traitez de Paix [d’Utrecht] en tant qu’ils regardent […] les Successions à la couronne de
Grande-Bretagne, dans la ligne Protestante ; et à la Couronne de France suivant les susdits Traitez,
demeureroient dans toute leur force et vigueur ». Le traité de novembre 1716 fut prolongé par l’accession
de la République des Provinces-Unies à la « Triple Alliance », conclue le 4 janvier 1717147. Les Seigneurs
États-Généraux garantirent donc également les dispositions essentielles des traités d’Utrecht.
Ensemble, le Régent et Georges Ier s’opposèrent à l’invasion de l’Italie par l’Espagne148. Philippe
V, petit-fils de Louis XIV, se vit déclarer la guerre par son neveu, Louis XV, en janvier 1719149. La
Torcy à Prior, Savigny, 30 août 1714, NA, SP, 78, 159, f. 146r°-v°.
Prior aux Lords Justices, Paris, 25 septembre 1714, NA, 78, 159, f. 155r°.
143 Prior aux Lords Justices, Paris, 10 octobre 1714, NA, SP, 78, 159, f. 175v°.
144 Heinhard STEIGER, « Rechtliche Strukturen der europäischen Staatenordnung 1648-1792 », Zeitschrift für
ausländisches Öffentliches Recht und Völkerrecht, LIX, 1999, p. 609-649.
145 Traité d’alliance et de garantie entre Louis XV et Georges Ier, La Haye, 28 novembre 1716, AMAE,
Base des Pactes ; http://www.diplomatie.gouv.fr/traites/affichetraite.do?accord=TRA17160001.
146 Traité d’alliance entre l’Empereur Charles VI et Georges Ier, Westminster, 25 mai/5 juin 1716, CUD
VIII/1, n°. CLXXXI, p. 477.
147 Traité d’alliance entre Georges Ier, Louis XV et les Etats-Généraux, La Haye, 4 janvier 1717, CUD
VIII/1, n°. CLXXXVI, p. 484-488.
148 Christopher STORRS, « The Spanish Risorgimento in the Western Mediterranean and Italy 1707-1748 »,
European History Quarterly, LXII, 2012, p. 555-577.
141
142
16
nécessité de coopération fut mise en exergue par James Craggs, secrétaire d’État du département du Sud.
L’Europe se divisa en deux parties. L’une, «pour la succession du Roy dans la Grande Bretagne, celle
du Regent en France, et l’Equilibre dans le monde, qui donne de la Tranquillité, et qui ne puisse
plus être insulté ni ébranlé par le premier ambitieux du premier brouillon, qui voudra y causer des
desordres », l’autre, « veut nous donner icy le Pretendant, veut etablir chez vous le droit de succession, en
faveur de Philippe150 ». Même les motifs d’ordre religieux, mobilisateurs puissants lors de précédents
conflits sous Louis XIV, étaient soumis à la conservation de l’ordre international 151 . Le fanatisme
antipapiste152 et xénophobe153 qui gouvernait l’opinion nationale en Angleterre valait bien celui du parti
dévot en France. La suite du conflit a démontré que Stanhope et Dubois surent grimper tous les échelons,
se débarrasser de leur rivaux internes, en renforçant encore leur domination internationale154.
2. Quadruple Alliance et congrès de Cambrai (1718-1725)
Les opérations militaires de la « Guerre de la Quadruple Alliance » (juillet 1718-février 1720) se
déroulèrent à la faveur de la coalition franco-anglaise. Formellement, Philippe V attaqua l’empereur
Charles VI en sa qualité de roi de Sardaigne et le duc Victor Amédée II de Savoye comme roi de Sicile,
territoire qui lui avait été attribué à Utrecht 155 . Cette agression unilatérale aurait pu être durement
réprimée. La flotte espagnole détruite à la bataille navale du cap Passaro, l’armée française pénétrant
aisément en Pays Basque et en Catalogne, la flotte anglaise ayant pris Vigo, Philippe V aurait logiquement
dû perdre une partie de ses possessions. Or, Dubois et Stanhope se mirent d’accord dès 1717 de ne pas
éliminer l’Espagne, qui avait pourtant enfreint les traités d’Utrecht et de Bade, mais, au contraire,
d’attribuer la succession future dans les duchés de Parme-Plaisance et le grand-duché de Toscane aux
descendants de Philippe V et sa reine italienne, Elisabeth Farnèse156. Ce signe de modération signifiait en
réalité que l’empereur Charles VI obtenait le royaume de Sicile en échange de la Sardaigne157, mais était en
même temps contraint d’accepter des princes espagnols comme nouveaux vassaux en Italie. Dubois
consulta amplement ses experts juridiques à Paris158.
149 Déclaration de guerre par ordonnance, Paris, 9 janvier 1719, CUD VIII/2, n°. 3, p. 7-8 ; Manifeste du
Roi de France sur le sujet de Rupture entre la France et l’Espagne (rédigé par Fontenelle) Paris, 8 janvier 1719,
Ibid.,n° 2, p. 3.
150 James Craggs le jeune (1686-1721) à Dubois, Whitehall, 26 novembre 1718 VS, NA, SP, 78, 162, ff.
368r°-400v°.
151 « Je suis prêt à convenir que ces argumens sont aussi sots d’un coté que de l’autre pourvû que vous
conveniez qu’ils sont aussi bons” (Craggs à Dubois, 26 novembre 1718, cité).
152 Tony CLAYDON, Europe and the making of England, 1660-1760, Cambridge, Cambridge UP, 2007.
153 Paul LANGFORD, The Eighteenth Century 1688-1815, London, A & Black, 1976, p. 25.
154 James Stanhope survit à la scission du parti Whig en 1717, domina le cabinet de Georges Ier et était sur
le point de reprendre le brevet de capitaine-général des armées, quand il s’écroula en février 1721. Guillaume Dubois
obtint l’abolition du système de polysynodie établi par le Régent et devint secrétaire d’état des affaires étrangères
(1718), archevêque de Cambrai (1720), puis cardinal (1721) et premier ministre (1723). Guy CHAUSSINANDNOGARET, Le Cardinal Dubois, 1656-1723 ou une certaine idée de l'Europe, Paris, Perrin, 2000 ; Alexandre DUPILET, La
Régence absolue: Philippe d'Orléans et la polysynodie, Seyssel, Champ Vallon, 2011 ; Basil WILLIAMS, Stanhope. A Study in
Eighteenth-Century War and Diplomacy, Oxford, Clarendon Press, 1932.
155 Elisa MONGIANO, "Universae Europae securitas" I trattati di cessione della Sardegna a Vittorio Amedeo II di
Savoia, Torino, Giappichelli Editore, 1995.
156 BOURGEOIS, La diplomatie secrète au XVIIIe siècle, I, p. 285.
157 Une promesse anglaise, fait en marge de l’alliance de Westminster de juin 1716 (cité). Derek MCKAY,
Allies of convenience: diplomatic relations between Great Britain and Austria, 1714-1719, New York, Garland, 1986.
158 Le catalogue de vente de sa bibliothèque, où l’on compte non moins de 4.689 livres juridiques, peut
refléter en partie la richesse de la documentation juridique rassemblée par l’abbé Bignon, conseiller et correspondant
principal. ABBE BIGNON, Bibliotheca Duboisiana. Ou catalogue de la bibliothèque de feu son Eminence Monsieur le Cardinal du
Bois, La Haye, Jean Swart & Pierre de Hondt, 1725 ; Frederik DHONDT, « Kardinaal Dubois door Hyacinthe Rigaud
(1723). Een insider's view op een bibliotheek van de macht in de Grand Siècle », Pro Memorie. Bijdragen tot de
rechtsgeschiedenis der Nederlanden, XVI, 2014, p. 45-54.
17
Le traité de la « Quadruple Alliance159 » du 2 août 1718 affirmait la validité de la renonciation de
Philippe V (art. II) et du duc d’Orléans (art. III), mais allait au-delà, en modifiant également les règles
traditionnelles du droit impérial160. Tout comme les lois fondamentales françaises avaient été écartées par
les renonciations exigées lors du traité d’Utrecht. En Italie, l’arrangement constitutionnel de la paix de
Westphalie n’était pas d’application161. Le droit féodal constituait la base du droit impérial162. L’article V du
traité de Londres semblait confirmer cet état de choses, en déclarant les duchés de Parme, Plaisance et le
grand-duché de Toscane « feudus sacri imperii masculines ». Cependant, le choix du nouveau vassal n’était
pas celui de Charles VI. La descendance masculine et légitime de Philippe V et Elisabeth Farnèse était
désignée à la succession des Farnèse et Médicis. Renonçant ainsi à son droit de nommer un nouveau vassal
à l’extinction des dynasties gouvernantes en Italie (Heimfall), Charles VI s’était soumis à la logique juridique
des diplomates franco-anglais163. Le droit impérial avait implicitement cédé à une solution conventionnelle.
La quadruple alliance appelait ensuite (art. VIII) à un congrès européen pour établir un traité de
paix définitif entre Charles VI et Philippe V. Le Régent et Georges Ier purent se positionner comme
médiateurs, garants et parties contractantes à la fois. Les deux principaux prétendants à la couronne
d’Espagne n’avaient pas conclu d’accord direct au congrès d’Utrecht (1712-1713). L’empereur avait décidé
de continuer la confrontation armée, mais dut se satisfaire d’un accord très similaire à la paix de Rastatt164.
En 1722, des délégations des principales puissances en Europe, hormis la Scandinavie et les Pays-Bas
Septentrionaux, s’assemblèrent à Cambrai. Le congrès s’éternisa, s’amusa surtout, selon ses détracteurs165,
et ne fonctionna que pendant une année, à partir de décembre 1723. Cependant, les nombreux documents
laissés par les délégations française166 et anglaise167 montrent toute la virtuosité juridique des diplomates
Polwarth et Withworth ou encore Morville (futur secrétaire d’État des affaires étrangères) et SaintContest, constamment aux prises avec leurs homologues impériaux Windischgrätz et Penterriedter. Deux
chantiers s’imposaient : premièrement, ramener les délégations espagnole et impériale à l’intégration
conséquente de l’accord d’Utrecht, en appliquant leur logique générale au contentieux bilatéral restant,
159 Traité d’alliance entre Charles VI, Louis XV et Georges Ier, ouvert à l’accession des États-Généraux,
Londres, 2 août 1718, CUD VIII/2, nr. CCII, p. 532-541. Ce traité fut la copie du traité bilatéral franco-anglais
conclu
le
18
juilllet
1718
(Base
des
Pactes,
http://www.diplomatie.gouv.fr/traites/affichetraite.do?accord=TRA17180005). L’alliance se voulait « quadruple »,
comme Dubois et Stanhope espéraient rallier la République des Provinces-Unies à l’intervention multilatérale contre
l’Espagne. Cependant, la Hollande préféra tirer profit du commerce avec tous les belligérants, au grand dam des
Anglais et Français, qui se voyaient privés d’un commerce considérable avec l’Espagne et ses colonies. Le duc de
Savoye, dont le royaume de Sicile fut envahi par l’Espagne, décida d’adhérer à la fin de l’année, mais ne remplaçait
pas les Provinces-Unies (Acte de Londres du 18 novembre 1718, acte de Paris du 8 octobre 1718, acte de Vienne du
18 novembre 1718, acceptant l’accession de la Savoye à la Quadruple Alliance, CUD VIII/1, n°. CCVI, p. 549-551).
160 Heinhard STEIGER, « Völkerrecht versus Lehnsrecht ? Vertragliche Reglungen über reichsitalienische
Lehen in der Frühen Neuzeit’ », L’Imperio e l’Italia nella prima età moderna/Das Reich und Italien in der Frühen Neuzeit, éd.
Matthias SCHNETTGER et Marcello VERGA, Bologna/Berlin, 2006, p. 115-152.
161 Matthias SCHNETTGER, « Das Alte Reich und Italien in der Frühen Neuzeit », Quellen und Forschungen aus
Italienischen Archiven und Bibliotheken, LXXIX, 1999, p. 344-420; Rüdiger Freiherr von SCHÖNBERG, Das Recht der
Reichslehen im 18. Jahrhundert. Zugleich ein Beitrag zu den Grundlagen der bundesstaatlichen Ordnung, Heidelberg/Karlsruhe,
Müller, 1977.
162 Karl Otmar VON ARETIN, Kaisertradition und österreichische Grossmachtpolitik (1684-1745), Stuttgart, KlettCotta, 1997, p. 356.
163 Frederik DHONDT, « La représentation du droit dans la communauté des diplomates européens des
« Trente Heureuses » », Revue d’Histoire du Droit, LXXXI, 2013, p. 595-620.
164 Derek MCKAY, « Bolingbroke, Oxford and the defence of the Utrecht Settlement in Southern Europe »,
English Historical Review, LXXXVI, apr. 1971, p. 264-284.
165 Mémoires pour servir à l'histoire du Congrès de Cambrai, s.l., 1723 ; Eugène BOUDY DE LESDIN, Mémoires
chronologiques, contenant ce qui s'est passé de plus remarquable à Cambrai et aux environs depuis la réunion de cette ville à la France
sous Louis XIV (1677) jusqu'en 1753, Cambrai, J. Chanson, 1837 ; M. STARKEY, « La diplomatie britannique au
congrès de Cambrai (1722-1725) », Revue d'histoire diplomatique, LXXXV, 1971, p. 98-115 ; Karl-Heinz LINGENS, «
Kongresse im Spektrum der Friedenswahrenden Instrumente des Völkerrechts », Zwischenstaatliche Friedenswahrung in
Mittelalter und früher Neuzeit, éd. Heinz DUCHHARDT, Köln, Bölhau, 1991, p. 205-226.
166 AMAE, M&D, France, t. 484-489.
167 NA, SP, 78, t. 171-176.
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ensuite, établir un nouvel équilibre en Italie, en déterminant le statut juridique des futurs ducs de ParmePlaisance et du grand-duc de Toscane, invitant ainsi à la discussion deux siècles de contentieux juridique
italien168. Vu l’impossibilité d’imposer sa vision par la force, Philippe V, hanté par le désir de revenir en
France, dut abandonner progressivement ses espoirs. En 1729, Marie Leczynska donna naissance à un
Dauphin. Le dialogue diplomatique mené par les médiateurs franco-anglais ne fut pas seulement politique,
mais était avant tout teinté de questions et arguments de droit. Tout l’édifice des traités de garantie était
construit pour conserver la stabilité, et donc les renonciations de 1712 et 1713.
Conclusion
La relation entre droit international et droit interne relève d’une controverse éternelle sur la nature de la
souveraineté169. Il est de notre avis que ce rapport est tout aussi déterminant pour comprendre la fin de la
guerre de succession d’Espagne et les décennies suivantes. Pour appréhender les catégories conceptuelles
des contemporains, il faut élargir le périmètre de la normativité, afin d’apercevoir et d’intégrer le
pluralisme juridique de l’époque moderne, la nature des règles implicites de la diplomatie entre États et les
limites bien réelles de la souveraineté au début du XVIIIe siècle, qui privait des discours autoréférentiels et
fermés de droit constitutionnel de toute pertinence pratique.
Les blocages ne se situent pourtant pas seulement au niveau de l’étude isolée du droit public
interne. Notre regard sur le droit des gens du début du XVIIIe siècle a souvent été influencé par la
doctrine, sans faire la critique essentielle des auteurs en question. Tout d’abord, force est de constater que,
de 1700 à 1725, « aucun auteur majeur du droit international est anglais, français ou autrichien170 ». Emer
de Vattel (1714-1767), auteur sans doute le plus influent 171, ne mentionne que brièvement quelques
épisodes du Grand Siècle, sans jamais expliciter ou argumenter ses choix souvent partisans, anti-français et
protestants172. Gaspard Réal de Curban (1682-1752)173, auteur moins connu, considéré comme un simple
« compilateur » ou un penseur peu original au siècle des Lumières, traite cependant le conflit de façon
beaucoup plus élaborée, en rattachant les grandes questions du droit des traités ou du droit de la guerre à
des épisodes précis. Si nous avons traité Réal et son analyse ailleurs et qu’il ne serait pas pertinent d’y
revenir en détail, il importe cependant de souligner que l’auteur attachait beaucoup d’importance à la
question des renonciations. Réal déplore le non-respect des traités de partage174, et souligne l’erreur de
maints jurisconsultes français. Dans la lignée de Bodin, ils se seraient réfugiés dans la théorie de l’usufruit
du monarque sur la Nation, lui ôtant la capacité de disposer de parties du royaume, même par traité. Ainsi,
Jean ROUSSET DE MISSY, Les intérêts présens des puissances de l'Europe, Fondez sur les Traitez conclus depuis la
Paix d'Utrecht inclusivement, & sur les Preuves de leurs Prétentions particulieres, La Haye, Adrien Moetjens, 1733.
169 Georges SCELLE, Manuel élémentaire de droit international public : avec les textes essentiels, Paris, DomatMontchrestien, 1943 ; Hans J. MORGENTHAU, La Réalité des normes, en particulier des normes du droit international.
Fondements d'une théorie des normes, Paris, PUF, 1934 ; Jack L. GOLDSMITH et Eric A. POSNER, The limits of international
law, New York, Oxford University Press, 2005; Robert HOWSE et Ruti TEITEL, « Beyond Compliance: Rethinking
Why International Law Really Matters », Global Policy, 1, May 2010, p. 127-136.
170 Jean Matthieu MATTEI, Histoire du droit de la guerre, 1700-1819: introduction à l'histoire du droit international :
avec une biographie des principaux auteurs de la doctrine internationaliste de l'Antiquité à nos jours Aix-en-Provence, PUAM,
2006, p. 52.
171 Emmanuelle JOUANNET, Emer de Vattel et l'émergence doctrinale du droit international classique, Paris, Pédone,
1998.
172 Frederik DHONDT, « History in Legal Doctrine. Vattel and Réal de Curban on the War of the Spanish
Succession », Acta van het Belgisch-Nederlands Rechtshistorisch Colloquium, éd. Dave DE RUYSSCHER, Brecht DESEURE,
Kaat CAPELLE, Maarten COLETTE et Gorik VAN ASSCHE, Antwerpen, Maklu, à paraître.
173 Jean-Louis MESTRE, « La science du gouvernement de Gaspard de Real », Colloque de Toulouse des 22 et 23
octobre 1982: États et pouvoir, la réception des Idéologies dans le Midi, Association Française des Historiens des Idées Politiques, éd.
Aix, PUAM, 1982, p. 101-115. Je réfère au travail biographique de Fanny SIAM, "Une soumission éclairée n'en est que plus
prompte et plus sincère" : souveraineté et bonheur public chez le jurisconsulte Gaspard de Réal de Curban (1682-1752) (diss. lic.),
Genève, Université de Genève, 2000.
174 REAL DE CURBAN, La science du gouvernement, II, p. 101-102 : « Plus heureuse mille fois la France, si le feu
Roi avoit pû faire exécuter le Traité de partage! […] Si cet exemple, qu’ont donné les Traités d’Utrecht, de Bade, &
de Rastadt, prouve quelque chose, c’est que les renonciations à la future succession d’un Etat Souverain sont
bonnes. »
168
19
un Roi de France n’aurait pas pu obliger son successeur à respecter les obligations contractées par
traité175 : « c'est une erreur, qui vient de ce que ce Jurisconsulte raisonnoit, dans une matière du Droit des
Gens, sur les principes du Droit Civil qui n'y ont aucune application ». Ou, dans les mots d’Alfred
Baudrillart : « si la loi de succession eût été invariablement observée en France, les Bourbons n’eussent
régné, ni à Paris, ni à Madrid176. »
Frederik Dhondt
Chargé de recherches du Fonds de la Recherche Scientifique – Flandre (FWO)
Institut d’histoire du droit, Université de Gand
Chercheur invité, Institut des Hautes Études Internationales et du Développement (Genève)
175
176
REAL DE CURBAN, La science du gouvernement, V, p. 620.
BOURGEOIS, La diplomatie secrète au XVIIIIe siècle, I, p. 169.
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