lire un extrait - La Librairie de la Toile

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Le pont grince. Je me demande si ses concepteurs avaient
pensé à ça quand ils en ont dessiné les plans. Sûrement, oui. Il
grince et j’ai parfois l'impression qu’il plie, qu’il soupire sous le
poids de ces pauvres gens. Ca fait deux jours que c’est comme
ça. Depuis que je suis arrivée en fait. Au début il n'y en avait que
quelques uns, passant en trombe dans des tractions-avant
rutilantes. Sans doute des gens importants qui avaient su se
procurer de l'essence malgré les restrictions.
Puis les voitures s’étaient faites moins neuves, plus modestes.
Des véhicules remisés au garage il y a quelques temps avec des
bidons d'essence - au cas où - et qu'on avait ressortis
précipitamment hier ou avant-hier. Ils grossissaient le flot et se
heurtaient à un pont de plus en plus étroit, encombré. Rageurs,
les conducteurs klaxonnaient sans fin exigeant que la voie leur
soit dégagée, brûlant leur précieuse essence coincés au pas
derrière des charrettes de paysans dont les chevaux blasés n'en
étaient plus à la première guerre. Tous s’acharnaient à sucer
jusqu’à la dernière goutte de carburant avant que leur voiture
finalement ne se taise. La même scène semblait se répéter à
l’infini.
Noyée dans le flot des fuyards, une voiture hoquette une
première fois. Son maître se crispe sur le volant feignant de
n'avoir rien entendu. La jauge est faussée, il connaît la bête, il
doit lui rester de quoi faire trente kilomètres au bas mot. D'ici là,
il trouvera sûrement de l'essence.
Nouveau hoquet, plus marqué.
Installée dans le siège passager, encombrée d’un gros sac
d’affaires et d’un marmot, sa femme le regarde avec angoisse.
Elle devine la tension dans la nuque de son mari, observe du coin
de l’œil le visage crispé et les yeux braqués sur la charrette qui
les bloque. Elle n'ose pas lui parler mais voudrait qu'il la rassure,
qu’il lui dise que ce n'est rien, seulement la chaleur et le manque
d’air et que tout rentrera dans l'ordre dès qu'ils auront passé le
pont. Mais elle sait que non. Elle a vu les épaves abandonnées le
long de la route. Même les militaires n'ont plus d'essence.
Le moteur broute une nouvelle fois, puis hoquette encore.
Une, deux, trois fois. Il s'éteint.
Sans un mot l’homme descend de voiture et ouvre le capot.
Manches relevées, une clé à la main, il va régler le problème. Ça
s'impatiente derrière. L’enfant s'est mis à pleurer, la femme le
berce mécaniquement. Une charrette surchargée essaie de les
contourner sans succès. Il faudrait pousser la voiture sur le bascôté mais l'homme refuse. Elle va repartir, il le sait, il la connaît
bien. Il a seulement besoin de quelques minutes et d’un coup de
main. Il s'explique poliment, cherche à convaincre, demande de
l'aide, puis crie, hurle, insulte. Encore dix minutes et le flot
rejette la carcasse métallique qui l’entrave.
J’ai perdu le compte de ces cadavres échoués de part et
d’autre du pont. Je n’imagine pas combien il y en a le long de
cette route.
Lorsque j'ai rejoint la section au moulin, le sergent m'a
ordonné de ne pas m'occuper des réfugiés.
- Si tu en aides un, les autres comprennent pas pourquoi tu
l'as choisi lui. Après, c'est le bordel. Alors un conseil, tu restes à
l'écart.
Il n'est pas méchant le sergent, il veut simplement éviter les
ennuis. De toute façon on ne pourrait pas faire grand chose pour
les aider. Tout ce qu'on a ce sont nos fusils, deux sacs de patates
et nos vélos. Des fusils, il suffit de se baisser sur le bord des
routes pour en ramasser. Ce sont ceux du front qui les ont
abandonnés pour fuir plus vite. Les patates, on a même pas eu
besoin d’y toucher tellement il y a de nourriture dans les
véhicules abandonnés, à croire que ces paysans sont partis avec
leurs récoltes. Seules nos bicyclettes pourraient les intéresser
mais on ne peut pas les leur laisser. L'état major nous a ordonné
de veiller sur elles comme sur la prunelle de nos yeux, en
prévision de la contre-offensive. Alors on laisse passer le flot et
on attend.
Notre mission consiste à protéger ce pont coûte que coûte. Si
le pont est détruit, la contre-offensive pourrait être retardée de
plusieurs jours. Alors les dix que nous sommes doivent tenir tête
à l'armée allemande. Mais inutile de nous inquiéter, il s’agit
seulement de tenir quelques heures, quelques jours tout au plus.
D’après l’état major, des renforts nous sont dépêchés de toute
urgence et les réserves de l'aviation stationnées dans le sud du
pays seront bientôt ici. « La victoire est au bout du fusil », à
condition qu’on garde le pont. Alors on le garde...
En fait de garde, il s’agirait plutôt d’attente. Les allemands
sont derrière cette marée humaine, c'est certain. La seule chose
qu'on ne sache pas, c'est ou exactement. Alors on glane des
informations auprès des réfugiés. On offre une cigarette à l’un
d’entre eux et on le laisse déblatérer ses malheurs d'une oreille
distraite, attendant seulement l'information qui nous intéresse :
Où sont les boches ? Combien sont ils ? Ont-ils des tanks ? Mais
ils n'en savent pas plus que nous. Comme ce pauvre vieux en
train de me parler. Il est parti en même temps que le reste du
troupeau. Quelqu'un dans son village a donné le signal du départ
en jurant avoir aperçu des parachutistes. Personne n’a voulu
prendre le risque de vérifier. En quelques heures tous les
habitants étaient sur la route. Il a les mains qui tremblent et tire
sur sa cigarette comme sur celle d'un condamné. Ses yeux
braqués sur moi ne me voient pas. Il raconte qu'il aurait voulu se
battre avec nous, mais qu’il ne peut plus. A cause de ses
poumons. Les gaz. Il y a vingt ans.
Les gaz...