Le non-dit de la caricature
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Le non-dit de la caricature
1 Le non-dit de la caricature Marc Weitzmann, écrivain 18 janvier 2015 Qu’est-ce qu’une caricature ? Une manifestation de la liberté d’expression ? Ou bien, plutôt, le signe que quelque chose ne parvient pas à se dire, la manifestation d’une tension paradoxalement niée par son illustration carnavalesque, délibérément immature, anti-symbolique ? « On fait porter sur nos épaules une charge symbolique qui n’existe pas dans nos dessins, et qui nous dépasse un peu », disait ainsi aux Inrocks le dessinateur Luz, le 10 janvier. « Je fais partie des gens qui ont du mal avec ça. C’est formidable que les gens nous soutiennent, mais on est dans un contresens absolu de ce que sont les dessins de Charlie. » C’est dur d’être aimé par des cons, le documentaire de Daniel Leconte sur Charlie Hebdo qui ressort cette semaine, et qu’il faut revoir à la lumière de ce qui vient de se produire, montre très bien comment c’est un meurtre - un meurtre, et non l’envie de se faire plaisir - qui a poussé le magazine, alors dirigé par Philippe Val, à publier, en 2006, les caricatures de Mahomet conduisant au procès qui devait désigner son équipe comme une cible. Ce meurtre fut celui du polémiste et cinéaste Théo Van Gogh égorgé par un islamiste. Théo Van Gogh venait de finir un court métrage dénonçant la condition de la femme en islam lorsqu’il a été atteint de huit balles ; encore conscient, il a pu voir son agresseur l’achever en le décapitant presque avant de lui planter son couteau dans la poitrine. Il était 9 heures du matin, dans une rue du centre-ville d’Amsterdam, le 2 novembre 2004. Deux autres passants ont été blessés par les tirs. Aussitôt après, le journal néerlandais Jyllands Posten lançait un concours de caricatures sur l’islam, et le film de Leconte montre comment ces caricatures, une fois manipulées puis diffusées sur le Net par des groupes islamistes, provoquèrent devant les ambassades occidentales installées dans le monde musulman des manifestations d’une violence telle que, à Bruxelles, une Union européenne timorée s’effraya, s’excusa au nom du continent tout entier, et désavoua le journal. C’est alors, et alors seulement, parce que les structures politiques cédaient devant le meurtre, la peur, et la manipulation, que plusieurs journaux occidentaux décidèrent de reproduire les dessins du Jyllands Posten en signe de solidarité. Ceux qui s’y risquèrent dans la France de Jacques Chirac furent immédiatement sanctionnés : France Soir (où le rédacteur en chef se vit sur le champ licencié) ; l’Express, où Dassault, propriétaire, vendit, affolé, le titre après la démission de son rédacteur en chef Denis Jeambar - et Charlie Hebdo, qui, sans doute parce qu’il était le plus faible, prit de plein fouet une action judiciaire intentée par deux associations musulmanes et la Grande Mosquée de Paris, mais en réalité pilotée depuis l’Elysée par Jacques Chirac. Le but de Chirac était double : calmer les Saoudiens, avec lesquels la France et Marcel Dassault négociaient à l’époque la vente d’avions Rafale, et montrer à la « communauté musulmane » qu’on la prenait en compte. Voilà ce que montre avec une clarté que les événements rendent d’autant plus cruelle, le film de Leconte. 2 Il y a fort à parier, peut-on ajouter, que l’envoyé personnel de Chirac dans cette histoire, l’avocat Francis Szpiner, n’eut d’autre tâche - quelque peu néocoloniale, pour le coup - que de représenter des associations musulmanes dont il devait s’assurer qu’elles ne gagneraient pas : realpolitik mise à part, les principes républicains devaient être respectés, si bien que l’issue de ce procès ne pouvait pas vraiment faire de doute. Mais n’est-ce pas ici que le statut ambigu de la caricature apparaît en pleine lumière ? N’est-ce pas ce qui explique le mélange bizarre, perceptible pour qui se trouvait sur place, de profondeur dans les débats et de bonne humeur enfantine aux audiences ? Si légalement Charlie ne risquait pas grand-chose, l’existence même de ce procès le désignait aux masses musulmanes comme le symbole du blasphème. « Pour moi, entend-on dire dans le film Elisabeth Badinter, peut-être la seule à avoir perçu l’aspect tragique de ce qui se nouait, en vérité, dans le hors-champ de ce jeu social trop sophistiqué, les gens de Charlie sont des héros. Parce qu’ils savent, nous savons tous aujourd’hui qu’un malheur peut arriver. Ce n’est pas un fantasme. Nous le savons. » Il est probable que « les gens de Charlie » ne le savaient pas tant que ça. Comment l’auraient-ils pu ? Ils étaient dans le non symbolique ! Par la suite - quand les menaces se multiplièrent, quand ils y répondirent par d’autres dessins qui les faisaient paraître « islamophobes » obsessionnels à leurs amis de gauche -, se virent-ils happés par la spirale de l’isolement ? Le cirque médiatique était clos. Ils étaient protégés par les flics. Et puis les islamistes non plus ne connaissent pas le symbolique. Lorsqu’une bombe incendiaire détruisit leurs locaux, Il fut plus ou moins admis qu’ils l’avaient bien cherché. Non, ils n’étaient plus si drôles. Ils étaient devenus, en d’autres termes, comme les juifs. Question : comment définir l’état d’une société qui se choisit pour symbole un nonsymbole - et prend pour expression de la liberté ce qui est surtout le signe d’un blocage ? Et n’est-ce pas cette contradiction que l’on a vue à l’œuvre dans l’espèce de somnambulisme béat de certains slogans dans la manifestation de dimanche ? Dans l’emphase mise sur les seules victimes de Charlie Hebdo ? Comme si rien n’était plus urgent que de faire planer sur ces jours de terreur l’esprit enfantin du journal. C’est ainsi que dimanche soir sur France 2, Nagui et Anne-Sophie Lapix semblaient célébrer en chanson, et dans la bonne humeur, l’assassinat de 17 personnes en trois jours. Comment un pays grandit-il ? Dans ce kitch - ou bien dans la part la plus spontanée et tragique de la manifestation du 11 janvier ? Dans l’expression des conflits et déchirements qui affleurèrent sans fards ce jour-là. Je me souviens d’une altercation brève, mais violente, au beau milieu du cortège, entre une jeune musulmane hurlant sa colère face à deux hommes non moins musulmans qui venaient de lui déchirer son panneau « Pas en mon nom », frappant son mari au passage ; de cette mère de famille en hijab, un drapeau français à la main, manifestante elle aussi, qui lui est venue en aide. De ces juifs rassemblés la veille, à Vincennes, en face du magasin casher attaqué, et qui, lorsqu’un groupe de jeunes du Betar se mit à les invectiver et entonner la Hatikva (l’hymne israélien) sur un rythme martial, les repoussèrent, amicalement mais fermement, aux accents de la Marseillaise. Comment un pays se combat-il lui-même ? Comment combat-il sa peur et sa langue de bois, sa culpabilité mal placée tant vis-à-vis des juifs qu’à l’endroit des musulmans - comment réapprend-il à se raconter ? C’est sur cette question que l’avenir à court terme va se jouer, sur la capacité du pays à nommer les conflits pour ce qu’ils sont. ***