Pepe Beunza.livre - IRNC, Institut de recherche sur la Résolution
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Pepe Beunza.livre - IRNC, Institut de recherche sur la Résolution
PORTRAIT D’UN INSOUMIS : Pepe BEUNZA L’odyssée carcérale du premier objecteur de conscience espagnol Ce livre a été édité par le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) en juillet 2010 La présentation de ce livre, avec photo de la couverture, figure sur le site du MAN: http://nonviolence.fr/spip.php?article587 Note sur la présente édition Vous allez lire une version abrégée et traduite d’un livre de Pedro Oliver Olmo, historien espagnol, actif durant les années 1980 dans le mouvement des objecteurs de conscience et condamné en 1993 pour insoumission. Cet ouvrage est paru en 2000 aux éditions Virus Editorial sous le titre La Utopía Insumisa de Pepe Beunza. Nous en avons sélectionné des extraits pour pouvoir le traduire et le publier sous sa forme actuelle. Un entretien avec Pepe Beunza datant de 2007 vous est ensuite proposé afin de relier sa lutte et celle des premiers objecteurs présentée dans ce texte avec le temps présent, à travers ses multiples prolongements et transformations ultérieures. Les lecteurs seront peut-être surpris de rencontrer le terme de «désobéisseur» dans le texte. Ce substantif est venu récemment enrichir la langue française, comblant un manque criant pour désigner l’attitude des personnes qui revendiquent un acte de désobéissance civile.1 Les passages entre crochets sont des résumés de passages plus longs qui ont été retranchés de la traduction pour favorise la fluidité de la lecture. Toutes les notes sur le texte sont de Marie Milesi, celles sur l’entretien sont de Guillaume Gamblin. Fructueuse lecture. Le collectif éditorial. 1 Voir Muller Jean-Marie, « Vous avez dit « désobéisseur » ? », in Alternatives non-Violentes n°142, mars 07, www.anv-irnc.org . Introduction La désobéissance civile n’a peut-être jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui en France. En témoigne la multiplicité des luttes qui utilisent et revendiquent cette modalité de l’action non-violente, des Faucheurs Volontaires d’OGM, au Réseau Education Sans Frontières, en passant par les Déboulonneurs de publicité. Mais parallèlement les luttes autour de la critique et du refus de la défense armée ont rarement été aussi peu actives que depuis une dizaine d’années…. Le combat pour l’objection de conscience a été présent durant la plus grande partie du XX° siècle, depuis la Première Guerre Mondiale (ayant donné naissance à l’Internationale des Résistants à la Guerre) jusqu’au tournant du III° millénaire qui a sonné la fin de la conscription obligatoire en France (1997), en Espagne (2002) et ailleurs. Mais si la lutte pour l’objection de conscience n’est plus d’actualité aujourd’hui, c’est qu’elle a marché ! C’est donc sur elle plus que sur d’autres qu’il est intéressant de se pencher pour en tirer stratégies et force. D’autant plus que la lutte contre les politiques de défense basées sur l’option militaire et nucléaire, et contre la militarisation de la société qui irrigue les politiques sécuritaires européennes, reste d’une brûlante actualité. Le récit conté ici témoigne des débuts de la lutte pour l’objection de conscience par la désobéissance civile dans l’Espagne des années 70, alors plongée sous le régime dictatorial et militariste de Franco. Il aura fallu une audace difficilement imaginable au premier homme qui s’est levé dans la foule des appelés pour dire « Non ! » en expliquant les raisons politiques de son choix contestataire et en l’assumant. Pourquoi revenir sur cette histoire quelques quarante ans plus tard ? C’est Pepe Beunza luimême qui y répond dans l’entretien qui constitue la seconde partie de cet ouvrage : il n’y a rien de plus fragile qu’une démocratie, du jour au lendemain un gouvernement pourra nous demander de marcher de nouveau « au pas » pour « tuer notre prochain ». Il n’est alors pas inutile de connaître l’histoire des résistances. Plus encore, la lutte pour l’objection de conscience a finalement été victorieuse, et il est intéressant d’analyser comment a débuté et s’est développé un mouvement populaire qui a pu remporter une victoire politique d’importance, pour pouvoir s’en inspirer. Dans une époque vouée à l’immédiateté, il n’est pas inutile enfin de découvrir comment la durée et la persévérance ont été des ingrédients essentiels pour avancer dans ce combat. Quel intérêt peut avoir ce récit d’une lutte espagnole pour un public francophone ? L’histoire de Pepe Beunza est à inscrire plus que beaucoup d’autres dans l’histoire européenne de la non-violence. Il n’est pas rare de croiser des militants Français, Suisses, Allemands qui témoignent des actions et de la marche européenne en soutien au premier objecteur de conscience espagnol comme d’une étape marquante de leur parcours militant. Cette histoire est aussi la nôtre. Enfin, dire « Non » est une chose si difficile quand on se trouve face à une autorité qui impressionne ou à une puissance qui terrorise, qu’il est toujours utile de s’entraîner à prononcer ces trois lettres qui peuvent changer le cours de l’histoire. 1 Puisse ce témoignage encourager la mise en synergie de la dynamique actuelle de désobéissance civile non-violente avec le combat pour une défense sans nucléaire et pour une société sans armée. Fructueuse lecture. 2 Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Pedro Oliver Olmo Traduction de Marie Milesi Adaptation de Guillaume Gamblin, relecture de Claire Leservoisier 3 PRÉSENTATION Après plus de deux siècles de service militaire obligatoire, la démilitarisation a encore du chemin à parcourir. En Espagne, en 2002, la fin du service militaire a été un motif de soulagement et de fête. Puisse ce livre servir à la reconnaissance des efforts de toutes les personnes qui l’ont affrontée, comme un hommage à la mémoire de ses nombreuses victimes, et nous donner courage, à nous tous qui continuons à œuvrer pour un monde sans armées. Voici l’histoire de José Luis Beunza, plus connu sous le nom de Pepe Beunza. Elle a eu lieu à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Bien entendu, la gloire de cet homme n’a pas traversé les siècles et les continents. Il ne figure pas, et ne figurera pas parmi les gens « célèbres ». Ils n’étaient pas si nombreux, ceux qui luttèrent à ses côtés, dans ce qui devint son expérience politique la plus authentique : celle d’être le premier Espagnol dans l’histoire récente de la désobéissance civile à l’armée. Il a été le premier objecteur de conscience antimilitariste dans les casernes militaires de Franco ; c’est pourquoi il a souvent été invoqué par les nombreuses personnes qui ont suivi son chemin. Cette histoire, celle que je commence maintenant à raconter et à commenter, se termine en 1974. Il restait encore à Franco de longs mois de vie agonisante... Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 4 PREMIERE PARTIE Les origines et la préparation de l’objection de conscience Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 5 1. Le fil ténu d’une mémoire historique : Du commandement : «Tu ne tueras point » à l’antimilitarisme En 1971, Pepe Beunza apportait un monde nouveau de possibilités à l’antimilitarisme, mais il renouait en même temps avec une vieille histoire de revendications qui, en Espagne, avait été largement partagée : « A bas le service militaire ! ». Au XIXe siècle, ce cri était populaire et majoritaire. On l’entendait de plus en plus fort, de village en village, en Catalogne et en Navarre, en Andalousie, dans les Asturies et en beaucoup d’autres endroits. En 1871, au commencement du mouvement socialiste et libertaire, les forces politiques républicaines prônant des idéaux de rupture démocratico-libérale, réussirent à rassembler plus de 40 000 personnes à Madrid pour exiger la fin des recrutements forcés (quintas) et l’abolition totale de ce que l’on appelait depuis longtemps la « contribution du sang ». Il est important de retrouver cette image oubliée parce que jamais autant de gens ne se réunirent contre le service militaire obligatoire. Plus de cent ans après, entre 1994 et 1995, une sensibilité antimilitariste à la fois nouvelle et ancienne a éclaté chez beaucoup de gens ; ils sont descendus dans la rue pour crier contre le service militaire, contre les armées et pour les insoumis prisonniers. A cette période, la plus grosse manifestation a rassemblé plus de 15 000 personnes à Pampelune. Pour préparer son objection de conscience, Pepe Beunza a trouvé ses inspirations intellectuelles dans une longue tradition. Personnellement, depuis toujours et jusqu’à aujourd’hui, il a donné un véritable contenu contemporain à un commandement évangélique aussi peu respecté qu’il est connu : « Tu ne tueras point ». C’est avec ces quatre mots qu’il a commencé à tisser la trame de sa pensée non-violente. « Tu ne tueras point ! » Récemment, au cours d’une émission de télévision que présentait Javier Sardá, je l’ai beaucoup répété aux participants, non parce que je n’avais pas d’arguments, mais parce que dire « tu ne tueras point », c’est dire beaucoup. C’est un argument aussi bref qu’incisif, qui donne à réfléchir. Il était choquant mais nécessaire de répéter « Tu ne tueras point ! Tu ne tueras point ! » parce que la situation dans les Balkans semblait amener beaucoup de gens à employer des arguments qui justifiaient la guerre et les bombardements de l’OTAN. C’est pourquoi j’ai voulu défendre un principe éthique, un seul, le plus important : tuer, c’est tuer, et rien ne doit le justifier. C’est comme cela que je l’expliquais déjà en 1971. Je parlais de la non-violence en m’appuyant sur le « Tu ne tueras point ! », non seulement parce que je crois à sa supériorité éthique, mais aussi parce qu’au sein d’une civilisation guerrière qui en est venue à fabriquer la bombe atomique il n’y a pas d’autre possibilité : pour résoudre les conflits et pour se révolter contre les injustices, la nonviolence est l’option la plus saine du point de vue moral, et aussi la plus intelligente. Dans sa recherche d’une rationalité et d’une pédagogie qui permettraient de construire des propositions de désobéissance civile antimilitariste et non-violente, ce qui a le plus aidé Pepe Beunza est un recueil de textes et de témoignages de Thoreau, Tolstoï, Bertrand Russell et quelques autres, surtout Gandhi et l’un de ses disciples, Lanza del Vasto (en plus de l’écho des expériences et des discours de Martin Luther King, de l’Italien Danilo Dolci, du leader chicano César Chavez, de l’évêque brésilien Helder Camara, etc.). Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 6 Idéaux mis à part, d’un point de vue historique, l’engagement de Pepe Beunza renouait avec les proclamations de la Première République espagnole qui, en 1873 (même si c’était éphémère), avait aboli les recrutements impopulaires en lien avec l'infortuné internationalisme pacifiste de la Deuxième Internationale. Il rappelait la dénonciation radicalement antimilitariste de l’anarchiste andalou Fermín Salvochea et se sentait héritier des jeunes et des femmes qui, en 1909, au début de ce que l’on appellerait « la Semaine Tragique de Barcelone », protestèrent avec colère contre le service militaire et se couchèrent sur les voies ferrées pour empêcher que les réservistes soient emmenés à la guerre du Maroc. Enfin, en 1931, le fougueux parlement catalan exigeait l’abolition de ce qu’il préférait encore dénommer les « contributions du sang ». C’est à toutes ces sources qu'a puisé notre jeune désobéisseur pour former sa base idéologique. On pourrait présenter d’autres témoignages qui rendraient bien compte de l’évolution historique d’un certain antimilitarisme traditionnel de l’Espagne moderne contemporaine. Cependant, ceux que j’ai évoqués sont éloquents et suffisent pour comprendre que Pepe Beunza semait des graines nouvelles sur un sol de protestations anciennes. Il incorporait au répertoire classique de l’antimilitarisme des techniques de désobéissance civile. Ces nouvelles formes d’engagement individuel et collectif ont ouvert la voie à une démilitarisation des mentalités et des sociétés et à l’objection de conscience. Pepe Beunza luttait contre le service militaire obligatoire au moyen de stratégies novatrices mais, dans son esprit, il reflétait une mémoire historique antimilitariste largement oubliée. 2 . Fils et petit fils de carlistes navarrais Jamais l’avocat et dirigeant carliste navarrais, Don Joaquín Beunza, n’aurait pu imaginer que l’un de ses petits-enfants, issu de son sang et élevé dans la plus pure tradition, allait devenir le « premier catholique espagnol » à refuser le service militaire obligatoire et à endurer des peines ignominieuses pour cette indiscipline. Quoi qu’il en soit, le grand père Joaquín disparut de la scène longtemps avant la naissance de Pepe. Au moment du coup d'Etat du 18 juillet 1936, les Républicains s’emparèrent du politicien traditionaliste, le mirent en prison et le fusillèrent le 4 septembre 1936. Don Daniel Beunza, le fils de Joaquín et le père de Pepe, lui aussi carliste2, avait pris part avec enthousiasme au mouvement insurrectionnel des « réquétés » (les volontaires carlistes) navarrais. En 1936, Daniel Beunza partageait avec de nombreux traditionalistes et gens de droite la même hostilité aux changements et aux réformes. Il était dans le camp de ceux qui souhaitaient à tout prix que la République espagnole garantisse un Etat catholique, sans divorce, et les valeurs les plus conservatrices à l’égard des femmes, sans liberté d’enseignement, avec des crucifix dans les écoles, sans réforme agraire et, surtout, sans le moindre risque d’une révolution sociale de type moderne et étranger, libérale, libertaire, socialiste ou, pire, bolchevique. 2 Le carlisme est une tendance politique royaliste espagnole Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 7 Tout indique que Daniel Beunza embrassa progressivement des idéaux démocratiques. Dans les lettres qu’il écrivait à son fils, on remarque la constance d’un christianisme pacifiste de plus en plus critique envers la hiérarchie catholique. Son fils se rappelle que chez son père il a trouvé de la tolérance, du respect et même finalement du soutien, dont il lui fut très reconnaissant lorsqu'il mit en pratique ses projets de désobéissance civile. 3. Sur le territoire des premiers rêves Lorsqu’il était au lycée, à Valence, Pepe faisait partie des boy scouts. Il se sentait chrétien. En 1965, avant d'entamer des études d’ingénieur technique agricole, âgé de 17 ans, il a travaillé bénévolement à la léproserie de Fontilles pendant trois semaines. Il a ensuite participé aux campagnes d’alphabétisation du quartier du Cristo et dans des collectifs de gitans, à Valence. Progressivement, il élargissait son regard critique, notamment en 1965, lorsqu’il voyagea pour la première fois en France en auto-stop. Pendant un autre voyage en France, il entendrait parler des expériences des objecteurs de conscience. Cet adolescent désireux de propager sa philanthropie, était imprégné de catholicisme social. Les expériences de ce premier voyage ont rendu son christianisme plus ouvert et protestataire. En 1966, il franchit le pas de prendre son premier engagement politique. Sa promotion l’élut conseiller du Syndicat Démocratique des Etudiants puis, il fit partie de la Junte Permanente de District Universitaire. Le Syndicat Démocratique des Etudiants était très important, notamment à Madrid, à Barcelone et dans d’autres grandes villes universitaires. En 1967, c’est à Valence que s'est produite la rupture définitive avec le syndicalisme étudiant officiel d’inspiration fasciste. Comme beaucoup d’autres, il a commencé un chemin parsemé d'occupations, d'assemblées, de manifestations et de détentions policières. Pendant l’année universitaire 1967-1968, il a été délégué de sa promotion et sous-délégué de l’école. Il avait 21 ans. Cette fois, encore en autostop, il a voyagé en Hollande pendant les vacances de Noël et en France à Pâques. Là-bas, il a fait la connaissance d’un « groupe d’anarchistes non-violents » dont les idées et les méthodes l’ont influencé de façon décisive et lui ont permis de se familiariser avec certaines idées du mouvement de Mai 1968. Il était jeune et semblait plein d’enthousiasme. N’oublions pas, cependant, que la plupart du temps il était seul et isolé. Autour de lui, pas grand chose ne le stimulait ni ne l’aidait à mettre en marche l’objection de conscience. En 1967, Pepe a dû surmonter l’épreuve de la mort de sa mère qu’il aimait beaucoup. 4. Une opposition divisée Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 8 Il n’est pas vrai, dans l’ensemble, que l’hostilité à Franco unissait les forces d’opposition. Beaucoup de gens ont vécu des expériences unitaires mais, objectivement, si l’opposition luttait contre le régime, elle le faisait également contre elle-même. Il est évident que le centralisme démocratique des léninistes ne devait en rien paraître démocratique aux démocrates, que l’élitisme avant-gardiste des uns soulevait l'hostilité des partisans d’une assemblée et que les minorités engagées dans la lutte armée ou dans « l’agitation armée » se réclamaient d’idéologies qui n’avaient rien en commun (le nationalisme basque de ETA, le communisme libertaire du MIL, le marxisme stalinien du FRAP, etc.). Ils étaient pourtant nombreux à se rejoindre dans la demande de certaines libertés formelles. Il y avait une opposition qui prétendait à un nouvel ordre idéologique comparable aux autres démocraties européennes. Pourtant, dans les rues, sur les lieux de travail et dans les universités, ceux qui en majorité agissaient et défiaient le régime prouvaient qu’ils étaient des sortes d’authentiques « sujets révolutionnaires », avec des idéaux qui s’affrontaient (comme le marxisme et l’anarchisme), avec des déclarations menaçantes pour les différentes idéologies socio-démocrates ou bien avec des références géopolitiques contraires au modèle de société capitaliste (le Cuba de Castro, la Chine de Mao, l’URSS et même l’Albanie des staliniens). 5. Valencia 1967 - 1971 : Les premiers pas d’une objection subversive A la fin des années soixante, les initiatives ouvertes, participatives et pacifiques, comme celles des Commissions Ouvrières et du mouvement étudiant, se trouvaient face à un avenir très compliqué. Il semblait qu’après des décennies de dictature, de s’être tant battus avec autant d’imagination que de nécessité, revenaient les temps durs. Que, peut-être, seule la force pourrait venir à bout de la résistance du franquisme. En effet, pour les révolutionnaires de gauche, les stratégies basées sur des techniques non-violentes étaient niaises et mollassonnes. On peut aisément imaginer qu’à la fin des années soixante, les esprits n’étaient pas prêts à se demander pourquoi, des dizaines d’années auparavant et dans des circonstances elles aussi très difficiles, le célèbre Gandhi avait dit que la non-violence est l’arme de ceux qui sont authentiquement forts. Pepe Beunza dit que « c’était l’époque du Che Guevara, et la gauche en Espagne n’avait pas la tête à ça. Mais comme c’était aussi le moment de Martin Luther King, les propositions et les techniques non-violentes n’étaient pas des idées mal vues ». Cependant, bien que, dès le début, il voulait avoir avec la gauche une relation aussi bonne que possible, son objection devait naître et grandir par elle-même, en marge de cette gauche-là. Quand j’étais en prison, je me rappelais souvent comment cette si grande histoire avait commencé, pour moi en 1967. Avec un groupe d’amis de l’Université de Valence, nous avions formé un groupe de soutien à l’objection de conscience et nous consacrions notre temps à faire des interventions, à donner de l’information. C’était un sujet complètement inconnu. Nous avions envoyé des lettres, signées personnellement, à l’Etat-Major, pour Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 9 demander que le droit à l’objection de conscience soit reconnu. Visiblement, cela n’était pas encore dangereux, car les réponses que nous avions reçues nous avaient donné espoir. Ce groupe a participé à des réunions avec des objecteurs français, suisses et belges. C’était la seule manière de se tenir au courant et de commencer à faire quelque chose en Espagne. Pepe Beunza est allé faire les vendanges en France et a travaillé avec des objecteurs qui l'ont renseigné, conseillé et soutenu dans son envie de ne pas faire l’armée. Le mentor de nombreux partisans de la désobéissance civile, qui allait devenir un grand ami de Pepe Beunza, était Lanza del Vasto. Il avait fondé en France la Communauté de l’Arche. C’est dans ses campements de non-violence que se formèrent Pepe Beunza et les très rares promoteurs espagnols de l’objection de conscience pendant le franquisme. 6. La lutte étudiante et l’entraînement à la désobéissance Faire partie du mouvement étudiant garantissait à Pepe Beunza un « plus » de crédibilité dans l'esprit de nombreuses personnes. Les luttes de ces années-là ont été pour lui comme un laboratoire, un camp d'entraînement. Il a acquis des méthodes pour pouvoir ensuite exercer une désobéissance responsable. Avant de commencer son odyssée carcérale en tant que prisonnier de conscience, il a été arrêté à plusieurs reprises et emmené au commissariat. C'était un étudiant critique et engagé dans l'opposition au franquisme. Il semble que la police ne considérait pas que l'activité de Pepe Beunza fût très dangereuse. En janvier 1969, on avait promulgué l'état d'exception. Pepe Beunza s'est réuni dans un bar de Valencia avec au moins quinze personnes, dont la plupart faisaient partie du groupe de soutien à l'objection, afin de préparer un gros « tractage » pour dénoncer les nombreuses arrestations qui avaient lieu à ce moment-là. A cause d'un mouchardage, tout ceci s'est terminé en débandade, avec des coups et des arrestations, et Pepe au commissariat. Le jeune Beunza, avec son aspect de « rouge » et ses drôles d'habitudes qui apprenait alors des techniques pouvant l'aider à contrôler personnellement les situations d'isolement et de répression, a pu constater que la brutalité structurelle de cet Etat policier allait de pair avec une certaine stupidité. Il a compris en même temps qu'au sujet de sa lutte d'objection régnait tant d'ignorance et de confusion qu'il n'avait pas à craindre une forte répression, du moins jusqu'à ce que les militaires le mettent en prison. Je me préparais bien pour supporter la prison qui allait me tomber dessus. J'ai appris à me relaxer. Je commençais à faire du yoga, à jouer de la flûte... Un jour, on m'a arrêté à la suite d'une rafle d'étudiants. Les policiers ont vu les tracts que j'avais signés et cela pouvait être dangereux. Ils ont demandé : « Bon, et ça, qu'est-ce que c'est ? » J'étais inspiré, et j'ai répondu : « Eh bien, ça c'est une campagne que nous avons organisée, car vous savez que je n'ai pas l'intention de faire le service militaire et que nous nous battons pour défendre le droit à l'objection de conscience, dans le cadre d'une campagne légale. Vous pouvez voir que le tract est signé, donc... s'il est signé, il n'est pas illégal ». Cela les a un peu déconcertés. Ils étaient choqués, aussi, par le médaillon que je portais. Sur ce médaillon on voyait un fusil que deux mains cassaient en deux, et une colombe de la paix. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 10 Pour expliquer la signification d'une célèbre icône antimilitariste, sa langue s'est déliée devant les policiers et il leur a commenté de son mieux les aspects d'une philosophie étrange et, pour peu qu'ils l'aient comprise, pas élogieuse pour eux. Peut-être n'ont-ils pas perçu avec précision que, en plus d'être étranges, les idéaux pacifistes du détenu étaient absolument opposés à ce qu'ils défendaient dans leur profession, à leur obéissance « professionnalisée » au dictateur militaire, à leurs matraques, leurs pistolets, leurs cachots et leurs instruments de torture, et à leur terrorisme d'Etat. A cette époque, en novembre 1969, Pepe Beunza était déjà un peu expérimenté en matière de détention et de séjours au commissariat. On ne le prenait plus en photo, son visage et ses empreintes étaient déjà sur une fiche. Mais la peur ne le quittait pas et, même si on le sentait aguerri par l'expérience, il y avait toujours une raison d'avoir peur. Par exemple, un jour dans une cellule, un autre détenu lui a rappelé et démontré que la possibilité de la torture ou au moins de mauvais traitements était plus que certaine. Pepe Beunza se rappelle que, même alors, on pouvait voir la grande force de la nonviolence. La sienne était consciente et stratégique mais, en vérité, la plupart des luttes syndicales, étudiantes et politiques ont pris des formes non-violentes, y compris de désobéissance collective. Une autre fois, il a cru qu'on allait l'arrêter alors qu'on ne voulait que l'interroger. Cela se passait en 1970, pendant la période de Noël, peu de temps avant son appel sous les drapeaux. Les policiers m'ont demandé ce que je pensais faire concernant le service militaire. Je leur ai dit qu'on m'avait convoqué pour quelques jours plus tard et que je m'y rendrais pour dire que je refusais de le faire. Ils étaient déconcertés et ne savaient que faire. La force de la non-violence et de la désobéissance civile est merveilleuse : j'étais en train de leur dire que j'allais commettre un délit et eux ne pouvaient rien faire pour l'empêcher. J'ai dit que j'étais membre de l'Internationale des Résistants à la Guerre, et que ma déclaration était celle de cette organisation : je m'étais engagé à ne coopérer avec aucune guerre et à lutter de manière non-violente contre toutes les causes des guerres, et que le service militaire en était une car il impliquait un apprentissage de la guerre. J'ai déclaré que je n'allais pas remplir l'obligation de réaliser le service militaire, mais qu’ils ne pouvaient pas m'en empêcher. Sa critique prétendait surtout être un appel à la non-collaboration des personnes et des peuples avec les causes des guerres et avec leur préparation. Pour que ces messages de rupture soient véritablement entendus et puissent avoir quelque force, l'étudiant valencien annonçait qu'il désobéirait à l'ordre de faire le service militaire sans éluder la réponse des autorités, même s'il était certain qu'elles allaient le mettre en prison. Son histoire était novatrice et choquante en Espagne, non seulement parce qu'elle pouvait être contre-productive en redoublant la répression mais aussi parce qu'elle introduisait l'objet même de la désobéissance civile : l'objection de conscience. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 11 DEUXIEME PARTIE Les premiers pas d’une objection de conscience non-violente Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 12 7. Le premier désobéisseur civil dans les casernes militaires de Franco En 1971, les militaires espagnols, sans être une classe aisée, formaient une caste endogame et privilégiée, à l’intérieur de laquelle ils se reproduisaient comme une espèce sociologique (plus de 60% des professionnels de la milice étaient fils de militaires). Dans cette caste ne sont nés, évidemment, que très peu d’indociles. Le rôle de l’armée n’était plus aussi direct qu’auparavant dans la structure répressive du régime, mais le développement normalisé d’un franquisme aux origines putschistes avait été intégré par la majorité du « peuple », provoquant l’asphyxie de ceux qui avaient une pensée critique et désiraient des changements ou aspiraient à d’autres réalités. On ignore quelle était précisément l’opinion de la jeunesse espagnole à propos du service militaire aux alentours de 1970 et 1971. On connaît par contre celle de 19753 : en 1961, 84,3% des hommes et 76,6% des femmes approuvaient la phrase « Cela vaut la peine de mourir pour défendre la patrie » ; au moins 73,7% des hommes estimaient que le service militaire était utile et n’étaient pas d’accord avec l’idée de chercher des moyens de s’en libérer (en France, seulement 41% étaient disposés à « risquer leur vie pour la patrie » dans des circonstances exceptionnelles). En 1975, 51% considéraient que le service militaire était utile et 56% que cela valait la peine de mourir pour la patrie. Pepe Beunza a été le premier objecteur à incarner la désobéissance. Il l'a défendue, annoncée, matérialisée et en a été l’acteur en janvier 1971. Non seulement il a refusé de faire le service militaire dans les armées du dictateur mais il a expliqué à voix haute qu’aucune armée ne pourrait être ni chrétienne, ni démocratique, ni socialiste, ni révolutionnaire, ni civilisée. Beaucoup de jeunes, même s’ils n’étaient pas les plus nombreux, n’y allaient pas non plus. D’une manière ou d’une autre, ils évitaient la contribution du sang. Ils s’en allaient dans un autre pays, ils se cachaient, certains disparaissaient de la circulation. D’autres finissaient par déserter et fuyaient aussi longtemps qu’ils pouvaient. De plus, depuis longtemps (depuis 1958 avec Alberto Contijoch), les Témoins de Jéhovah refusaient aussi de faire le service militaire, ce qui entraînait de graves préjudices pour leur vie et pour leur liberté. Ils ne désobéissaient pas par conscience d’opposition au régime ou aux structures militaires d’hier et d’aujourd’hui. Ils ne prétendaient pas transformer ces situations ni affronter le pouvoir politique. Ils n’invoquaient aucun pacifisme, ils voulaient seulement une exemption d’obligation militaire par respect spécifique de leur neutralité. Ils étaient neutres, et sectaires. Ils voulaient un statut spécial. Ils aspiraient seulement à consacrer leur vie à adorer le Dieu Suprême en obéissant aux commandements de leurs idéaux religieux. En 1971, il y avait 55 membres des Témoins de Jéhovah privés de liberté pour des motifs d’objection religieuse. C’est cette année-là que Pepe Beunza et, quelques mois plus tard, Jordi Agulló, avec quelques groupes de soutien peu nombreux et isolés, ont dénoncé les violences structurelles et les armées comme facteurs importants parmi tous les éléments déclenchant les guerres et les injustices. Ils revendiquaient un service civil que les insoumis, dans un autre contexte historique, finiraient plus tard par rejeter. 3 Numéros 60 à 64 de la Revista del Instituto de la Juventud. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 13 Pepe s’est également battu contre la dictature avec son objection. Toutefois, son combat transcendait les limites de cette époque et se dirigeait non seulement contre un régime mais aussi contre une civilisation armée et destructrice, pour une société civile qui règle ses conflits de manière non-violente. Pepe Beunza n’était pas un homme aux denses pensées stratégiques, même si certaines idées et tactiques parmi toutes ces méthodes politiques novatrices ont aussi été les siennes. D’un côté, il y a eu une opposition syndicale qui a fait des grèves et désobéi aux patrons ; elle émettait des messages parfois très clairs non seulement pour obtenir satisfaction à telle ou telle revendication immédiate mais aussi en pensant à la démocratie et même à un modèle social plus juste et solidaire. D’un autre côté, Pepe Beunza a désobéi pour demander un statut légal de l’objection de conscience et pour revendiquer la désobéissance politique en ellemême, sa valeur révolutionnaire et non-violente, son efficacité libertaire, son caractère humanisant. Nous allons voir que le courage allait toujours de pair avec la crainte, que Pepe Beunza était un jeune idéaliste qui a vraiment souffert, qu'il a beaucoup douté, qu’à certains moments son incertitude allait croissant, qu’il s'est retrouvé face à ses propres limites, aux frontières de sa résistance et qu’il a même bu à la fontaine de l’humiliation. Il était le premier à ouvrir de nouveaux chemins et à les abandonner, à en chercher d'autres. Il n'est resté jamais dans sa tour d’ivoire. Il a pris des précautions mais sa propre vision critique et son bon caractère l’ont aidé à s’ouvrir, à discuter de ses propositions avec ses co-détenus, ceux du Parti Communiste Espagnol (PCE), ceux de la Confédération Nationale du Travail (CNT), les indépendantistes basques et toute une pléiade d’organisations ou d’individus aux inquiétudes critiques. Il est allé consulter deux psychiatres afin qu'on ne puisse pas le prendre pour un fou et le faire interner comme cela avait été le cas quelque temps auparavant pour Gonzalo Arias. Ce dernier, un authentique apôtre de la non-violence, avait été enfermé dans un asile d’aliénés parce qu’il pratiquait la désobéissance civile avec les méthodes les plus hétérodoxes, manifestant illégalement et réclamant des élections libres à Madrid en 1967. Toute la préparation de cette première campagne d’objection de conscience s’appuyait sur deux axes fondamentaux : l’un personnel et l’autre politique ou social. Le premier objectif était que Pepe Beunza puisse vivre son sacrifice avec force et enthousiasme. Qu’il ne sorte pas de prison avec l’âme définitivement brisée, intimement défait, sans plus l’envie de retourner se battre et de montrer l’exemple de son combat. Le second objectif était politique : essayer de contacter le plus grand nombre de gens et d’associations (surtout européennes) ainsi que des personnes connues (artistes, intellectuels, évêques, etc.) afin qu’eux aussi réclament un statut pour l’objection de conscience et expriment leur solidarité avec les prisonniers de conscience. Tout devait arriver au début de l’année 1971. Aller à la caserne et se déclarer objecteur seraient les premiers pas. Il a travaillé dur pendant toute l’année 1970. Avec un ami suisse, il a voyagé en fourgonnette dans toute l’Europe jusqu'en Suède. Il se rappelle que, sur la route, ils connurent faim et difficultés mais ils trouvèrent aussi toutes sortes de réconfort. Il est revenu avec le soutien de la Commission Internationale des Juristes, de la Ligue suisse des Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 14 Droits de l’Homme et avec des contacts directs avec l’Assemblée du Conseil de l’Europe. En Espagne, il a obtenu l’important soutien de Justicia y Paz. Des groupes de soutien se sont mis en place à Madrid et à Barcelone, en plus de celui de Valence et d’un autre à Alcoy, dans le sillage de Jordi Agulló qui avait annoncé son intention d’objecter quelques mois plus tard. A la fin de l‘année 1970 à San Cugat, trente personnes se sont réunies et se sont engagées à soutenir la campagne de Pepe Beunza : lorsqu’il serait en prison, la revendication d’un statut pour l’objection de conscience prendrait corps. Il y avait des gens disposés à informer des politiciens, des hommes d’Eglise et des journalistes. L’aide de Justicia y Paz serait essentielle pour que la question atteigne les hautes sphères du régime. Et, surtout, il y avait cinq personnes prêtes à participer et à contribuer à l’organisation d’une longue marche de pacifistes européens. Ils partiraient de Genève pour aller jusqu’à la prison où se trouverait Pepe ou, au moins, jusqu'à la frontière espagnole. Ils souhaitaient ainsi attirer l’attention de l’opinion publique internationale et faire pression sur le gouvernement espagnol à propos des prisonniers de conscience et de la répression du droit à l’objection. Cela ne faisait plus aucun doute : Pepe irait en prison. 8. Janvier 1971 : le vertige de la désobéissance Pepe Beunza a dit au revoir à sa famille, puis il est sorti de chez lui, de sa maison bourgeoise et tranquille, au matin du 12 janvier 1971. Comme beaucoup d’autres jeunes appelés sous les drapeaux, il devait se rendre au centre de mobilisation de Valence pour être ensuite emmené dans une caserne réservée à l’accomplissement du service militaire obligatoire. J’étais pétrifié. A ce moment-là, je ne savais pas combien d’années de prison m’attendaient mais, pour moi, c’était comme entrer dans un puits sans fond, en ignorant quand je pourrai en sortir. De plus, l’année 1971 commençait sous le signe d’une forte répression, de lutte très dure et, pour un rien, on risquait sa peau. Je me rappelle que j’avais le cœur serré en parcourant le chemin que j’avais parcouru tant de fois pour aller à l’université [la caserne était juste à côté]. Là-bas, on lui a donné son barda. Il y eût l’appel puis un laïus atroce sur les lois militaires. On les a tous emmenés en camion à l’hôpital militaire et, après les analyses et examens médicaux, ils sont remontés dans les camions jusqu'à la caserne de Paterna. Dans le camion, l’impression d'être du bétail était patente et terrible. Nous étions beaucoup et nous ressentions tous une imbécillité complète. Personne ne savait ce qu’il allait faire là, ni pourquoi nous étions là, mais nous étions tous venus. Lorsqu’on lui a dit d’essayer ses vêtements, il a dit que ce n’était pas la peine de s’inquiéter pour la taille car il n’avait pas l’intention de s’en vêtir. De la caserne, on les a emmenés au centre d’instruction de la Marine, à une trentaine de kilomètres de Valence, sans doute pour y passer trois mois d’entraînement. Il a retrouvé des amis, des copains de l’université qui ont senti qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire car ils Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 15 connaissaient la décision de Pepe. Un ami a parlé avec un sous-lieutenant, afin qu’il informe discrètement le capitaine de sa décision. Comme les Témoins de Jéhovah étaient déjà connus pour les mêmes questions, personne n'a réagi violemment ni, pour le moment, irrespectueusement. Très rapidement, Pepe a été arrêté. Le capitaine lui a dit que, s’il persistait dans cette attitude, il allait devoir lui lire plusieurs articles du Code de Justice Militaire qui punissaient un éventuel délit de désobéissance avec des condamnations allant de 6 mois à 6 ans. Le capitaine m'a demandé si j’étais Témoin de Jéhovah. Je lui ai répondu que non, que j’étais objecteur de conscience non-violent et qu’en plus ma religion était catholique. Ils avaient face à eux un cas différent de tous les précédents. Non-violent ? N’était-il pas plutôt un révolutionnaire qui souhaitait semer le désordre? C’était un mauvais Espagnol. Un mauvais catholique. Pour le moment, aux arrêts. Et, bientôt, au cachot, avec ses affaires. Par courrier, il a prévenu sa famille que tout s’était déroulé comme prévu. Le groupe de soutien et les gens qui se mobilisaient pour la cause de l’objection ont commencé à s’activer. La cellule était très petite, de trois mètres par deux. Il n’y avait pas d’eau ni de lumière, et seulement une toute petite fenêtre d’à peine vingt-cinq centimètres. J’avais préparé un sac avant de partir de chez moi en prévision de ce moment. J’avais dedans quelques livres, la flûte, des affaires de toilette… Ils ont fermé la porte, je me suis senti comme un lion en cage, à tourner en rond, énervé. Je me suis assis par terre et je me suis calmé. Il y avait un soldat dans sa cellule. Il s'est tout de suite mis à parler avec son nouveau compagnon : un homme curieux, très sympathique. Il avait été apprenti torero et il aimait beaucoup le flamenco. Il était là parce qu’il était rentré en voiture dans une vitrine. Il était analphabète et avait envie d’apprendre. Très vite ils ont organisé leur vie commune et leur coopération. Je pouvais lui apprendre à lire, mais lui avait une grande connaissance de la vie et de ce système. Nous nous sommes mis d’accord sur un horaire et nous avons commencé à fonctionner : faire de l’exercice pour supporter le froid, jouer aux dames, chanter, et deux heures de cours pour apprendre à lire et à compter. Le reste du temps, pendant que le soldat chantait du flamenco, Pepe jouait de la flûte, faisait du yoga, lisait et écrivait. Mais il lui fallut beaucoup de volonté pour s’habituer au froid et aux douches froides de janvier. Malgré tout, ce qui en réalité l’impressionnait le plus était l’effet que la situation des prisonniers provoquait sur l’atmosphère de la caserne. Partout où ils allaient, ils devaient être accompagnés de deux, trois et même parfois quatre soldats, fusilmitrailleurs en main : pour se doucher (après avoir beaucoup couru pour se réchauffer), pour profiter des deux petites heures de promenade dans la petite cour au milieu des cachots, et aussi au réfectoire. Nous arrivions au réfectoire. Nous nous asseyions et au bout de la table les soldats restaient debout, avec leur fusil. C’était tout un spectacle. Je me rappelle que je passais un très bon moment, car je voyais toute la troupe nous regarder, pendant que nous mangions tranquillement, comme si nous étions les rois. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 16 Il a rencontré des gardiens qui avaient l’air gentil et qui ne voulaient pas avoir de problèmes. Et des soldats qui s’approchaient de lui pour écouter ses arguments contre le service militaire : certains lui disaient « bien sûr, ce que tu as fait nous devrions tous le faire ». Cependant, la délation est une chose habituelle dans les institutions fermées. Ce genre de conversation est vite arrivé aux oreilles des officiers, ce qui explique pourquoi les deux prisonniers ont été séparés et soumis à un régime d’isolement absolu. Pourtant, ce qui l’énervait le plus était l’attitude de certains soldats et leur philosophie d’entière obéissance au système. C'étaient des jours très difficiles pour un jeune si actif, si communicatif, qui se trouvait maintenant enfermé et surveillé à longueur de journée. En plus, une autre incertitude le taraudait : à l’idée qu’on l’emmènerait à la prison Modelo de Valence, il était assailli par toutes sortes de peurs, rationnelles et irrationnelles, des « mauvais traitements, des bagarres, des conflits, de l’homosexualité, etc. ». C’est pour cela que son compagnon lui a été d’un grand réconfort, car il lui a expliqué ce qu’il trouverait dans une prison civile et l’a assuré qu’il serait bien mieux à la Modelo. Pepe, toujours escorté quand il sortait de sa cellule sombre, froide et solitaire, a pu un jour observer l’aberration des classes d’instruction. Je crois que c’est même écrit dans les manuels d’instruction des marines américains : l’instruction militaire ne fait pas que dégrader la dignité des gens en les obligeant à se soumettre aux cris incessants d’une autre personne qui leur ordonne des choses ridicules ; il s’agit de créer des réflexes, des habitudes d’obéissance qui annulent progressivement la capacité de réponse personnelle. L’habitude d’obéir devient peu à peu normale, et du « une, deux, droite, gauche », on passe au « en joue, feu » ! Tout est lié, et après ils peuvent commander ce qu’ils veulent à leurs machines humaines, ils peuvent faire que des soldats tirent sur leurs pères et leurs amis, ou qu’ils le fassent sur une manifestation d’ouvriers qui demandent justice. Le dimanche, j'ai dit que je voulais aller à la messe. Quel spectacle : un autel en hauteur, beaucoup de commandants, des épouses de militaires… et moi à part, entre deux soldats avec des fusils mitrailleurs, l’objet de tous les regards. Au moment de la communion, j'ai dit que je voulais y aller. Les soldats m'ont dit que si je voulais communier, ils devaient m’accompagner. Quand presque tout le monde a terminé, je me suis approché, je suis monté à l’autel, avec l’autre et son fusil collé à mon dos, puis nous sommes redescendus ensemble. C'était impressionnant, les gens en étaient bouche bée. J'étais très content de créer de telles contradictions, et de montrer clairement, par l’image de mon exemple, que pour moi le christianisme n’était pas compatible avec les appareils militaires ni l’enseignement de la guerre. Un après-midi, sans avoir été prévenu, en courant, les menottes bien serrées et plusieurs fusils-mitrailleurs pointés sur lui, un groupe de la police militaire l'a emmené à la prison Modelo. 9. La place d’un homme juste était dans les prisons de Franco Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 17 Pepe Beunza est entré là-dedans « avec une sensation terrible de solitude et d’angoisse». Mais, en même temps, il s’affirmait et résistait. Il gardait en tête la campagne publique qui devait se mettre en marche dès qu’il serait incarcéré et savait que l’on dénonçait déjà sa situation dans les médias européens. D’abord dans la cellule, puis dans la cour et les galeries, il a fait la connaissance de ses premiers compagnons de prison : un portrait des criminalisations sociales et politiques de l’époque. Même s’il venait de cachots encore pires, il a immédiatement découvert les déplorables conditions de vie de la prison civile. Ici aussi, sa démarche étonnait. Les autres ne comprenaient pas pourquoi il préférait aller en prison plutôt qu’à l’armée. Il fallait de nouveau tout expliquer mais il le faisait avec plaisir. Argumenter, en parlant des besoins de la jeunesse et des dangers du militarisme et de la course aux armements. Il lisait aux gens la lettre qu’il avait écrite au capitaine général. Dans cette lettre, j’expliquais mes vues avec une très grande modération, je ne voulais surtout pas provoquer. Pour moi, il aurait été bien plus simple de dire : eh bien, vous voyez, monsieur, je ne vais pas faire l’armée parce que je m’en fous, parce que je n’ai pas du tout envie de perdre quinze mois de ma vie dans une caserne. Mais non, j’avançais des raisons éthiques, religieuses, politiques... Il me fallait justifier des choses évidentes. Pepe Beunza était le premier détenu pour objection non-violente. A la Modelo, il n'a pu parler qu’avec un seul Témoin de Jéhovah. Pendant qu’il y était, il n’y avait presque aucun prisonnier politique dans son quartier, autrement dit aucun groupe dans lequel il aurait pu s’impliquer. Il n'y a eu qu'une occasion, à l’arrivée de Bernardo et Antonio, deux camarades de l’université, arrêtés pour propagande illégale (distribution de tracts) et qui avaient été condamnés à un an de prison. Puis plusieurs ouvriers, arrêtés pendant la manifestation illégale du Premier mai en 1967. Avec eux tous, Pepe a formé une sorte de séminaire dans lequel ils discutaient de questions sociales et politiques. Pepe Beunza se considérait lui aussi comme un prisonnier politique. Il était très différent de ses amis car la plupart faisaient partie du PCE et « n’avaient rien d’antimilitariste ». Mais ils s’entendaient bien et s’arrangeaient pour centrer le travail politique autour de sujets concrets qui unissaient les gens plutôt que de se disputer à propos de ce qui les sépare pour des raisons idéologiques. [En prison,] la messe était une mise en scène. Tous les détenus debout, comme en cage et à distance, une distance à la fois physique et spirituelle. Le curé et les autorités là-bas, effectuaient des cérémonies qui avaient l’air de comédies. Le prêtre disait « Le seigneur soit avec vous » et j’entendais des prisonniers répondre « et avec ta mère, connard ». On voyait très clairement que la représentation de l’Eglise dans la prison était assimilée au pouvoir et contre les prisonniers et tous ceux qui subissaient les représailles. Cela donnait honte d’être catholique. La sensation d’être privé de contact avec l’extérieur était douloureuse. A la prison, on ne recevait qu’un journal de droite de Valence qui arrivait parfois censuré, avec des articles découpés, avec des trous dans les nouvelles les plus intéressantes. Il n’était pas non plus permis d’avoir une radio. La seule ouverture possible résidait dans les deux visites hebdomadaires réservées aux membres de la famille proche au premier degré. Cet hiver-là et le printemps qui suivit, il y eut des actes de protestation dans plusieurs villes du monde : une banderole fut accrochée à la cathédrale Notre Dame de Paris avec les mots « Libérez Pepe », des offices de tourisme furent occupés à New York, il y eut des manifestations en Belgique, Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 18 en Allemagne et dans d’autres pays. Le directeur et le personnel de la Modelo s’étonnaient de constater que beaucoup de lettres arrivaient de l’étranger, toujours destinées au même détenu. [légende de la photo p.71 du livre espagnol :] Une des actions internationales de soutien à Pepe Beunza à Notre Dame de Paris (le 28 mars 1971), durant la même période que l’occupation des locaux de l’UNESCO (19 et 20 février) et de l’agence pour le tourisme espagnol (23 avril) à Paris, ainsi que des manifestations, devant le consulat espagnol à Bruxelles (20 février), de l’ambassade espagnole à Londres (20 février) et l’agence de tourisme espagnol à New York (23 avril), entre autres. 10. Une marche internationale C’est le 21 février 1971 que la campagne de soutien à Pepe Beunza a pris de l’ampleur : ce jour-là, à Genève, a commencé la marche qui irait jusqu’à la prison de Valence pour témoigner que beaucoup de gens étaient d’accord avec l’objecteur qui s’y trouvait détenu, pour exiger sa libération ou l'emprisonnement de tous les marcheurs avec lui. Dans une dictature, de telles choses sont subversives et il est très clair que c’était un acte courageux de désobéissance civile. Le régime, très dur à l’intérieur, se préoccupait beaucoup de ce qui se disait en Europe. On avait choisi Genève parce que c’était là que se trouvait le siège de l’ONU et du Tribunal des Droits de l’Homme et parce que la Suisse ne reconnaissait pas, elle non plus, l’objection de conscience. Au total, quinze personnes sont parties de Genève. C’étaient des hommes et des femmes de différents pays. En tête, se trouvaient cinq Espagnols, affichant leurs noms et prénoms, prêts à aller jusqu’à Valence, qui lançaient un défi de désobéissance non-violente à la dictature. Plusieurs amis de la Communauté de l’Arche étaient avec eux. Là où ils passaient, ils organisaient des conférences de presse et d’autres activités. Ils distribuaient également une lettre de Pepe Beunza. Le 11 avril, quand ils sont arrivés à la frontière, ils étaient quelques 700 personnes. Ils sont entrés à Bourgmadame, en rangs de deux ou trois et en silence, effrayés, à la fois impressionnés et impressionnant les gens venus pour les soutenir, les curieux et la presse. A la frontière espagnole, la police franquiste a arrêté les cinq Espagnols à la tête du cortège. Les autres se sont assis sur le pont international et ont calmement continué la manifestation, malgré la peur et l’émotion, jusqu’à ce que la police charge brutalement. Contre ces cinq désobéissants, les peines requises allaient de six à douze ans de prison. Contre Gonzalo Arias, considéré comme l’organisateur et l’instigateur, une peine de onze ans était demandée. On appliquait dans leur cas le même article de loi que s’ils avaient été soupçonnés d’espionnage. Mais personne n'a pu empêcher que l’histoire de la marche et de sa répression soit relayée par la presse européenne. Ces condamnations ont permis une meilleure diffusion pour cette première campagne d’objection. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 19 [Pendant ce temps, à Valencia, le jeune objecteur poursuivait sa découverte de l’institution militaire et de son appareil répressif…] Le juge d’instruction est venu me voir et m'a dit de chercher un avocat militaire. Je lui ai répondu que j’étais déjà condamné d’avance, qu’on ne me laissait pas d’échappatoire et donc que cela m’était égal. C’est pourquoi j’ai eu un avocat commis d’office qui ne savait rien sur rien, qui bien sûr n’était pas d’accord avec moi, qui en plus avait lu le Code de Justice Militaire en quinze jours, et qui dans tous les cas était bien incapable de se montrer brillant dans un conseil de guerre. Le risque n’était pas seulement d’être condamné à une peine de six mois à un an mais, ensuite, il devrait revenir faire son service militaire et recommencer à désobéir, en une succession vertigineuse de condamnations. Pepe devait se préparer sérieusement pour affronter le conseil de guerre parce que cela pouvait arriver à tout moment. Finalement, il a appris que le conseil de guerre aurait lieu le 23 avril 1971, le jour de son anniversaire. 11. Le premier conseil de guerre Le jour du conseil de guerre, douze personnes originaires de différents pays ont commencé une grève de la faim dans une église de Valence. Ce matin-là, on a pu voir des pancartes à l’université. A la faculté de philosophie, il y a eu une assemblée pour annoncer et dénoncer le passage de Pepe Beunza en conseil de guerre. Le procureur a déclaré qu’ils se trouvaient face à un sujet dangereux, cependant il s'est réjoui de voir que son avocat commis d’office acceptait de lire ce qu’avait écrit l’un de ses amis avocat, [qui n’avait pas eu l’autorisation de le défendre]. A la fin, quand on lui a demandé s’il avait quelque chose à ajouter, Pepe Beunza s'est levé et a commencé à lire. J’avais à peine commencé à expliquer que j’étais un objecteur de conscience nonviolent, on m’a coupé la parole. Le président a dit que tout cela ressemblait à un article de presse, mais que dans une salle de justice militaire on ne pouvait pas parler ainsi. Plus tard, courtois, il est venu me serrer la main et m’a félicité parce que j’avais beaucoup de courage au moment de défendre mes idées. Il m’a dit également que s’il allait me condamner, c’était parce qu’il devait obéir à la loi militaire. Je lui ai dit qu’il était nécessaire de changer les lois injustes. Lui m’a répondu que l’armée était la clé de voûte de l’Espagne et qu’il fallait la conserver pour garder l’Espagne. Ensuite, on m’a annoncé la sentence : j’étais condamné à un an et trois mois pour délit de désobéissance. On ne l'a pas autorisé à lire son discours mais le texte a circulé dans la rue, il est passé de main en main et a été diffusé clandestinement. Il utilisait des textes religieux, citait des paroles du Pape et du Concile Vatican II, qui contredisaient l’image d’une armée héritière de la Croisade de 1936. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 20 12. Si tous les hommes sont mes frères, les rebelles sont mes camarades. Désormais, Pepe devait retourner dans la même prison mais dans une autre partie, à la troisième galerie de la prison Modelo. Il allait y rencontrer beaucoup d’amis prisonniers politiques qui l’ont accueilli dans leur groupe. Nous étions maintenant tous ensemble et nous discutions. Enfin, les conditions étaient dures, nous manquions de tout, mais nous avons aussi passé de bons moments. Il y avait des gens combatifs aux grandes qualités humaines, jamais je ne les oublierai, ni ce qu’ils mont appris. C’est à ce moment-là que la formidable nouvelle est arrivée : Pax Christi4 a décerné à Pepe Beunza le Mémorial Jean XXIII : « Pour sa contribution exemplaire à la cause de la paix et parce qu’il symbolise avec sa conduite le témoignage de tous les objecteurs de conscience ». Par la suite, ce qui a le plus réjoui le premier objecteur a été l’apparition en Espagne d’autres objecteurs aux philosophies non-violentes et aux messages critiques à l’égard du militarisme : en mai de cette année 1971, Jordi Agulló s'est rendu à la Marine de Cartagène ; il s'est déclaré objecteur et a été condamné à trois ans de détention. En prison, Pepe Beunza a beaucoup appris, notamment à rapidement se mobiliser lorsque arrivait un groupe de prisonniers suite à la répression policière à l’université. Par ailleurs, sa critique personnelle des formes institutionnalisées de la religion catholique s'est également accrue. Pepe était en train de rompre avec l’Eglise de son enfance et de sa jeunesse. Il est allé voir le curé de la prison Modelo pour lui dire que son travail était néfaste ; finalement, il a même écrit un courrier à l’administration pénitentiaire dans lequel il disait que, en tant que catholique, « il ne voulait pas participer à ce blasphème ». Dès lors il n’est plus allé à la messe. Certains gardiens de prison étaient très humains, mais la majorité oscillait entre ceux qui se montraient parfois injustes et ceux qui étaient toujours très réglementaristes. Un jour, une mutinerie a éclaté [dans le quartier des mineurs. Pepe s'est impliqué dans une assemblée de prisonniers qui s'est formée pour dialoguer avec le directeur]. La réputation de « mutin » de Pepe Beunza allait désormais le suivre. Le pouvoir qui réprime n’oublie pas. Il a rapidement appris son transfert à la prison de Jaén. L’une des formes de punition les plus habituelles dans le système pénitentiaire est le transfert du prisonnier à des endroits éloignés de sa terre et de sa famille. C'est de cette manière que Pepe Beunza, déjà classé au deuxième degré5, a payé sa participation à la mutinerie bien que la sienne ait été une collaboration positive et toujours pacifique. 4 Pax Christi est le Mouvement Catholique International pour la Paix. Cette ONG est née en France en 1945, elle est présente dans plus de 60 pays 5 En Espagne, la législation a adopté le « système progressif » en matière de privation de liberté. Il y a trois degrés ; le deuxième autorise plusieurs heures de promenade et la possibilité de participer à des activités, des formations, des ateliers, des jeux, etc. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 21 Pendant ce temps, la campagne de soutien aux prisonniers de conscience et la revendication d’un statut légal continuait, s’animait et, d’une certaine manière, avait une certaine incidence politique. Pepe Beunza et Gonzalo Arias se trouvaient en prison, ainsi que ceux qui avaient été arrêtés à la frontière pour leur participation à la marche de Genève. On parlait aussi de Jordi Agulló. La campagne coordonnée au niveau international était d’une grande efficacité bien qu’en vérité, ses actions aient été modestes. On avait obtenu le soutien politique et économique de Joan Baez qui fit deux concerts en solidarité avec les prisonniers politiques espagnols et lut publiquement la lettre que notre prisonnier de conscience avait envoyée au capitaine général de Valencia. La campagne était financée avec l’argent que rapportait la vente internationale d’une affiche avec un texte écrit en sept langues et une photo de Pepe Beunza jouant de la flûte. 13. Trois groupes dans une prison La prison de Jaén débordait de militants de différentes tendances politiques, presque tous condamnés pour des durées considérables. Une fois installé, un prisonnier du PCE est venu leur expliquer (à lui et à un membre de la HOAC6) tout ce qui les attendait, tout ce qu’ils pouvaient faire et tout ce qui était lié aux trois catégories de prisonniers politiques : les communistes, les basques et les indépendants. Tout le monde saluait les nouveaux prisonniers et s’intéressait aux motifs (politiques) de leur arrivée. Les trois groupes fonctionnaient. Le groupe le plus puissant était constitué de détenus du PCE et des Commissions Ouvrières. Le second était le groupe basque, avec en majorité des prisonniers de ETA et des membres des jeunesses du PNV7, même s’il arrivait parfois quelque socialiste qui s’identifiait fondamentalement comme basque. Le troisième groupe était indépendant, c’était celui qui accueillait des gens avec différentes références idéologiques, celui qui a paru le plus approprié à Pepe Beunza et à son ami de la HOAC. Chaque groupe organisait sa vie de la façon qui lui semblait la plus opportune. Nous avions une caisse commune et un administrateur qui se chargeait des achats au magasin. Par ailleurs, chaque groupe avait sa propre dynamique culturelle. Par exemple, ceux du PCE organisaient des cours, mais ceux qui travaillaient le plus étaient les Basques : tous allaient en cours de langue basque, à un cours d’économie politique, à un autre de philosophie… Dans le nôtre, tout était plus chaotique. Il y avait des anarchistes, des marxistes-léninistes, des sous-groupes… des gens très variés, comme moi. Avec un Basque qui jouait du txistu8, il a organisé un cours de solfège. Sur le terrain de l’information politique, ils prenaient aussi des initiatives : ils ont demandé à un prisonnier 6 HOAC : Hermandad Obrera de Accion Catolica : Equivalent espagnol de l’Action Catholique Ouvrière (acteurs de fraternité) en France. Ces groupes se présentent comme des croyants qui se mobilisent pour l’évangélisation et pour le respect de la dignité humaine, dans des milieux ouvriers et /ou défavorisés. 7 PNV : Parti Nationaliste Basque 8 Txistu : flûte basque traditionnelle à trois trous. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 22 de l'ETA qu’il leur raconte l’histoire de l’organisation armée et pendant deux jours ils ont écouté et discuté. Malgré ses convictions non-violentes il a même assisté à un petit cours de fabrication d’explosifs (il s'est justifié en affirmant que «le savoir ne peut pas nuire»). La direction de la prison voulait les déranger, et elle y parvenait à coups d’arbitraire; elle était parfois permissive pour l’entrée de livres et d’autres fois elle était restrictive et censurait beaucoup. Tout cela, et beaucoup d’autres choses, suscitaient un fort sentiment de rejet chez les prisonniers et, en même temps, cela aiguisait leur intelligence. La privation augmente l’ingéniosité. A de nombreux points de vue, c’est dans les prisons franquistes que se trouvait le meilleur de la société. Pepe ne pouvait oublier qu’il était prisonnier. Pourtant, il avait parfois l’impression de vivre la belle vie. 14. L’amour dans un cadre répressif : un souvenir inexploré Emilia et Pepe étaient jeunes, et ils étaient amoureux, mais surtout de la liberté. Lorsque Pepe a été transféré à Jaén, ils se sont mis d'accord sur le fait qu’elle « s’inscrive » formellement comme sa petite amie officielle, pour pouvoir être plus fréquemment et directement en contact avec lui. Enfin, on leur a donné l’autorisation d’être ensemble pour plusieurs visites, et pendant plusieurs jours. [La prison de Jaén était loin pour beaucoup de familles, si bien que les proches des prisonniers en souffraient beaucoup. Ainsi, entre les visiteurs de cette prison, toute une solidarité s’est établie, aussi riche, politisée, diversifiée, ingénieuse, plus organisée encore que celle qui s’était tissée à l’intérieur dans le groupe des indépendants. ] Ces mille expériences croisées, celles qui se sont rencontrées dans de petits hôtels, des pensions, dans des bars proches des prisons, à l’entrée ou à la sortie des parloirs infâmes, sont la partie substantielle d’une histoire inexplorée, d’une mémoire collective. Elles sont pourtant incontournables si l’on veut comprendre la formation historique d’une certaine mentalité antifranquiste qui s’est distillée dans un environnement de répression politique. 15. Le ciné passe avant la messe : l’adieu au catholicisme Le film du samedi coïncidait avec l’horaire de la messe. En général, les détenus de droit commun allaient normalement à la célébration eucharistique car, par leur présence « obligée », ils créaient des liens de familiarité avec le curé. Le problème était explicite avec les détenus politiques parce que l’office religieux était célébré dans le réfectoire où ils regardaient la télévision et parce qu’ils ne voulaient jamais y assister. Quand ce chapelain arrivait dans la paisible salle de télévision, on enfermait dans une cellule les détenus les plus réfractaires aux choses religieuses. C’est pour cette raison, si insignifiante en apparence, que notre protagoniste a fini par couper complètement les liens Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 23 avec le catholicisme officiel et son représentant le plus direct, celui qui se trouvait en face de lui, ce curé de la prison de Jaén. Il arrivait dans le réfectoire, il agitait sa cloche et il éteignait la télévision. En plus des détenus de droit commun, seuls trois basques, mon ami de la HOAC et moi allions à la messe. Le gars de la HOAC ne supportait plus de voir que l’on enfermait les autres prisonniers pendant la messe. Nous, les cinq détenus politiques, nous sommes réunis et avons décidé de parler au curé pour qu’il change son horaire. Nous avons parlé très prudemment avec lui, comme s’il était possible de régler un problème entre chrétiens. Mais le curé a continué à éluder la question, avec des arguments de respect et de soumission à l’ordre établi, insistant sur la bonne marche des choses lorsque tout le monde obéit sans broncher. C’en était trop. Le camarade de la HOAC a décidé de ne plus aller à la messe et a tenté de nous convaincre pour que nous aussi cessions d'y aller. Mais je voulais continuer à discuter avec le curé d’une autre manière, essayer encore… pour voir. Le dimanche, je suis donc allé à la messe et, lorsque je me suis approché pour communier, le curé m’a demandé immédiatement si je m’étais confessé. Je lui ai dit que non, il m'a répondu alors qu’il ne pouvait pas me donner la communion. Rapidement je lui ai répondu : « Ah, très bien, dans ce cas, gardezvous la! », et je suis parti. Depuis, je ne suis plus allé à la messe et je ne me suis plus jamais revendiqué catholique. Finalement, Pepe Beunza, jeune chrétien aux idées chaque jour un peu plus libertaires, a résolu une contradiction personnelle ainsi qu’un problème de conscience avec les autorités de l’Eglise. De nouveau, le vertige a surgi, mais cette fois dans la défense publique de sa propre cohérence. Gardons à l’esprit qu’au début, l’image affichée par Pepe Beunza était celle du « premier objecteur de conscience catholique et non-violent » de l’Etat espagnol et que cela était subversif pour le catholicisme réactionnaire de l’époque et pour un pouvoir autoritaire qui avait l’habitude de penser que de telles choses ne pouvaient venir que de fanatiques sectaires et non de dangereux dissidents. Disons que jusqu’alors, en Espagne, les Témoins de Jéhovah avaient dans les faits l’exclusivité sur l’objection au service militaire, et qu’ils en étaient eux mêmes persuadés. Loin de recevoir avec tolérance le message antimilitariste novateur de Pepe ou de saluer cette analyse alternative des Evangiles qui préconisait de ne pas collaborer avec les armées, ils l'ont rejeté et ont publié une note dans la presse pour se démarquer de lui. Contrairement à d’autres mouvements religieux hérétiques, comme les Quakers, qui ont une longue tradition de non-violence antimilitariste, on ne peut pas inclure les Témoins de Jéhovah dans l’histoire de l’objection de conscience. Ce serait une imposture, car eux-mêmes ne se sont jamais considérés comme des pacifistes. De plus, si l’on observe l’histoire de l’objection de conscience dans une optique temporelle et géographique plus large, la présence des Témoins de Jéhovah y est purement formelle. Ils doivent leur présence dans cette histoire à l'anomalie franquiste qui leur a fait Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 24 subir les mêmes répressions et les a stigmatisés de la même manière que les autres objecteurs politiques. Quand les gens demandaient la liberté pour les objecteurs de conscience d’Espagne, ils savaient que, au moins jusqu’en 1971, ils luttaient pour la liberté des Témoins de Jéhovah 16. Un creuset d’idéologies On a déjà dit que dans cette prison étaient représentées toute la richesse et la division idéologique de l’opposition au franquisme, que Pepe connaissait déjà bien. Mais le fait d’être enfermé permettait un rapprochement plus humain que cette compartimentation idéologique, et bien plus instructif. Pepe Beunza se rappelle qu’en général la discussion politique était intéressante. Il critiquait les positions avant-gardistes car, à son avis, elles préfiguraient d’autres dictatures. Il réfutait la mystification de la violence révolutionnaire en se basant sur l’expérience historique, en expliquant les contributions de Gandhi et en valorisant les stratégies partagées par le mouvement ouvrier, la grève générale et le boycott non-violent. Mais il a surtout essayé de critiquer les propositions d’actions politiques violentes et armées en se basant sur les changements qu'avaient connus les technologies militaires actuelles, la bombe atomique et certaines armes sophistiquées capables de provoquer une mort massive. Il a toujours défendu le modèle moral d’une civilisation qui résoudrait ses conflits sans porter atteinte aux personnes ni à l’environnement. Ce qui me blessait le plus, c'était l’incompréhension des anarchistes à l’égard de l’objection de conscience et de la non-violence, car j’étais plus d’accord avec eux qu’avec tous les autres groupes. Je ne comprenais pas pourquoi ils étaient si réticents avec ces propositions, pourquoi ils ne reconnaissaient pas la désobéissance civile en tant que forme de lutte. Dans une autre perspective que celle des conflits idéologiques, ce qui lui était le plus difficile, bien pire que l’incompréhension des anarchistes, c’était les propos incongrus de certains marxistes qui, au niveau politique, faisaient constamment étalage d’une extrême radicalité, et qui pourtant, au niveau humain étaient de fieffés machistes aux idées rétrogrades et répugnantes en ce qui concerne les relations de couple et de genre. 17. Les objecteurs et les extrémistes : Le cas Beunza au parlement franquiste Pepe Beunza voyait passer tranquillement ses jours en prison lorsque son nom est entré avec force dans l’agenda politique : en juillet 1971, arrivait à l’Assemblée législative le second projet de loi sur l’objection de conscience et un débat a eu lieu à propos du « petit Beunza ». Le premier projet avait été débattu en avril 1970, c’était la première fois qu’en Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 25 Espagne, on abordait le problème légal que représentait l’existence des objecteurs de conscience. Les mandataires étaient pour la plupart de hauts gradés militaires qui avaient fait la guerre. Ils avaient transformé la session en plaidoirie contre l’idée même que le gouvernement puisse régulariser l’objection de conscience. Beaucoup ont dit que ce statut (pourtant extrêmement répressif) ouvrirait une brèche dans le tribunal de la patrie et l’égalité des Espagnols. Un procureur médecin militaire de Séville, le docteur Bravo Ferrer, a présenté un amendement sollicitant pour les objecteurs un traitement psychiatrique vu que, à son avis « ce sont des gens perturbés, paranoïaques, qu’il ne faut pas contrarier pour ne pas provoquer leur fureur ». En revanche, la seconde fois, quelque chose de différent se produisait. Le second projet est arrivé en juillet 1971 à l’Assemblée législative. Cette fois encore, il s’agissait d’une loi très répressive. En fait, on aurait dit un statut spécial pour les Témoins de Jéhovah. L’autre objection, celle qui critique le militarisme, Pepe Beunza l’avait déjà incarnée en janvier cette année-là, suivi par Jordi Agulló quelques mois plus tard. Elle était novatrice, préoccupait et mettait le doigt là où cela fait mal ; elle dérangeait car elle ouvrait un débat bien plus large que le simple problème déjà connu des objecteurs emprisonnés. C’est pour toutes ces raisons qu'à cette séance de l’Assemblée, Blas Piñar9 a encensé l’objection des Témoins de Jéhovah. Il a dit que leur attitude humble devenait subversive puisqu’il s’agissait de catholiques et il a prononcé une mise en garde à propos du fantasme de la conspiration étrangère. De plus, la revue Fuerza Nueva10 a consacré beaucoup d’efforts à insulter celui qu’on surnommait « le petit Beunza ». Peut-être que le plus positif dans tout cela a été que le chef d’Etat-major, le général Díez Alegría, en désaccord avec ce que débattait la Commission de Défense de l’Assemblée, après avoir défendu le projet normatif et demandé la fin des condamnations en chaîne pour les objecteurs, a démissionné et en a exposé publiquement les raisons. Le gouvernement, craignant que ne s’aggrave le conflit parmi les commandements militaires, a préféré retirer le second projet de loi. Certains membres de cette commission parfois tumultueuse et toujours scandalisée se sont alarmés du fait que l’objection risquait d’ouvrir la porte à une éventuelle « décatholisation » de l’Espagne. M. Barroso, le ministre de l’Armée, a dit que c’était une manipulation soviético-diabolique dont l’origine était très clairement maçonnique et qu’il y avait dans la presse étrangère bien assez de cas d’objecteurs et de déserteurs nord-américains ou hollandais célèbres pour avoir commis des crimes horribles et que, évidemment, il s’agissait de jeunes drogués presque toujours recrutés par l’URSS. Qui dit mieux ? Malgré ce tapage et cette hystérie fasciste, le débat à l’Assemblée a été bien plus sérieux que la première fois. Pepe Beunza se souvient que même Blas Piñar s'est fait plus incisif que jamais et a choisi ses arguments pour combattre sur le plan idéologique le message qu’il personnifiait : « … ensuite, il y a eu la fameuse marche du groupe Beunza, qui a assailli le consulat d’Espagne à Marseille, la marche des objecteurs de conscience qui sont allés 9 Blas Piñar : homme politique d’extrême droite, né 1918, fervent partisan puis nostalgique de Franco. Il a fondé l’organisation politique Fuerza Nueva, fidèle aux idéaux du 18 juillet 1936 et proche du Front National de Jean-Marie Le Pen. 10 Fuerza Nueva : journal d’extrême-droite, fondé en 1966 par Blas Piñar, en même temps que l’organisation politique du même nom. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 26 jusqu’à Puigcerda où ils ont été dispersés. Sur les lettres qui ont été envoyées, on ne lit pas un appel clair à l’objection de conscience pour des motifs religieux mais une démarche totalement subversive contre l’ordre établi, une attaque brutale de l’armée. « Je m’oppose à l’armée, dit l’une de ces lettres, car actuellement elle n’est rien d’autre qu’une force au service d’une classe sociale, le capitalisme de la bourgeoisie… », voilà le ton pamphlétaire sur lequel veut s’appuyer l’objection de conscience ». Ce même été 1971, un nouvel objecteur de conscience s'est fait connaître, Juan Guzman. On a également appris que Victor Boj avait objecté à sa manière quelques mois plus tôt, lorsqu’il était sorti de sa formation de soldats en criant qu’il était pacifiste. De plus, le groupe d’Alcoy qui soutenait Jordi Agulló fonctionnait bien et Pepe Beunza était un prisonnier de conscience renommé, un objecteur célèbre fréquemment évoqué dans les cancans officiels. Les choses n’allaient pas mal du tout. Malgré la censure, le thème de l’objection de conscience apparaissait dans les médias. Dans certaines capitales espagnoles, la « Campagne des pancartés » a commencé : c’était une forme anecdotique mais subversive de protestation non-violente initiée par Gonzalo Arias. Tous les dimanches, par groupes de deux ou trois, différentes personnes de différents pays déambulaient dans les rues et les places du centre ville en portant des pancartes avec des inscriptions en lien avec l’objection de conscience, la non-violence et aussi le manque de liberté en Espagne. On demandait un statut pour les objecteurs, un service civil au lieu de militaire… Au bout d’un moment qu’ils les voyaient déambuler, les policiers les arrêtaient. En général, ils avaient une amende de 10 000 pesetas avec une peine substitutive d’un mois de prison s'ils ne payaient pas. Les gens qui se baladaient avec les pancartes étaient prêts à aller en prison. Certains Hollandais arrêtés sont passés à la télévision de leur pays. C’était aussi cela, la campagne internationale, ce qui inquiétait le pouvoir. Ainsi se sont passés les trois-quarts de sa peine. Il a alors sollicité son transfert à Palencia, en Castille parce qu'y habitait sa sœur et qu’il y avait une prison de détenus politiques de troisième degré11. On était alors en septembre 1971. C’est à ce moment-là qu’a éclaté le scandale de la remise de peine générale, accordée à la suite du scandale Matesa12. Cette remise de peine laissait supposer la fin de la condamnation pour Pepe sans qu’il lui soit nécessaire de passer par le troisième degré. Avec la perspective d’une libération anticipée, l’anxiété tant redoutée est arrivée. Désormais le temps pesait trop lourd. Parmi les prisonniers politiques touchés par la grâce du Caudillo, Pepe a été le dernier à sortir de la prison de Jaén, le 1er novembre 1971. En revanche, il reçut l’ordre de se présenter à la caserne de Bonrepos, à Valence, afin de 11 Le troisième degré s'accomplit normalement à la fin de la condamnation. C'est un régime de semiliberté car le prisonnier travaille à l’extérieur et rentre tous les soirs à la prison, disposant en outre des week-ends à son domicile. 12 Le scandale Matesa éclate en Espagne en 1969. Matesa était une entreprise qui servait en réalité de couverture à un détournement de fonds publics bénéficiant à l’Opus Dei. Ce scandale a éclaboussé de nombreuses personnalités du gouvernement, de l’armée, et même des hommes politiques à l’étranger. Suite à cela, il y a eu de lourdes condamnations. Pour pouvoir libérer les membres et les proches du gouvernement sans faire trop de vagues, Franco a accordé une grâce plus générale dont Pepe Beunza a bénéficié. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 27 poursuivre son service militaire obligatoire qui avait été interrompu. Il savait qu’il allait de nouveau désobéir à cet appel sous les drapeaux, que son futur immédiat le ramènerait dans une prison, mais il préférait savourer le moment présent. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 28 TROISIEME PARTIE Le combat continue Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 29 18. Douce et brève liberté : un service civil autogéré L’objecteur de conscience est sorti de prison en fumant un cigare. Personne ne l’attendait à la sortie ; il ne connaissait pas la ville et se sentait libre comme jamais. Pepe était content, mais en même temps déçu de voir à quel point la société qu’il venait de retrouver était tranquille. En effet, il sortait de prison mais aussi de l’université de la politisation, de l’école de la pensée critique. Les choses avaient l’air de s’être améliorées… Sauf pour ceux qui se mêlaient de politique. Je voyais que la majorité des gens vivaient normalement, de façon intégrée et qu’ils étaient très loin des idéaux et des stratégies révolutionnaires dont j’avais tant entendu parler en prison. Pepe Beunza avait trois jours pour se présenter à la caserne. Mais il n’avait pas l’intention d’y aller, il avait d’autres projets. Il allait continuer la désobéissance. Il voulait prendre l’initiative par rapport aux militaires. Il voulait que son arrestation ait lieu dans des conditions qui prouvent bien que l’on n’arrêtait pas un fuyard, un déserteur ou un Témoin de Jéhovah, mais que c’était bel et bien un objecteur de conscience pacifiste et non-violent que l'on emmenait en prison. C’était le moment de rendre visible une autre revendication, une autre thématique de la campagne : un service civil et non militaire, travailler pour la paix et non se préparer pour la guerre. Maintenant que j’étais plus connu en tant qu’objecteur de conscience, je pouvais mener la lutte sur le terrain qui nous intéressait le plus. Pendant une réunion, j’ai exposé mes projets : je voulais commencer à faire un service civil et que la police m’arrête pendant que je serais en train de le faire. De cette façon, nous ne nous limiterions pas à demander un modèle concret de service civil mais nous allions mettre en pratique le modèle qui nous semblait le plus intéressant et bénéfique pour la société. Ainsi, nous nous sommes mis à chercher des endroits sur Valence. Le quartier d'Orriols était idéal. Les gens étaient très gentils et très conscientisés. Il y avait quatre séminaristes qui faisaient des travaux d’animation socioculturelle ; je les ai rencontré chez eux. Ils on approuvé notre idée, sans ignorer que la police leur créerait également des ennuis. En plus, le curé était très engagé socialement et il m'a grandement facilité les choses en me présentant aux gens. Pepe Beunza s'est réuni avec les groupes du quartier et leur a expliqué ses idées et ses objectifs. L’Association des Habitants du Quartier d’Orriols a été à la hauteur des circonstances. Elle a soutenu le désobéisseur civil et l’a aidé à réaliser son idée. Ses représentants prenaient eux-aussi des risques car ils avaient perçu l'aspect revendicatif tout à fait novateur de la question. Il fallait que tout soit fait correctement afin de démontrer la faisabilité d’un service social, positif pour la population, comme alternative au service militaire obligatoire. J'ai d'abord participé à des cours d’alphabétisation pour femmes. Un Centre de Culture Populaire s’était formé, et j'ai proposé aux femmes d’organiser une garderie pendant qu’elles seraient en classe. Je leur ai expliqué les raisons de mon action, c’est-à-dire mon objection. Elles m'ont parfaitement compris. C’est comme cela que tout a commencé, petit à Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 30 petit, avec pédagogie, en expliquant les choses avec simplicité, et surtout en démystifiant l’armée au fil des discussions et en acceptant l’idée d’un service civil positif pour la population. Cela a été le premier service civil autogéré d’un objecteur de conscience. Une fois sa situation dans le quartier stabilisée, il a écrit au capitaine général de la caserne de Valence une lettre qu’il lui a fait parvenir par l’intermédiaire d’un notaire. Il y décrivait ce qu’il faisait et expliquait son message antimilitariste. L’autorité militaire a dû se sentir déconcertée face à ce mode de protestation jusqu’alors inconnu. Même s’ils étaient indignés sur le principe, les militaires n'ont pas réagi, méditant sur les conséquences de leurs actes ou attendant des ordres. Ils ne sont pas venus l’arrêter. On arrivait alors à la deuxième phase de la stratégie d’arrestation. Deux semaines ont passé et le groupe de soutien à l’objection a décidé de rendre publique cette désobéissance et d’inviter les jeunes à suivre ce chemin. Quelqu’un qui était en train de commettre un délit (ne pas faire l’armée), le communiquait officiellement et publiquement, et le convertissait en un acte de rébellion audacieuse contre le pouvoir dictatorial de l’époque. De plus, le « délinquant » se montrait entouré de plusieurs soutiens populaires, avec un message plein d’intentions et de faits bénéfiques pour la société (il effectuait un service civil solidaire auprès de personnes qui avaient besoin d’aide). On a distribué sur Valence quelques six mille copies de la lettre et l’on a contacté la presse… Pepe Beunza a commencé à donner des conférences et il a été interviewé par Radio Popular. Dans toutes ces conférences, j’essayais de parler de manière simple, dans l’objectif de démystifier l’armée tout en mettant en valeur les attitudes de non-coopération avec les causes de la guerre et de l’injustice. Nous avons tous le pouvoir de décider de notre propre vie, pas de toutes les choses, mais de beaucoup de choses qui la concernent. Si nous donnons ce pouvoir de décision à quelqu’un d’autre, nous lui laissons finalement un pouvoir immense. C’est ce que nous faisons en obéissant aux militaires, leur donner du pouvoir pour qu’ils dominent et préparent des guerres : leur force est notre obéissance, leur pouvoir naît de notre peur de ne pas savoir assumer les choses de notre vie. Si nous arrêtons de leur obéir, tout leur édifice s’effondre. Pepe Beunza, dans des discussions qui rassemblaient quarante à cinquante personnes, prenait plaisir à parler de ces choses-là et à mettre en lumière ce qui lie le militarisme et la guerre aux injustices du capitalisme. Devant un public à l’idéologie « normale », il avait une manière particulière d’expliquer le rôle de la plus-value dans les relations d’exploitation capitaliste. Mais il en appelait toujours à la conscience individuelle, à faire la révolution d’abord en soi et ensuite en collectif. Ce qui était nouveau, c'était sa façon de mettre en relation ces théories avec sa propre expérience de vie en tant que désobéisseur civil à l’armée de la dictature franquiste, en expliquant qu’il aurait aussi désobéi à n’importe quelle armée et à n’importe quelle forme de militarisme. En général, pour les gens qui ont eu connaissance de son message, cette démarche n'était pas très attrayante mais elle incitait au débat et au respect. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 31 19. De retour en prison : encore un conseil de guerre La Vanguardia s'est fait l’écho de la nouvelle et a publié un résumé de la lettre que le premier objecteur de conscience, qui n’était pas un Témoin de Jéhovah, avait envoyée au capitaine général de Valence. Au bout de trois jours, des policiers sont arrivés au quartier d'Orriols et, avec une certaine amabilité, presque en s’excusant, ils ont dit à Pepe Beunza que le capitaine général avait donné l’ordre de l’arrêter immédiatement et de l’emmener à la caserne de Bonrepos. Ils me disaient : « Aujourd’hui nous devons obéir à cet ordre, même si cela ne nous fait pas du tout plaisir d’arrêter des gens comme toi. » De nouveau, il se trouvait dans un cachot militaire. Il était plutôt triste, et n’avait plus d’appétit. Les Témoins de Jéhovah l’avaient prévenu : « La deuxième fois qu’on rentre est beaucoup plus dure à supporter, on souffre plus ». Trois jours plus tard, il a été transféré par la police militaire dans une prison civile qu’il ne connaissait déjà que trop : la prison Modelo de Valence. Il allait devoir comparaître à nouveau en conseil de guerre et, ensuite, supporter une autre condamnation, probablement à Galeras13 ou au Sahara. Il souffrait de dépression. Pendant les mois suivants, il n'a pas vu de prisonnier politique avec qui partager ou débattre d’idées. Ce qui, la première fois, lui avait paru pittoresque et amusant lui semblait maintenant triste, stupide et déprimant. Petit à petit, il a repris courage. Il s'est remis à étudier pour passer en février des examens dans les deux matières qui lui manquaient. Le yoga l’aidait beaucoup ainsi que le travail à l’atelier de charpente de la prison. Finalement, il a retrouvé l’appétit et surmonté sa dépression. Le juge d’instruction lui a dit que même s’il obéissait à des ordres, il pensait intimement que tout cela était une injustice. Comme la première fois, Pepe a dénoncé le fait que sa condamnation ait déjà été décidée à l’avance. Il a refusé d'être défendu par un militaire mais on lui en a attribué un d’office par tirage au sort. Il s'est obstiné à défendre Pepe Beunza en tant que déserteur et non en tant qu’objecteur de conscience. La campagne politique suivait son cours. En plus de quelques actions semblables à celles mentionnées dans les chapitres précédents, le fait le plus remarquable à ce moment-là a été la lettre que les habitants du quartier d’Orriols ont envoyée au capitaine général pour demander la libération de Pepe Beunza. Et c’est le 9 mars 1972 que la police militaire est venue le chercher. On était dans l’expectative. Beaucoup de gens attendaient dans la rue l’arrivée du prisonnier de conscience. Ce conseil de guerre a duré dix minutes. On me jugeait pour désertion. Le procureur demandait deux ans et le défenseur, six mois. J’avais l’expérience du procès précédent et je savais qu’on ne me laisserait pas parler, c’est pourquoi je m’étais préparé un discours bref. Lorsqu’ils ont tous eu fini leur numéro et que mon tour est venu, je me suis levé et j'ai dit : 13 Galeras : pénitenciers militaire de Cartagena. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 32 « Je veux qu’il soit bien clair que, depuis le début, j’ai refusé ma défense car je suis objecteur de conscience et je continuerai à l’être. » Le plus important peut-être, c'est que Pepe en soit sorti renforcé. Il a été condamné à un an de privation de liberté et à une affectation dans un corps disciplinaire c’est-à-dire à un an d'incarcération dans une prison militaire et à quinze mois au Sahara dans un bataillon disciplinaire. A ce moment-là, le doyen de la Faculté de Droit de l’université de Valence était Manuel Broseta Pons qui, des années plus tard, serait victime de l'ETA. L’administration de la faculté, avec à sa tête le célèbre universitaire, s’est adressée au gouvernement pour lui faire deux demandes : en premier lieu, une modification de la loi en vigueur afin de donner un statut juridique aux objecteurs de conscience ; ensuite, une remise de peine pour l’étudiant José Luis Beunza Vázquez, pour les raisons morales qui avaient motivé sa démarche. Tout cela était très important, plus encore dans le contexte de mon second conseil de guerre. Mais, en toute logique, je ne voulais pas de remise de peine, je n’aspirais pas à une mesure de grâce individuelle. Je recherchais une solution collective pour une question de Droits de l’Homme et je souhaitais que mon objection dénonce les maux du militarisme et l’injustice d’un service militaire obligatoire, qui enseignait à préparer des guerres. En ce printemps de 1972, d’importantes manifestations politiques ont eu lieu dans les rues de Valence. Le mouvement étudiant a été l’acteur de bruyants affrontements avec la police franquiste. Des rassemblements, des sit-in, des courses poursuites et des charges policières ont eu lieu à la faculté de médecine. Il allait bientôt partir pour Galeras, l’un des deux pénitenciers militaires de Cartagène où l’on enfermait les soldats. 20. A Galeras, dans un château au bord de la mer Pepe savait qu’on ne le renverrait pas à Jaén, c’est pourquoi il préférait aller dans une prison militaire afin d’éviter le risque de se retrouver dans une prison de droit commun. On l'a emmené le 11 mars 1972. A la prison de Galeras, presque tous les détenus étaient des déserteurs, en plus d’une quarantaine de Témoins de Jéhovah. José María [un prisonnier politique] a conseillé à Pepe de donner des cours aux prisonniers de droit commun, un travail qui serait gratifiant. Il n’arrivait pas à croire qu’il pouvait recevoir la visite de quiconque en faisait la demande, passer jusqu’à six heures par jour à discuter, se promener et manger dans les cours avec ses visiteurs. Quand les proches d’un prisonnier lui rendaient visite, ils pouvaient passer la journée ensemble. On vivait mieux dans ce pénitencier que dans une prison civile. Il pouvait recevoir toutes sortes de journaux légaux. Il pouvait répondre à tous les appels téléphoniques qui lui étaient destinés, avoir une radio, un magnétophone et même un électrophone. Il n’y avait pas de limite pour le courrier, il pouvait écrire et recevoir autant de lettres que possible même si, bien sûr, elles devaient passer par la censure. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 33 Là-bas, nous dormions dans des dortoirs et en demi-cercles qui, en entrant, me firent l’effet de grottes hippies. C’était vraiment incroyable que dans une prison espagnole de 1972 on puisse vivre bien. Il y a une explication : outre le fait que les prisonniers avaient normalement de petites condamnations et que les Témoins de Jéhovah créaient une atmosphère tranquille, Galeras de Cartagène s’en tirait très bien du fait que les prisons militaires n’avaient pas beaucoup de ressources humaines et matérielles. Elles étaient dirigées par un capitaine, un brigadier, un sergent et quelques soldats. Avec un personnel aussi réduit, le fonctionnement de la prison dépendait plus des détenus que de l’armée . Les militaires avaient besoin de la collaboration des détenus et devaient pour cela être assez souples avec la discipline. En plus, il n’y avait pas de commandement fixe. Le sergent et les soldats changeaient tous les quinze jours, et le responsable supérieur du pénitencier tous les mois. Chaque mois, on mettait en place un véritable pacte d’inobservance. Il est vrai toutefois que certaines générosités régimentaires, si elles s’étaient ébruitées, auraient fichu en l’air toute cette « liberté enfermée ». Par exemple, en certaines occasions, les épouses et petites amies des détenus et des miliciens pouvaient rester et passer la nuit avec leur amant, dans des endroits discrets de la prison. 21. Apogée et crise de l’objection de conscience Jordi Agulló, le deuxième objecteur espagnol, lui aussi incarcéré à Cartagène, n’était pas au pénitencier de Galeras. L’année 1972 avançait, et tous deux avaient de bonnes nouvelles à partager. On avait célébré une marche internationale sur le Vatican pour demander la libération des prisonniers de conscience espagnols. Avec succès. Il y avait une centaine de personnes, déguisées en prisonniers, qui portaient des pancartes avec des revendications en plusieurs langues. Il y a eu des fêtes et des activités ludiques qui ont été bien commentées dans la presse de plusieurs pays. En plus, la campagne des « pancartés » continuait, et donc pendant plusieurs dimanches il y a eu des actions à Madrid, Santander, Barcelone… De nombreuses lettres continuaient à arriver de l’étranger, à l’attention de responsables politiques et religieux. Les groupes de soutien ont continué à arracher des positionnements clairs en faveur des objecteurs espagnols de la part de la Commission Internationale des Juristes, du Conseil de l’Europe, d’Amnesty International, etc. Plus tard, en raison de la célébration de la Conférence Episcopale, j’ai écrit une lettre aux évêques les plus progressistes, dans le but de les interpeller sur l’objection de conscience. Grâce à une grande dame, une française dénommée Marie Laffranque, cette lettre est arrivée à destination et a reçu une réponse de la part de plusieurs évêques. Après Pepe Beunza, Jordi Agulló, Juan Guzman et Victor Boj, ceux qui avaient impulsé le mouvement en 1971, les bonnes nouvelles pour l’objection de conscience ont continué à s’accumuler pendant l’année 1972. Un autre garçon originaire d’Alcoy, Juan Antonio Linares, s'est déclaré objecteur en avril. Plus tard, le prêtre Francisco López de Ahumada a refusé de prêter serment au drapeau (peu de temps après, un autre curé, le Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 34 madrilène Juan Pescador, suivrait ses traces et rendrait même son livret militaire). Il y a eu aussi quelques cas de personnes qui annonçaient leur objection et ne franchissaient pas le pas, ou qui commençaient et n’avaient pas la force d’affronter la répression. Au terme de quelques mois de cachot, atteint d’une grosse dépression, le garçon d’Alcoy et ami de Jordi Agulló n'a pas pu résister et a fini par faire son service militaire (dans les groupes d’objection de conscience, on parlait beaucoup de pondérer les forces de chacun, d’éviter l’héroïsme mal compris, de respecter les peurs et d’assumer la réversibilité des décisions). Entre 1971 et 1972, six conscrits s’étaient déclarés objecteurs. Avec les prêtres réfractaires à tout type de drapeau autre que celui de la paix, ils étaient huit témoins vivants d’un pacifisme actif, huit exemples individuels d’une nouvelle attitude face au militarisme, dans l’Espagne de Franco, à l’intérieur même de ses casernes. [Pepe Beunza a rencontré de nombreux Témoins de Jéhovah, et s'est même lié d’une grande amitié avec certains]. Ils cultivaient la mystique du martyre, car pour eux le martyre s’assure le salut. Je crois qu’ils ont joué un rôle très négatif, politiquement, socialement, et aussi du point de vue religieux. Leur religion est une religion de servitude, de service au puissant. La preuve en est que lorsqu’il y a grève, les Témoins vont au travail. Si on les critiquait pour ce genre de chose, ils disaient qu’ils étaient neutres. Pepe Beunza a essayé plus d’une fois de parler avec eux de possibles actions de protestation collective (il faut se rappeler qu’en 1972 il y avait près de deux cents Témoins emprisonnés en Espagne). Il leur a dit de prendre en compte la confusion qu’ils avaient réussi à semer, à seulement deux ou trois objecteurs non-violents plus quelques soutiens extérieurs. Ainsi, si eux qui étaient des centaines mettaient en place un mouvement de protestation, il était certain qu’ils obtiendraient un énorme succès et cela serait d’un grand bénéfice pour tous les objecteurs de conscience. Mais ils lui répondaient toujours que la seule chose à faire est d’attendre la volonté de Jéhovah, que rien ne sert de lutter parce que tout est prédestiné : un jour viendra l’Armageddon, ce sera la fin du monde, nous pourrons enfin nous libérer des chaînes terrestres et nous serons éternellement libres. Les condamnés pour désertion et tous ceux qui, pour n’importe quel autre délit, avaient été condamnés en conseil de guerre à plus de trois ans devaient terminer le temps du service militaire dans un bataillon disciplinaire. C’est pourquoi José María est parti pour le Sahara. Et c’est pour cela, parce que sa condamnation prenait fin en décembre et qu’il affrontait une période de doute, que Pepe a demandé à son ami qu’il lui écrive et lui raconte tout ce qui pourrait l’aider à prendre une décision. En effet, à côté des raisons personnelles – la lassitude du désobéisseur – il existait une possibilité de créer une alternative clairement différente de celle des Témoins de Jéhovah, quelque chose qui ferait avancer plus efficacement la dissidence antimilitariste. Les Témoins de Jéhovah refusaient d’aller au bataillon disciplinaire, ils désobéissaient à nouveau et ils étaient condamnés à six ans. Mais nous ne pouvions pas continuer mécaniquement sur cette lancée. Nous devions ménager nos forces. Finalement, j'ai décidé d’aller au Sahara et j’ai écrit aux gens du groupe de soutien pour qu’ils approuvent cette décision et ne la prennent pas comme une incohérence. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 35 Pour lui et pour d’autres objecteurs de conscience, l’idée d’aller au bataillon disciplinaire dans le Sahara était attrayante car, ainsi, avant deux ans leur temps de punition serait terminé et donc, « de fait », la peine pour désobéissance civile au service militaire n’excéderait pas quatre ans. Tout cela a participé de sa décision d'assumer la punition disciplinaire. Le plus important, disais-je dans cette lettre, c’est de ne pas suivre l’inertie des Témoins de Jéhovah qui pourrait beaucoup nous porter préjudice… Nous ne croyons pas que Jéhovah viendra nous tirer de là, ni qu’Armageddon brisera nos chaînes. Seule notre lutte le fera… Je prends le risque que le bataillon disciplinaire soit beaucoup plus humiliant que ce à quoi je m’attends. C’est un risque qui me paraît nécessaire car, étant l’un des premiers objecteurs « ouverts », je n’ai pas d’autre choix. Je crois de plus que le fait de terminer le bataillon et de continuer à travailler pour l’objection inquiétera plus le gouvernement que de passer plus de temps encore en prison. On ne peut juger cette décision sans avoir à l’esprit le fait que cette phase historique de la lutte antimilitariste, qui plus est sous une dictature militaire, venait juste de commencer. Finalement, son inquiétude a été dépassée par les événements : on l’a emmené au Sahara plus tôt que prévu. Ainsi, le 23 octobre, la police militaire est arrivée avec l’ordre de transfert. [Tout s'est passé très vite, il n’a eu le temps de prévenir personne. Dans le bateau qui emmenait les détenus d’abord aux Canaries, ils ont passé la plus grande partie de la traversée menottés et malades, sans pouvoir monter sur le pont.] On a ensuite conduit Pepe à un bateau qui l’a emmené au Sahara. Il est arrivé le 14 décembre 1972. Depuis le départ de Galeras, il avait passé 51 jours en transfert. Il avait devant lui 15 mois de bataillon disciplinaire. Il ne reviendrait pas à Valence avant le printemps 1974. 22. Un détenu dans un désert disciplinaire Ce que Pepe a compris dès le début, c’est que l’un de ses pires ennemis serait le passage du temps. Il se trouvait dans une espèce d’incarcération escamotée, une prison différente, où se chevauchaient de nombreuses techniques de punition et d’application de la discipline ; d’un côté, une prison subtile et, de l’autre, un espace militaire extravagant. Toutefois, dans son unité il n’y avait pas d’armes, on ne faisait pas d’instruction. S’il n’était pas possible d’éviter certains rituels militaristes, on pouvait tout de même s’extraire de la chaîne militariste, de ce service militaire qu’il avait rejeté, de tout ce qui, jusqu’alors, l’avait conduit à deux cachots, dix prisons, deux conseils de guerre et, maintenant, à un bataillon disciplinaire de la légion espagnole au Sahara. Pepe a écrit dans une lettre à sa famille : « Avant, c’était par principe que je m’opposais à ce qui est militaire. Maintenant que je le connais plus à fond, je ressens une profonde répugnance, et je ne veux pas qu’elle augmente trop car je vais devoir être ici pendant plusieurs mois et je ne veux pas m’empoisonner la vie ». Rapidement pourtant, sa situation s’est améliorée. Il s’est adapté. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 36 A Noël, j’avais le passe, la carte qui me permettait d’aller me promener au village. Avec José María, nous avons réussi à ne plus aller à la messe du dimanche, en échange nous nettoyions le baraquement. Nous sortions tous les jours. Nous avons fini par bien connaître les quartiers, l’oasis voisine, la plage… et tout ce que l’armée espagnole faisait là, le grand nombre de prostituées et leur rôle très important dans le fonctionnement de ces unités militaires. Nous nous sommes rendu compte de ce qu’étaient les militaires pour le peuple saharien : l’Espagne a rempli le Sahara de légionnaires et de souteneurs, de corruption, de violence, d’alcool, d’ivrognerie et de prostitution… tout en lui volant ses richesses, son développement, sa vie. Le simple fait de protester contre la messe légionnaire obligatoire, le fait qu’ils préfèrent faire le ménage au lieu de renoncer à leurs idées a tellement surpris les gens que Pepe et José María ont acquis un certain prestige. Ainsi, dimanche après dimanche, d’autres détenus préféraient ne pas aller à la messe et rester avec eux à nettoyer le baraquement. Le capitaine lui a dit en face : « José Luis Beunza, nous vous surveillons de très près. Vous devez savoir que nous vous faisons suivre, qu’une personne est chargée de noter tous vos faits et gestes ». 23. L’humiliation Entre 1973 et 1974, la cause de l’objection de conscience s'est trouvée véritablement paralysée. La répression, pouvait aller de plusieurs années de prison et de bataillons disciplinaires jusqu’à dix-huit ans de prison si l’on ne mettait pas fin à ces condamnations en chaîne. Elle rendait très difficile la progression de ce combat. Gonzalo Arias a proposé une méthode d’objection qui, même anecdotique, pouvait donner plus de force à la cause : même si le soldat continuait d’être soldat, il exposait très clairement dans une lettre sa position contraire à l’usage des armes et une argumentation en faveur des idées de la non-violence. Pendant ce temps, en Italie, les choses avançaient au niveau légal. En Grèce, les colonels tombaient, la démocratie parlementaire arrivait, et les objecteurs sortaient des prisons. Avec la Révolution des Œillets14, les objecteurs portugais allaient être amnistiés. Pour Pepe, le plus difficile a été d’accepter de prêter serment au drapeau. Les détenus aussi étaient obligés de le faire. Pepe Beunza se trouvait face à un nouveau défi, mais ce défi arrivait à contre-temps. Là où il en était, il ne voulait pas repasser en conseil de guerre. Mais il ne voulait pas non plus trop se renier. Il a dit qu’il ne prêterait serment au drapeau que s’il y était forcé et contre sa conscience. Ses commandants l'ont menacé de l’accuser de communisme et ensuite, devant son insistance, ils ont cherché un compromis avec lui. Finalement, le rituel du serment au drapeau a été une mise en scène qui a duré à peine deux minutes : cela s'est passé le lendemain, dans un endroit à l’écart, avec plusieurs étrangers de la légion qui ont fait une espèce de promesse laïque sans aucune valeur militaire, même si pour 14 La révolution des Œillets, commencée le 25 avril 1974, mit fin à quarante-huit ans de régime salazariste au Portugal. Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 37 Pepe elle a réellement été humiliante. L’Etat-major de l’armée à Madrid a été informé en détail de tout cela. Ils recevaient un dossier Beunza tous les dix ou quinze jours. Fuerza Nueva disait que José Luis Beunza, le fameux objecteur, selon des sources militaires, était devenu un soldat exemplaire dans une unité armée. J’étais complètement écœuré. J'ai décidé de ne pas démentir, que cela n’en valait pas la peine. Mon père a écrit à Fuerza Nueva et à El Pensamiento pour protester contre une telle diffamation et expliquer que ma démarche était restée celle d’un objecteur, mais ils n’ont jamais publié ses lettres. A la fin de l’année 1973, le gouvernement a décrété la fin des condamnations en chaîne pour les objecteurs. Désormais, ils seraient condamnés à une peine unique de trois à sept ans en plus de la « mort civile » de l’objecteur, c’est-à-dire l’impossibilité d’exercer des fonctions publiques. Il restait à Pepe un autre Noël et encore quelques mois de bataillon disciplinaire à effectuer. 24. Gaudium et Spes (Beunza) Pepe recevait des lettres de solidarité, parfois de personnes célèbres. Le jour de son anniversaire, le 23 avril 1973, il a reçu beaucoup de télégrammes de plusieurs pays d’Europe. Pourquoi ? Parce que les groupes de soutien avaient organisé une campagne particulière à cet effet, pour souhaiter un bon anniversaire à Pepe, tout simplement. Il n’en revenait pas. Le 22 mars, le célèbre compositeur Haffter n’avait pas seulement écrit à Pepe pour le saluer et lui manifester son soutien, mais aussi pour lui annoncer qu’il avait composé une cantate en son honneur et pour l’objection de conscience : « En septembre 1971, pour la première fois dans Cuadernos para el Diálogo, j’ai lu un article sur ton mode de pensée, que je partage pleinement. Depuis ce jour, j’ai l’intention d’écrire quelque chose qui puisse servir, d’une certaine manière, à décharger ma conscience du fait de n’avoir pas eu le courage de faire, lorsque je l’aurais pu, ce que toi tu as fait. C’est de là que vient cette œuvre pour 32 voix et une bande électronique que j’ai intitulée Gaudium et Spes (Beunza) ». Pour Haffter, Beunza symbolisait tout cela : joie et espoir. L’œuvre comprenait des phrases que Pepe avait prononcées ou voulut dire pendant le conseil de guerre. Le 11 mars 1974, il a pris l’avion pour Las Palmas. Il se rappelle que, très détendu, fumant un cigare dans l’aéroport canarien, il se sentait le roi du monde. Pas à pas, il a refait sa vie. Il a rendu visite à toutes les personnes possibles pour les remercier de leur compréhension et de leur solidarité. S'en est suivie immédiatement une période intense pendant laquelle il a collaboré avec Justicia Y Paz pour défendre la cause des nouveaux désobéisseurs, parcourant l’Espagne en donnant des conférences et travaillant pour la première campagne d’objection collective, celle qui eut lieu dans le quartier barcelonais de Can Serra entre 1975 et 1976. Depuis qu’il est descendu de l’avion qui le ramenait du Sahara, Pepe n’a plus cessé de marcher sur ses propres traces. Et il continue… Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza Page 38 LA LUTTE FUT NOTRE CÉLÉBRATION Entretien avec Pepe Beunza Barcelone, juillet 2007 Pepe Beunza, les faits relatés dans ce récit datent des années 1971 à 1974. De l’eau est passée sous les ponts. Plus de trente ans plus tard, à l’heure où le service militaire a été complètement abandonné en Espagne, quel est l’intérêt selon toi de faire connaître cette histoire d’insoumission ? Les jeunes pensent que la disparition du service obligatoire a été gratuite mais, en réalité, elle est le résultat de nombreux efforts et sacrifices. C’est pour cela qu’il faut expliquer aux jeunes générations ce que fut le service militaire obligatoire et ce que fut la lutte contre celui-ci. Et cela, pour deux raisons : la première est qu’aucune conquête sociale n’est éternelle. La lutte sociale est dynamique, elle n’est jamais stable. Pour ne pas reculer, il nous faut continuer à lutter pour le désarmement, contre le militarisme, contre la violence. Car un coup d’Etat peut toujours arriver et les jeunes devront alors de nouveau marcher au pas de l’oie sans avoir eu le temps de comprendre…Si nous ne poursuivons pas la lutte, nous pouvons régresser. Les jeunes doivent savoir que l’on ne peut pas être tranquille, qu’il ne peut y avoir de conquêtes sociales éternelles. C’est pourquoi il nous faut éternellement lutter. La seconde raison : la lutte contre le service militaire a connu une destinée extraordinaire. Et les luttes sociales qui se terminent bien doivent servir de stimulants pour donner de la force aux gens, pour expliquer que les lois peuvent être changées par la lutte non-violente. Il faut se souvenir et étudier les manifestations, les doutes, les sacrifices qui ont été faits, la répression, tout cela, pour apprendre à lutter. Pour nous, il est important d’expliquer cela : ce n’est pas par nostalgie mais pour le futur. L’objection de conscience et l’insoumission en Espagne furent l’expression d’une philosophie non-violente et anti-militariste, mais quelle a été également la part de l’antifranquisme d’une part, et de l’autonomisme anti-espagnol (en Catalogne, au Pays Basque,…) d’autre part ? Nous pouvons dire qu’en Catalogne et au Pays Basque, l’armée était une armée franquiste d’invasion. Et à la non-violence s’est jointe la lutte contre l’envahisseur. C’était donc plus large, en effet. La lutte anti-franquiste animait également notre lutte non-violente mais, nous autres avons ouvert un autre chemin, dans une époque où les anti-franquistes recommandaient d’aller faire le service militaire pour s’entraîner à la lutte armée. Il y avait le mythe du Che Guevara. Nous autres, c’est influencés par les non-violents français que nous avons vu le chemin que nous devions prendre. C’est là la différence. La gauche antifranquiste nous respectait et nous critiquait à la fois car ils n’étaient pas d’accord avec notre forme de lutte. Ils étaient militaristes, nous étions non-violents. Entretien avec Pepe Beunza Page 39 Quand arriva l’insoumission, il y eut une plus forte convergence entre les luttes de gauche. Mais avant cela, le climat était à la critique. En prison, j’avais néanmoins de bonnes relations avec les autres prisonniers politiques, nous discutions beaucoup, j’ai beaucoup appris, c’était merveilleux. Ce contexte empêchait de s’enfermer dans une attitude dogmatique. J’ai côtoyé des gens d’une grande valeur humaine, avec une capacité de lutte extraordinaire. En prison je me suis beaucoup formé. C’était l’une des premières fois qu’apparaissait sur la scène politique espagnole le thème de la non-violence, la référence à cette nouvelle manière de lutter ? A cette époque il y avait également la lutte de Lluis Xirinacs en Catalogne15, celle de Gonzalo Arias à Madrid16. Nous étions tous coordonnés, nous nous connaissions. C’est un mouvement qui en était à son commencement. Nous avons sous les yeux un article de presse paru dans « la Vanguardia » le 12 mai 2002. Il a une grande importance pour toi. Pourquoi ? Cet article date du jour où le Parlement a voté la suppression du délit d’insoumission. Parce que se terminait le service obligatoire. C’est très important car cela mit fin à trente-etune années de lutte : de 1971 à 2002. Il est écrit dans l’article que « Tous les groupes politiques en ont profité pour rendre hommage aux premiers objecteurs et insoumis, parmi lesquels le premier, le valencien établi en Catalogne, Pepe Beunza ». Entre 1971 et ce jour-là, il y a eu un retournement spectaculaire. De mon entrée en désobéissance civile, inconnu et méprisé par le pouvoir, à un hommage rendu au Parlement espagnol par tous les groupes politiques réunis ! Trente-et-une années de lutte : plus de mille ans de prison, plus d’un million d’objecteurs ! C’est spectaculaire. Mais ce jour-là, je n’étais pas content car il y avait encore cinq insoumis en prison. Ces cinq insoumis en sortirent le 24 mai. Il s’est donc écoulé douze jours avant que nous puissions vraiment apprécier cette victoire car alors il n’y avait plus personne en prison pour insoumission. Cela faisait trente ans qu’il y avait en permanence des 15 Depuis 1963, Lluis Xirinacs menait une action radicale et non-violente de « refus des directives émanant du régime illégal qui est celui de l’Etat fasciste espagnol », par la non-coopération. Dénonçant la torture, ce curé est muté par sa hiérarchie. En 1971, il mène une grève de la faim de 21 jours pour appeler les Catalans à « prendre leurs responsabilités historiques » et à cesser de soutenir, par leur passivité, le gouvernement central. Il ne se rend pas aux procès auxquels il est convoqué et est emprisonné en tant que participant à l’Assemblée de Catalogne. Il mène une grève de la faim qu’il n’arrête qu’au 41e jour lorsqu’il a l’assurance que ses 113 camarades de l’Assemblée de Catalogne seront libérés, puis purge une peine de 3 ans de prison. 16 Figure historique de la non-violence en Espagne, Gonzalo Arias est notamment arrêté lorsque, le premier, il descend dans la rue à Madrid vêtu d’une pancarte réclamant les libertés démocratiques. L’idée est de revendiquer la liberté d’expression en commençant à l’exercer. Ce procédé aura une grande postérité en Espagne durant les années qui suivent, avec souvent de lourdes sanctions à la clé. Gonzalo Arias est par ailleurs l’auteur de nombreux ouvrages sur l’action non-violente, dont L’anti-coup d’Etat. Manuel pour une réponse non-violente à un coup d’Etat. Voir sur le site www.gonzaloarias.net Pour aller plus loin sur le mouvement non-violent en Espagne sous le franquisme, lire l’article de Marie Laffranque « La non-violence en Espagne » paru dans la revue Alternatives Non-Violentes n° 5-6, juin 1974. Entretien avec Pepe Beunza Page 40 gens en prison pour délit d’objection ou d’insoumission. Il s’est trouvé qu’à ce moment-là eurent lieu les grandes manifestations contre la guerre en Irak. Nous n’avons pas eu le temps de célébrer cette victoire, ou plutôt : la lutte fut notre célébration. Peux-tu nous éclairer sur ce que fut la lutte des objecteurs et des insoumis entre la fin de ce récit - ta sortie du bataillon disciplinaire au Sahara en 1974 - et la fin du service obligatoire en 2002 ? Quand je suis sorti de prison, il a fallu réorganiser la lutte car les gens étaient fatigués par trois années de luttes très dures, avec une augmentation très faible du nombre d’objecteurs. Il n’y en avait que 5. Ainsi, quand je suis sorti de prison, nous avons organisé une nouvelle campagne. J’ai fait beaucoup d’interventions publiques et nous avons lancé une campagne de volontariat en disant au gouvernement : si vous reconnaissez le droit à l’objection de conscience, nous sommes disposés à faire un service civil. Nous savions que le gouvernement n’allait pas accepter. Mais nous étions prêts à mener cette action au-delà de ce refus. Je donnais des conférences dans lesquelles je disais : « qui est prêt à signer cet engagement qui dit : ‘si le gouvernement accepte le droit à l’objection, je suis prêt à faire un service civil’ ? ». Nous avons recueilli 800 signatures. Je disais alors : « nous savons que le gouvernement ne va pas accepter mais nous cherchons des gens qui sont prêts à mettre en œuvre concrètement un service civil ». Nous avons trouvé 5 personnes qui étaient prêtes à réaliser une objection de conscience collective. L’une d’entre elles était Marti Olivella17. Quand le gouvernement a refusé, nous avons entamé un service civil dans le quartier de Can Serra a l’Hospitalet à Barcelone. La tactique de l’action non-violente était : mettre en pratique ce qu’on demandait au gouvernement pour montrer que ce n’était pas quelque chose de bizarre ou d’impossible. Nous avons donc construit une garderie, un local pour les personnes âgées, nous avons commencé à donner des cours d’alphabétisation pour adultes. Nous avons passé 6 mois ainsi, les gens ne savaient pas que nous étions des objecteurs, ils savaient juste que nous étions des jeunes qui venaient aider. Puis, nous avons lancé la campagne de soutien et ils rendirent public le fait qu’ils étaient objecteurs de conscience. Au bout d’un moment, la police les emprisonna mais tout cela nous avait permis de propager nos idées. Cela faisait trois mois que Franco était mort, il commençait à y avoir des objecteurs en Andalousie, au Pays Basque, à Valence,… Quand commença l’objection collective, beaucoup furent emprisonnés mais bientôt eut lieu une première amnistie générale suite à la mort de Franco. Après cela, la lutte s’est étendue et, lorsque arriva la transition et que revint un régime démocratique en 1978, il y fut ordonné de ne plus emprisonner les objecteurs de conscience. Ces derniers durent signer un papier afin que leur cas soit traité lorsque viendrait la loi sur l’objection de conscience. A partir de là, il y a eu 4 000 objecteurs et ils n’ont pas été inquiétés car ils relevaient de la loi imminente sur l’objection. En 1982, les socialistes arrivèrent au gouvernement et ils firent voter une loi sur l’objection de conscience. Mais une loi qui s’est faite en pensant aux 17 Directeur de Nova, centre pour l’innovation sociale, qui aujourd’hui anime entre autres la lutte pour la reconversion des forts militaires catalans en forts pour la paix, des rencontres civilo-militaires pour la recherche d’alternatives aux solutions armées ainsi qu’un réseau de résistance non-violente au Moyen-Orient. www.nova.cat Entretien avec Pepe Beunza Page 41 militaires et non aux objecteurs. C’était une loi très dure parce qu’elle considérait l’objection comme un châtiment : on devait y passer le double du temps passé au service militaire, il y avait une hiérarchie, beaucoup de discipline, et beaucoup d’objecteurs refusèrent cette loi. C’est là que commença l’insoumission. Certains refusèrent donc la loi sur l’objection et se mirent à lui faire objection. D’autres l’acceptèrent. Pour tenter de contenir le problème, le gouvernement amnistia tous les anciens objecteurs. D’un côté, il y avait donc ceux qui faisaient le service militaire ; d’un autre côté, il y avait ceux qui faisaient l’objection, le service civil, les prestations sociales de substitution qui duraient le double de temps et, en parallèle, commencèrent les insoumis. L’insoumission, petit à petit, prit beaucoup d’ampleur. Les insoumis allaient aux conseils de guerre et n’avaient pas peur (la cour martiale, les conseils de guerre sont faits pour effrayer. Mais s’ils ne font pas peur, alors ils font rire.) Les militaires dirent que le cas des insoumis ne les concernait pas, qu’il relevait des lois civiles. Et ils passèrent les procès aux tribunaux civils. L’insoumission se développa de telle manière qu’en 1993, il y avait 300 insoumis en prison. Même s’il y avait de nombreux débats entre insoumis et objecteurs, les deux s’entreaidèrent mutuellement, les objecteurs donnaient une base sociale aux insoumis qui étaient en prison. Ce fut un temps de lutte très dur mais très beau. L’extrême-gauche, les jeunesses trotskistes, les jeunes radicaux basques rejoignirent aussi les insoumis et acceptèrent le principe de la non-violence pour la lutte pour l’insoumission. Le gouvernement ne voulait pas condamner trop lourdement les insoumis, les procès s’accumulaient (le système judiciaire en Espagne fonctionne mal, lentement). Cela a beaucoup nui à l’image de la justice. Celle-ci condamnait des jeunes qui montraient une valeur humaine extraordinaire. Il y avait par ailleurs tout un processus d’auto-inculpation. C'est-à-dire que, quand il y avait un insoumis, il y avait plusieurs personnalités qui manifestaient publiquement leur accord et reconnaissaient l’avoir encouragé. Mais malgré cela, les insoumis subissaient une grande pression : en tout, ils durent accomplir plus de 1000 ans de prison. A quel niveau pouvaient s’élever leurs peines ? Jusqu’à 2 ans de prison. Il y avait de tout. Ici en Catalogne, où les juges étaient très ouverts, ils les condamnaient à un an de prison avec sursis, ils n’avaient donc pas à l’accomplir effectivement s’ils n’avaient pas d’antécédents. Mais en Navarre ainsi qu’à Bilbao, les juges étaient plus durs et les insoumis subissaient une pression plus forte. En Navarre, toutes les quelques semaines, il y a avait une manifestation depuis le centre ville jusqu’à la prison, et de grandes mobilisations, du fait que de nombreux jeunes de Navarre étaient insoumis et emprisonnés. Pour les juges, cela posait problème : ils firent une loi qui condamnait les insoumis non plus à la prison mais à la mort civile. Ils ne pouvaient plus travailler pour l’Etat, ni recevoir de bourse, et c’était terrible. Les insoumis changèrent de tactique : ils allaient à l’appel des conscrits, restaient quelques jours puis s’en allaient. Ils désertaient. Déserter les obligeait à passer en conseil de guerre avec de nouveau un procès militaire. C’était une attitude très courageuse. Entretien avec Pepe Beunza Page 42 J’ai été témoin lors de procès, de plusieurs conseils de guerre pour soutenir des insoumis, pour expliquer la qualité éthique des insoumis. C’était merveilleux. Durant ces décennies de lutte qui ont suivi ta libération, tu t’es beaucoup engagé dans ces combats… Oui, à travers l’auto-inculpation, les conférences, les manifestations, les visites en prison, la présence aux procès, dans les médias, à la radio, à la télévision, défendant toujours les insoumis et la lutte pour l’objection de conscience. Cette petite notoriété qui était la mienne, je l’utilisais pour défendre les insoumis. Les partis politiques ne s’engageaient pas à les défendre, à part le parti communiste et les anarchistes. En effet, ni le parti socialiste ni les grands partis majoritaires ne les ont défendus, seulement quelques personnes déterminées à l’intérieur de ces partis. Je me souviens d’un conseil de guerre qui fut magnifique car, à la fin, le président du tribunal doit demander au prévenu s’il veut dire quelque chose. Les insoumis en profitaient pour donner les raisons qui les faisaient refuser. Ils pouvaient le payer très cher, de deux ans de prison, mais la fierté d’être des hommes libres était plus forte. Pour que personne ne puisse venir les soutenir en conseil de guerre, les militaires remplissaient la salle de soldats. Ils laissaient juste les deux premiers rangs de libres. Et donc, cet insoumis au conseil de guerre où je me trouvais savait que les jeunes derrière lui étaient des militaires et il leur cria : « Et vous, soyez des hommes, et désertez ! ». Il appelait à la rébellion ! Les soldats effrayés, nous autres applaudissant, le juge criant « Dehors ! », ce fut l’un des spectacles les plus merveilleux que j’aie vécu ! Il a écopé de 2 ans, 4 mois et un jour, mais je crois que cela en valait la peine, non ? La majorité des insoumis sont contents d’avoir participé à cette lutte qui fut spectaculaire. Il fut finalement prévu que le service militaire se terminerait en 2002 mais les autorités avaient peur que, durant les derniers temps, il n’y ait personne. Car l’objection de conscience et l’insoumission augmentaient d’une manière spectaculaire : 50% des appelés étaient insoumis ou objecteurs. Cela était très dur pour les militaires car ils perdaient une base sociale. Ils avaient peur que plus personne ne se présente pour faire le service militaire – ce qui est le rêve de tout pacifiste – et pour cela, ils avancèrent la fin du service obligatoire. Ce fut une grande victoire. A l’heure actuelle, plus personne ne veut aller à l’armée. Ils sont obligés de baisser le niveau d’exigence intellectuelle car personne ne veut y aller. Même payé ! C’est extraordinaire. Quand la lutte pour l’insoumission s’est terminée, la guerre en Irak a commencé et ainsi la lutte ne s’est pas arrêtée. Aujourd’hui, alors que le service obligatoire est révolu, y a-t-il encore des motifs de se mobiliser sur le thème du militarisme ? Le thème de l’objection et de l’insoumission n’est peut-être plus d’actualité mais les budgets militaires continuent de nuire. Les politiques bellicistes de nos gouvernements ainsi Entretien avec Pepe Beunza Page 43 que les budgets de nos armées qui sont trop élevés, nécessitent une forte mobilisation. C’est une réalité qu’il faut dénoncer et un danger pour tous, c’est pourquoi je pense que la lutte est aussi importante qu’avant, sinon plus. Quand tu parles des armes nucléaires avec des scientifiques, ils te disent qu’il y a plus de danger actuellement avec le nucléaire que durant la guerre froide. A cause de l’absence de contrôle. Les gens sont un peu endormis sur ces thèmes, il faut les réveiller car en réalité il y a beaucoup à faire. La mobilisation contre le service militaire et obligatoire s’est donc transformée en opposition à la guerre, en recherche d’alternatives au militarisme et en promotion d’une culture de paix… Oui, ici en Catalogne il y a plusieurs organisations privées et publiques qui travaillent pour la culture de paix, pour l’éducation à la paix, contre le militarisme. La lutte contre la guerre en Irak a été très importante, elle a donné lieu à de fortes mobilisations. Il y a eu également des mobilisations contre les navires de guerre français et américains. Il faut mentionner également les luttes écologistes pour la défense du territoire, contre la déforestation, contre la pollution, contre la construction abusive de bâtiments,…Ce sont des luttes qui sont mêlées. Justement pour toi, il y a un lien fort entre écologie et non-violence ? Oui, à l’origine de mon idéologie et de ma transformation vers la non-violence, il y a eu la communauté de l’Arche. A l’Arche, se mêlaient la préoccupation écologique, l’objection de conscience, la non-violence, la musique, la fête… cela me paraissait être une synthèse merveilleuse. J’ai fait des études d’ingénieur agricole, ce qui est devenu ma profession, dans le but de défendre l’agriculture écologique. La lutte pour la vie, pour la biodiversité, pour la terre : c’est une planète privilégiée que nous avons et nous devons l’améliorer et la sauvegarder. La lutte écologique s’impose comme une nécessité claire si tu veux une planète vivable, saine, pacifique, juste. Je crois que sur cette planète, il y a suffisamment de tout pour tous, si certains ne s’accaparent pas tout pour accumuler. La qualité prime au final sur la quantité, pour vivre sainement et dignement. Peux-tu en dire plus sur les actions actuelles contre le militarisme et pour la paix ? Il y a de nombreux chantiers et, parmi ceux-ci, la reconversion des structures militaires en structures civiles. Nous avons des forts militaires qui ont été des casernes, des centres de détention, de torture, et nous croyons que, désormais, ces centres peuvent être reconvertis pour servir à promouvoir la culture de paix. Il y a donc des campagnes pour que les forts militaires se transforment en musées pour la culture de paix, en centres d’études pour la paix. Nous luttons en particulier pour les forts de Figueres et de Montjüic. Nous organisons des marches pour faire connaître ce projet et le revendiquer, nous voulons que ces forts, qui ont depuis toujours été des forts de guerre, aient désormais une utilité pour la paix. Nous disons qu’aucune armée ne peut défendre un pays contre des armes atomiques, bactériologiques, chimiques, et que tout cet argent que nous mettons dans l’armée constitue Entretien avec Pepe Beunza Page 44 un gâchis social. Nous avons de nombreux problèmes sociaux et nous voulons que la culture de paix avance pour transformer les budgets militaires en budgets sociaux. L’objection fiscale, l’éducation à la paix sont des ressources pour faire avancer les choses dans ce sens. Les campagnes militaires se déroulent également dans les écoles. L’armée vient faire sa propagande pour recruter des jeunes dans l’armée de métier. Face à cela, nous organisons ce que l’on appelle des campagnes d’« objection scolaire ». Nous allons rencontrer le conseil scolaire qui regroupe les enseignants, le personnel de l’établissement, les élèves et les parents, et nous leur présentons nos arguments et leur proposons de se déclarer comme étant un établissement « objecteur ». Ils refusent alors d’accueillir cette propagande militaire en leur sein. La démarche peut également être accomplie auprès de mairies. Certaines écoles et mairies ont adopté cette forme d’objection. Il semble que les gouvernements autonomes de certaines régions comme la Catalogne mènent des politiques intéressantes en faveur d’une sortie du militarisme… Des initiatives comme la reconversion de forts de guerre en forts de paix semblent rencontrer un certain écho institutionnel… Nous sommes loin de recevoir un soutien politique unanime. Seulement des gens de gauche. Mais même avec eux, dans la pratique, il faut toujours lutter car sinon ils s’endormiraient. Au niveau politique, il est vrai que nous avons plus d’aides et d’appuis mais nous voulons que s’organise la réduction des investissements militaires. Ce doit être progressif : augmentation du budget pour la culture de paix, diminution du budget pour la culture de guerre et, ensuite, préparation pour intervenir dans des conflits de manière pacifique. La Catalogne n’a pas d’armée, et c’est tant mieux, mais ce que nous souhaitons est qu’elle ait une armée pacifique, de non-violents, pour pouvoir intervenir à travers le monde. Et elle peut le faire. Nous allons voir si nous pouvons avancer dans ce sens. Mais pour le moment, c’est très dur. Es-tu en contact avec des objecteurs à travers le monde ? Assez peu. Quand nous recevons des demandes, nous faisons ce que nous pouvons pour les soutenir. Nous avons déjà été en contact avec des objecteurs colombiens, sudaméricains ou turcs. Quand ils sont en prison en particulier. Selon toi, Pepe, qu’est-ce qui dans notre société nécessite encore aujourd’hui d’être insoumis, de résister et de désobéir ? Je crois qu’existe toujours une forte mythification de la violence à laquelle il est nécessaire de résister. Les gens qui veulent changer la société d’une manière radicale continuent de croire qu’avec la violence, ils peuvent atteindre la justice. C’est un mythe qu’il faut changer car, pour changer la société et atteindre la justice, la non-violence est l’arme la plus puissante. Et la violence a connu un échec continuel pour construire la justice. Ainsi la non-violence est la ressource qui nous reste si nous voulons construire une société pacifique. C’est la tâche la plus importante que nous avons : la dé-justification de la violence. Ne nous Entretien avec Pepe Beunza Page 45 mentons pas : en Europe, il y a encore deux millions de soldats. La mythification de la violence absolue se poursuit. Je voudrais terminer cet entretien en remerciant les Français qui m’ont enseigné comment orienter la lutte d’une manière efficace. Je suis très reconnaissant à ceux qui luttèrent contre la guerre d’Algérie d’une manière pacifique et qui furent mes modèles18. En Espagne, je ne pouvais bénéficier de ces expériences car c’étaient des sujets méconnus. J’ai dû aller en France pour découvrir cela, et c’est là que j’ai sorti toute la force pour lutter. Je suis très reconnaissant à la communauté de l’Arche19, à André Bernard20, à Jean Van Lierde21 pour qui j’avais beaucoup d’affection, à Marie Laffranque et à de nombreux autres Français qui manifestèrent pour ma liberté et qui reçurent des coups de la police espagnole. Ils ont cru en moi alors que je n’étais qu’un garçon qui disait : « je vais faire ceci, je vais faire cela », et cela m’a donné une force incroyable et m’a permis de faire ce que j’ai fait. J’ai appris d’eux ce qu’était la lutte non-violente, la force qu’elle donnait et le chemin que je devais suivre. Barcelone, juillet 2007. Propos recueillis et traduits de l’espagnol par Guillaume Gamblin. 18 Voir le livre Réfractaires à la guerre d’Algérie. 1959-1963, Erica Fraters, ed. Syllepses, 223p., 18€, et le site www.refractairesnonviolentsalgerie1959a63.org . 19 Communauté de l’Arche, 38160 St Antoine l’Abbaye, 04 76 36 48 22, www.canva.ass.org 20 Ancien réfractaire à la guerre d’Algérie et l’un des animateurs du groupe et de la revue Anarchisme et non-violence. Voir www.anarchismenonviolence2.org . 21 Figure de l’objection de conscience, de la désobéissance civile et de la lutte anticoloniale en Belgique. Voir son ouvrage Jean Van Lierde. Un insoumis, ed. labor, 1998. Entretien avec Pepe Beunza Page 46