Evolution de la tradition analytique de la sonate "Appassionata
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Evolution de la tradition analytique de la sonate "Appassionata
« Evolution de la tradition analytique de la sonate « Appassionata », op. 57 de Beethoven : un écho à l’histoire culturelle ? » La sonate pour piano op. 57, dite Appassionata, de Ludwig van Beethoven a été composée entre 1804 et 1805, et est souvent considérée comme faisant partie de la seconde période de sa créativité (la période héroïque). Elle est écrite en fa mineur et comprend trois mouvements : I. Allegro assai II. Andante con moto - attacca III. Allegro, ma non troppo – Presto Cette œuvre a suscité une abondante littérature dans le domaine de la critique et de l’analyse musicale. En ce qui concerne la seconde, presque une centaine1 lui sont consacrées. Néanmoins parmi elles, rares sont celles qui se penchent sur un mouvement entier et sur le détail des structures. Curieusement, compte tenu du développement de l’analyse musicale, de l’essor des traités de composition au XIXe siècle et de la théorisation de la forme sonate, les analyses détaillées se réduisent à une dizaine de cas. Toutefois cette masse de témoignages divulgue une véritable tradition analytique et permet d’étudier son évolution au cours du temps. L’objet de cet article est d’observer et d’interroger cinq analyses du premier mouvement de la sonate qui ont été réalisées par Adolf Bernhard Marx, Hugo Riemann, Rudolph Reti, Heinrich Schenker et Martha Frohlich. Entrer dans le détail de ces différentes théories vise à déterminer les conditions de leur construction. Quelques mots sur les sources Adolf Bernhard Marx fait partie des pionniers qui ont théorisé la forme sonate. Par ailleurs il voue une véritable passion pour les sonates de Beethoven qui, clairement, constituent pour lui une source d’inspiration. Il va ainsi dédier à ces œuvres, dont l’op. 57, l’ouvrage Anleitung zum Vortrag Beethovenscher Klavierwerke, publié en 1863. À l’origine, cette publication 1 Maximilian Hohenegger en recense une centaine. Voir Maximilian Hohenegger, Beethoven Sonata Appassionata op. 57 im Lichte verschiedener Analysemethoden, Francfort, Peter Lang, 1992. 1 n’était pas destinée à des musicologues qui souhaitaient investir les formes du passé, mais à des étudiants en composition. Sa vocation pédagogique était avant tout d’expliquer les œuvres difficiles de Beethoven. Autour de 1918, Hugo Riemann rédige le traité Analyse von Beethoven Klaviersonaten. Soucieux de définir une validité universelle, il s’inspire pour écrire sa théorie des méthodes des sciences naturelles. Dès lors pour lui, la compréhension de l’Appassionata implique la découverte des lois sous-jacentes auxquelles elle obéit. Der Tonwille renferme une série d’études, d’environ une cinquantaine de pages chacune, qui peuvent se résumer à trois types d’essai : des analyses de pièces individuelles, des discussions théoriques ou des écrits politiques. Schenker les rédige entre 1921 et 1924, année où l’ouvrage est mis sous presse. Pour la première fois, le théoricien y emploie et détaille très précisément ses concepts d’Urlinie et d’Ursatz. Thematic patterns in Sonatas of Beethoven, complété et achevé en 1951, c’est-à-dire un an avant la mort de Réti, ne se préoccupe que du parcours des motifs mélodiques, de leur répétition et de leur développement. Il néglige complètement les paramètres tels que le rythme ou l’harmonie. Cet ouvrage signe un processus de pensée que Réti a développé tout au long de sa carrière. Le travail de Martha Frohlich au début des années 90, Beethoven’s Appassionata Sonata, s’avère être un examen critique des sources manuscrites de la sonate. Chaque esquisse est minutieusement observée et évaluée en fonction de la période de son écriture et en relation avec la version finale de l’œuvre. L’analyse de la sonate constitue les fondations qui soutiennent la discussion autour des esquisses. Le découpage de l’œuvre Le premier mouvement est traditionnellement composé sous une forme sonate. Quatre auteurs le délimitent en plusieurs parties : 2 Marx (1863) 1 Vordersatz 16/17 Nachsatz, gangartig auslaufend 24 35/36 40 44 51 61 65/66 1. Seitensatz 2. Seitensatz Schlusssatz Durchführung 79 87 93 97 109 123 135/136 Hauptsatz 151 161 174 190 200 204 210 218 240 249 257 Riemann (19181919) Periode I Schenker (1924) Frohlich (1991) 1.Gedanke :Vordersazt Periode II Nachsatz+Modulation Periode III Periode IV (2. Thema) 2. Gedanke : Vordersazt Exposition Primary theme Primary theme transition area Transition Secondary theme Periode V (Epilogue) Periode VI (Durchführung) Periode VII Periode VIII Nachsatz Anschluss 3. (Schluss) Gedanke Durchführung III de fab Part C Periode IX Periode X (2. Thema) Stimmführungsprolongation Part D Part E Periode XI Reprise Recapitulation Primary theme Periode XII Primary theme transition area Periode XIII Transition Periode XIV Secondary theme Periode XV Closing Area 1 Closing Area 2 Coda Coda Part A Periode XVI (2. Thema) Più Allegro Closing Area 1 Closing Area 2 Development Part A Part B Part B Periode XVII Più Allegro (Stretta) Part C Part D Part E Part F Quant à Rudolph Reti, il ne présente pas un découpage de la sonate, mais fonde entièrement son modèle sur l’analyse motivique. Il montre combien la cellule de trois notes (do-réb-do) et sa contraction (réb-do) agissent comme des éléments unifiants. Il dégage de la partition une liste de motifs et répertorie ensuite une série de variantes. Ainsi, il cherche à démontrer que tout le premier mouvement est construit sur les mêmes éléments qui ne sont que l’expression de cette cellule de trois notes. Il cherche à démontrer combien toute la sonate est construite autour de trois cellules primaires. A cette liste de motifs il ajoute deux traits particuliers : le motif d’arpège se référant aux caractéristiques des accords brisés, et le rythme de l’Appasionnata se rapportant au rythme du début. Il affirme que tous les thèmes sont issus de ce qu’il appelle le pattern thématique qui naît de la somme des trois éléments primaires : la 3 cellule primaire constituée d’une seconde mineure ascendante ou descendante, la quinte et son renversement, la quarte, et la tierce descendante ou son inversion, la sixte montante. Liste des motifs D’après le premier tableau, il semble que les auteurs s’accordent sur le découpage des différentes sections. Par contre, ils font appel à un vocabulaire différent lorsqu’il s’agit de les nommer. Marx et Schenker s’expriment en termes de Satz, Riemann emploie celui de Periode et Martha Frohlich préfère celui de thème. Rudolph Réti ne nie pas l’existence d’une subdivision de la forme sonate en général, mais il la conçoit comme un élément secondaire. Il limite son importance car il n’imagine pas qu’un groupe puisse être considéré structurellement supérieur à un autre. Quoiqu’il en soit cette différence de terminologie soulève des questions : celle de la nature et des propriétés du phénomène observé et décrit et la façon de considérer la forme. 4 Le choix de la terminologie Adolf Bernhard Marx : « Satz » et idée d’une dérivation de la forme Marx accorde une place importante au terme Satz. Pour comprendre cet intérêt, il faut revenir à la troisième partie de son traité de composition2 dans laquelle il développe sa théorie de la dérivation des formes musicales. Le point de départ de cette chaîne de dérivation est la simple Satz et l’étape ultime la forme sonate. Pour arriver à son achèvement, la Satz passe par une variété de forme de plus en plus complexe. Chaque étape intermédiaire de la dérivation représente une forme complète, mais dont l’équilibre reste fragile à certains niveaux et qui requière donc une structure supérieure. Les formes elles-mêmes sont représentées comme voulant leurs propres modifications, référence à la téléologie hégélienne. Dans son traité, Marx choisit d’introduire immédiatement la forme musicale. Et les étapes de son parcours d’apprentissage sont régulées non pas par l’acquisition d’un vocabulaire harmonique de plus en plus complexe, mais par l’intériorisation d’un ensemble de formes toujours plus achevées. En d’autres termes, son importance dépasse celle du contenu. Marx est d’abord concerné par le « tout ». L’art est conçu et issu de la création de totalités intégrales. Dans cette perspective, il refuse la séparation artificielle des éléments musicaux puisqu’une telle séparation ne se produit pas dans les œuvres d’art. Pour en revenir à la Satz, Marx la définit comme une structure musicale fondamentale (Grundform), sur laquelle d’autres structures formelles ultérieures sont construites. Il s’agit d’un modèle qui possède un rythme fermé sur lui-même (accentué sur les notes initiale et de fin), et une succession mélodique et rythmique intentionnelle et déterminée, (qui progressivement s’intensifie dans sa conduite vers la fin). Une Satz uniquement montante s’avère être lacunaire et produit un manque. Elle régit un complément d’échelle descendante et de même configuration rythmique. La structure résultante de ces deux parties est ce que Marx appelle une Period, construite sur une Satz et une Gegensatz (renvoyant aussi aux termes Vordersatz et Nachsatz). Conformément à sa théorie de la dérivation, la volonté de chaque moitié de la forme périodique est de se déployer. Chacune cherche à devenir un tout plus large. Dès lors, les Vordersatz et Nachsatz aspirent à 2 Adolf Bernhard Marx, Die Lehre von der musikalischen Komposition, Leipzig, Breitkopf & Härtel, 1837-1847, vol. 3. 5 devenir des périodes. Ainsi, pour qu’une Vordersatz originale devienne une période, il lui faut ses propres Vordersatz et Nachsatz. En s’engendrant l’une l’autre de la sorte, elles finissent par former de véritables formes. Ainsi, quel que soit le niveau de complexité ou de la hiérarchie, chaque entité pourra être appelé une Satz. Le terme décrit en fait une structure close, qu’elle soit simple ou plus complexe. Hugo Riemann et la « Period » Quant à Riemann, c’est la Period qui semble être au centre de ses préoccupations. Il considère que toute musique est perçue dans le cadre d’une unité métrique fondamentale qui constitue une attente dont la force est comparable à celle de l’attente tonale. Cette unité fondamentale se matérialise par une période de huit mesures. Bien qu’une énonciation musicale donnée puisse, bien évidemment, être contractée ou étendue de façon à contenir plus ou moins de huit mesures, il est toujours possible, d’après le théoricien, de retrouver la période originelle. Cette dernière est formée de deux phrases de quatre mesures, l’antécédent et le conséquent, dont le matériau possède une certaine homogénéité. Au sein de cette période, les cadences de ces phrases sont produites par des accords ou des progressions d’accords qui sont ressentis comme étant complémentaires les uns par rapport aux autres. Pour les désigner, Riemann propose une notation particulière : les nombres 1 à 8 qui correspondent aux huit valeurs discrètes de la période, et qui y jouent un rôle précis. C’est ainsi que les chiffres 8 et 4 correspondent respectivement aux cadences finale et médiane ; 7 et 3 s’appliquent aux mesures qui mènent à ces cadences, et 1-2 et 5-6 représentent les paires initiales auxquelles les paires cadentielles apportent une réponse. Par ailleurs, ces mesures répondent à des lois qui gouvernent la base de la musique : il s’agit de l’harmonie. L’harmonie produit les termes de la « logique musicale », dont l’objectif est d’assurer la cohérence de toute la musique. Riemann va donc poser une progression archétype harmonique constituée par la séquence des fonctions T, S, D, et T (tonique, sous-dominante, dominante, tonique). Quelle que soit la progression d’accords, chaque membre est représentatif d’une, voire deux, de ces trois fonctions sous-jacentes. Dans son traité, Riemann, décompose les trois mouvements de la sonate en périodes et les analyses selon sa méthode de la progression harmonique. L’extrait musical ci-dessous, le second thème du premier mouvement, est accompagné de chiffres entre parenthèses qui correspondent aux positions des mesures au sein de la période. Les 6e et 7e mesures sont 6 étendues par élongation alors que la 8e a été élidée. Riemann indique également par des lettres majuscules la fonction de l’accord. Riemann, quatrième période IV. (2. Thema.) T D 64 (6) (2) T (4)T (6a)0S T D7 D 0 S D (6b) D64 D7 S (7) D7 0 S D7 0 S 0 S D (8=1) Heinrich Schenker et le déploiement compositionnel Un des grands opposant au modèle analytique de Riemann est Heinrich Schenker. Ce dernier désapprouve sa « théorie purement intellectuelle ». Il la trouve immorale parce qu’elle mène les gens à imiter les aspects superficiels de la musique des maîtres, tout en restant inconscient de l’existence de l’arrière-plan duquel ces aspects superficiels tirent leur esthétique et leur signification éthique. Il reproche à Riemann de décomposer et de défragmenter l’œuvre en 7 paramètres isolés, de réduire le phénomène tonal à un phénomène exclusivement harmonique. Pour Schenker, la vraie composition résulte de l’intégration de l’arrière-plan et de l’avantplan, de l’intégration du cœur et du cerveau ; l’importance ne réside pas dans la façon d’écrire des séquences de notes d’une façon ou d’une autre. La méthode analytique de Schenker supprime le contraste de l’avant-plan pour souligner et mettre en valeur la continuité de la musique à l’échelle plus large. Ce que la théorie schenkérienne prétend décrire, ce sont les règles de l’engendrement et de la croissance des œuvres tonales de génie, à partir d’une structure fondamentale qui n’est, en dernière instance qu’une imitation de la nature elle-même. La structure fondamentale se réduit essentiellement à un accord parfait présenté sous une forme déployée en deux lignes contrapuntiques : - à la basse : arpégiation de la basse I V I - à la ligne supérieure, la ligne fondamentale : ligne mélodique qui descend par mouvement conjoint depuis la tierce, la quinte, ou l’octave de l’accord jusqu’à sa fondamentale. L’œuvre proprement dite est engendrée niveau par niveau par la mise en œuvre de procédés de « déploiement compositionnel », appelés « prolongations », à partir de la structure fondamentale. Les différents types de prolongations sont notamment les lignes conjointes, les notes voisines, l’arpégiation, la surmarche et la sous-marche. Il résulte de la déconstruction de ces prolongations de l’avant-plan vers l’arrière-plan selon des règles très précises une réduction du premier mouvement de la partition à sa structure fondamentale. 8 Ce premier mouvement serait construit, d’après Schenker sur trois « idées » (« Gedanke »). Par la récurrence de ce terme, il semblerait qu’il veuille ancrer sa théorie dans un idéalisme : celui où une idée déjà présente dans la nature sous la forme de l’accord parfait serait objectivée et exprimée par un « génie ». Rudolf Réti et les cellules motiviques La théorie de Rudolph Réti se détache quelque peu des autres étant donné que la division en sections n’apparaît que secondaire. Pourtant il reconnaît que ce découpage constitue une des deux forces intervenant dans la construction d’une forme en musique, la première étant ce qu’il appelle la force interne constituée d’action motivique. La seconde force, celle qui modèle la forme externe de l’œuvre, est celle de la méthode des groupements. Grouper, diviser et démarquer le cours continu d’une œuvre ou d’un mouvement en parties et en sections sont des façons naturelles qui permettent de donner une forme à la composition et de la rendre ainsi facilement reconnaissable pour l’auditeur. Mais il ajoute que beaucoup de gens, et parmi eux certains compositeurs, n’ont seulement conscience que de la seconde. Or, il affirme que les grands compositeurs développent leurs formes compositionnelles d’abord à partir des structures internes, bien qu’ils révèlent et affirment souvent cette forme interne à travers un groupement externe. En ce qui concerne l’Appasionnata, il repère les quatre groupes thématiques différents qui forment l’exposition du premier mouvement. Premier thème 9 Deuxième thème Troisième thème 10 Quatrième thème A la question de savoir quel est le thème principal parmi ces quatre groupes, Réti répond qu’il ne s’agit que d’une affaire d’opinion. Plus difficile encore serait de décider de l’identité du thème secondaire, ou de celle du pont. Proclamer, par exemple, que la première section en fa mineur est le thème principal et que la troisième section constitue le thème secondaire n’est pas convaincant. Ce dernier possède non seulement trop de poids pour tenir un tel rôle, mais, plus important, les deux groupes manquent d’une différence décisive de caractère pour une telle classification. La section en la bémol majeur apparaît comme une intensification variée du premier thème plutôt qu’un groupe contrastant. La même situation prévaut pour la quatrième section. Par ailleurs, ces quatre groupes sont beaucoup trop indépendants et différents pour considérer qu’un pont relie deux parties. Dès lors, la question de la hiérarchie des thèmes doit rester sans réponse. En analysant l’op. 57, l’objectif de Réti est de révéler la force interne de la composition dont la substance est formée par les motifs, véritables briques structurelles. Ces motifs sont combinés en unités plus larges, les patterns, à partir desquels les groupes et les sections thématiques sont développés en des combinaisons et des variations constantes. Leur influence se marque également lors des modulations, et ils interfèrent au niveau de la relation entre les sections. Enfin, une évolution adéquate de ces éléments motiviques permet au compositeur inspiré de faire émerger ses idées structurelles avec des idées spirituelles et émotionnelles. 11 Pattern thématique de l’op. 57 Martha Frohlich et la terminologie « moderne » Les termes exposition, développement et réexposition sont ceux qui sont actuellement communément employés lorsqu’il s’agit de traiter de la forme sonate. Ils sont les témoins d’une codification d’un archétype formel qui s’est progressivement fixée au cours du temps. Ils constituent le prolongement d’un processus qui s’est enclenché au XIXe siècle marqué par l’importance que prend réellement la démarche analytique. En effet, la conceptualisation de la forme sonate, et dès lors sa terminologie, est postérieure aux exemples les plus classiques habituellement proposés. En voulant codifier la forme sonate, les théoriciens ont été obligés de tâter et de poser la question de la terminologie en termes de clarté et d’efficacité. Une des conséquences de l’adoption d’un vocabulaire commun est une uniformisation de la pensée qui 12 a l’avantage de former un consensus et de donner une description identique, mais qui estompe l’accès à des systèmes plus diversifiés. Les concepts d’exposition, de développement et de réexposition viennent en quelque sorte cristalliser une façon unique de comprendre la forme sonate et écartent par là même certains types de relations et de phénomènes. Si on se souvient que tous les auteurs s’accordent sur le découpage de l’œuvre, la mise en place d’une terminologie commune à laquelle recourent actuellement les analystes résulterait de l’établissement d’un sous-système détaché d’ensembles plus complexes et plus riches représentés par tous ces théoriciens. Les sous-entendus des théories La pédagogie selon Marx La prétention du traité de Marx est avant tout pédagogique. D’ailleurs, dans un article3, Scott Burnham soutient que la philosophie de Marx, guidée par le principe organiciste, et la mise en place de sa dérivation synchronique et ahistorique de formes musicales sont arrangées de façon à faire concorder l’assimilation de ces formes au développement de l’esprit des étudiants en composition. Ce n’est pas la forme musicale, ou la Satz, qui nécessite ses propres métamorphoses à travers chaque étape ; c’est plus la capacité artistique de l’étudiant qui se développe et requiert des possibilités formelles nouvelles. Chaque nouveau niveau implique l’usage de matériaux anciens ; à chaque étape une nouvelle stratégie formelle est intériorisée par l’étudiant. Marx présente les formes dans une progression continue de la plus simple à la plus complexe. A chaque étape de son apprentissage, l’étudiant est mené à examiner une nouvelle possibilité formelle et ensuite à la tester, à la mettre lui-même en pratique. Lorsqu’il la maîtrise, il lui est présenté un nouveau contexte de possibilités harmoniques et / ou contrapuntiques qu’il tente d’appliquer à la forme nouvellement maîtrisée. La forme constitue en fait le paramètre premier guidant l’apprentissage compositionnel. Dès lors, la façon dont il conçoit sa théorie, le vocabulaire qu’il emploie sont inhérents au contexte philosophique qui déteint aussi sur le processus pédagogique qu’il met en place. En 3 Scott BURNHAM, The Role of Sonata Form in A.B. Marx’s Theory of Form, in Journal of Music Theory, vol. 33, no. 2, 1989, pp. 247-271. 13 effet, puisqu’une création réussie engage la totalité de l’être de l’artiste, Marx associe l’étude de la composition à la Erziehung, l’éducation totale, de l’étudiant. Théorie et sciences naturelles : Riemann La « période » et les termes « logique musicale » sont les concepts les plus importants de la théorie riemanienne. Ils témoignent d’un choix qui ne doit évidemment rien au hasard. Comme le rappelle Scott Burnham4, le climat intellectuel et scientifique incite l’auteur à s’inscrire dans une vague de confiance accordée aux sciences de la nature. D’ailleurs Riemann a toujours reconnu que son horizon théorique était dominé par les méthodes et les points de vue des sciences naturelles. À l’opposé d’un type de transcendance qui fonctionne comme un modèle pour l’esthétique au XIXe siècle, les lois de la nature deviennent une norme absolue dans les dernières années du XIXe siècle. Dans ce contexte, les productions des intellectuels de cette époque doivent répondre aux critères de la totalité et de la cohérence formelle, donc de la pensée organiciste. Et c’est précisément selon ces termes que Hugo Riemann inscrit sa vision de l’histoire de la théorie harmonique. L’esprit illimité et transcendant régissant les œuvres musicales de l’époque antérieure est remplacé par un système naturel limité. Dès lors, l’important est de transférer les opérations logiques des objets musicaux eux-mêmes à la cognition humaine, et ainsi en une réalité favorable aux sciences de la nature. Riemann est ainsi convaincu qu’il démontre les lois naturelles. Dans cette perspective, la musique n’est ni basée sur la nature physique des sons, comme c’était le cas chez Rameau, ni appréhendée comme étant la concrétisation d’une idée transcendante. Elle est perçue comme le produit d’un réseau cognitif inné de relations logiques, un réseau conforme aux lois de la nature. Riemann a d’ailleurs construit des représentations visuelles, sous forme de réseaux, des relations entre les hauteurs, les harmonies et les tonalités. Ces schémas spatio-temporels sont une représentation abstraite de l’expérience musicale. Il aspire à ce que sa logique tonale harmonique agisse comme un attribut musical universel. 4 Scott Burnham, « Method and Motivation in Hugo Riemann’s History of Harmonic Theory », in Music Theory Spectrum, vol. 14, n°1, printemps 1992, pp. 1-14. 14 Schenker : une théorie du génie Derrière toute la terminologie schenkerienne se dissimule un véritable programme philosophique dont l’objectif est de révéler le « développement intérieur des grands maîtres » et de percer l’« efflorescence inouïe du génie »5. L’idée de génie, développé par Arthur Schopenhauer, va particulièrement retenir l’attention de Schenker. Le philosophe, au même titre que Nietzsche, Kant ou encore Hegel, se trouve alors largement au centre des discussions des cercles intellectuels et artistiques de l’époque, si bien que son influence est omniprésente. Représentant du pessimisme métaphysique, il se réfère à Platon et se place dans le camp des idéalistes. Face à ce pessimisme lié à la souffrance qui résulte de tout comportement animal ou humain, et dont la seule issue est la mort, il n’y a qu’un seul remède : l’art, et particulièrement la musique. Celle-ci est en effet la moins liée au monde sensible et la plus proche du monde des Idées. Grâce à la musique, le génie va pénétrer, contempler et exprimer les Idées intemporelles. Par la contemplation, il échappe ainsi aux vicissitudes de la vie. Der freie Satz témoigne de la rencontre intellectuelle, philosophique et artistique entre Schopenhauer et Schenker autour de la signification de génie. Schenker retient du philosophe cette incursion et cette contemplation d’un monde intemporel qu’il traduit par la notion « d’arrière-plan » : le génie seul crée hors de l’arrière-plan de l’espace tonal, hors de la première ligne fondamentale un écoulement de sons. Dans un article de 1989, Nicholas Cook6 affirme d’ailleurs que Der freie Satz n’est pas une théorie de la musique mais une théorie du génie ou de la maîtrise de la musique. Dès lors, la portée de son système est limitée étant donné qu’il se rapporte à la relation entre avant-plan et arrière-plan, et que seul le génie a la capacité de pénétrer l’arrière-plan. Par conséquent, la théorie ne peut pas s’appliquer aux œuvres d’un non-génie. En d’autres mots, bien qu’elle s’exprime en termes musicaux, la théorie schenkérienne est fondamentalement une théorie de l’auto-réalisation. Comme telle, elle est reliée, non seulement à la tradition schopenhauerienne, mais aussi à un courant de pensée philosophique, psychologique et politique qui est extrêmement influent à cette période. 5 Heinrich Schenker, L’écriture libre, Liège, Mardaga, 1993, p. 13. Nicholas Cook, « Schenker’s Theory of Music as Ethics », in The journal of Musicology, vol. 7, n°4, 1989, pp. 415-439. 6 15 À l’instar de Schopenhauer, pour qui la musique est un moyen de sortir du vouloir-vivre en se détachant de la représentation du monde formé par nos sensations et nos idées, la théorie schenkerienne ne se concentre pas sur la perception que l’auditeur a de l’œuvre, mais sur l’objet musical. Schenker part du principe que l’objet musical possède une réalité intrinsèque dans un sens métaphysique ; il parle à travers l’artiste, l’utilisant comme un médium. Dès lors, Nicholas Cook suggère de percevoir les analyses schenkériennes comme une prescription permettant d’imaginer l’œuvre d’une certaine manière, ou de l’entendre de façon imaginaire. Plus spécifiquement, ces analyses encouragent une façon d’expérimenter la musique qui souligne son unité organique, et aide ainsi à contrer l’approche excessivement orientée avantplan que Schenker a condamné dans la théorie, la composition et l’interprétation de la musique de son temps. Schenker et Réti : deux façons de convoquer l’organicisme Comme les quatre orientations analytiques précédentes, la théorie de Réti s’inscrit dans une tendance générale philosophique et intellectuelle liée à la tournure de la pensée de la biologie fondamentale de l’époque, l’organicisme. De cette idéologie, ce qui attise d’abord et avant tout l’intérêt des philosophes et des artistes est son statut d’entité complète et unique. Mais plus tard, un intérêt croissant pour la physiologie mène à une nouvelle focalisation sur le processus plutôt que sur la structure. En musique, le système par excellence qui témoigne de l’engagement des artistes dans le courant organiciste est celui de Heinrich Schenker, qui écrit explicitement dans l’introduction de son ouvrage Der freie Satz que sa théorie consiste en une théorie de la cohérence organique7. Schenker a créé des modèles et des procédures destinés à traiter la composition musicale comme un tout. Ce tout trouve, d’après lui, son origine dans une force générative centrale à laquelle chaque chose est subordonnée. Appliquée à la musique, cette force générative, appelée aussi « élan vital », qui génère la composition, naît de la nature, c’est-àdire de l’accord parfait majeur issu de la série des harmoniques. 7 Heinrich Schenker, L’écriture libre, op. cit., p. 13. 16 Le critère schenkérien ultime de la valeur musicale est celui d’une intégration totale dans laquelle tous les éléments musicaux fonctionnent activement et complètement en fonction des nécessités du tout. Ruth Solie8 remarque que la façon dont Réti convoque les modèles organiques dans son ouvrage « patterns thématiques » est complètement différente de celle de Schenker. Il se concentre moins sur la vue synchronique de l’organisme individuel que sur les métaphores de croissance, de développement et d’évolution. Alors que Schenker perçoit l’œuvre musicale exactement comme un organisme avec sa propre vie, ses propres exigences dépendant de ses propres besoins internes, l’appareil théorique chez Réti n’est pas hiérarchiquement, mais linéairement organisé. Contrairement à Riemann, il néglige l’organisation harmonique et se focalise sur les techniques de développement destinées à montrer le rôle des patterns motiviques. Il n’est pas anodin de rappeler à ce sujet que Réti était l’élève d’Arnold Schoenberg, fondateur du concept de « variation développante ». Mais malgré deux points de vue différents, Schenker comme Réti épinglent la présence d’une force interne à la musique qui fait que l’Ursatz pour le premier ou les patterns thématiques pour le second se transforment pour atteindre leur objectif. Ce détail prend toute son importance lorsqu’il s’agit d’analyser les conséquences d’un tel discours sur la place qu’accordent aux artistes les contemporains et la production critique. Le rôle de l’artiste en tant que créateur est minimisé. Il est davantage considéré comme un intermédiaire, révélant cette force de vie immanente, que comme quelqu’un qui produit des choses. Schenker comme Réti partagent la notion de génie qui procède de la nature. L’héritage d’une tradition : Martha Frohlich Si aujourd’hui, la critique organiciste s’oppose largement aux idées actuelles tournées vers le rôle de la perception et de la compréhension par un public beaucoup plus large, l’héritage romantique reste néanmoins encore très présent, comme en témoigne l’analyse de Martha Frohlich. Le sens de l’unité de l’œuvre constitue la toile de fond sur laquelle elle déroule son analyse fondée sur les esquisses manuscrites conservées à la BN. Elle met en avant la cohérence de la sonate qui comme elle dit « s’opère à presque chaque élément musical et à 8 Ruth A. Solie, « The Living Work : Organicism and Musical Analysis », in 19th-Century Music, vol. 4, N°2, 1980, pp. 147-156. 17 chaque niveau structurel que ce soit dans les détails des mouvements individuels ou au niveau de toute l’œuvre ». Elle pointe toutes les symétries, le rôle unificateur de la relation de la sixte napolitaine, les sonorités, comme par exemple la septième diminuée, qui parcourent la pièce. Toutefois il faut noter que son analyse se concentre avant tout sur le cadre architectural, la logique qui intervient dans l’enchâssement des structures et non plus le contenu essentiellement motivique ou cellulaire. Cet angle d’attaque témoigne de l’évolution de la théorie qui se veut explicative face aux événements idiosyncrasiques et aux éléments individuels. L’apport d’autres disciplines a réorienté le vocabulaire analytique qui emprunte aux langages de l’architecture, de la logique, et de la rhétorique. Et de plus, l’emploi de ces types de langage entraîne une restriction au niveau des observations à de petits niveaux, au niveau des observations morphologiques. Conclusions En conclusion, les analyses musicales ne constituent pas de simples données théoriques fondées uniquement sur les propriétés internes et structurelles de l’œuvre, mais elles reflètent le cadre culturel, philosophique et intellectuel participant à leur conception. Bien que les théoriciens adoptent des voies différentes, et pour certains d’entre eux, antagonistes, tous puisent aux mêmes sources philosophiques et culturelles. Schopenhauer, Kant, Hegel, Nietzsche notamment apparaissent en filigrane. Par ailleurs, tous sont affectés par les valeurs traditionnelles et par la connaissance scientifique. L’organicisme occupe une place exceptionnelle dans la pensée du XXe siècle et est devenue un lieu commun du discours analytique. Les travaux théoriques en apprennent d’ailleurs autant sur le contexte culturel de leur émergence que sur l’œuvre elle-même. L’analyse musicale en elle-même est incapable d’expliquer l’expérience et le plaisir esthétique que vivent les auditeurs. Mais elle montre comment les sons sont manipulés. Néanmoins, le nombre considérable d’études sur l’op. 57, et les différentes méthodologies mises en place pour l'étudier sont révélateurs de cette volonté d’appréhender cette expérience esthétique. L’analyse musicale d’une œuvre est en fait une façon, au même titre que son interprétation, son écoute au concert ou en enregistrement, de se rapprocher de l’œuvre. Elle constitue par là même une très belle porte d’entrée à l’étude de la réception des œuvres. © Maud Lambiet 18