Pepe Beunza.livre - IRNC, Institut de recherche sur la Résolution

Transcription

Pepe Beunza.livre - IRNC, Institut de recherche sur la Résolution
PORTRAIT D’UN INSOUMIS :
Pepe BEUNZA
L’odyssée carcérale du premier objecteur de conscience espagnol
Ce livre a été édité par le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN)
en juillet 2010
La présentation de ce livre, avec photo de la couverture, figure sur le site du MAN:
http://nonviolence.fr/spip.php?article587
Note sur la présente édition
Vous allez lire une version abrégée et traduite d’un livre de Pedro Oliver Olmo,
historien espagnol, actif durant les années 1980 dans le mouvement des objecteurs de
conscience et condamné en 1993 pour insoumission. Cet ouvrage est paru en 2000 aux
éditions Virus Editorial sous le titre La Utopía Insumisa de Pepe Beunza. Nous en avons
sélectionné des extraits pour pouvoir le traduire et le publier sous sa forme actuelle.
Un entretien avec Pepe Beunza datant de 2007 vous est ensuite proposé afin de relier
sa lutte et celle des premiers objecteurs présentée dans ce texte avec le temps présent, à
travers ses multiples prolongements et transformations ultérieures.
Les lecteurs seront peut-être surpris de rencontrer le terme de «désobéisseur» dans le
texte. Ce substantif est venu récemment enrichir la langue française, comblant un manque
criant pour désigner l’attitude des personnes qui revendiquent un acte de désobéissance
civile.1
Les passages entre crochets sont des résumés de passages plus longs qui ont été
retranchés de la traduction pour favorise la fluidité de la lecture.
Toutes les notes sur le texte sont de Marie Milesi, celles sur l’entretien sont de
Guillaume Gamblin.
Fructueuse lecture.
Le collectif éditorial.
1
Voir Muller Jean-Marie, « Vous avez dit « désobéisseur » ? », in Alternatives non-Violentes n°142,
mars 07, www.anv-irnc.org .
Introduction
La désobéissance civile n’a peut-être jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui en France.
En témoigne la multiplicité des luttes qui utilisent et revendiquent cette modalité de l’action
non-violente, des Faucheurs Volontaires d’OGM, au Réseau Education Sans Frontières, en
passant par les Déboulonneurs de publicité.
Mais parallèlement les luttes autour de la critique et du refus de la défense armée ont rarement
été aussi peu actives que depuis une dizaine d’années…. Le combat pour l’objection de
conscience a été présent durant la plus grande partie du XX° siècle, depuis la Première Guerre
Mondiale (ayant donné naissance à l’Internationale des Résistants à la Guerre) jusqu’au
tournant du III° millénaire qui a sonné la fin de la conscription obligatoire en France (1997),
en Espagne (2002) et ailleurs.
Mais si la lutte pour l’objection de conscience n’est plus d’actualité aujourd’hui, c’est qu’elle
a marché ! C’est donc sur elle plus que sur d’autres qu’il est intéressant de se pencher pour en
tirer stratégies et force.
D’autant plus que la lutte contre les politiques de défense basées sur l’option militaire et
nucléaire, et contre la militarisation de la société qui irrigue les politiques sécuritaires
européennes, reste d’une brûlante actualité.
Le récit conté ici témoigne des débuts de la lutte pour l’objection de conscience par la
désobéissance civile dans l’Espagne des années 70, alors plongée sous le régime dictatorial et
militariste de Franco. Il aura fallu une audace difficilement imaginable au premier homme qui
s’est levé dans la foule des appelés pour dire « Non ! » en expliquant les raisons politiques de
son choix contestataire et en l’assumant.
Pourquoi revenir sur cette histoire quelques quarante ans plus tard ? C’est Pepe Beunza luimême qui y répond dans l’entretien qui constitue la seconde partie de cet ouvrage : il n’y a
rien de plus fragile qu’une démocratie, du jour au lendemain un gouvernement pourra nous
demander de marcher de nouveau « au pas » pour « tuer notre prochain ». Il n’est alors pas
inutile de connaître l’histoire des résistances. Plus encore, la lutte pour l’objection de
conscience a finalement été victorieuse, et il est intéressant d’analyser comment a débuté et
s’est développé un mouvement populaire qui a pu remporter une victoire politique
d’importance, pour pouvoir s’en inspirer. Dans une époque vouée à l’immédiateté, il n’est pas
inutile enfin de découvrir comment la durée et la persévérance ont été des ingrédients
essentiels pour avancer dans ce combat.
Quel intérêt peut avoir ce récit d’une lutte espagnole pour un public francophone ? L’histoire
de Pepe Beunza est à inscrire plus que beaucoup d’autres dans l’histoire européenne de la
non-violence. Il n’est pas rare de croiser des militants Français, Suisses, Allemands qui
témoignent des actions et de la marche européenne en soutien au premier objecteur de
conscience espagnol comme d’une étape marquante de leur parcours militant. Cette histoire
est aussi la nôtre.
Enfin, dire « Non » est une chose si difficile quand on se trouve face à une autorité qui
impressionne ou à une puissance qui terrorise, qu’il est toujours utile de s’entraîner à
prononcer ces trois lettres qui peuvent changer le cours de l’histoire.
1
Puisse ce témoignage encourager la mise en synergie de la dynamique actuelle de
désobéissance civile non-violente avec le combat pour une défense sans nucléaire et pour une
société sans armée.
Fructueuse lecture.
2
Portrait d'un insoumis :
Pepe Beunza
Pedro Oliver Olmo
Traduction de Marie Milesi
Adaptation de Guillaume Gamblin, relecture de Claire Leservoisier
3
PRÉSENTATION
Après plus de deux siècles de service militaire obligatoire, la démilitarisation a encore du
chemin à parcourir. En Espagne, en 2002, la fin du service militaire a été un motif de
soulagement et de fête. Puisse ce livre servir à la reconnaissance des efforts de toutes les
personnes qui l’ont affrontée, comme un hommage à la mémoire de ses nombreuses victimes,
et nous donner courage, à nous tous qui continuons à œuvrer pour un monde sans armées.
Voici l’histoire de José Luis Beunza, plus connu sous le nom de Pepe Beunza. Elle a eu
lieu à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Bien entendu, la gloire de cet
homme n’a pas traversé les siècles et les continents. Il ne figure pas, et ne figurera pas parmi
les gens « célèbres ».
Ils n’étaient pas si nombreux, ceux qui luttèrent à ses côtés, dans ce qui devint son
expérience politique la plus authentique : celle d’être le premier Espagnol dans l’histoire
récente de la désobéissance civile à l’armée. Il a été le premier objecteur de conscience
antimilitariste dans les casernes militaires de Franco ; c’est pourquoi il a souvent été invoqué
par les nombreuses personnes qui ont suivi son chemin.
Cette histoire, celle que je commence maintenant à raconter et à commenter, se
termine en 1974. Il restait encore à Franco de longs mois de vie agonisante...
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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PREMIERE PARTIE
Les origines et la préparation
de l’objection de conscience
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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1. Le fil ténu d’une mémoire historique :
Du commandement : «Tu ne tueras point » à l’antimilitarisme
En 1971, Pepe Beunza apportait un monde nouveau de possibilités à l’antimilitarisme,
mais il renouait en même temps avec une vieille histoire de revendications qui, en Espagne,
avait été largement partagée : « A bas le service militaire ! ». Au XIXe siècle, ce cri était
populaire et majoritaire. On l’entendait de plus en plus fort, de village en village, en
Catalogne et en Navarre, en Andalousie, dans les Asturies et en beaucoup d’autres endroits.
En 1871, au commencement du mouvement socialiste et libertaire, les forces politiques
républicaines prônant des idéaux de rupture démocratico-libérale, réussirent à rassembler plus
de 40 000 personnes à Madrid pour exiger la fin des recrutements forcés (quintas) et
l’abolition totale de ce que l’on appelait depuis longtemps la « contribution du sang ». Il est
important de retrouver cette image oubliée parce que jamais autant de gens ne se réunirent
contre le service militaire obligatoire. Plus de cent ans après, entre 1994 et 1995, une
sensibilité antimilitariste à la fois nouvelle et ancienne a éclaté chez beaucoup de gens ; ils
sont descendus dans la rue pour crier contre le service militaire, contre les armées et pour les
insoumis prisonniers. A cette période, la plus grosse manifestation a rassemblé plus de 15 000
personnes à Pampelune.
Pour préparer son objection de conscience, Pepe Beunza a trouvé ses inspirations
intellectuelles dans une longue tradition. Personnellement, depuis toujours et jusqu’à
aujourd’hui, il a donné un véritable contenu contemporain à un commandement évangélique
aussi peu respecté qu’il est connu : « Tu ne tueras point ». C’est avec ces quatre mots qu’il a
commencé à tisser la trame de sa pensée non-violente.
« Tu ne tueras point ! » Récemment, au cours d’une émission de télévision que
présentait Javier Sardá, je l’ai beaucoup répété aux participants, non parce que je n’avais
pas d’arguments, mais parce que dire « tu ne tueras point », c’est dire beaucoup. C’est un
argument aussi bref qu’incisif, qui donne à réfléchir. Il était choquant mais nécessaire de
répéter « Tu ne tueras point ! Tu ne tueras point ! » parce que la situation dans les Balkans
semblait amener beaucoup de gens à employer des arguments qui justifiaient la guerre et les
bombardements de l’OTAN. C’est pourquoi j’ai voulu défendre un principe éthique, un seul,
le plus important : tuer, c’est tuer, et rien ne doit le justifier. C’est comme cela que je
l’expliquais déjà en 1971. Je parlais de la non-violence en m’appuyant sur le « Tu ne tueras
point ! », non seulement parce que je crois à sa supériorité éthique, mais aussi parce qu’au
sein d’une civilisation guerrière qui en est venue à fabriquer la bombe atomique il n’y a pas
d’autre possibilité : pour résoudre les conflits et pour se révolter contre les injustices, la nonviolence est l’option la plus saine du point de vue moral, et aussi la plus intelligente.
Dans sa recherche d’une rationalité et d’une pédagogie qui permettraient de construire
des propositions de désobéissance civile antimilitariste et non-violente, ce qui a le plus aidé
Pepe Beunza est un recueil de textes et de témoignages de Thoreau, Tolstoï, Bertrand Russell
et quelques autres, surtout Gandhi et l’un de ses disciples, Lanza del Vasto (en plus de l’écho
des expériences et des discours de Martin Luther King, de l’Italien Danilo Dolci, du leader
chicano César Chavez, de l’évêque brésilien Helder Camara, etc.).
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Idéaux mis à part, d’un point de vue historique, l’engagement de Pepe Beunza renouait
avec les proclamations de la Première République espagnole qui, en 1873 (même si c’était
éphémère), avait aboli les recrutements impopulaires en lien avec l'infortuné internationalisme
pacifiste de la Deuxième Internationale. Il rappelait la dénonciation radicalement
antimilitariste de l’anarchiste andalou Fermín Salvochea et se sentait héritier des jeunes et des
femmes qui, en 1909, au début de ce que l’on appellerait « la Semaine Tragique de
Barcelone », protestèrent avec colère contre le service militaire et se couchèrent sur les voies
ferrées pour empêcher que les réservistes soient emmenés à la guerre du Maroc. Enfin, en
1931, le fougueux parlement catalan exigeait l’abolition de ce qu’il préférait encore
dénommer les « contributions du sang ». C’est à toutes ces sources qu'a puisé notre jeune
désobéisseur pour former sa base idéologique.
On pourrait présenter d’autres témoignages qui rendraient bien compte de l’évolution
historique d’un certain antimilitarisme traditionnel de l’Espagne moderne contemporaine.
Cependant, ceux que j’ai évoqués sont éloquents et suffisent pour comprendre que Pepe
Beunza semait des graines nouvelles sur un sol de protestations anciennes. Il incorporait au
répertoire classique de l’antimilitarisme des techniques de désobéissance civile. Ces nouvelles
formes d’engagement individuel et collectif ont ouvert la voie à une démilitarisation des
mentalités et des sociétés et à l’objection de conscience. Pepe Beunza luttait contre le service
militaire obligatoire au moyen de stratégies novatrices mais, dans son esprit, il reflétait une
mémoire historique antimilitariste largement oubliée.
2 . Fils et petit fils de carlistes navarrais
Jamais l’avocat et dirigeant carliste navarrais, Don Joaquín Beunza, n’aurait pu
imaginer que l’un de ses petits-enfants, issu de son sang et élevé dans la plus pure tradition,
allait devenir le « premier catholique espagnol » à refuser le service militaire obligatoire et à
endurer des peines ignominieuses pour cette indiscipline. Quoi qu’il en soit, le grand père
Joaquín disparut de la scène longtemps avant la naissance de Pepe. Au moment du coup d'Etat
du 18 juillet 1936, les Républicains s’emparèrent du politicien traditionaliste, le mirent en
prison et le fusillèrent le 4 septembre 1936.
Don Daniel Beunza, le fils de Joaquín et le père de Pepe, lui aussi carliste2, avait pris
part avec enthousiasme au mouvement insurrectionnel des « réquétés » (les volontaires
carlistes) navarrais. En 1936, Daniel Beunza partageait avec de nombreux traditionalistes et
gens de droite la même hostilité aux changements et aux réformes. Il était dans le camp de
ceux qui souhaitaient à tout prix que la République espagnole garantisse un Etat catholique,
sans divorce, et les valeurs les plus conservatrices à l’égard des femmes, sans liberté
d’enseignement, avec des crucifix dans les écoles, sans réforme agraire et, surtout, sans le
moindre risque d’une révolution sociale de type moderne et étranger, libérale, libertaire,
socialiste ou, pire, bolchevique.
2
Le carlisme est une tendance politique royaliste espagnole
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Tout indique que Daniel Beunza embrassa progressivement des idéaux
démocratiques. Dans les lettres qu’il écrivait à son fils, on remarque la constance d’un
christianisme pacifiste de plus en plus critique envers la hiérarchie catholique. Son fils se
rappelle que chez son père il a trouvé de la tolérance, du respect et même finalement du
soutien, dont il lui fut très reconnaissant lorsqu'il mit en pratique ses projets de désobéissance
civile.
3. Sur le territoire des premiers rêves
Lorsqu’il était au lycée, à Valence, Pepe faisait partie des boy scouts. Il se sentait
chrétien. En 1965, avant d'entamer des études d’ingénieur technique agricole, âgé de 17 ans, il
a travaillé bénévolement à la léproserie de Fontilles pendant trois semaines. Il a ensuite
participé aux campagnes d’alphabétisation du quartier du Cristo et dans des collectifs de
gitans, à Valence. Progressivement, il élargissait son regard critique, notamment en 1965,
lorsqu’il voyagea pour la première fois en France en auto-stop.
Pendant un autre voyage en France, il entendrait parler des expériences des objecteurs
de conscience. Cet adolescent désireux de propager sa philanthropie, était imprégné de
catholicisme social. Les expériences de ce premier voyage ont rendu son christianisme plus
ouvert et protestataire.
En 1966, il franchit le pas de prendre son premier engagement politique. Sa promotion
l’élut conseiller du Syndicat Démocratique des Etudiants puis, il fit partie de la Junte
Permanente de District Universitaire.
Le Syndicat Démocratique des Etudiants était très important, notamment à Madrid, à
Barcelone et dans d’autres grandes villes universitaires. En 1967, c’est à Valence que s'est
produite la rupture définitive avec le syndicalisme étudiant officiel d’inspiration fasciste.
Comme beaucoup d’autres, il a commencé un chemin parsemé d'occupations, d'assemblées,
de manifestations et de détentions policières. Pendant l’année universitaire 1967-1968, il a été
délégué de sa promotion et sous-délégué de l’école. Il avait 21 ans. Cette fois, encore en autostop, il a voyagé en Hollande pendant les vacances de Noël et en France à Pâques. Là-bas, il a
fait la connaissance d’un « groupe d’anarchistes non-violents » dont les idées et les méthodes
l’ont influencé de façon décisive et lui ont permis de se familiariser avec certaines idées du
mouvement de Mai 1968.
Il était jeune et semblait plein d’enthousiasme. N’oublions pas, cependant, que la
plupart du temps il était seul et isolé. Autour de lui, pas grand chose ne le stimulait ni ne
l’aidait à mettre en marche l’objection de conscience. En 1967, Pepe a dû surmonter l’épreuve
de la mort de sa mère qu’il aimait beaucoup.
4. Une opposition divisée
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Il n’est pas vrai, dans l’ensemble, que l’hostilité à Franco unissait les forces
d’opposition. Beaucoup de gens ont vécu des expériences unitaires mais, objectivement, si
l’opposition luttait contre le régime, elle le faisait également contre elle-même.
Il est évident que le centralisme démocratique des léninistes ne devait en rien paraître
démocratique aux démocrates, que l’élitisme avant-gardiste des uns soulevait l'hostilité des
partisans d’une assemblée et que les minorités engagées dans la lutte armée ou dans
« l’agitation armée » se réclamaient d’idéologies qui n’avaient rien en commun (le
nationalisme basque de ETA, le communisme libertaire du MIL, le marxisme stalinien du
FRAP, etc.).
Ils étaient pourtant nombreux à se rejoindre dans la demande de certaines libertés
formelles. Il y avait une opposition qui prétendait à un nouvel ordre idéologique comparable
aux autres démocraties européennes. Pourtant, dans les rues, sur les lieux de travail et dans les
universités, ceux qui en majorité agissaient et défiaient le régime prouvaient qu’ils étaient des
sortes d’authentiques « sujets révolutionnaires », avec des idéaux qui s’affrontaient (comme le
marxisme et l’anarchisme), avec des déclarations menaçantes pour les différentes idéologies
socio-démocrates ou bien avec des références géopolitiques contraires au modèle de société
capitaliste (le Cuba de Castro, la Chine de Mao, l’URSS et même l’Albanie des staliniens).
5. Valencia 1967 - 1971 : Les premiers pas d’une objection subversive
A la fin des années soixante, les initiatives ouvertes, participatives et pacifiques,
comme celles des Commissions Ouvrières et du mouvement étudiant, se trouvaient face à un
avenir très compliqué. Il semblait qu’après des décennies de dictature, de s’être tant battus
avec autant d’imagination que de nécessité, revenaient les temps durs. Que, peut-être, seule la
force pourrait venir à bout de la résistance du franquisme. En effet, pour les révolutionnaires
de gauche, les stratégies basées sur des techniques non-violentes étaient niaises et
mollassonnes. On peut aisément imaginer qu’à la fin des années soixante, les esprits n’étaient
pas prêts à se demander pourquoi, des dizaines d’années auparavant et dans des circonstances
elles aussi très difficiles, le célèbre Gandhi avait dit que la non-violence est l’arme de ceux
qui sont authentiquement forts.
Pepe Beunza dit que « c’était l’époque du Che Guevara, et la gauche en Espagne
n’avait pas la tête à ça. Mais comme c’était aussi le moment de Martin Luther King, les
propositions et les techniques non-violentes n’étaient pas des idées mal vues ». Cependant,
bien que, dès le début, il voulait avoir avec la gauche une relation aussi bonne que possible,
son objection devait naître et grandir par elle-même, en marge de cette gauche-là.
Quand j’étais en prison, je me rappelais souvent comment cette si grande histoire
avait commencé, pour moi en 1967. Avec un groupe d’amis de l’Université de Valence, nous
avions formé un groupe de soutien à l’objection de conscience et nous consacrions notre
temps à faire des interventions, à donner de l’information. C’était un sujet complètement
inconnu. Nous avions envoyé des lettres, signées personnellement, à l’Etat-Major, pour
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demander que le droit à l’objection de conscience soit reconnu. Visiblement, cela n’était pas
encore dangereux, car les réponses que nous avions reçues nous avaient donné espoir.
Ce groupe a participé à des réunions avec des objecteurs français, suisses et belges.
C’était la seule manière de se tenir au courant et de commencer à faire quelque chose en
Espagne. Pepe Beunza est allé faire les vendanges en France et a travaillé avec des objecteurs
qui l'ont renseigné, conseillé et soutenu dans son envie de ne pas faire l’armée. Le mentor de
nombreux partisans de la désobéissance civile, qui allait devenir un grand ami de Pepe
Beunza, était Lanza del Vasto. Il avait fondé en France la Communauté de l’Arche. C’est dans
ses campements de non-violence que se formèrent Pepe Beunza et les très rares promoteurs
espagnols de l’objection de conscience pendant le franquisme.
6. La lutte étudiante et l’entraînement à la désobéissance
Faire partie du mouvement étudiant garantissait à Pepe Beunza un « plus » de
crédibilité dans l'esprit de nombreuses personnes. Les luttes de ces années-là ont été pour lui
comme un laboratoire, un camp d'entraînement. Il a acquis des méthodes pour pouvoir ensuite
exercer une désobéissance responsable. Avant de commencer son odyssée carcérale en tant
que prisonnier de conscience, il a été arrêté à plusieurs reprises et emmené au commissariat.
C'était un étudiant critique et engagé dans l'opposition au franquisme. Il semble que la police
ne considérait pas que l'activité de Pepe Beunza fût très dangereuse.
En janvier 1969, on avait promulgué l'état d'exception. Pepe Beunza s'est réuni dans
un bar de Valencia avec au moins quinze personnes, dont la plupart faisaient partie du groupe
de soutien à l'objection, afin de préparer un gros « tractage » pour dénoncer les nombreuses
arrestations qui avaient lieu à ce moment-là. A cause d'un mouchardage, tout ceci s'est
terminé en débandade, avec des coups et des arrestations, et Pepe au commissariat.
Le jeune Beunza, avec son aspect de « rouge » et ses drôles d'habitudes qui apprenait
alors des techniques pouvant l'aider à contrôler personnellement les situations d'isolement et
de répression, a pu constater que la brutalité structurelle de cet Etat policier allait de pair avec
une certaine stupidité. Il a compris en même temps qu'au sujet de sa lutte d'objection régnait
tant d'ignorance et de confusion qu'il n'avait pas à craindre une forte répression, du moins
jusqu'à ce que les militaires le mettent en prison.
Je me préparais bien pour supporter la prison qui allait me tomber dessus. J'ai appris
à me relaxer. Je commençais à faire du yoga, à jouer de la flûte... Un jour, on m'a arrêté à la
suite d'une rafle d'étudiants. Les policiers ont vu les tracts que j'avais signés et cela pouvait
être dangereux. Ils ont demandé : « Bon, et ça, qu'est-ce que c'est ? » J'étais inspiré, et j'ai
répondu : « Eh bien, ça c'est une campagne que nous avons organisée, car vous savez que je
n'ai pas l'intention de faire le service militaire et que nous nous battons pour défendre le droit
à l'objection de conscience, dans le cadre d'une campagne légale. Vous pouvez voir que le
tract est signé, donc... s'il est signé, il n'est pas illégal ». Cela les a un peu déconcertés. Ils
étaient choqués, aussi, par le médaillon que je portais. Sur ce médaillon on voyait un fusil
que deux mains cassaient en deux, et une colombe de la paix.
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Pour expliquer la signification d'une célèbre icône antimilitariste, sa langue s'est déliée
devant les policiers et il leur a commenté de son mieux les aspects d'une philosophie étrange
et, pour peu qu'ils l'aient comprise, pas élogieuse pour eux. Peut-être n'ont-ils pas perçu avec
précision que, en plus d'être étranges, les idéaux pacifistes du détenu étaient absolument
opposés à ce qu'ils défendaient dans leur profession, à leur obéissance « professionnalisée »
au dictateur militaire, à leurs matraques, leurs pistolets, leurs cachots et leurs instruments de
torture, et à leur terrorisme d'Etat.
A cette époque, en novembre 1969, Pepe Beunza était déjà un peu expérimenté en
matière de détention et de séjours au commissariat. On ne le prenait plus en photo, son visage
et ses empreintes étaient déjà sur une fiche. Mais la peur ne le quittait pas et, même si on le
sentait aguerri par l'expérience, il y avait toujours une raison d'avoir peur. Par exemple, un
jour dans une cellule, un autre détenu lui a rappelé et démontré que la possibilité de la torture
ou au moins de mauvais traitements était plus que certaine.
Pepe Beunza se rappelle que, même alors, on pouvait voir la grande force de la nonviolence. La sienne était consciente et stratégique mais, en vérité, la plupart des luttes
syndicales, étudiantes et politiques ont pris des formes non-violentes, y compris de
désobéissance collective. Une autre fois, il a cru qu'on allait l'arrêter alors qu'on ne voulait que
l'interroger. Cela se passait en 1970, pendant la période de Noël, peu de temps avant son appel
sous les drapeaux.
Les policiers m'ont demandé ce que je pensais faire concernant le service militaire. Je
leur ai dit qu'on m'avait convoqué pour quelques jours plus tard et que je m'y rendrais pour
dire que je refusais de le faire. Ils étaient déconcertés et ne savaient que faire. La force de la
non-violence et de la désobéissance civile est merveilleuse : j'étais en train de leur dire que
j'allais commettre un délit et eux ne pouvaient rien faire pour l'empêcher. J'ai dit que j'étais
membre de l'Internationale des Résistants à la Guerre, et que ma déclaration était celle de
cette organisation : je m'étais engagé à ne coopérer avec aucune guerre et à lutter de
manière non-violente contre toutes les causes des guerres, et que le service militaire en était
une car il impliquait un apprentissage de la guerre. J'ai déclaré que je n'allais pas remplir
l'obligation de réaliser le service militaire, mais qu’ils ne pouvaient pas m'en empêcher.
Sa critique prétendait surtout être un appel à la non-collaboration des personnes et des
peuples avec les causes des guerres et avec leur préparation. Pour que ces messages de rupture
soient véritablement entendus et puissent avoir quelque force, l'étudiant valencien annonçait
qu'il désobéirait à l'ordre de faire le service militaire sans éluder la réponse des autorités,
même s'il était certain qu'elles allaient le mettre en prison. Son histoire était novatrice et
choquante en Espagne, non seulement parce qu'elle pouvait être contre-productive en
redoublant la répression mais aussi parce qu'elle introduisait l'objet même de la désobéissance
civile : l'objection de conscience.
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DEUXIEME PARTIE
Les premiers pas
d’une objection de conscience non-violente
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7. Le premier désobéisseur civil dans les casernes militaires de Franco
En 1971, les militaires espagnols, sans être une classe aisée, formaient une caste
endogame et privilégiée, à l’intérieur de laquelle ils se reproduisaient comme une espèce
sociologique (plus de 60% des professionnels de la milice étaient fils de militaires). Dans
cette caste ne sont nés, évidemment, que très peu d’indociles. Le rôle de l’armée n’était plus
aussi direct qu’auparavant dans la structure répressive du régime, mais le développement
normalisé d’un franquisme aux origines putschistes avait été intégré par la majorité du
« peuple », provoquant l’asphyxie de ceux qui avaient une pensée critique et désiraient des
changements ou aspiraient à d’autres réalités.
On ignore quelle était précisément l’opinion de la jeunesse espagnole à propos du
service militaire aux alentours de 1970 et 1971. On connaît par contre celle de 19753 : en
1961, 84,3% des hommes et 76,6% des femmes approuvaient la phrase « Cela vaut la peine de
mourir pour défendre la patrie » ; au moins 73,7% des hommes estimaient que le service
militaire était utile et n’étaient pas d’accord avec l’idée de chercher des moyens de s’en
libérer (en France, seulement 41% étaient disposés à « risquer leur vie pour la patrie » dans
des circonstances exceptionnelles). En 1975, 51% considéraient que le service militaire était
utile et 56% que cela valait la peine de mourir pour la patrie.
Pepe Beunza a été le premier objecteur à incarner la désobéissance. Il l'a défendue,
annoncée, matérialisée et en a été l’acteur en janvier 1971. Non seulement il a refusé de faire
le service militaire dans les armées du dictateur mais il a expliqué à voix haute qu’aucune
armée ne pourrait être ni chrétienne, ni démocratique, ni socialiste, ni révolutionnaire, ni
civilisée.
Beaucoup de jeunes, même s’ils n’étaient pas les plus nombreux, n’y allaient pas non
plus. D’une manière ou d’une autre, ils évitaient la contribution du sang. Ils s’en allaient dans
un autre pays, ils se cachaient, certains disparaissaient de la circulation. D’autres finissaient
par déserter et fuyaient aussi longtemps qu’ils pouvaient.
De plus, depuis longtemps (depuis 1958 avec Alberto Contijoch), les Témoins de
Jéhovah refusaient aussi de faire le service militaire, ce qui entraînait de graves préjudices
pour leur vie et pour leur liberté. Ils ne désobéissaient pas par conscience d’opposition au
régime ou aux structures militaires d’hier et d’aujourd’hui. Ils ne prétendaient pas transformer
ces situations ni affronter le pouvoir politique. Ils n’invoquaient aucun pacifisme, ils voulaient
seulement une exemption d’obligation militaire par respect spécifique de leur neutralité. Ils
étaient neutres, et sectaires. Ils voulaient un statut spécial. Ils aspiraient seulement à consacrer
leur vie à adorer le Dieu Suprême en obéissant aux commandements de leurs idéaux religieux.
En 1971, il y avait 55 membres des Témoins de Jéhovah privés de liberté pour des motifs
d’objection religieuse. C’est cette année-là que Pepe Beunza et, quelques mois plus tard, Jordi
Agulló, avec quelques groupes de soutien peu nombreux et isolés, ont dénoncé les violences
structurelles et les armées comme facteurs importants parmi tous les éléments déclenchant les
guerres et les injustices. Ils revendiquaient un service civil que les insoumis, dans un autre
contexte historique, finiraient plus tard par rejeter.
3
Numéros 60 à 64 de la Revista del Instituto de la Juventud.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Pepe s’est également battu contre la dictature avec son objection. Toutefois, son
combat transcendait les limites de cette époque et se dirigeait non seulement contre un régime
mais aussi contre une civilisation armée et destructrice, pour une société civile qui règle ses
conflits de manière non-violente.
Pepe Beunza n’était pas un homme aux denses pensées stratégiques, même si certaines
idées et tactiques parmi toutes ces méthodes politiques novatrices ont aussi été les siennes.
D’un côté, il y a eu une opposition syndicale qui a fait des grèves et désobéi aux patrons ; elle
émettait des messages parfois très clairs non seulement pour obtenir satisfaction à telle ou
telle revendication immédiate mais aussi en pensant à la démocratie et même à un modèle
social plus juste et solidaire. D’un autre côté, Pepe Beunza a désobéi pour demander un statut
légal de l’objection de conscience et pour revendiquer la désobéissance politique en ellemême, sa valeur révolutionnaire et non-violente, son efficacité libertaire, son caractère
humanisant.
Nous allons voir que le courage allait toujours de pair avec la crainte, que Pepe
Beunza était un jeune idéaliste qui a vraiment souffert, qu'il a beaucoup douté, qu’à certains
moments son incertitude allait croissant, qu’il s'est retrouvé face à ses propres limites, aux
frontières de sa résistance et qu’il a même bu à la fontaine de l’humiliation. Il était le premier
à ouvrir de nouveaux chemins et à les abandonner, à en chercher d'autres.
Il n'est resté jamais dans sa tour d’ivoire. Il a pris des précautions mais sa propre
vision critique et son bon caractère l’ont aidé à s’ouvrir, à discuter de ses propositions avec
ses co-détenus, ceux du Parti Communiste Espagnol (PCE), ceux de la Confédération
Nationale du Travail (CNT), les indépendantistes basques et toute une pléiade d’organisations
ou d’individus aux inquiétudes critiques. Il est allé consulter deux psychiatres afin qu'on ne
puisse pas le prendre pour un fou et le faire interner comme cela avait été le cas quelque
temps auparavant pour Gonzalo Arias. Ce dernier, un authentique apôtre de la non-violence,
avait été enfermé dans un asile d’aliénés parce qu’il pratiquait la désobéissance civile avec les
méthodes les plus hétérodoxes, manifestant illégalement et réclamant des élections libres à
Madrid en 1967.
Toute la préparation de cette première campagne d’objection de conscience s’appuyait
sur deux axes fondamentaux : l’un personnel et l’autre politique ou social. Le premier objectif
était que Pepe Beunza puisse vivre son sacrifice avec force et enthousiasme. Qu’il ne sorte
pas de prison avec l’âme définitivement brisée, intimement défait, sans plus l’envie de
retourner se battre et de montrer l’exemple de son combat. Le second objectif était politique :
essayer de contacter le plus grand nombre de gens et d’associations (surtout européennes)
ainsi que des personnes connues (artistes, intellectuels, évêques, etc.) afin qu’eux aussi
réclament un statut pour l’objection de conscience et expriment leur solidarité avec les
prisonniers de conscience.
Tout devait arriver au début de l’année 1971. Aller à la caserne et se déclarer objecteur
seraient les premiers pas. Il a travaillé dur pendant toute l’année 1970. Avec un ami suisse, il
a voyagé en fourgonnette dans toute l’Europe jusqu'en Suède. Il se rappelle que, sur la route,
ils connurent faim et difficultés mais ils trouvèrent aussi toutes sortes de réconfort. Il est
revenu avec le soutien de la Commission Internationale des Juristes, de la Ligue suisse des
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Droits de l’Homme et avec des contacts directs avec l’Assemblée du Conseil de l’Europe. En
Espagne, il a obtenu l’important soutien de Justicia y Paz. Des groupes de soutien se sont mis
en place à Madrid et à Barcelone, en plus de celui de Valence et d’un autre à Alcoy, dans le
sillage de Jordi Agulló qui avait annoncé son intention d’objecter quelques mois plus tard.
A la fin de l‘année 1970 à San Cugat, trente personnes se sont réunies et se sont
engagées à soutenir la campagne de Pepe Beunza : lorsqu’il serait en prison, la revendication
d’un statut pour l’objection de conscience prendrait corps. Il y avait des gens disposés à
informer des politiciens, des hommes d’Eglise et des journalistes. L’aide de Justicia y Paz
serait essentielle pour que la question atteigne les hautes sphères du régime. Et, surtout, il y
avait cinq personnes prêtes à participer et à contribuer à l’organisation d’une longue marche
de pacifistes européens. Ils partiraient de Genève pour aller jusqu’à la prison où se trouverait
Pepe ou, au moins, jusqu'à la frontière espagnole. Ils souhaitaient ainsi attirer l’attention de
l’opinion publique internationale et faire pression sur le gouvernement espagnol à propos des
prisonniers de conscience et de la répression du droit à l’objection. Cela ne faisait plus aucun
doute : Pepe irait en prison.
8. Janvier 1971 : le vertige de la désobéissance
Pepe Beunza a dit au revoir à sa famille, puis il est sorti de chez lui, de sa maison
bourgeoise et tranquille, au matin du 12 janvier 1971. Comme beaucoup d’autres jeunes
appelés sous les drapeaux, il devait se rendre au centre de mobilisation de Valence pour être
ensuite emmené dans une caserne réservée à l’accomplissement du service militaire
obligatoire.
J’étais pétrifié. A ce moment-là, je ne savais pas combien d’années de prison
m’attendaient mais, pour moi, c’était comme entrer dans un puits sans fond, en ignorant
quand je pourrai en sortir. De plus, l’année 1971 commençait sous le signe d’une forte
répression, de lutte très dure et, pour un rien, on risquait sa peau. Je me rappelle que j’avais
le cœur serré en parcourant le chemin que j’avais parcouru tant de fois pour aller à
l’université [la caserne était juste à côté].
Là-bas, on lui a donné son barda. Il y eût l’appel puis un laïus atroce sur les lois
militaires. On les a tous emmenés en camion à l’hôpital militaire et, après les analyses et
examens médicaux, ils sont remontés dans les camions jusqu'à la caserne de Paterna.
Dans le camion, l’impression d'être du bétail était patente et terrible. Nous étions
beaucoup et nous ressentions tous une imbécillité complète. Personne ne savait ce qu’il allait
faire là, ni pourquoi nous étions là, mais nous étions tous venus.
Lorsqu’on lui a dit d’essayer ses vêtements, il a dit que ce n’était pas la peine de
s’inquiéter pour la taille car il n’avait pas l’intention de s’en vêtir. De la caserne, on les a
emmenés au centre d’instruction de la Marine, à une trentaine de kilomètres de Valence, sans
doute pour y passer trois mois d’entraînement. Il a retrouvé des amis, des copains de
l’université qui ont senti qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire car ils
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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connaissaient la décision de Pepe. Un ami a parlé avec un sous-lieutenant, afin qu’il informe
discrètement le capitaine de sa décision. Comme les Témoins de Jéhovah étaient déjà connus
pour les mêmes questions, personne n'a réagi violemment ni, pour le moment,
irrespectueusement. Très rapidement, Pepe a été arrêté. Le capitaine lui a dit que, s’il
persistait dans cette attitude, il allait devoir lui lire plusieurs articles du Code de Justice
Militaire qui punissaient un éventuel délit de désobéissance avec des condamnations allant de
6 mois à 6 ans.
Le capitaine m'a demandé si j’étais Témoin de Jéhovah. Je lui ai répondu que non,
que j’étais objecteur de conscience non-violent et qu’en plus ma religion était catholique.
Ils avaient face à eux un cas différent de tous les précédents. Non-violent ? N’était-il
pas plutôt un révolutionnaire qui souhaitait semer le désordre? C’était un mauvais Espagnol.
Un mauvais catholique. Pour le moment, aux arrêts. Et, bientôt, au cachot, avec ses affaires.
Par courrier, il a prévenu sa famille que tout s’était déroulé comme prévu. Le groupe de
soutien et les gens qui se mobilisaient pour la cause de l’objection ont commencé à s’activer.
La cellule était très petite, de trois mètres par deux. Il n’y avait pas d’eau ni de
lumière, et seulement une toute petite fenêtre d’à peine vingt-cinq centimètres. J’avais
préparé un sac avant de partir de chez moi en prévision de ce moment. J’avais dedans
quelques livres, la flûte, des affaires de toilette… Ils ont fermé la porte, je me suis senti
comme un lion en cage, à tourner en rond, énervé. Je me suis assis par terre et je me suis
calmé.
Il y avait un soldat dans sa cellule. Il s'est tout de suite mis à parler avec son nouveau
compagnon : un homme curieux, très sympathique. Il avait été apprenti torero et il aimait
beaucoup le flamenco. Il était là parce qu’il était rentré en voiture dans une vitrine. Il était
analphabète et avait envie d’apprendre. Très vite ils ont organisé leur vie commune et leur
coopération.
Je pouvais lui apprendre à lire, mais lui avait une grande connaissance de la vie et de
ce système. Nous nous sommes mis d’accord sur un horaire et nous avons commencé à
fonctionner : faire de l’exercice pour supporter le froid, jouer aux dames, chanter, et deux
heures de cours pour apprendre à lire et à compter.
Le reste du temps, pendant que le soldat chantait du flamenco, Pepe jouait de la flûte,
faisait du yoga, lisait et écrivait. Mais il lui fallut beaucoup de volonté pour s’habituer au froid
et aux douches froides de janvier. Malgré tout, ce qui en réalité l’impressionnait le plus était
l’effet que la situation des prisonniers provoquait sur l’atmosphère de la caserne. Partout où
ils allaient, ils devaient être accompagnés de deux, trois et même parfois quatre soldats, fusilmitrailleurs en main : pour se doucher (après avoir beaucoup couru pour se réchauffer), pour
profiter des deux petites heures de promenade dans la petite cour au milieu des cachots, et
aussi au réfectoire.
Nous arrivions au réfectoire. Nous nous asseyions et au bout de la table les soldats
restaient debout, avec leur fusil. C’était tout un spectacle. Je me rappelle que je passais un
très bon moment, car je voyais toute la troupe nous regarder, pendant que nous mangions
tranquillement, comme si nous étions les rois.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Il a rencontré des gardiens qui avaient l’air gentil et qui ne voulaient pas avoir de
problèmes. Et des soldats qui s’approchaient de lui pour écouter ses arguments contre le
service militaire : certains lui disaient « bien sûr, ce que tu as fait nous devrions tous le faire ».
Cependant, la délation est une chose habituelle dans les institutions fermées. Ce genre de
conversation est vite arrivé aux oreilles des officiers, ce qui explique pourquoi les deux
prisonniers ont été séparés et soumis à un régime d’isolement absolu. Pourtant, ce qui
l’énervait le plus était l’attitude de certains soldats et leur philosophie d’entière obéissance au
système. C'étaient des jours très difficiles pour un jeune si actif, si communicatif, qui se
trouvait maintenant enfermé et surveillé à longueur de journée. En plus, une autre incertitude
le taraudait : à l’idée qu’on l’emmènerait à la prison Modelo de Valence, il était assailli par
toutes sortes de peurs, rationnelles et irrationnelles, des « mauvais traitements, des bagarres,
des conflits, de l’homosexualité, etc. ». C’est pour cela que son compagnon lui a été d’un
grand réconfort, car il lui a expliqué ce qu’il trouverait dans une prison civile et l’a assuré
qu’il serait bien mieux à la Modelo.
Pepe, toujours escorté quand il sortait de sa cellule sombre, froide et solitaire, a pu un
jour observer l’aberration des classes d’instruction.
Je crois que c’est même écrit dans les manuels d’instruction des marines américains :
l’instruction militaire ne fait pas que dégrader la dignité des gens en les obligeant à se
soumettre aux cris incessants d’une autre personne qui leur ordonne des choses ridicules ; il
s’agit de créer des réflexes, des habitudes d’obéissance qui annulent progressivement la
capacité de réponse personnelle. L’habitude d’obéir devient peu à peu normale, et du « une,
deux, droite, gauche », on passe au « en joue, feu » ! Tout est lié, et après ils peuvent
commander ce qu’ils veulent à leurs machines humaines, ils peuvent faire que des soldats
tirent sur leurs pères et leurs amis, ou qu’ils le fassent sur une manifestation d’ouvriers qui
demandent justice.
Le dimanche, j'ai dit que je voulais aller à la messe. Quel spectacle : un autel en
hauteur, beaucoup de commandants, des épouses de militaires… et moi à part, entre deux
soldats avec des fusils mitrailleurs, l’objet de tous les regards. Au moment de la communion,
j'ai dit que je voulais y aller. Les soldats m'ont dit que si je voulais communier, ils devaient
m’accompagner. Quand presque tout le monde a terminé, je me suis approché, je suis monté
à l’autel, avec l’autre et son fusil collé à mon dos, puis nous sommes redescendus ensemble.
C'était impressionnant, les gens en étaient bouche bée. J'étais très content de créer de telles
contradictions, et de montrer clairement, par l’image de mon exemple, que pour moi le
christianisme n’était pas compatible avec les appareils militaires ni l’enseignement de la
guerre.
Un après-midi, sans avoir été prévenu, en courant, les menottes bien serrées et
plusieurs fusils-mitrailleurs pointés sur lui, un groupe de la police militaire l'a emmené à la
prison Modelo.
9. La place d’un homme juste était dans les prisons de Franco
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Pepe Beunza est entré là-dedans « avec une sensation terrible de solitude et
d’angoisse». Mais, en même temps, il s’affirmait et résistait. Il gardait en tête la campagne
publique qui devait se mettre en marche dès qu’il serait incarcéré et savait que l’on dénonçait
déjà sa situation dans les médias européens. D’abord dans la cellule, puis dans la cour et les
galeries, il a fait la connaissance de ses premiers compagnons de prison : un portrait des
criminalisations sociales et politiques de l’époque. Même s’il venait de cachots encore pires, il
a immédiatement découvert les déplorables conditions de vie de la prison civile. Ici aussi, sa
démarche étonnait. Les autres ne comprenaient pas pourquoi il préférait aller en prison plutôt
qu’à l’armée. Il fallait de nouveau tout expliquer mais il le faisait avec plaisir. Argumenter, en
parlant des besoins de la jeunesse et des dangers du militarisme et de la course aux
armements. Il lisait aux gens la lettre qu’il avait écrite au capitaine général.
Dans cette lettre, j’expliquais mes vues avec une très grande modération, je ne voulais
surtout pas provoquer. Pour moi, il aurait été bien plus simple de dire : eh bien, vous voyez,
monsieur, je ne vais pas faire l’armée parce que je m’en fous, parce que je n’ai pas du tout
envie de perdre quinze mois de ma vie dans une caserne. Mais non, j’avançais des raisons
éthiques, religieuses, politiques... Il me fallait justifier des choses évidentes.
Pepe Beunza était le premier détenu pour objection non-violente. A la Modelo, il n'a
pu parler qu’avec un seul Témoin de Jéhovah. Pendant qu’il y était, il n’y avait presque aucun
prisonnier politique dans son quartier, autrement dit aucun groupe dans lequel il aurait pu
s’impliquer. Il n'y a eu qu'une occasion, à l’arrivée de Bernardo et Antonio, deux camarades
de l’université, arrêtés pour propagande illégale (distribution de tracts) et qui avaient été
condamnés à un an de prison. Puis plusieurs ouvriers, arrêtés pendant la manifestation illégale
du Premier mai en 1967. Avec eux tous, Pepe a formé une sorte de séminaire dans lequel ils
discutaient de questions sociales et politiques. Pepe Beunza se considérait lui aussi comme un
prisonnier politique. Il était très différent de ses amis car la plupart faisaient partie du PCE et
« n’avaient rien d’antimilitariste ». Mais ils s’entendaient bien et s’arrangeaient pour centrer
le travail politique autour de sujets concrets qui unissaient les gens plutôt que de se disputer à
propos de ce qui les sépare pour des raisons idéologiques.
[En prison,] la messe était une mise en scène. Tous les détenus debout, comme en cage
et à distance, une distance à la fois physique et spirituelle. Le curé et les autorités là-bas,
effectuaient des cérémonies qui avaient l’air de comédies. Le prêtre disait « Le seigneur soit
avec vous » et j’entendais des prisonniers répondre « et avec ta mère, connard ». On voyait
très clairement que la représentation de l’Eglise dans la prison était assimilée au pouvoir et
contre les prisonniers et tous ceux qui subissaient les représailles. Cela donnait honte d’être
catholique.
La sensation d’être privé de contact avec l’extérieur était douloureuse. A la prison, on
ne recevait qu’un journal de droite de Valence qui arrivait parfois censuré, avec des articles
découpés, avec des trous dans les nouvelles les plus intéressantes. Il n’était pas non plus
permis d’avoir une radio. La seule ouverture possible résidait dans les deux visites
hebdomadaires réservées aux membres de la famille proche au premier degré. Cet hiver-là et
le printemps qui suivit, il y eut des actes de protestation dans plusieurs villes du monde : une
banderole fut accrochée à la cathédrale Notre Dame de Paris avec les mots « Libérez Pepe »,
des offices de tourisme furent occupés à New York, il y eut des manifestations en Belgique,
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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en Allemagne et dans d’autres pays. Le directeur et le personnel de la Modelo s’étonnaient de
constater que beaucoup de lettres arrivaient de l’étranger, toujours destinées au même détenu.
[légende de la photo p.71 du livre espagnol :]
Une des actions internationales de soutien à Pepe Beunza à Notre Dame de Paris (le 28
mars 1971), durant la même période que l’occupation des locaux de l’UNESCO (19 et 20
février) et de l’agence pour le tourisme espagnol (23 avril) à Paris, ainsi que des
manifestations, devant le consulat espagnol à Bruxelles (20 février), de l’ambassade
espagnole à Londres (20 février) et l’agence de tourisme espagnol à New York (23 avril),
entre autres.
10. Une marche internationale
C’est le 21 février 1971 que la campagne de soutien à Pepe Beunza a pris de
l’ampleur : ce jour-là, à Genève, a commencé la marche qui irait jusqu’à la prison de Valence
pour témoigner que beaucoup de gens étaient d’accord avec l’objecteur qui s’y trouvait
détenu, pour exiger sa libération ou l'emprisonnement de tous les marcheurs avec lui. Dans
une dictature, de telles choses sont subversives et il est très clair que c’était un acte courageux
de désobéissance civile. Le régime, très dur à l’intérieur, se préoccupait beaucoup de ce qui se
disait en Europe.
On avait choisi Genève parce que c’était là que se trouvait le siège de l’ONU et du
Tribunal des Droits de l’Homme et parce que la Suisse ne reconnaissait pas, elle non plus,
l’objection de conscience.
Au total, quinze personnes sont parties de Genève. C’étaient des hommes et des
femmes de différents pays. En tête, se trouvaient cinq Espagnols, affichant leurs noms et
prénoms, prêts à aller jusqu’à Valence, qui lançaient un défi de désobéissance non-violente à
la dictature. Plusieurs amis de la Communauté de l’Arche étaient avec eux. Là où ils
passaient, ils organisaient des conférences de presse et d’autres activités. Ils distribuaient
également une lettre de Pepe Beunza. Le 11 avril, quand ils sont arrivés à la frontière, ils
étaient quelques 700 personnes. Ils sont entrés à Bourgmadame, en rangs de deux ou trois et
en silence, effrayés, à la fois impressionnés et impressionnant les gens venus pour les
soutenir, les curieux et la presse. A la frontière espagnole, la police franquiste a arrêté les cinq
Espagnols à la tête du cortège. Les autres se sont assis sur le pont international et ont
calmement continué la manifestation, malgré la peur et l’émotion, jusqu’à ce que la police
charge brutalement. Contre ces cinq désobéissants, les peines requises allaient de six à douze
ans de prison. Contre Gonzalo Arias, considéré comme l’organisateur et l’instigateur, une
peine de onze ans était demandée. On appliquait dans leur cas le même article de loi que s’ils
avaient été soupçonnés d’espionnage. Mais personne n'a pu empêcher que l’histoire de la
marche et de sa répression soit relayée par la presse européenne. Ces condamnations ont
permis une meilleure diffusion pour cette première campagne d’objection.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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[Pendant ce temps, à Valencia, le jeune objecteur poursuivait sa découverte de
l’institution militaire et de son appareil répressif…]
Le juge d’instruction est venu me voir et m'a dit de chercher un avocat militaire. Je
lui ai répondu que j’étais déjà condamné d’avance, qu’on ne me laissait pas d’échappatoire
et donc que cela m’était égal. C’est pourquoi j’ai eu un avocat commis d’office qui ne savait
rien sur rien, qui bien sûr n’était pas d’accord avec moi, qui en plus avait lu le Code de
Justice Militaire en quinze jours, et qui dans tous les cas était bien incapable de se montrer
brillant dans un conseil de guerre.
Le risque n’était pas seulement d’être condamné à une peine de six mois à un an mais,
ensuite, il devrait revenir faire son service militaire et recommencer à désobéir, en une
succession vertigineuse de condamnations.
Pepe devait se préparer sérieusement pour affronter le conseil de guerre parce que cela
pouvait arriver à tout moment. Finalement, il a appris que le conseil de guerre aurait lieu le 23
avril 1971, le jour de son anniversaire.
11. Le premier conseil de guerre
Le jour du conseil de guerre, douze personnes originaires de différents pays ont
commencé une grève de la faim dans une église de Valence. Ce matin-là, on a pu voir des
pancartes à l’université. A la faculté de philosophie, il y a eu une assemblée pour annoncer et
dénoncer le passage de Pepe Beunza en conseil de guerre.
Le procureur a déclaré qu’ils se trouvaient face à un sujet dangereux, cependant il s'est
réjoui de voir que son avocat commis d’office acceptait de lire ce qu’avait écrit l’un de ses
amis avocat, [qui n’avait pas eu l’autorisation de le défendre]. A la fin, quand on lui a
demandé s’il avait quelque chose à ajouter, Pepe Beunza s'est levé et a commencé à lire.
J’avais à peine commencé à expliquer que j’étais un objecteur de conscience nonviolent, on m’a coupé la parole. Le président a dit que tout cela ressemblait à un article de
presse, mais que dans une salle de justice militaire on ne pouvait pas parler ainsi. Plus tard,
courtois, il est venu me serrer la main et m’a félicité parce que j’avais beaucoup de courage
au moment de défendre mes idées. Il m’a dit également que s’il allait me condamner, c’était
parce qu’il devait obéir à la loi militaire. Je lui ai dit qu’il était nécessaire de changer les lois
injustes. Lui m’a répondu que l’armée était la clé de voûte de l’Espagne et qu’il fallait la
conserver pour garder l’Espagne. Ensuite, on m’a annoncé la sentence : j’étais condamné à
un an et trois mois pour délit de désobéissance.
On ne l'a pas autorisé à lire son discours mais le texte a circulé dans la rue, il est passé
de main en main et a été diffusé clandestinement. Il utilisait des textes religieux, citait des
paroles du Pape et du Concile Vatican II, qui contredisaient l’image d’une armée héritière de
la Croisade de 1936.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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12. Si tous les hommes sont mes frères, les rebelles sont mes camarades.
Désormais, Pepe devait retourner dans la même prison mais dans une autre partie, à la
troisième galerie de la prison Modelo. Il allait y rencontrer beaucoup d’amis prisonniers
politiques qui l’ont accueilli dans leur groupe.
Nous étions maintenant tous ensemble et nous discutions. Enfin, les conditions étaient
dures, nous manquions de tout, mais nous avons aussi passé de bons moments. Il y avait des
gens combatifs aux grandes qualités humaines, jamais je ne les oublierai, ni ce qu’ils mont
appris.
C’est à ce moment-là que la formidable nouvelle est arrivée : Pax Christi4 a décerné à
Pepe Beunza le Mémorial Jean XXIII : « Pour sa contribution exemplaire à la cause de la paix
et parce qu’il symbolise avec sa conduite le témoignage de tous les objecteurs de
conscience ». Par la suite, ce qui a le plus réjoui le premier objecteur a été l’apparition en
Espagne d’autres objecteurs aux philosophies non-violentes et aux messages critiques à
l’égard du militarisme : en mai de cette année 1971, Jordi Agulló s'est rendu à la Marine de
Cartagène ; il s'est déclaré objecteur et a été condamné à trois ans de détention.
En prison, Pepe Beunza a beaucoup appris, notamment à rapidement se mobiliser
lorsque arrivait un groupe de prisonniers suite à la répression policière à l’université. Par
ailleurs, sa critique personnelle des formes institutionnalisées de la religion catholique s'est
également accrue.
Pepe était en train de rompre avec l’Eglise de son enfance et de sa jeunesse. Il est allé
voir le curé de la prison Modelo pour lui dire que son travail était néfaste ; finalement, il a
même écrit un courrier à l’administration pénitentiaire dans lequel il disait que, en tant que
catholique, « il ne voulait pas participer à ce blasphème ». Dès lors il n’est plus allé à la
messe.
Certains gardiens de prison étaient très humains, mais la majorité oscillait entre ceux
qui se montraient parfois injustes et ceux qui étaient toujours très réglementaristes. Un jour,
une mutinerie a éclaté [dans le quartier des mineurs. Pepe s'est impliqué dans une assemblée
de prisonniers qui s'est formée pour dialoguer avec le directeur].
La réputation de « mutin » de Pepe Beunza allait désormais le suivre. Le pouvoir qui
réprime n’oublie pas. Il a rapidement appris son transfert à la prison de Jaén. L’une des
formes de punition les plus habituelles dans le système pénitentiaire est le transfert du
prisonnier à des endroits éloignés de sa terre et de sa famille. C'est de cette manière que Pepe
Beunza, déjà classé au deuxième degré5, a payé sa participation à la mutinerie bien que la
sienne ait été une collaboration positive et toujours pacifique.
4
Pax Christi est le Mouvement Catholique International pour la Paix. Cette ONG est née en France en
1945, elle est présente dans plus de 60 pays
5
En Espagne, la législation a adopté le « système progressif » en matière de privation de liberté. Il y a
trois degrés ; le deuxième autorise plusieurs heures de promenade et la possibilité de participer à des activités,
des formations, des ateliers, des jeux, etc.
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Pendant ce temps, la campagne de soutien aux prisonniers de conscience et la
revendication d’un statut légal continuait, s’animait et, d’une certaine manière, avait une
certaine incidence politique. Pepe Beunza et Gonzalo Arias se trouvaient en prison, ainsi que
ceux qui avaient été arrêtés à la frontière pour leur participation à la marche de Genève. On
parlait aussi de Jordi Agulló. La campagne coordonnée au niveau international était d’une
grande efficacité bien qu’en vérité, ses actions aient été modestes. On avait obtenu le soutien
politique et économique de Joan Baez qui fit deux concerts en solidarité avec les prisonniers
politiques espagnols et lut publiquement la lettre que notre prisonnier de conscience avait
envoyée au capitaine général de Valencia. La campagne était financée avec l’argent que
rapportait la vente internationale d’une affiche avec un texte écrit en sept langues et une photo
de Pepe Beunza jouant de la flûte.
13. Trois groupes dans une prison
La prison de Jaén débordait de militants de différentes tendances politiques, presque
tous condamnés pour des durées considérables. Une fois installé, un prisonnier du PCE est
venu leur expliquer (à lui et à un membre de la HOAC6) tout ce qui les attendait, tout ce qu’ils
pouvaient faire et tout ce qui était lié aux trois catégories de prisonniers politiques : les
communistes, les basques et les indépendants. Tout le monde saluait les nouveaux prisonniers
et s’intéressait aux motifs (politiques) de leur arrivée.
Les trois groupes fonctionnaient. Le groupe le plus puissant était constitué de détenus
du PCE et des Commissions Ouvrières. Le second était le groupe basque, avec en majorité
des prisonniers de ETA et des membres des jeunesses du PNV7, même s’il arrivait parfois
quelque socialiste qui s’identifiait fondamentalement comme basque. Le troisième groupe
était indépendant, c’était celui qui accueillait des gens avec différentes références
idéologiques, celui qui a paru le plus approprié à Pepe Beunza et à son ami de la HOAC.
Chaque groupe organisait sa vie de la façon qui lui semblait la plus opportune. Nous
avions une caisse commune et un administrateur qui se chargeait des achats au magasin. Par
ailleurs, chaque groupe avait sa propre dynamique culturelle. Par exemple, ceux du PCE
organisaient des cours, mais ceux qui travaillaient le plus étaient les Basques : tous allaient
en cours de langue basque, à un cours d’économie politique, à un autre de philosophie…
Dans le nôtre, tout était plus chaotique. Il y avait des anarchistes, des marxistes-léninistes,
des sous-groupes… des gens très variés, comme moi.
Avec un Basque qui jouait du txistu8, il a organisé un cours de solfège. Sur le terrain
de l’information politique, ils prenaient aussi des initiatives : ils ont demandé à un prisonnier
6
HOAC : Hermandad Obrera de Accion Catolica : Equivalent espagnol de l’Action Catholique Ouvrière
(acteurs de fraternité) en France. Ces groupes se présentent comme des croyants qui se mobilisent pour
l’évangélisation et pour le respect de la dignité humaine, dans des milieux ouvriers et /ou défavorisés.
7
PNV : Parti Nationaliste Basque
8
Txistu : flûte basque traditionnelle à trois trous.
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de l'ETA qu’il leur raconte l’histoire de l’organisation armée et pendant deux jours ils ont
écouté et discuté. Malgré ses convictions non-violentes il a même assisté à un petit cours de
fabrication d’explosifs (il s'est justifié en affirmant que «le savoir ne peut pas nuire»).
La direction de la prison voulait les déranger, et elle y parvenait à coups d’arbitraire;
elle était parfois permissive pour l’entrée de livres et d’autres fois elle était restrictive et
censurait beaucoup. Tout cela, et beaucoup d’autres choses, suscitaient un fort sentiment de
rejet chez les prisonniers et, en même temps, cela aiguisait leur intelligence. La privation
augmente l’ingéniosité. A de nombreux points de vue, c’est dans les prisons franquistes que
se trouvait le meilleur de la société. Pepe ne pouvait oublier qu’il était prisonnier. Pourtant, il
avait parfois l’impression de vivre la belle vie.
14. L’amour dans un cadre répressif : un souvenir inexploré
Emilia et Pepe étaient jeunes, et ils étaient amoureux, mais surtout de la liberté.
Lorsque Pepe a été transféré à Jaén, ils se sont mis d'accord sur le fait qu’elle « s’inscrive »
formellement comme sa petite amie officielle, pour pouvoir être plus fréquemment et
directement en contact avec lui. Enfin, on leur a donné l’autorisation d’être ensemble pour
plusieurs visites, et pendant plusieurs jours.
[La prison de Jaén était loin pour beaucoup de familles, si bien que les proches des
prisonniers en souffraient beaucoup. Ainsi, entre les visiteurs de cette prison, toute une
solidarité s’est établie, aussi riche, politisée, diversifiée, ingénieuse, plus organisée encore que
celle qui s’était tissée à l’intérieur dans le groupe des indépendants. ]
Ces mille expériences croisées, celles qui se sont rencontrées dans de petits hôtels, des
pensions, dans des bars proches des prisons, à l’entrée ou à la sortie des parloirs infâmes, sont
la partie substantielle d’une histoire inexplorée, d’une mémoire collective. Elles sont pourtant
incontournables si l’on veut comprendre la formation historique d’une certaine mentalité
antifranquiste qui s’est distillée dans un environnement de répression politique.
15. Le ciné passe avant la messe : l’adieu au catholicisme
Le film du samedi coïncidait avec l’horaire de la messe. En général, les détenus de
droit commun allaient normalement à la célébration eucharistique car, par leur présence
« obligée », ils créaient des liens de familiarité avec le curé.
Le problème était explicite avec les détenus politiques parce que l’office religieux était
célébré dans le réfectoire où ils regardaient la télévision et parce qu’ils ne voulaient jamais y
assister. Quand ce chapelain arrivait dans la paisible salle de télévision, on enfermait dans une
cellule les détenus les plus réfractaires aux choses religieuses. C’est pour cette raison, si
insignifiante en apparence, que notre protagoniste a fini par couper complètement les liens
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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avec le catholicisme officiel et son représentant le plus direct, celui qui se trouvait en face de
lui, ce curé de la prison de Jaén.
Il arrivait dans le réfectoire, il agitait sa cloche et il éteignait la télévision. En plus des
détenus de droit commun, seuls trois basques, mon ami de la HOAC et moi allions à la messe.
Le gars de la HOAC ne supportait plus de voir que l’on enfermait les autres prisonniers
pendant la messe. Nous, les cinq détenus politiques, nous sommes réunis et avons décidé de
parler au curé pour qu’il change son horaire. Nous avons parlé très prudemment avec lui,
comme s’il était possible de régler un problème entre chrétiens.
Mais le curé a continué à éluder la question, avec des arguments de respect et de
soumission à l’ordre établi, insistant sur la bonne marche des choses lorsque tout le monde
obéit sans broncher. C’en était trop.
Le camarade de la HOAC a décidé de ne plus aller à la messe et a tenté de nous
convaincre pour que nous aussi cessions d'y aller. Mais je voulais continuer à discuter avec
le curé d’une autre manière, essayer encore… pour voir. Le dimanche, je suis donc allé à la
messe et, lorsque je me suis approché pour communier, le curé m’a demandé immédiatement
si je m’étais confessé. Je lui ai dit que non, il m'a répondu alors qu’il ne pouvait pas me
donner la communion. Rapidement je lui ai répondu : « Ah, très bien, dans ce cas, gardezvous la! », et je suis parti. Depuis, je ne suis plus allé à la messe et je ne me suis plus jamais
revendiqué catholique.
Finalement, Pepe Beunza, jeune chrétien aux idées chaque jour un peu plus libertaires,
a résolu une contradiction personnelle ainsi qu’un problème de conscience avec les autorités
de l’Eglise. De nouveau, le vertige a surgi, mais cette fois dans la défense publique de sa
propre cohérence.
Gardons à l’esprit qu’au début, l’image affichée par Pepe Beunza était celle du
« premier objecteur de conscience catholique et non-violent » de l’Etat espagnol et que cela
était subversif pour le catholicisme réactionnaire de l’époque et pour un pouvoir autoritaire
qui avait l’habitude de penser que de telles choses ne pouvaient venir que de fanatiques
sectaires et non de dangereux dissidents. Disons que jusqu’alors, en Espagne, les Témoins de
Jéhovah avaient dans les faits l’exclusivité sur l’objection au service militaire, et qu’ils en
étaient eux mêmes persuadés. Loin de recevoir avec tolérance le message antimilitariste
novateur de Pepe ou de saluer cette analyse alternative des Evangiles qui préconisait de ne pas
collaborer avec les armées, ils l'ont rejeté et ont publié une note dans la presse pour se
démarquer de lui.
Contrairement à d’autres mouvements religieux hérétiques, comme les Quakers, qui
ont une longue tradition de non-violence antimilitariste, on ne peut pas inclure les Témoins de
Jéhovah dans l’histoire de l’objection de conscience. Ce serait une imposture, car eux-mêmes
ne se sont jamais considérés comme des pacifistes.
De plus, si l’on observe l’histoire de l’objection de conscience dans une optique
temporelle et géographique plus large, la présence des Témoins de Jéhovah y est purement
formelle. Ils doivent leur présence dans cette histoire à l'anomalie franquiste qui leur a fait
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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subir les mêmes répressions et les a stigmatisés de la même manière que les autres objecteurs
politiques.
Quand les gens demandaient la liberté pour les objecteurs de conscience d’Espagne, ils
savaient que, au moins jusqu’en 1971, ils luttaient pour la liberté des Témoins de Jéhovah
16. Un creuset d’idéologies
On a déjà dit que dans cette prison étaient représentées toute la richesse et la division
idéologique de l’opposition au franquisme, que Pepe connaissait déjà bien. Mais le fait d’être
enfermé permettait un rapprochement plus humain que cette compartimentation idéologique,
et bien plus instructif.
Pepe Beunza se rappelle qu’en général la discussion politique était intéressante. Il
critiquait les positions avant-gardistes car, à son avis, elles préfiguraient d’autres dictatures. Il
réfutait la mystification de la violence révolutionnaire en se basant sur l’expérience historique,
en expliquant les contributions de Gandhi et en valorisant les stratégies partagées par le
mouvement ouvrier, la grève générale et le boycott non-violent. Mais il a surtout essayé de
critiquer les propositions d’actions politiques violentes et armées en se basant sur les
changements qu'avaient connus les technologies militaires actuelles, la bombe atomique et
certaines armes sophistiquées capables de provoquer une mort massive. Il a toujours défendu
le modèle moral d’une civilisation qui résoudrait ses conflits sans porter atteinte aux
personnes ni à l’environnement.
Ce qui me blessait le plus, c'était l’incompréhension des anarchistes à l’égard de
l’objection de conscience et de la non-violence, car j’étais plus d’accord avec eux qu’avec
tous les autres groupes. Je ne comprenais pas pourquoi ils étaient si réticents avec ces
propositions, pourquoi ils ne reconnaissaient pas la désobéissance civile en tant que forme de
lutte.
Dans une autre perspective que celle des conflits idéologiques, ce qui lui était le plus
difficile, bien pire que l’incompréhension des anarchistes, c’était les propos incongrus de
certains marxistes qui, au niveau politique, faisaient constamment étalage d’une extrême
radicalité, et qui pourtant, au niveau humain étaient de fieffés machistes aux idées rétrogrades
et répugnantes en ce qui concerne les relations de couple et de genre.
17. Les objecteurs et les extrémistes : Le cas Beunza au parlement franquiste
Pepe Beunza voyait passer tranquillement ses jours en prison lorsque son nom est
entré avec force dans l’agenda politique : en juillet 1971, arrivait à l’Assemblée législative le
second projet de loi sur l’objection de conscience et un débat a eu lieu à propos du « petit
Beunza ». Le premier projet avait été débattu en avril 1970, c’était la première fois qu’en
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Espagne, on abordait le problème légal que représentait l’existence des objecteurs de
conscience. Les mandataires étaient pour la plupart de hauts gradés militaires qui avaient fait
la guerre. Ils avaient transformé la session en plaidoirie contre l’idée même que le
gouvernement puisse régulariser l’objection de conscience.
Beaucoup ont dit que ce statut (pourtant extrêmement répressif) ouvrirait une brèche
dans le tribunal de la patrie et l’égalité des Espagnols. Un procureur médecin militaire de
Séville, le docteur Bravo Ferrer, a présenté un amendement sollicitant pour les objecteurs un
traitement psychiatrique vu que, à son avis « ce sont des gens perturbés, paranoïaques, qu’il
ne faut pas contrarier pour ne pas provoquer leur fureur ».
En revanche, la seconde fois, quelque chose de différent se produisait. Le second
projet est arrivé en juillet 1971 à l’Assemblée législative. Cette fois encore, il s’agissait d’une
loi très répressive. En fait, on aurait dit un statut spécial pour les Témoins de Jéhovah. L’autre
objection, celle qui critique le militarisme, Pepe Beunza l’avait déjà incarnée en janvier cette
année-là, suivi par Jordi Agulló quelques mois plus tard. Elle était novatrice, préoccupait et
mettait le doigt là où cela fait mal ; elle dérangeait car elle ouvrait un débat bien plus large
que le simple problème déjà connu des objecteurs emprisonnés. C’est pour toutes ces raisons
qu'à cette séance de l’Assemblée, Blas Piñar9 a encensé l’objection des Témoins de Jéhovah.
Il a dit que leur attitude humble devenait subversive puisqu’il s’agissait de catholiques et il a
prononcé une mise en garde à propos du fantasme de la conspiration étrangère. De plus, la
revue Fuerza Nueva10 a consacré beaucoup d’efforts à insulter celui qu’on surnommait « le
petit Beunza ». Peut-être que le plus positif dans tout cela a été que le chef d’Etat-major, le
général Díez Alegría, en désaccord avec ce que débattait la Commission de Défense de
l’Assemblée, après avoir défendu le projet normatif et demandé la fin des condamnations en
chaîne pour les objecteurs, a démissionné et en a exposé publiquement les raisons. Le
gouvernement, craignant que ne s’aggrave le conflit parmi les commandements militaires, a
préféré retirer le second projet de loi.
Certains membres de cette commission parfois tumultueuse et toujours scandalisée se
sont alarmés du fait que l’objection risquait d’ouvrir la porte à une éventuelle
« décatholisation » de l’Espagne. M. Barroso, le ministre de l’Armée, a dit que c’était une
manipulation soviético-diabolique dont l’origine était très clairement maçonnique et qu’il y
avait dans la presse étrangère bien assez de cas d’objecteurs et de déserteurs nord-américains
ou hollandais célèbres pour avoir commis des crimes horribles et que, évidemment, il
s’agissait de jeunes drogués presque toujours recrutés par l’URSS. Qui dit mieux ?
Malgré ce tapage et cette hystérie fasciste, le débat à l’Assemblée a été bien plus
sérieux que la première fois. Pepe Beunza se souvient que même Blas Piñar s'est fait plus
incisif que jamais et a choisi ses arguments pour combattre sur le plan idéologique le message
qu’il personnifiait : « … ensuite, il y a eu la fameuse marche du groupe Beunza, qui a assailli
le consulat d’Espagne à Marseille, la marche des objecteurs de conscience qui sont allés
9
Blas Piñar : homme politique d’extrême droite, né 1918, fervent partisan puis nostalgique de Franco. Il
a fondé l’organisation politique Fuerza Nueva, fidèle aux idéaux du 18 juillet 1936 et proche du Front National
de Jean-Marie Le Pen.
10
Fuerza Nueva : journal d’extrême-droite, fondé en 1966 par Blas Piñar, en même temps que
l’organisation politique du même nom.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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jusqu’à Puigcerda où ils ont été dispersés. Sur les lettres qui ont été envoyées, on ne lit pas un
appel clair à l’objection de conscience pour des motifs religieux mais une démarche
totalement subversive contre l’ordre établi, une attaque brutale de l’armée. « Je m’oppose à
l’armée, dit l’une de ces lettres, car actuellement elle n’est rien d’autre qu’une force au service
d’une classe sociale, le capitalisme de la bourgeoisie… », voilà le ton pamphlétaire sur lequel
veut s’appuyer l’objection de conscience ».
Ce même été 1971, un nouvel objecteur de conscience s'est fait connaître, Juan
Guzman. On a également appris que Victor Boj avait objecté à sa manière quelques mois plus
tôt, lorsqu’il était sorti de sa formation de soldats en criant qu’il était pacifiste. De plus, le
groupe d’Alcoy qui soutenait Jordi Agulló fonctionnait bien et Pepe Beunza était un
prisonnier de conscience renommé, un objecteur célèbre fréquemment évoqué dans les
cancans officiels. Les choses n’allaient pas mal du tout. Malgré la censure, le thème de
l’objection de conscience apparaissait dans les médias.
Dans certaines capitales espagnoles, la « Campagne des pancartés » a commencé :
c’était une forme anecdotique mais subversive de protestation non-violente initiée par
Gonzalo Arias. Tous les dimanches, par groupes de deux ou trois, différentes personnes de
différents pays déambulaient dans les rues et les places du centre ville en portant des
pancartes avec des inscriptions en lien avec l’objection de conscience, la non-violence et aussi
le manque de liberté en Espagne.
On demandait un statut pour les objecteurs, un service civil au lieu de militaire… Au
bout d’un moment qu’ils les voyaient déambuler, les policiers les arrêtaient. En général, ils
avaient une amende de 10 000 pesetas avec une peine substitutive d’un mois de prison s'ils ne
payaient pas. Les gens qui se baladaient avec les pancartes étaient prêts à aller en prison.
Certains Hollandais arrêtés sont passés à la télévision de leur pays. C’était aussi cela, la
campagne internationale, ce qui inquiétait le pouvoir.
Ainsi se sont passés les trois-quarts de sa peine. Il a alors sollicité son transfert à
Palencia, en Castille parce qu'y habitait sa sœur et qu’il y avait une prison de détenus
politiques de troisième degré11. On était alors en septembre 1971. C’est à ce moment-là qu’a
éclaté le scandale de la remise de peine générale, accordée à la suite du scandale Matesa12.
Cette remise de peine laissait supposer la fin de la condamnation pour Pepe sans qu’il lui soit
nécessaire de passer par le troisième degré.
Avec la perspective d’une libération anticipée, l’anxiété tant redoutée est arrivée.
Désormais le temps pesait trop lourd. Parmi les prisonniers politiques touchés par la grâce du
Caudillo, Pepe a été le dernier à sortir de la prison de Jaén, le 1er novembre 1971. En
revanche, il reçut l’ordre de se présenter à la caserne de Bonrepos, à Valence, afin de
11
Le troisième degré s'accomplit normalement à la fin de la condamnation. C'est un régime de semiliberté car le prisonnier travaille à l’extérieur et rentre tous les soirs à la prison, disposant en outre des week-ends
à son domicile.
12
Le scandale Matesa éclate en Espagne en 1969. Matesa était une entreprise qui servait en réalité de
couverture à un détournement de fonds publics bénéficiant à l’Opus Dei. Ce scandale a éclaboussé de
nombreuses personnalités du gouvernement, de l’armée, et même des hommes politiques à l’étranger. Suite à
cela, il y a eu de lourdes condamnations. Pour pouvoir libérer les membres et les proches du gouvernement sans
faire trop de vagues, Franco a accordé une grâce plus générale dont Pepe Beunza a bénéficié.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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poursuivre son service militaire obligatoire qui avait été interrompu. Il savait qu’il allait de
nouveau désobéir à cet appel sous les drapeaux, que son futur immédiat le ramènerait dans
une prison, mais il préférait savourer le moment présent.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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TROISIEME PARTIE
Le combat continue
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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18. Douce et brève liberté : un service civil autogéré
L’objecteur de conscience est sorti de prison en fumant un cigare. Personne ne
l’attendait à la sortie ; il ne connaissait pas la ville et se sentait libre comme jamais.
Pepe était content, mais en même temps déçu de voir à quel point la société qu’il
venait de retrouver était tranquille. En effet, il sortait de prison mais aussi de l’université de la
politisation, de l’école de la pensée critique.
Les choses avaient l’air de s’être améliorées… Sauf pour ceux qui se mêlaient de
politique. Je voyais que la majorité des gens vivaient normalement, de façon intégrée et qu’ils
étaient très loin des idéaux et des stratégies révolutionnaires dont j’avais tant entendu parler
en prison.
Pepe Beunza avait trois jours pour se présenter à la caserne. Mais il n’avait pas
l’intention d’y aller, il avait d’autres projets. Il allait continuer la désobéissance. Il voulait
prendre l’initiative par rapport aux militaires. Il voulait que son arrestation ait lieu dans des
conditions qui prouvent bien que l’on n’arrêtait pas un fuyard, un déserteur ou un Témoin de
Jéhovah, mais que c’était bel et bien un objecteur de conscience pacifiste et non-violent que
l'on emmenait en prison. C’était le moment de rendre visible une autre revendication, une
autre thématique de la campagne : un service civil et non militaire, travailler pour la paix et
non se préparer pour la guerre.
Maintenant que j’étais plus connu en tant qu’objecteur de conscience, je pouvais
mener la lutte sur le terrain qui nous intéressait le plus. Pendant une réunion, j’ai exposé mes
projets : je voulais commencer à faire un service civil et que la police m’arrête pendant que je
serais en train de le faire. De cette façon, nous ne nous limiterions pas à demander un modèle
concret de service civil mais nous allions mettre en pratique le modèle qui nous semblait le
plus intéressant et bénéfique pour la société. Ainsi, nous nous sommes mis à chercher des
endroits sur Valence. Le quartier d'Orriols était idéal. Les gens étaient très gentils et très
conscientisés. Il y avait quatre séminaristes qui faisaient des travaux d’animation
socioculturelle ; je les ai rencontré chez eux. Ils on approuvé notre idée, sans ignorer que la
police leur créerait également des ennuis. En plus, le curé était très engagé socialement et il
m'a grandement facilité les choses en me présentant aux gens.
Pepe Beunza s'est réuni avec les groupes du quartier et leur a expliqué ses idées et ses
objectifs. L’Association des Habitants du Quartier d’Orriols a été à la hauteur des
circonstances. Elle a soutenu le désobéisseur civil et l’a aidé à réaliser son idée. Ses
représentants prenaient eux-aussi des risques car ils avaient perçu l'aspect revendicatif tout à
fait novateur de la question. Il fallait que tout soit fait correctement afin de démontrer la
faisabilité d’un service social, positif pour la population, comme alternative au service
militaire obligatoire.
J'ai d'abord participé à des cours d’alphabétisation pour femmes. Un Centre de
Culture Populaire s’était formé, et j'ai proposé aux femmes d’organiser une garderie pendant
qu’elles seraient en classe. Je leur ai expliqué les raisons de mon action, c’est-à-dire mon
objection. Elles m'ont parfaitement compris. C’est comme cela que tout a commencé, petit à
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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petit, avec pédagogie, en expliquant les choses avec simplicité, et surtout en démystifiant
l’armée au fil des discussions et en acceptant l’idée d’un service civil positif pour la
population.
Cela a été le premier service civil autogéré d’un objecteur de conscience. Une fois sa
situation dans le quartier stabilisée, il a écrit au capitaine général de la caserne de Valence une
lettre qu’il lui a fait parvenir par l’intermédiaire d’un notaire. Il y décrivait ce qu’il faisait et
expliquait son message antimilitariste. L’autorité militaire a dû se sentir déconcertée face à ce
mode de protestation jusqu’alors inconnu. Même s’ils étaient indignés sur le principe, les
militaires n'ont pas réagi, méditant sur les conséquences de leurs actes ou attendant des ordres.
Ils ne sont pas venus l’arrêter. On arrivait alors à la deuxième phase de la stratégie
d’arrestation. Deux semaines ont passé et le groupe de soutien à l’objection a décidé de rendre
publique cette désobéissance et d’inviter les jeunes à suivre ce chemin. Quelqu’un qui était en
train de commettre un délit (ne pas faire l’armée), le communiquait officiellement et
publiquement, et le convertissait en un acte de rébellion audacieuse contre le pouvoir
dictatorial de l’époque. De plus, le « délinquant » se montrait entouré de plusieurs soutiens
populaires, avec un message plein d’intentions et de faits bénéfiques pour la société (il
effectuait un service civil solidaire auprès de personnes qui avaient besoin d’aide). On a
distribué sur Valence quelques six mille copies de la lettre et l’on a contacté la presse… Pepe
Beunza a commencé à donner des conférences et il a été interviewé par Radio Popular.
Dans toutes ces conférences, j’essayais de parler de manière simple, dans l’objectif de
démystifier l’armée tout en mettant en valeur les attitudes de non-coopération avec les causes
de la guerre et de l’injustice. Nous avons tous le pouvoir de décider de notre propre vie, pas
de toutes les choses, mais de beaucoup de choses qui la concernent. Si nous donnons ce
pouvoir de décision à quelqu’un d’autre, nous lui laissons finalement un pouvoir immense.
C’est ce que nous faisons en obéissant aux militaires, leur donner du pouvoir pour qu’ils
dominent et préparent des guerres : leur force est notre obéissance, leur pouvoir naît de notre
peur de ne pas savoir assumer les choses de notre vie. Si nous arrêtons de leur obéir, tout
leur édifice s’effondre.
Pepe Beunza, dans des discussions qui rassemblaient quarante à cinquante personnes,
prenait plaisir à parler de ces choses-là et à mettre en lumière ce qui lie le militarisme et la
guerre aux injustices du capitalisme. Devant un public à l’idéologie « normale », il avait une
manière particulière d’expliquer le rôle de la plus-value dans les relations d’exploitation
capitaliste. Mais il en appelait toujours à la conscience individuelle, à faire la révolution
d’abord en soi et ensuite en collectif. Ce qui était nouveau, c'était sa façon de mettre en
relation ces théories avec sa propre expérience de vie en tant que désobéisseur civil à l’armée
de la dictature franquiste, en expliquant qu’il aurait aussi désobéi à n’importe quelle armée et
à n’importe quelle forme de militarisme. En général, pour les gens qui ont eu connaissance de
son message, cette démarche n'était pas très attrayante mais elle incitait au débat et au respect.
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19. De retour en prison : encore un conseil de guerre
La Vanguardia s'est fait l’écho de la nouvelle et a publié un résumé de la lettre que le
premier objecteur de conscience, qui n’était pas un Témoin de Jéhovah, avait envoyée au
capitaine général de Valence. Au bout de trois jours, des policiers sont arrivés au quartier
d'Orriols et, avec une certaine amabilité, presque en s’excusant, ils ont dit à Pepe Beunza que
le capitaine général avait donné l’ordre de l’arrêter immédiatement et de l’emmener à la
caserne de Bonrepos.
Ils me disaient : « Aujourd’hui nous devons obéir à cet ordre, même si cela ne nous
fait pas du tout plaisir d’arrêter des gens comme toi. »
De nouveau, il se trouvait dans un cachot militaire. Il était plutôt triste, et n’avait plus
d’appétit. Les Témoins de Jéhovah l’avaient prévenu : « La deuxième fois qu’on rentre est
beaucoup plus dure à supporter, on souffre plus ». Trois jours plus tard, il a été transféré par la
police militaire dans une prison civile qu’il ne connaissait déjà que trop : la prison Modelo de
Valence.
Il allait devoir comparaître à nouveau en conseil de guerre et, ensuite, supporter une
autre condamnation, probablement à Galeras13 ou au Sahara. Il souffrait de dépression.
Pendant les mois suivants, il n'a pas vu de prisonnier politique avec qui partager ou débattre
d’idées. Ce qui, la première fois, lui avait paru pittoresque et amusant lui semblait maintenant
triste, stupide et déprimant. Petit à petit, il a repris courage. Il s'est remis à étudier pour passer
en février des examens dans les deux matières qui lui manquaient. Le yoga l’aidait beaucoup
ainsi que le travail à l’atelier de charpente de la prison. Finalement, il a retrouvé l’appétit et
surmonté sa dépression.
Le juge d’instruction lui a dit que même s’il obéissait à des ordres, il pensait
intimement que tout cela était une injustice. Comme la première fois, Pepe a dénoncé le fait
que sa condamnation ait déjà été décidée à l’avance. Il a refusé d'être défendu par un militaire
mais on lui en a attribué un d’office par tirage au sort. Il s'est obstiné à défendre Pepe Beunza
en tant que déserteur et non en tant qu’objecteur de conscience.
La campagne politique suivait son cours. En plus de quelques actions semblables à
celles mentionnées dans les chapitres précédents, le fait le plus remarquable à ce moment-là a
été la lettre que les habitants du quartier d’Orriols ont envoyée au capitaine général pour
demander la libération de Pepe Beunza. Et c’est le 9 mars 1972 que la police militaire est
venue le chercher. On était dans l’expectative. Beaucoup de gens attendaient dans la rue
l’arrivée du prisonnier de conscience.
Ce conseil de guerre a duré dix minutes. On me jugeait pour désertion. Le procureur
demandait deux ans et le défenseur, six mois. J’avais l’expérience du procès précédent et je
savais qu’on ne me laisserait pas parler, c’est pourquoi je m’étais préparé un discours bref.
Lorsqu’ils ont tous eu fini leur numéro et que mon tour est venu, je me suis levé et j'ai dit :
13
Galeras : pénitenciers militaire de Cartagena.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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« Je veux qu’il soit bien clair que, depuis le début, j’ai refusé ma défense car je suis objecteur
de conscience et je continuerai à l’être. »
Le plus important peut-être, c'est que Pepe en soit sorti renforcé. Il a été condamné à
un an de privation de liberté et à une affectation dans un corps disciplinaire c’est-à-dire à un
an d'incarcération dans une prison militaire et à quinze mois au Sahara dans un bataillon
disciplinaire.
A ce moment-là, le doyen de la Faculté de Droit de l’université de Valence était
Manuel Broseta Pons qui, des années plus tard, serait victime de l'ETA. L’administration de la
faculté, avec à sa tête le célèbre universitaire, s’est adressée au gouvernement pour lui faire
deux demandes : en premier lieu, une modification de la loi en vigueur afin de donner un
statut juridique aux objecteurs de conscience ; ensuite, une remise de peine pour l’étudiant
José Luis Beunza Vázquez, pour les raisons morales qui avaient motivé sa démarche.
Tout cela était très important, plus encore dans le contexte de mon second conseil de
guerre. Mais, en toute logique, je ne voulais pas de remise de peine, je n’aspirais pas à une
mesure de grâce individuelle. Je recherchais une solution collective pour une question de
Droits de l’Homme et je souhaitais que mon objection dénonce les maux du militarisme et
l’injustice d’un service militaire obligatoire, qui enseignait à préparer des guerres.
En ce printemps de 1972, d’importantes manifestations politiques ont eu lieu dans les
rues de Valence. Le mouvement étudiant a été l’acteur de bruyants affrontements avec la
police franquiste. Des rassemblements, des sit-in, des courses poursuites et des charges
policières ont eu lieu à la faculté de médecine. Il allait bientôt partir pour Galeras, l’un des
deux pénitenciers militaires de Cartagène où l’on enfermait les soldats.
20. A Galeras, dans un château au bord de la mer
Pepe savait qu’on ne le renverrait pas à Jaén, c’est pourquoi il préférait aller dans une
prison militaire afin d’éviter le risque de se retrouver dans une prison de droit commun. On l'a
emmené le 11 mars 1972.
A la prison de Galeras, presque tous les détenus étaient des déserteurs, en plus d’une
quarantaine de Témoins de Jéhovah. José María [un prisonnier politique] a conseillé à Pepe de
donner des cours aux prisonniers de droit commun, un travail qui serait gratifiant. Il n’arrivait
pas à croire qu’il pouvait recevoir la visite de quiconque en faisait la demande, passer jusqu’à
six heures par jour à discuter, se promener et manger dans les cours avec ses visiteurs. Quand
les proches d’un prisonnier lui rendaient visite, ils pouvaient passer la journée ensemble. On
vivait mieux dans ce pénitencier que dans une prison civile. Il pouvait recevoir toutes sortes
de journaux légaux. Il pouvait répondre à tous les appels téléphoniques qui lui étaient
destinés, avoir une radio, un magnétophone et même un électrophone. Il n’y avait pas de
limite pour le courrier, il pouvait écrire et recevoir autant de lettres que possible même si, bien
sûr, elles devaient passer par la censure.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Là-bas, nous dormions dans des dortoirs et en demi-cercles qui, en entrant, me firent
l’effet de grottes hippies. C’était vraiment incroyable que dans une prison espagnole de 1972
on puisse vivre bien. Il y a une explication : outre le fait que les prisonniers avaient
normalement de petites condamnations et que les Témoins de Jéhovah créaient une
atmosphère tranquille, Galeras de Cartagène s’en tirait très bien du fait que les prisons
militaires n’avaient pas beaucoup de ressources humaines et matérielles. Elles étaient
dirigées par un capitaine, un brigadier, un sergent et quelques soldats. Avec un personnel
aussi réduit, le fonctionnement de la prison dépendait plus des détenus que de l’armée .
Les militaires avaient besoin de la collaboration des détenus et devaient pour cela être
assez souples avec la discipline. En plus, il n’y avait pas de commandement fixe. Le sergent et
les soldats changeaient tous les quinze jours, et le responsable supérieur du pénitencier tous
les mois.
Chaque mois, on mettait en place un véritable pacte d’inobservance. Il est vrai
toutefois que certaines générosités régimentaires, si elles s’étaient ébruitées, auraient fichu en
l’air toute cette « liberté enfermée ». Par exemple, en certaines occasions, les épouses et
petites amies des détenus et des miliciens pouvaient rester et passer la nuit avec leur amant,
dans des endroits discrets de la prison.
21. Apogée et crise de l’objection de conscience
Jordi Agulló, le deuxième objecteur espagnol, lui aussi incarcéré à Cartagène, n’était
pas au pénitencier de Galeras. L’année 1972 avançait, et tous deux avaient de bonnes
nouvelles à partager. On avait célébré une marche internationale sur le Vatican pour
demander la libération des prisonniers de conscience espagnols. Avec succès.
Il y avait une centaine de personnes, déguisées en prisonniers, qui portaient des
pancartes avec des revendications en plusieurs langues. Il y a eu des fêtes et des activités
ludiques qui ont été bien commentées dans la presse de plusieurs pays. En plus, la campagne
des « pancartés » continuait, et donc pendant plusieurs dimanches il y a eu des actions à
Madrid, Santander, Barcelone… De nombreuses lettres continuaient à arriver de l’étranger,
à l’attention de responsables politiques et religieux. Les groupes de soutien ont continué à
arracher des positionnements clairs en faveur des objecteurs espagnols de la part de la
Commission Internationale des Juristes, du Conseil de l’Europe, d’Amnesty International,
etc. Plus tard, en raison de la célébration de la Conférence Episcopale, j’ai écrit une lettre
aux évêques les plus progressistes, dans le but de les interpeller sur l’objection de conscience.
Grâce à une grande dame, une française dénommée Marie Laffranque, cette lettre est arrivée
à destination et a reçu une réponse de la part de plusieurs évêques.
Après Pepe Beunza, Jordi Agulló, Juan Guzman et Victor Boj, ceux qui avaient
impulsé le mouvement en 1971, les bonnes nouvelles pour l’objection de conscience ont
continué à s’accumuler pendant l’année 1972. Un autre garçon originaire d’Alcoy, Juan
Antonio Linares, s'est déclaré objecteur en avril. Plus tard, le prêtre Francisco López de
Ahumada a refusé de prêter serment au drapeau (peu de temps après, un autre curé, le
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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madrilène Juan Pescador, suivrait ses traces et rendrait même son livret militaire). Il y a eu
aussi quelques cas de personnes qui annonçaient leur objection et ne franchissaient pas le pas,
ou qui commençaient et n’avaient pas la force d’affronter la répression. Au terme de quelques
mois de cachot, atteint d’une grosse dépression, le garçon d’Alcoy et ami de Jordi Agulló n'a
pas pu résister et a fini par faire son service militaire (dans les groupes d’objection de
conscience, on parlait beaucoup de pondérer les forces de chacun, d’éviter l’héroïsme mal
compris, de respecter les peurs et d’assumer la réversibilité des décisions). Entre 1971 et
1972, six conscrits s’étaient déclarés objecteurs. Avec les prêtres réfractaires à tout type de
drapeau autre que celui de la paix, ils étaient huit témoins vivants d’un pacifisme actif, huit
exemples individuels d’une nouvelle attitude face au militarisme, dans l’Espagne de Franco, à
l’intérieur même de ses casernes.
[Pepe Beunza a rencontré de nombreux Témoins de Jéhovah, et s'est même lié d’une
grande amitié avec certains].
Ils cultivaient la mystique du martyre, car pour eux le martyre s’assure le salut. Je
crois qu’ils ont joué un rôle très négatif, politiquement, socialement, et aussi du point de vue
religieux. Leur religion est une religion de servitude, de service au puissant. La preuve en est
que lorsqu’il y a grève, les Témoins vont au travail. Si on les critiquait pour ce genre de
chose, ils disaient qu’ils étaient neutres.
Pepe Beunza a essayé plus d’une fois de parler avec eux de possibles actions de
protestation collective (il faut se rappeler qu’en 1972 il y avait près de deux cents Témoins
emprisonnés en Espagne). Il leur a dit de prendre en compte la confusion qu’ils avaient réussi
à semer, à seulement deux ou trois objecteurs non-violents plus quelques soutiens extérieurs.
Ainsi, si eux qui étaient des centaines mettaient en place un mouvement de protestation, il
était certain qu’ils obtiendraient un énorme succès et cela serait d’un grand bénéfice pour tous
les objecteurs de conscience. Mais ils lui répondaient toujours que la seule chose à faire est
d’attendre la volonté de Jéhovah, que rien ne sert de lutter parce que tout est prédestiné : un
jour viendra l’Armageddon, ce sera la fin du monde, nous pourrons enfin nous libérer des
chaînes terrestres et nous serons éternellement libres.
Les condamnés pour désertion et tous ceux qui, pour n’importe quel autre délit,
avaient été condamnés en conseil de guerre à plus de trois ans devaient terminer le temps du
service militaire dans un bataillon disciplinaire. C’est pourquoi José María est parti pour le
Sahara. Et c’est pour cela, parce que sa condamnation prenait fin en décembre et qu’il
affrontait une période de doute, que Pepe a demandé à son ami qu’il lui écrive et lui raconte
tout ce qui pourrait l’aider à prendre une décision. En effet, à côté des raisons personnelles –
la lassitude du désobéisseur – il existait une possibilité de créer une alternative clairement
différente de celle des Témoins de Jéhovah, quelque chose qui ferait avancer plus
efficacement la dissidence antimilitariste.
Les Témoins de Jéhovah refusaient d’aller au bataillon disciplinaire, ils
désobéissaient à nouveau et ils étaient condamnés à six ans. Mais nous ne pouvions pas
continuer mécaniquement sur cette lancée. Nous devions ménager nos forces. Finalement, j'ai
décidé d’aller au Sahara et j’ai écrit aux gens du groupe de soutien pour qu’ils approuvent
cette décision et ne la prennent pas comme une incohérence.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
Page 35
Pour lui et pour d’autres objecteurs de conscience, l’idée d’aller au bataillon
disciplinaire dans le Sahara était attrayante car, ainsi, avant deux ans leur temps de punition
serait terminé et donc, « de fait », la peine pour désobéissance civile au service militaire
n’excéderait pas quatre ans. Tout cela a participé de sa décision d'assumer la punition
disciplinaire.
Le plus important, disais-je dans cette lettre, c’est de ne pas suivre l’inertie des
Témoins de Jéhovah qui pourrait beaucoup nous porter préjudice… Nous ne croyons pas que
Jéhovah viendra nous tirer de là, ni qu’Armageddon brisera nos chaînes. Seule notre lutte le
fera… Je prends le risque que le bataillon disciplinaire soit beaucoup plus humiliant que ce à
quoi je m’attends. C’est un risque qui me paraît nécessaire car, étant l’un des premiers
objecteurs « ouverts », je n’ai pas d’autre choix. Je crois de plus que le fait de terminer le
bataillon et de continuer à travailler pour l’objection inquiétera plus le gouvernement que de
passer plus de temps encore en prison.
On ne peut juger cette décision sans avoir à l’esprit le fait que cette phase historique de
la lutte antimilitariste, qui plus est sous une dictature militaire, venait juste de commencer.
Finalement, son inquiétude a été dépassée par les événements : on l’a emmené au Sahara plus
tôt que prévu. Ainsi, le 23 octobre, la police militaire est arrivée avec l’ordre de transfert.
[Tout s'est passé très vite, il n’a eu le temps de prévenir personne. Dans le bateau qui
emmenait les détenus d’abord aux Canaries, ils ont passé la plus grande partie de la traversée
menottés et malades, sans pouvoir monter sur le pont.]
On a ensuite conduit Pepe à un bateau qui l’a emmené au Sahara. Il est arrivé le 14
décembre 1972. Depuis le départ de Galeras, il avait passé 51 jours en transfert. Il avait
devant lui 15 mois de bataillon disciplinaire. Il ne reviendrait pas à Valence avant le
printemps 1974.
22. Un détenu dans un désert disciplinaire
Ce que Pepe a compris dès le début, c’est que l’un de ses pires ennemis serait le
passage du temps. Il se trouvait dans une espèce d’incarcération escamotée, une prison
différente, où se chevauchaient de nombreuses techniques de punition et d’application de la
discipline ; d’un côté, une prison subtile et, de l’autre, un espace militaire extravagant.
Toutefois, dans son unité il n’y avait pas d’armes, on ne faisait pas d’instruction. S’il n’était
pas possible d’éviter certains rituels militaristes, on pouvait tout de même s’extraire de la
chaîne militariste, de ce service militaire qu’il avait rejeté, de tout ce qui, jusqu’alors, l’avait
conduit à deux cachots, dix prisons, deux conseils de guerre et, maintenant, à un bataillon
disciplinaire de la légion espagnole au Sahara.
Pepe a écrit dans une lettre à sa famille : « Avant, c’était par principe que je
m’opposais à ce qui est militaire. Maintenant que je le connais plus à fond, je ressens une
profonde répugnance, et je ne veux pas qu’elle augmente trop car je vais devoir être ici
pendant plusieurs mois et je ne veux pas m’empoisonner la vie ». Rapidement pourtant, sa
situation s’est améliorée. Il s’est adapté.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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A Noël, j’avais le passe, la carte qui me permettait d’aller me promener au village.
Avec José María, nous avons réussi à ne plus aller à la messe du dimanche, en échange nous
nettoyions le baraquement. Nous sortions tous les jours. Nous avons fini par bien connaître
les quartiers, l’oasis voisine, la plage… et tout ce que l’armée espagnole faisait là, le grand
nombre de prostituées et leur rôle très important dans le fonctionnement de ces unités
militaires. Nous nous sommes rendu compte de ce qu’étaient les militaires pour le peuple
saharien : l’Espagne a rempli le Sahara de légionnaires et de souteneurs, de corruption, de
violence, d’alcool, d’ivrognerie et de prostitution… tout en lui volant ses richesses, son
développement, sa vie.
Le simple fait de protester contre la messe légionnaire obligatoire, le fait qu’ils
préfèrent faire le ménage au lieu de renoncer à leurs idées a tellement surpris les gens que
Pepe et José María ont acquis un certain prestige. Ainsi, dimanche après dimanche, d’autres
détenus préféraient ne pas aller à la messe et rester avec eux à nettoyer le baraquement. Le
capitaine lui a dit en face : « José Luis Beunza, nous vous surveillons de très près. Vous devez
savoir que nous vous faisons suivre, qu’une personne est chargée de noter tous vos faits et
gestes ».
23. L’humiliation
Entre 1973 et 1974, la cause de l’objection de conscience s'est trouvée véritablement
paralysée. La répression, pouvait aller de plusieurs années de prison et de bataillons
disciplinaires jusqu’à dix-huit ans de prison si l’on ne mettait pas fin à ces condamnations en
chaîne. Elle rendait très difficile la progression de ce combat. Gonzalo Arias a proposé une
méthode d’objection qui, même anecdotique, pouvait donner plus de force à la cause : même
si le soldat continuait d’être soldat, il exposait très clairement dans une lettre sa position
contraire à l’usage des armes et une argumentation en faveur des idées de la non-violence.
Pendant ce temps, en Italie, les choses avançaient au niveau légal. En Grèce, les colonels
tombaient, la démocratie parlementaire arrivait, et les objecteurs sortaient des prisons. Avec la
Révolution des Œillets14, les objecteurs portugais allaient être amnistiés.
Pour Pepe, le plus difficile a été d’accepter de prêter serment au drapeau. Les détenus
aussi étaient obligés de le faire. Pepe Beunza se trouvait face à un nouveau défi, mais ce défi
arrivait à contre-temps. Là où il en était, il ne voulait pas repasser en conseil de guerre. Mais il
ne voulait pas non plus trop se renier. Il a dit qu’il ne prêterait serment au drapeau que s’il y
était forcé et contre sa conscience. Ses commandants l'ont menacé de l’accuser de
communisme et ensuite, devant son insistance, ils ont cherché un compromis avec lui.
Finalement, le rituel du serment au drapeau a été une mise en scène qui a duré à peine deux
minutes : cela s'est passé le lendemain, dans un endroit à l’écart, avec plusieurs étrangers de la
légion qui ont fait une espèce de promesse laïque sans aucune valeur militaire, même si pour
14
La révolution des Œillets, commencée le 25 avril 1974, mit fin à quarante-huit ans de régime salazariste
au Portugal.
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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Pepe elle a réellement été humiliante. L’Etat-major de l’armée à Madrid a été informé en
détail de tout cela. Ils recevaient un dossier Beunza tous les dix ou quinze jours.
Fuerza Nueva disait que José Luis Beunza, le fameux objecteur, selon des sources
militaires, était devenu un soldat exemplaire dans une unité armée. J’étais complètement
écœuré. J'ai décidé de ne pas démentir, que cela n’en valait pas la peine. Mon père a écrit à
Fuerza Nueva et à El Pensamiento pour protester contre une telle diffamation et expliquer
que ma démarche était restée celle d’un objecteur, mais ils n’ont jamais publié ses lettres.
A la fin de l’année 1973, le gouvernement a décrété la fin des condamnations en
chaîne pour les objecteurs. Désormais, ils seraient condamnés à une peine unique de trois à
sept ans en plus de la « mort civile » de l’objecteur, c’est-à-dire l’impossibilité d’exercer des
fonctions publiques. Il restait à Pepe un autre Noël et encore quelques mois de bataillon
disciplinaire à effectuer.
24. Gaudium et Spes (Beunza)
Pepe recevait des lettres de solidarité, parfois de personnes célèbres. Le jour de son
anniversaire, le 23 avril 1973, il a reçu beaucoup de télégrammes de plusieurs pays d’Europe.
Pourquoi ? Parce que les groupes de soutien avaient organisé une campagne particulière à cet
effet, pour souhaiter un bon anniversaire à Pepe, tout simplement. Il n’en revenait pas. Le 22
mars, le célèbre compositeur Haffter n’avait pas seulement écrit à Pepe pour le saluer et lui
manifester son soutien, mais aussi pour lui annoncer qu’il avait composé une cantate en son
honneur et pour l’objection de conscience : « En septembre 1971, pour la première fois dans
Cuadernos para el Diálogo, j’ai lu un article sur ton mode de pensée, que je partage
pleinement. Depuis ce jour, j’ai l’intention d’écrire quelque chose qui puisse servir, d’une
certaine manière, à décharger ma conscience du fait de n’avoir pas eu le courage de faire,
lorsque je l’aurais pu, ce que toi tu as fait. C’est de là que vient cette œuvre pour 32 voix et
une bande électronique que j’ai intitulée Gaudium et Spes (Beunza) ». Pour Haffter, Beunza
symbolisait tout cela : joie et espoir. L’œuvre comprenait des phrases que Pepe avait
prononcées ou voulut dire pendant le conseil de guerre.
Le 11 mars 1974, il a pris l’avion pour Las Palmas. Il se rappelle que, très détendu,
fumant un cigare dans l’aéroport canarien, il se sentait le roi du monde. Pas à pas, il a refait sa
vie. Il a rendu visite à toutes les personnes possibles pour les remercier de leur compréhension
et de leur solidarité. S'en est suivie immédiatement une période intense pendant laquelle il a
collaboré avec Justicia Y Paz pour défendre la cause des nouveaux désobéisseurs, parcourant
l’Espagne en donnant des conférences et travaillant pour la première campagne d’objection
collective, celle qui eut lieu dans le quartier barcelonais de Can Serra entre 1975 et 1976.
Depuis qu’il est descendu de l’avion qui le ramenait du Sahara, Pepe n’a plus cessé de
marcher sur ses propres traces. Et il continue…
Portrait d'un insoumis : Pepe Beunza
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LA LUTTE FUT NOTRE CÉLÉBRATION
Entretien avec Pepe Beunza
Barcelone, juillet 2007
Pepe Beunza, les faits relatés dans ce récit datent des années 1971 à 1974. De l’eau est
passée sous les ponts. Plus de trente ans plus tard, à l’heure où le service militaire a été
complètement abandonné en Espagne, quel est l’intérêt selon toi de faire connaître cette
histoire d’insoumission ?
Les jeunes pensent que la disparition du service obligatoire a été gratuite mais, en
réalité, elle est le résultat de nombreux efforts et sacrifices. C’est pour cela qu’il faut
expliquer aux jeunes générations ce que fut le service militaire obligatoire et ce que fut la lutte
contre celui-ci. Et cela, pour deux raisons : la première est qu’aucune conquête sociale n’est
éternelle. La lutte sociale est dynamique, elle n’est jamais stable. Pour ne pas reculer, il nous
faut continuer à lutter pour le désarmement, contre le militarisme, contre la violence. Car un
coup d’Etat peut toujours arriver et les jeunes devront alors de nouveau marcher au pas de
l’oie sans avoir eu le temps de comprendre…Si nous ne poursuivons pas la lutte, nous
pouvons régresser. Les jeunes doivent savoir que l’on ne peut pas être tranquille, qu’il ne peut
y avoir de conquêtes sociales éternelles. C’est pourquoi il nous faut éternellement lutter.
La seconde raison : la lutte contre le service militaire a connu une destinée extraordinaire. Et
les luttes sociales qui se terminent bien doivent servir de stimulants pour donner de la force
aux gens, pour expliquer que les lois peuvent être changées par la lutte non-violente. Il faut se
souvenir et étudier les manifestations, les doutes, les sacrifices qui ont été faits, la répression,
tout cela, pour apprendre à lutter. Pour nous, il est important d’expliquer cela : ce n’est pas
par nostalgie mais pour le futur.
L’objection de conscience et l’insoumission en Espagne furent l’expression d’une
philosophie non-violente et anti-militariste, mais quelle a été également la part de
l’antifranquisme d’une part, et de l’autonomisme anti-espagnol (en Catalogne, au Pays
Basque,…) d’autre part ?
Nous pouvons dire qu’en Catalogne et au Pays Basque, l’armée était une armée
franquiste d’invasion. Et à la non-violence s’est jointe la lutte contre l’envahisseur. C’était
donc plus large, en effet. La lutte anti-franquiste animait également notre lutte non-violente
mais, nous autres avons ouvert un autre chemin, dans une époque où les anti-franquistes
recommandaient d’aller faire le service militaire pour s’entraîner à la lutte armée. Il y avait le
mythe du Che Guevara. Nous autres, c’est influencés par les non-violents français que nous
avons vu le chemin que nous devions prendre. C’est là la différence. La gauche antifranquiste nous respectait et nous critiquait à la fois car ils n’étaient pas d’accord avec notre
forme de lutte. Ils étaient militaristes, nous étions non-violents.
Entretien avec Pepe Beunza
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Quand arriva l’insoumission, il y eut une plus forte convergence entre les luttes de
gauche. Mais avant cela, le climat était à la critique. En prison, j’avais néanmoins de bonnes
relations avec les autres prisonniers politiques, nous discutions beaucoup, j’ai beaucoup
appris, c’était merveilleux. Ce contexte empêchait de s’enfermer dans une attitude
dogmatique. J’ai côtoyé des gens d’une grande valeur humaine, avec une capacité de lutte
extraordinaire. En prison je me suis beaucoup formé.
C’était l’une des premières fois qu’apparaissait sur la scène politique espagnole le thème
de la non-violence, la référence à cette nouvelle manière de lutter ?
A cette époque il y avait également la lutte de Lluis Xirinacs en Catalogne15, celle de
Gonzalo Arias à Madrid16. Nous étions tous coordonnés, nous nous connaissions. C’est un
mouvement qui en était à son commencement.
Nous avons sous les yeux un article de presse paru dans « la Vanguardia » le 12 mai
2002. Il a une grande importance pour toi. Pourquoi ?
Cet article date du jour où le Parlement a voté la suppression du délit d’insoumission.
Parce que se terminait le service obligatoire. C’est très important car cela mit fin à trente-etune années de lutte : de 1971 à 2002. Il est écrit dans l’article que « Tous les groupes
politiques en ont profité pour rendre hommage aux premiers objecteurs et insoumis, parmi
lesquels le premier, le valencien établi en Catalogne, Pepe Beunza ». Entre 1971 et ce jour-là,
il y a eu un retournement spectaculaire. De mon entrée en désobéissance civile, inconnu et
méprisé par le pouvoir, à un hommage rendu au Parlement espagnol par tous les groupes
politiques réunis !
Trente-et-une années de lutte : plus de mille ans de prison, plus d’un million
d’objecteurs ! C’est spectaculaire. Mais ce jour-là, je n’étais pas content car il y avait encore
cinq insoumis en prison. Ces cinq insoumis en sortirent le 24 mai. Il s’est donc écoulé douze
jours avant que nous puissions vraiment apprécier cette victoire car alors il n’y avait plus
personne en prison pour insoumission. Cela faisait trente ans qu’il y avait en permanence des
15
Depuis 1963, Lluis Xirinacs menait une action radicale et non-violente de « refus des directives
émanant du régime illégal qui est celui de l’Etat fasciste espagnol », par la non-coopération. Dénonçant la
torture, ce curé est muté par sa hiérarchie. En 1971, il mène une grève de la faim de 21 jours pour appeler les
Catalans à « prendre leurs responsabilités historiques » et à cesser de soutenir, par leur passivité, le
gouvernement central. Il ne se rend pas aux procès auxquels il est convoqué et est emprisonné en tant que
participant à l’Assemblée de Catalogne. Il mène une grève de la faim qu’il n’arrête qu’au 41e jour lorsqu’il a
l’assurance que ses 113 camarades de l’Assemblée de Catalogne seront libérés, puis purge une peine de 3 ans de
prison.
16
Figure historique de la non-violence en Espagne, Gonzalo Arias est notamment arrêté lorsque, le
premier, il descend dans la rue à Madrid vêtu d’une pancarte réclamant les libertés démocratiques. L’idée est de
revendiquer la liberté d’expression en commençant à l’exercer. Ce procédé aura une grande postérité en Espagne
durant les années qui suivent, avec souvent de lourdes sanctions à la clé. Gonzalo Arias est par ailleurs l’auteur
de nombreux ouvrages sur l’action non-violente, dont L’anti-coup d’Etat. Manuel pour une réponse non-violente
à un coup d’Etat. Voir sur le site www.gonzaloarias.net
Pour aller plus loin sur le mouvement non-violent en Espagne sous le franquisme, lire l’article de Marie
Laffranque « La non-violence en Espagne » paru dans la revue Alternatives Non-Violentes n° 5-6, juin 1974.
Entretien avec Pepe Beunza
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gens en prison pour délit d’objection ou d’insoumission. Il s’est trouvé qu’à ce moment-là
eurent lieu les grandes manifestations contre la guerre en Irak. Nous n’avons pas eu le temps
de célébrer cette victoire, ou plutôt : la lutte fut notre célébration.
Peux-tu nous éclairer sur ce que fut la lutte des objecteurs et des insoumis entre la fin de
ce récit - ta sortie du bataillon disciplinaire au Sahara en 1974 - et la fin du service
obligatoire en 2002 ?
Quand je suis sorti de prison, il a fallu réorganiser la lutte car les gens étaient fatigués
par trois années de luttes très dures, avec une augmentation très faible du nombre
d’objecteurs. Il n’y en avait que 5. Ainsi, quand je suis sorti de prison, nous avons organisé
une nouvelle campagne. J’ai fait beaucoup d’interventions publiques et nous avons lancé une
campagne de volontariat en disant au gouvernement : si vous reconnaissez le droit à
l’objection de conscience, nous sommes disposés à faire un service civil. Nous savions que le
gouvernement n’allait pas accepter. Mais nous étions prêts à mener cette action au-delà de ce
refus. Je donnais des conférences dans lesquelles je disais : « qui est prêt à signer cet
engagement qui dit : ‘si le gouvernement accepte le droit à l’objection, je suis prêt à faire un
service civil’ ? ». Nous avons recueilli 800 signatures. Je disais alors : « nous savons que le
gouvernement ne va pas accepter mais nous cherchons des gens qui sont prêts à mettre en
œuvre concrètement un service civil ». Nous avons trouvé 5 personnes qui étaient prêtes à
réaliser une objection de conscience collective. L’une d’entre elles était Marti Olivella17.
Quand le gouvernement a refusé, nous avons entamé un service civil dans le quartier
de Can Serra a l’Hospitalet à Barcelone. La tactique de l’action non-violente était : mettre en
pratique ce qu’on demandait au gouvernement pour montrer que ce n’était pas quelque chose
de bizarre ou d’impossible. Nous avons donc construit une garderie, un local pour les
personnes âgées, nous avons commencé à donner des cours d’alphabétisation pour adultes.
Nous avons passé 6 mois ainsi, les gens ne savaient pas que nous étions des objecteurs, ils
savaient juste que nous étions des jeunes qui venaient aider. Puis, nous avons lancé la
campagne de soutien et ils rendirent public le fait qu’ils étaient objecteurs de conscience. Au
bout d’un moment, la police les emprisonna mais tout cela nous avait permis de propager nos
idées. Cela faisait trois mois que Franco était mort, il commençait à y avoir des objecteurs en
Andalousie, au Pays Basque, à Valence,…
Quand commença l’objection collective, beaucoup furent emprisonnés mais bientôt
eut lieu une première amnistie générale suite à la mort de Franco. Après cela, la lutte s’est
étendue et, lorsque arriva la transition et que revint un régime démocratique en 1978, il y fut
ordonné de ne plus emprisonner les objecteurs de conscience. Ces derniers durent signer un
papier afin que leur cas soit traité lorsque viendrait la loi sur l’objection de conscience. A
partir de là, il y a eu 4 000 objecteurs et ils n’ont pas été inquiétés car ils relevaient de la loi
imminente sur l’objection. En 1982, les socialistes arrivèrent au gouvernement et ils firent
voter une loi sur l’objection de conscience. Mais une loi qui s’est faite en pensant aux
17
Directeur de Nova, centre pour l’innovation sociale, qui aujourd’hui anime entre autres la lutte pour la
reconversion des forts militaires catalans en forts pour la paix, des rencontres civilo-militaires pour la recherche
d’alternatives aux solutions armées ainsi qu’un réseau de résistance non-violente au Moyen-Orient.
www.nova.cat
Entretien avec Pepe Beunza
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militaires et non aux objecteurs. C’était une loi très dure parce qu’elle considérait l’objection
comme un châtiment : on devait y passer le double du temps passé au service militaire, il y
avait une hiérarchie, beaucoup de discipline, et beaucoup d’objecteurs refusèrent cette loi.
C’est là que commença l’insoumission. Certains refusèrent donc la loi sur l’objection et se
mirent à lui faire objection. D’autres l’acceptèrent. Pour tenter de contenir le problème, le
gouvernement amnistia tous les anciens objecteurs.
D’un côté, il y avait donc ceux qui faisaient le service militaire ; d’un autre côté, il y
avait ceux qui faisaient l’objection, le service civil, les prestations sociales de substitution qui
duraient le double de temps et, en parallèle, commencèrent les insoumis. L’insoumission, petit
à petit, prit beaucoup d’ampleur. Les insoumis allaient aux conseils de guerre et n’avaient pas
peur (la cour martiale, les conseils de guerre sont faits pour effrayer. Mais s’ils ne font pas
peur, alors ils font rire.) Les militaires dirent que le cas des insoumis ne les concernait pas,
qu’il relevait des lois civiles. Et ils passèrent les procès aux tribunaux civils.
L’insoumission se développa de telle manière qu’en 1993, il y avait 300 insoumis en
prison. Même s’il y avait de nombreux débats entre insoumis et objecteurs, les deux s’entreaidèrent mutuellement, les objecteurs donnaient une base sociale aux insoumis qui étaient en
prison. Ce fut un temps de lutte très dur mais très beau. L’extrême-gauche, les jeunesses
trotskistes, les jeunes radicaux basques rejoignirent aussi les insoumis et acceptèrent le
principe de la non-violence pour la lutte pour l’insoumission.
Le gouvernement ne voulait pas condamner trop lourdement les insoumis, les procès
s’accumulaient (le système judiciaire en Espagne fonctionne mal, lentement). Cela a
beaucoup nui à l’image de la justice. Celle-ci condamnait des jeunes qui montraient une
valeur humaine extraordinaire. Il y avait par ailleurs tout un processus d’auto-inculpation.
C'est-à-dire que, quand il y avait un insoumis, il y avait plusieurs personnalités qui
manifestaient publiquement leur accord et reconnaissaient l’avoir encouragé. Mais malgré
cela, les insoumis subissaient une grande pression : en tout, ils durent accomplir plus de 1000
ans de prison.
A quel niveau pouvaient s’élever leurs peines ?
Jusqu’à 2 ans de prison. Il y avait de tout. Ici en Catalogne, où les juges étaient très
ouverts, ils les condamnaient à un an de prison avec sursis, ils n’avaient donc pas à
l’accomplir effectivement s’ils n’avaient pas d’antécédents. Mais en Navarre ainsi qu’à
Bilbao, les juges étaient plus durs et les insoumis subissaient une pression plus forte. En
Navarre, toutes les quelques semaines, il y a avait une manifestation depuis le centre ville
jusqu’à la prison, et de grandes mobilisations, du fait que de nombreux jeunes de Navarre
étaient insoumis et emprisonnés.
Pour les juges, cela posait problème : ils firent une loi qui condamnait les insoumis
non plus à la prison mais à la mort civile. Ils ne pouvaient plus travailler pour l’Etat, ni
recevoir de bourse, et c’était terrible. Les insoumis changèrent de tactique : ils allaient à
l’appel des conscrits, restaient quelques jours puis s’en allaient. Ils désertaient. Déserter les
obligeait à passer en conseil de guerre avec de nouveau un procès militaire. C’était une
attitude très courageuse.
Entretien avec Pepe Beunza
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J’ai été témoin lors de procès, de plusieurs conseils de guerre pour soutenir des
insoumis, pour expliquer la qualité éthique des insoumis. C’était merveilleux.
Durant ces décennies de lutte qui ont suivi ta libération, tu t’es beaucoup engagé dans
ces combats…
Oui, à travers l’auto-inculpation, les conférences, les manifestations, les visites en
prison, la présence aux procès, dans les médias, à la radio, à la télévision, défendant toujours
les insoumis et la lutte pour l’objection de conscience. Cette petite notoriété qui était la
mienne, je l’utilisais pour défendre les insoumis. Les partis politiques ne s’engageaient pas à
les défendre, à part le parti communiste et les anarchistes. En effet, ni le parti socialiste ni les
grands partis majoritaires ne les ont défendus, seulement quelques personnes déterminées à
l’intérieur de ces partis.
Je me souviens d’un conseil de guerre qui fut magnifique car, à la fin, le président du
tribunal doit demander au prévenu s’il veut dire quelque chose. Les insoumis en profitaient
pour donner les raisons qui les faisaient refuser. Ils pouvaient le payer très cher, de deux ans
de prison, mais la fierté d’être des hommes libres était plus forte. Pour que personne ne puisse
venir les soutenir en conseil de guerre, les militaires remplissaient la salle de soldats. Ils
laissaient juste les deux premiers rangs de libres. Et donc, cet insoumis au conseil de guerre
où je me trouvais savait que les jeunes derrière lui étaient des militaires et il leur cria : « Et
vous, soyez des hommes, et désertez ! ». Il appelait à la rébellion ! Les soldats effrayés, nous
autres applaudissant, le juge criant « Dehors ! », ce fut l’un des spectacles les plus
merveilleux que j’aie vécu ! Il a écopé de 2 ans, 4 mois et un jour, mais je crois que cela en
valait la peine, non ? La majorité des insoumis sont contents d’avoir participé à cette lutte qui
fut spectaculaire.
Il fut finalement prévu que le service militaire se terminerait en 2002 mais les autorités
avaient peur que, durant les derniers temps, il n’y ait personne. Car l’objection de conscience
et l’insoumission augmentaient d’une manière spectaculaire : 50% des appelés étaient
insoumis ou objecteurs. Cela était très dur pour les militaires car ils perdaient une base
sociale. Ils avaient peur que plus personne ne se présente pour faire le service militaire – ce
qui est le rêve de tout pacifiste – et pour cela, ils avancèrent la fin du service obligatoire. Ce
fut une grande victoire. A l’heure actuelle, plus personne ne veut aller à l’armée. Ils sont
obligés de baisser le niveau d’exigence intellectuelle car personne ne veut y aller. Même
payé ! C’est extraordinaire.
Quand la lutte pour l’insoumission s’est terminée, la guerre en Irak a commencé et
ainsi la lutte ne s’est pas arrêtée.
Aujourd’hui, alors que le service obligatoire est révolu, y a-t-il encore des motifs de se
mobiliser sur le thème du militarisme ?
Le thème de l’objection et de l’insoumission n’est peut-être plus d’actualité mais les
budgets militaires continuent de nuire. Les politiques bellicistes de nos gouvernements ainsi
Entretien avec Pepe Beunza
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que les budgets de nos armées qui sont trop élevés, nécessitent une forte mobilisation. C’est
une réalité qu’il faut dénoncer et un danger pour tous, c’est pourquoi je pense que la lutte est
aussi importante qu’avant, sinon plus. Quand tu parles des armes nucléaires avec des
scientifiques, ils te disent qu’il y a plus de danger actuellement avec le nucléaire que durant la
guerre froide. A cause de l’absence de contrôle. Les gens sont un peu endormis sur ces
thèmes, il faut les réveiller car en réalité il y a beaucoup à faire.
La mobilisation contre le service militaire et obligatoire s’est donc transformée en
opposition à la guerre, en recherche d’alternatives au militarisme et en promotion d’une
culture de paix…
Oui, ici en Catalogne il y a plusieurs organisations privées et publiques qui travaillent
pour la culture de paix, pour l’éducation à la paix, contre le militarisme. La lutte contre la
guerre en Irak a été très importante, elle a donné lieu à de fortes mobilisations. Il y a eu
également des mobilisations contre les navires de guerre français et américains. Il faut
mentionner également les luttes écologistes pour la défense du territoire, contre la
déforestation, contre la pollution, contre la construction abusive de bâtiments,…Ce sont des
luttes qui sont mêlées.
Justement pour toi, il y a un lien fort entre écologie et non-violence ?
Oui, à l’origine de mon idéologie et de ma transformation vers la non-violence, il y a
eu la communauté de l’Arche. A l’Arche, se mêlaient la préoccupation écologique, l’objection
de conscience, la non-violence, la musique, la fête… cela me paraissait être une synthèse
merveilleuse. J’ai fait des études d’ingénieur agricole, ce qui est devenu ma profession, dans
le but de défendre l’agriculture écologique. La lutte pour la vie, pour la biodiversité, pour la
terre : c’est une planète privilégiée que nous avons et nous devons l’améliorer et la
sauvegarder. La lutte écologique s’impose comme une nécessité claire si tu veux une planète
vivable, saine, pacifique, juste. Je crois que sur cette planète, il y a suffisamment de tout pour
tous, si certains ne s’accaparent pas tout pour accumuler. La qualité prime au final sur la
quantité, pour vivre sainement et dignement.
Peux-tu en dire plus sur les actions actuelles contre le militarisme et pour la paix ?
Il y a de nombreux chantiers et, parmi ceux-ci, la reconversion des structures militaires
en structures civiles. Nous avons des forts militaires qui ont été des casernes, des centres de
détention, de torture, et nous croyons que, désormais, ces centres peuvent être reconvertis
pour servir à promouvoir la culture de paix. Il y a donc des campagnes pour que les forts
militaires se transforment en musées pour la culture de paix, en centres d’études pour la paix.
Nous luttons en particulier pour les forts de Figueres et de Montjüic. Nous organisons des
marches pour faire connaître ce projet et le revendiquer, nous voulons que ces forts, qui ont
depuis toujours été des forts de guerre, aient désormais une utilité pour la paix.
Nous disons qu’aucune armée ne peut défendre un pays contre des armes atomiques,
bactériologiques, chimiques, et que tout cet argent que nous mettons dans l’armée constitue
Entretien avec Pepe Beunza
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un gâchis social. Nous avons de nombreux problèmes sociaux et nous voulons que la culture
de paix avance pour transformer les budgets militaires en budgets sociaux. L’objection
fiscale, l’éducation à la paix sont des ressources pour faire avancer les choses dans ce sens.
Les campagnes militaires se déroulent également dans les écoles. L’armée vient faire
sa propagande pour recruter des jeunes dans l’armée de métier. Face à cela, nous organisons
ce que l’on appelle des campagnes d’« objection scolaire ». Nous allons rencontrer le conseil
scolaire qui regroupe les enseignants, le personnel de l’établissement, les élèves et les parents,
et nous leur présentons nos arguments et leur proposons de se déclarer comme étant un
établissement « objecteur ». Ils refusent alors d’accueillir cette propagande militaire en leur
sein. La démarche peut également être accomplie auprès de mairies. Certaines écoles et
mairies ont adopté cette forme d’objection.
Il semble que les gouvernements autonomes de certaines régions comme la Catalogne
mènent des politiques intéressantes en faveur d’une sortie du militarisme… Des
initiatives comme la reconversion de forts de guerre en forts de paix semblent
rencontrer un certain écho institutionnel…
Nous sommes loin de recevoir un soutien politique unanime. Seulement des gens de
gauche. Mais même avec eux, dans la pratique, il faut toujours lutter car sinon ils
s’endormiraient. Au niveau politique, il est vrai que nous avons plus d’aides et d’appuis mais
nous voulons que s’organise la réduction des investissements militaires. Ce doit être
progressif : augmentation du budget pour la culture de paix, diminution du budget pour la
culture de guerre et, ensuite, préparation pour intervenir dans des conflits de manière
pacifique. La Catalogne n’a pas d’armée, et c’est tant mieux, mais ce que nous souhaitons est
qu’elle ait une armée pacifique, de non-violents, pour pouvoir intervenir à travers le monde.
Et elle peut le faire. Nous allons voir si nous pouvons avancer dans ce sens. Mais pour le
moment, c’est très dur.
Es-tu en contact avec des objecteurs à travers le monde ?
Assez peu. Quand nous recevons des demandes, nous faisons ce que nous pouvons
pour les soutenir. Nous avons déjà été en contact avec des objecteurs colombiens, sudaméricains ou turcs. Quand ils sont en prison en particulier.
Selon toi, Pepe, qu’est-ce qui dans notre société nécessite encore aujourd’hui d’être
insoumis, de résister et de désobéir ?
Je crois qu’existe toujours une forte mythification de la violence à laquelle il est
nécessaire de résister. Les gens qui veulent changer la société d’une manière radicale
continuent de croire qu’avec la violence, ils peuvent atteindre la justice. C’est un mythe qu’il
faut changer car, pour changer la société et atteindre la justice, la non-violence est l’arme la
plus puissante. Et la violence a connu un échec continuel pour construire la justice. Ainsi la
non-violence est la ressource qui nous reste si nous voulons construire une société pacifique.
C’est la tâche la plus importante que nous avons : la dé-justification de la violence. Ne nous
Entretien avec Pepe Beunza
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mentons pas : en Europe, il y a encore deux millions de soldats. La mythification de la
violence absolue se poursuit.
Je voudrais terminer cet entretien en remerciant les Français qui m’ont enseigné
comment orienter la lutte d’une manière efficace. Je suis très reconnaissant à ceux qui
luttèrent contre la guerre d’Algérie d’une manière pacifique et qui furent mes modèles18. En
Espagne, je ne pouvais bénéficier de ces expériences car c’étaient des sujets méconnus. J’ai
dû aller en France pour découvrir cela, et c’est là que j’ai sorti toute la force pour lutter. Je
suis très reconnaissant à la communauté de l’Arche19, à André Bernard20, à Jean Van Lierde21
pour qui j’avais beaucoup d’affection, à Marie Laffranque et à de nombreux autres Français
qui manifestèrent pour ma liberté et qui reçurent des coups de la police espagnole. Ils ont cru
en moi alors que je n’étais qu’un garçon qui disait : « je vais faire ceci, je vais faire cela », et
cela m’a donné une force incroyable et m’a permis de faire ce que j’ai fait. J’ai appris d’eux
ce qu’était la lutte non-violente, la force qu’elle donnait et le chemin que je devais suivre.
Barcelone, juillet 2007.
Propos recueillis et traduits de l’espagnol par Guillaume Gamblin.
18
Voir le livre Réfractaires à la guerre d’Algérie. 1959-1963, Erica Fraters, ed. Syllepses, 223p., 18€, et
le site www.refractairesnonviolentsalgerie1959a63.org .
19
Communauté de l’Arche, 38160 St Antoine l’Abbaye, 04 76 36 48 22, www.canva.ass.org
20
Ancien réfractaire à la guerre d’Algérie et l’un des animateurs du groupe et de la revue Anarchisme et
non-violence. Voir www.anarchismenonviolence2.org .
21
Figure de l’objection de conscience, de la désobéissance civile et de la lutte anticoloniale en Belgique.
Voir son ouvrage Jean Van Lierde. Un insoumis, ed. labor, 1998.
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