Hafez el-Assad le chat aux griffes rouges

Transcription

Hafez el-Assad le chat aux griffes rouges
Portrait du président Syrien
Hafez el-Assad le chat aux griffes rouges
Portrait du président Syrien
Cette nuit-là, Aniseh, lépouse dHafez el-Assad, a fait un rêve. Elle était dans la rue, flottant au
milieu dune foule de gens qui regardaient tous en direction dun objet mystérieux, une boîte carrée
percée dun trou. Elle sapproche, regarde à lintérieur et découvre le spectacle magnifique de la
mosquée al-Aqsa à Jérusalem, un des lieux les plus saints de lislam. Son mari est debout derrière
elle, Aniseh lui tend le coffret. « Tel était mon rêve, lui raconte-t-elle à son réveil. Il signifie que tu
triompheras de tes ennemis et que tu deviendras le plus fort de tous les chefs arabes. » Deux jours
plus tard, le 16 novembre 1970, Hafez el-Assad prend le pouvoir. Cétait il y a vingt-cinq ans. Un
quart de siècle. Aujourdhui, Assad vous attend, à peine avez-vous posé le pied à Beyrouth, et vous
observe du haut de ses portraits qui constellent laéroport du Liban occupé ; il est là, sur les photos
officielles, le regard protecteur, à lentrée des magasins de Damas ; il est encore là, à un carrefour
de Jérusalem, sur fond de campagne électorale israélienne, où on le montre, caricaturé, menaçant,
posé au bord du lac de Tibériade. Cet homme est un front. Volumineux, énorme, il lui mange le
visage, efface le regard et la courte moustache. Un front de mathématicien sans cesse occupé à
faire et à défaire un flot déquations politiques. Un front stratégique, bombé comme une partie du
globe, où les dessinateurs ne peuvent sempêcher de tracer les contours du Moyen-Orient. Un front
du refus, appuyé sur la ligne dune formidable mâchoire, droite et volontaire. Capable de gravir un à
un tous les échelons dune société féodale, de semparer du pouvoir et de le garder. Capable aussi
dhériter dun des plus petits Etats du monde arabe, une Syrie des années 60 faible et sous
influence, minée par la maladie chronique du coup dEtat, et de la métamorphoser en un pays fort,
modèle de stabilité et de dureté, qui tient tête à Israël, mâchonne le Liban, joue comme un chat avec
les alliances des grands de ce monde et négocie pied à pied avec les Etats-Unis. Avec un chef
dEtat qui nhésite pas à faire attendre Kossyguine, Kissinger, ou à renvoyer Warren Christopher ! Au
point dêtre décrété incontournable. Le personnage est une énigme. Silencieux, peu démonstratif,
presque timide. Il intrigue. Qui est Hafez el-Assad ? On hésite entre lhomme, la machine ou le
spectre. Entre le conformiste très conservateur, ombre portée par lhistoire de la région, le dictateur
dune brutalité sans appel, un petit prince de Machiavel, le « diabolique docteur Assad » dont parlait
Michel Seurat, ou un Alaouite qui se croit investi dune mission sacrée, héros de la cause arabe : le
dernier des croyants. Pour comprendre, il faut revenir aux origines. A ce petit village de montagne, à
une trentaine de kilomètres de Lattaquié, où il est né le 6 octobre 1930, sous le mandat français,
dans une maison de pierre nue de deux pièces donnant sur une cour de terre battue. Hameau perdu
au bout dun sentier impossible, entre les oliviers, les vignes, les figuiers et les mûriers. Pas de
mosquée, pas déglise, pas de boutique, pas de café. On se réunit autour de la source, du cimetière
ou du mazar, un tumulus blanc où reposent les saints locaux. Ici, nous sommes au bout du monde
des Alaouites, secte ésotérique qui, comme les chiites, ne reconnaît quAli, le gendre du Prophète.
Pour la majorité sunnite, les Alaouites ne sont que dobscurs hérétiques quIbn Taymiyya, dès le
XIVe siècle, assimile à des païens infréquentables. Du coup, les gens de la région ont appris le
secret, kitman, et la dissimulation de leur foi, taqiya. Ici, se taire, cest survivre. Lhistoire du début du
siècle rappelle qu« un Alaouite ne pouvait pas passer dans les rues de la ville de Hama car il aurait
été insulté, aspergé deaux sales, frappé, et quelquefois tué ». En 1953, les habitants de la ville
matent une jacquerie alaouite en attachant les paysans aux queues des chevaux et en jetant leurs
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enfants nus dans la neige. Hamaµ Impossible doublier ce nom ! Ecrasés de misère, les Alaouites
doivent vendre leurs filles comme domestiques-esclaves aux grands propriétaires sunnites. Les
jeunes nont que larmée comme avenir possible. Enrôlés dans les « troupes spéciales du Levant »,
rudes combattants au service de loccupant français, ils nen sont que plus détestés. Oppression,
répression, humiliation ; les Alaouites de Qardaha serrent les dents en se racontant lhistoire de
Suleyman, lhomme du village qui a osé affronter un lutteur ottoman et la envoyé mordre la
poussière, si fort quon la surnommé « el-Wahhish », « le féroce ». Cétait le grand-père dHafez.
Fort comme deux Turcs ! Son père, petit notable respecté, deviendra, lui, « el-Assad », « le lion ». A
son fils, le neuvième, il donnera le prénom de Hafez, « celui qui a de la mémoire, qui protège ».
Hafez el-Assad sera dur, fort, secret, et il aura une mémoire déléphant. Au collège de Lattaquié, il
est appliqué mais sans le sou, et enrage de voir les fils de grande famille narguer les profs. Quand
lun deux claque la porte du collège en lâchant : « On nachète pas ma dignité. Adieu ! », il devient
aussitôt, aux yeux du petit villageois de Qardaha, un héros de la révolte contre linjustice. Quand les
derniers Français quittent la Syrie, ladolescent a 16 ans : le temps des grandes questions. Après
quatre siècles doccupation ottomane puis le mandat franco-britannique, les intellectuels se
demandent comment la nation arabe a pu tomber si bas. Tout écolier de Lattaquié vomit la
déclaration de Balfour et laccord Sykes-Picot, la création de lEtat dIsraël et la perte dune partie
des territoires. Ici on ne connaît que Bilad al-Sham, la « terre de Damas », une grande Syrie dont la
Palestine est le sud et Beyrouth une proche banlieue. Dans les assemblées, communistes,
baassistes et nationalistes syriens se déchirent. Michel Aflaq, le chrétien, prône lunité du monde
arabe, la liberté et le socialisme ; il dit que la nation arabe est millénaire, éternelle, unique. Il promet
la résurrection, la renaissance : le Baath. Hafez el-Assad, séduit, lui préférera toujours un autre
baassiste, Arsuzi, antiturc et alaouite comme lui. Et surtout Hawrani, son modèle méconnu, celui de
la révolution des campagnes contre les villes, des paysans contre les féodaux. Le lycéen trouve son
chemin, entre au Baas, devient cinq ans plus tard président du Congrès des Etudiants syriens. Le
petit montagnard est désormais sûr de lui, il na rien oublié mais a perdu ses complexes de
minoritaire, ferraille contre le pansyrianisme et défend le panarabisme. Laïque, il fait le coup de poing
déjà contre les Frères musulmans. Dans une rue de Lattaquié, il est surpris, seul, par un groupe de
militants barbus et sen sort avec un coup de poignard dans le dos, vilaine blessure qui mettra
plusieurs semaines à se cicatriser. A 21 ans, du haut de son mètre quatre-vingt-quatre, il déborde
dénergie et dun appétit démesuré pour la politique et laction. Déjà, pendant le conflit de 1948 avec
Israël, Assad est allé jusquà Damas se porter volontaire. Mais on la renvoyé à ses études. En 1952,
il entre enfin à lécole militaire de Homs. Il sera un pilote de chasse doué pour lacrobatie. A cette
époque, laviation syrienne fait peine à voir, les appareils sont vieux, les freins déficients et les radios
souvent muettes. A la tombée de la nuit, il prend lair pour intercepter un avion « non identifié ».
Quand il revient, le terrain est invisible, mais il réussit à se poser dans un champ à côté dun camp
de Palestiniens, sur le ventre. On le tance et on le félicite à la fois. Plus tard, dans le combat de la
négociation, il étonnera ses interlocuteurs, dont Henry Kissinger, par cette double vision de pilote
allant du détail à linfini, et « cette capacité de se jeter au fond du gouffre » en espérant retrouver... le
petit champ quil a repéré avant le décollage. En 1957, il est nommé chef descadrille, passe onze
mois en Union soviétique, sennuie et revient vite épouser une jeune femme, fille de riches notables,
membres dun parti très hostile au Baas. Encore une fois, Assad doit arracher ce quil convoite. Mais
cest déjà un puritain, dune fidélité absolue, en amour comme en amitié. Sur les bancs des étudiants
baassistes, il sest lié avec un sunnite, Abdelhalim Khaddam, qui deviendra son futur ministre des
Affaires étrangères puis son vice-président. Dans les rangs de larmée, en Egypte, où Assad est
muté, il rencontre celui qui sera son éternel ministre de la Défense, le général Moustapha Tlass. La
fusion égypto-syrienne sera éphémère, la République arabe unie ne durera pas quatre ans, et
Nasser y perdra une partie de son charisme aux yeux des jeunes officiers de Damas. Entre-temps,
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avec Tlass et une poignée de jeunes officiers, Assad fonde le Comité militaire, une organisation de
comploteurs dont larme majeure est le secret absolu. Pour Assad, le plus jeune et le moins gradé
des conjurés, cest le temps de la conspiration permanente. Emprisonné deux mois en Egypte lors
de la rupture de lunion, il rentre en Syrie, se retrouve... à la direction du Transport maritime,
conspire, tente avec dautres officiers de renverser le régime en mars 1962, échoue, senfuit au
Liban, se fait arrêter et réussit le coup dEtat du 8 mai 1963. Deux ans plus tard, un nouveau putsch
le propulse ministre de la Défense. Formidable promotion ! Cest pourtant à ce poste quil va
encaisser de plein fouet lun des chocs les plus rudes de sa vie : la cinglante défaite arabe de 1967.
Pour lui, la guerre de Six-Jours fut un long cauchemar. Le 5 juin, lancien pilote voit tous ses
appareils mis hors de combat ; le 8 juin, les Israéliens prennent le Golan ; encore quarante-huit
heures et Tsahal est sur le mont Hermon, au-dessus de Damas, la capitale, où des dizaines de
milliers de réfugiés encombrent les rues. Après le cessez-le-feu, Assad émerge de son bunker de
commandement. Epuisé et exsangue, il rentre chez lui et senferme pendant trois jours entiers dans
sa chambre, seul, à remâcher le goût amer de la débâcle. Cest peut-être là, dans la noirceur de la
nuit de Damas, que se produit une profonde mutation : le Syrien est désormais convaincu que
lexpansionnisme est la vraie nature dIsraël. Les raids palestiniens nont fait que fournir un prétexte
à lennemi. Pour contenir cette poussée, la tâche est immense. Et les dirigeants arabes sont de peu
de secours : « Ces imbéciles ne comprendront que le jour où Itzhak Shamir décrochera le téléphone
pour leur dicter sa loi. » Lui seul peut et doit tenir le flambeau de la grande cause. Désormais, rien de
ce qui est arabe ne lui est étranger. Cest en Syrie, a dit Nasser, que « bat le coeur du monde
arabe ». Et la Syrie, ce sera lui, Hafez el-Assad. Il prendra le pouvoir en douceur, en deux temps.
Dabord en 1969, par un « coup dEtat à blanc », en sassurant le contrôle des services de
renseignement. Puis en 1970, quand a lieu à Amman lopération sanglante de Septembre noir, qui
marque la fin du mouvement palestinien en Jordanie : Assad refuse denvoyer son aviation soutenir
les fedayin contre le roi Hussein. Entre les intérêts des « frères palestiniens » et ceux de lEtat
syrien, Assad tranche en refusant l« aventure ». On le lui reproche. Mis en minorité, il prend les
devants. Le 16 novembre 1970, il lance le « mouvement de rectification », dont la première victime
est Salah Jedid, numéro un du régime. Arrêté et emprisonné, il ne sera libéré que... vingt-quatre ans
plus tard, six mois avant sa mort. Cest le 22e changement de régime depuis le mandat français. Ce
sera aussi le dernier. Assad ne lâchera plus le pouvoir. Trois ans plus tard, en octobre 1973, quand
les armées syrienne et égyptienne percent les défenses israéliennes, Assad sent passer le vent de
la victoire. La réaction de Tsahal et le soudain immobilisme des forces de Sadate renversent le cours
des choses : « Jai compris le malentendu, dira-t-il plus tard. Je faisais la guerre pour vaincre Israël
et Sadate se battait... pour pouvoir négocier. » Assad quitte son QG, vaincu mais étrangement
optimiste pour lavenir. Plus déterminé et plus méfiant que jamais. Il a 45 ans quand la guerre
commence à gronder à Beyrouth. Les traits de la jeunesse ont disparu, tout ce qui avait lombre
dune légèreté ou dune faiblesse sest évanoui. Assad est devenu un homme immobile, un ascète
végétarien monomaniaque du travail, attaché à son bureau jusquà laube. Il ne prend jamais son
petit déjeuner en famille, et ses cinq enfants ont du mal à lui parler. Il ne boit pas, ne fume plus, a
même renoncé au café, sort peu et ne se promène pas. Hafez, lhomme, est achevé. Le politique a
des convictions en acier trempé. Assad la machine se met en place. « A-t-il des émotions ? La
réponse est non ! », confie un journaliste syrien. Cest une machine à sang très froid que les
Libanais et les envoyés des grandes puissances découvrent au cours de leurs entretiens avec le
maître de Damas. Chaque fois, ils en ressortent effarés. Assad reçoit toujours selon un scénario
identique, au palais ou chez lui. Président, émissaire, délégation ou simple invité, ils se retrouvent
tous dans une pièce nue, sans table, sans papier pour écrire. Lui ne prend jamais de notes, retient
tout grâce à une mémoire hors du commun : « Un jour, se rappelle un ministre libanais, alors quil
me présentait à mon homologue syrien, jai entendu Assad lui raconter ma vie et ma carrière de
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1970 à 1992. Vingt-deux ans en détail, sans une erreur ! » Toujours assis dans la même attitude, sur
le même fauteuil, il peut rester immobile, les mains posées à plat, tout au long dun entretien qui dure
entre trois et sept heures. Quand linvité est un étranger sans grande importance, le préambule,
obligatoire, analyse longuement la météo. Pour les autres, négociateurs et diplomates, tout
commence par son sujet favori : lhistoire de Saladin et sa bataille contre les croisés envahisseurs,
illustrée par un tableau, le seul, accroché au-dessus de son bureau : « Avec lui, le sujet est
inévitable, cela prend deux voire trois heures, dit un intellectuel libanais. Christopher doit connaître
par coeur lhistoire des croisades ! » En 1983, quand Shultz, pressé de le voir, vient jusquà Damas
lui lire laccord libano-israélien, Assad linterrompt et commence lhistoire des croisés. Une heure
plus tard, lAméricain regarde discrètement sa montre. Assad se lève aussitôt : « Ah ! Vous êtes
pressé. Ce nest pas grave. Nous pouvons remettre cette discussionµ » Et il sen va. « Il sait écouter
très longtemps, encourager dun signe de tête ou dun sourire à aller jusquau bout des arguments,
dit Karim Pakradouni, personnalité libanaise du camp chrétien qui la souvent rencontré. Puis il parle
pendant des heures, psalmodie à haute voix, se tait, hésite, se pose des questions, les répète, va
progressivement du secondaire à lessentiel, démolit votre thèse et vous raccompagne à laube,
vous épuisé et lui aussi frais quau début de la conversation. » Aujourdhui encore, dans son
appartement dAchrafieh, Pakradouni garde un souvenir fasciné de cet art de la manoeuvre. Cest un
« spécialiste en Realpolitik », a dit dAssad Patrick Seale, son meilleur biographe. « Un être
profondément défensif, précise un philosophe à Beyrouth. Il nagit pas, il réagit. Comme sil navait
aucun projet, aucune part de rêve. Il colle au "Cest ainsi" de Hegel, au réel quil analyse et utilise à
la perfection. Voilà son intelligence politique. » Pas seulement. « Quand on le coince, il est vif ! », dit
un homme politique libanais qui le connaît bien. En juin 1979, les Frères musulmans massacrent 82
officiers alaouites, cadets de lécole militaire dAlep. Les attentats se multiplient. Le 26 juin 1980,
devant les grilles du palais, un islamiste de la garde présidentielle jette devant lui deux grenades.
Assad repousse du pied la première. Son garde du corps meurt déchiqueté en se jetant sur la
seconde. Assad, qui a reçu des éclats dans la poitrine, accueille ses invités sa chemise
ensanglantée. Il noubliera pas le crime des islamistes ni le sacrifice de son garde du corps. Assad
noublie jamais rien. Dans la terrible prison de Tadmour, 500 Frères musulmans sont aussitôt
massacrés. Dernier avertissement. En 1982, les islamistes sortent dans les rues de Hama : cest
linsurrection. En trois semaines de combat, les canons, les tanks et les hélicoptères de larmée de
Rifaat, le frère dAssad, rasent un tiers de la ville. Et un Occidental, de passage juste après la fin de
la tuerie, se rappelle « les murs quon construisait pour masquer le chaos de cette ville en ruine ». 7
000, 10 000, 20 000 morts ? Hama fut une boucherie... On ne crachera plus sur les Alaouites, on ne
menacera plus Assad. Hama : personne en Syrie noubliera plus ce nom. Quand il se sent
directement menacé, le sphinx de Damas se laisse tomber de tout son poids de pierre sur ses
adversaires. Islamistes, communistes, nassériens, nationalistes, opposants de toutes sortes : ils sont
encore plusieurs milliers à croupir, certains depuis un quart de siècle, dans les prisons de Syrie.
Celle de Tadmor, près de Palmyre, est connue pour sa dureté, lusage de la falaqa, coups répétés
sur la plante des pieds, torture qui laisse souvent infirme à vie. Depuis 1991 le régime a joué la
souplesse, relâché 1 500 détenus et engagé une libéralisation économique. On trouve des produits
occidentaux dans les magasins, les touristes sont bien accueillis et les antennes paraboliques
poussent sur les toits. On tolère même la critique de l« opposition » sur les travers de la société.
Mais cest une ouverture à la chinoise. On va encore en prison pour délit dopinion, pour fait de
grève ou pour avoir osé suivre le cortège funéraire dun opposant. La dénonciation et la peur font
toujours partie de la vie dans ce qui reste un Etat policier. Assad peut être dune brutalité absolue,
noyer une rébellion dans le sang ou éliminer quiconque se met en travers de sa politique : « On peut
sopposer à lui, mais il y a une ligne rouge à ne pas franchir, explique un politique libanais. Il na pas
hésité à faire assassiner Kamal Joumblatt, Bechir Gemayel et lambassadeur de France Louis
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Delamare ! » Cest sous occupation syrienne que les bombes humaines du Hezbollah font sauter les
camps des GI et des parachutistes français du « Drakkar ». Et quand une voiture piégée
ensanglantait une rue de Beyrouth, la question immédiate des intellectuels libanais était toujours la
même : Que veut dire Assad ? Quel est son message ? Attentats au Moyen-Orient, bombes en
Europe - comme la terrible explosion de la rue Marbeuf à Paris -, assassinats politiques,
enlèvements... Dans les années 80, le régime ne recule devant rien pour arriver à ses fins. Damas
héberge Abou Nidal le tueur, utilise ses services, et devient la capitale de toutes les fractions
politiques : ennemis dArafat, opposants irakiens, terroristes du Hamas et du Hezbollah... « On y
trouve même des Yéménites prosyriens », dit un diplomate. En une décennie, la Syrie dAssad est
devenue aux yeux du monde synonyme dEtat terroriste. Pourtant, le sphinx nest pas assoiffé de
sang. Il préfère de loin se faire chat : « Il nécrase jamais complètement son adversaire, comme il ne
fait jamais confiance à un allié, explique Karim Pakradouni. Pour lui, il ny a pas damour ou de haine
éternelle. Il ny a que des alliances transitoires. » Le jour où Rifaat, son frère, profitant dune crise
cardiaque dAssad, jette ses troupes dans la rue, le président quitte son lit dhôpital, va voir Rifaat et
lui dit : « Tu veux contester le pou-voir ? Mais le pouvoir cest moi. Et je suis là. » Rifaat, longtemps
exilé, ne reviendra que pour sinstaller dans une prison dorée. Et après avoir fait assassiner Kamal
Joumblatt, quand son fils Walid se résout à lui rendre visite, au quarantième jour de deuil, le doute
nest pas permis : « Il sait que je sais. Je sais quil sait », a dit un jour Walid Joumblatt. Leur
première rencontre est shakespearienne : « Comme tu ressembles à ton père ! », sexclame Assad.
Plus tard, il lui glissera, chaleureux : « Viens me voir plus souvent. » Et il était probablement sincère.
Assad est double. En Syrie, chaque poste de chef est flanqué dun numéro deux souvent plus
important. Sur la scène internationale, quand lIrak baassiste entre en guerre contre lIran, lui, le
leader arabe, prend le parti des Perses chiites. Quand Sadate va à Jérusalem, Assad se rapproche
aussitôt de son ennemi, lIrakien Saddam Hussein. Quand lURSS, qui a été son principal protecteur
et fournisseur darmes, seffondre, il sait convaincre Washington de son rôle de verrou
incontournable de toute paix au Proche-Orient. Au Liban, en dix-sept ans de guerre, il sera tour à
tour lallié ou ladversaire résolu des chrétiens, des Druzes, ou des Palestiniens quil finira par
chasser du pays. Et en 1990, en pleine crise économique, traité d« Etat terroriste », en butte à
lhostilité des Grands, il retrouvera une virginité en rejoignant le camp des alliés pendant la guerre du
Golfe. Il jongle avec les alliances mais poursuit son chemin. « Le génie de sa politique, cest un : de
créer un obstacle ; deux : den faire porter la responsabilité à un autre ; trois : de négocier la levée de
cet obstacle ! », explique un homme politique. Il ne vient au Liban que parce quon lappelle
politiquement dabord, puis militairement. Mais quand il a glissé son doigt ! « Je lai souvent entendu
dire : "Noubliez pas que je suis le problème et la solution" », se rappelle Karim Pakradouni. Mais le
chat sait faire le dos rond quand lennemi est trop dangereux, ou le contexte défavorable. Il ne bouge
pas et cantonne ses troupes dans la Bekaa quand Israël envahit le Liban en 1982, chasse les
Palestiniens de Beyrouth et aimerait bien en profiter pour écraser sur place larmée syrienne. Il ne
réagit pas quand Shimon Peres déclenche en avril dernier lopération Raisins de la Colère au
Sud-Liban. Il attend, le laisse senferrer, et ensuite seulement négocie. Avec dureté. Lors de la
dernière crise, Warren Christopher viendra dix-sept fois à Damas. Dans la voiture qui le conduit de
laéroport au palais, il annonce quil vient demander la démilitarisation du Hezbollah au Sud-Liban,
sous contrôle syrien. « Vous avez déjà vingt minutes de retard. Le président attend Benazir Bhutto. Il
ne pourra pas vous recevoir. Désolé. » Et la voiture fait demi-tour ! Le lendemain, Christopher est
reçu en grande pompe, mais il ne parle plus de démilitariser le Hezbollah. Tour à tour chef arabe
central dans la crise du Moyen-Orient ou leader dune Syrie dans loeil du cyclone, le phénix a
toujours su renaître de ses cendres. Même si on la vu, « blême comme la mort », pleurer - hé oui ! sur le corps de son fils Bassel, tué en 1994 dans un accident de la route, ce fils quil avait si
longuement préparé à sa succession. « Pour lui, cest le temps des désillusions », confie le
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professeur Moshe Maoz, dans sa villa de Jérusalem. Israélien, biographe spécialiste dAssad, il ne
cache pas une sorte destime pour celui quil étudie depuis vingt ans sans lavoir jamais rencontré.
« Ici, on le regarde comme un démon. Mais il est avant tout un réaliste. Il sait quil doit marcher vers
la paix. » Fabuleux tacticien, Hafez el-Assad a vu pourtant sécrouler bien des rêves. Le
panarabisme est mort, la cause palestinienne lui a échappé, la guerre contre Israël a échoué,
certains pays arabes ont signé une paix séparée avec lennemi. Il tient le pouvoir dans une Syrie
forte mais qui a besoin du Liban pour se moderniser. Est-il encore incontournable ? Lui reste
persuadé quIsraël est une anomalie qui sera avalée par lhistoire du monde arabe. Jusquà présent,
il se satisfait à merveille du « ni guerre ni paix ». Alors quelle paix signer ? Une paix froide ? Une
simple trêve ? Lui aimerait parapher un texte qui reconnaisse son rôle régional : le premier. Pas une
paix qui prenne acte de la puissance dIsraël, cette « hégémonie » quil a combattue militairement.
Pas ce « nouveau Moyen-Orient » de Peres, qui linquiète. Tout sauf ce contre quoi il a toujours
lutté : la banalisation de la Syrie. Ces derniers jours, à lapproche des élections israéliennes, comme
chaque fois que son monde risque de basculer, Hafez el-Assad est parti réfléchir, seul, dans sa villa
de Lattaquié, au coeur de la montagne alaouite.
Jean-Paul Mari
Post-scriptum : A LIRE : « Asad. The Struggle for the Middle-East », par Patrick Seale, Editions California. « LEtat de
barbarie », par Michel Seurat, coll. « Esprit », Seuil. « La Paix manquée », Fiches du Monde arabe ; et « le Piège », par Karim
Pakradoun, Grasset-FMA. « La Syrie du général Assad », par Daniel Le Gac, Editions Complexe.
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