Mourir dans un «lieu de vie

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Mourir dans un «lieu de vie
Culture des soins
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Finir sa vie en établissement médico-social
Mourir dans un «lieu de vie»
La mort est affaire d’âge et d’institution. Aujourd’hui, elle s’est déplacée en direction
des catégories de la vieillesse. Les atteintes à la santé fonctionnelle et mentale – corollaires de la vieillesse dépendante – ont contribué à situer la dernière période de la vie
en institution de soins de longue durée, faisant se conjuguer vie et mort au cœur même
de l’établissement médico-social.
Texte: Annick Anchisi, Cornelia Hummel, Corinne Dallera / Photos: Fotolia
Bien qu’il existe des disparités sociales et
médicales, mourir à un âge avancé en
établissement médico-social (EMS) est
une réalité pour une grande partie de la
population résidant en Suisse et notamment pour les femmes. Concernant la
mort contemporaine, trois traits essentiels ont été mis en évidence par les sociologues et les anthropologues. Premièrement, sous l’effet de l’augmentation de
l’espérance de vie, la mort a largement
convergé vers une étape de vie spécifique, la vieillesse. Deuxièmement, depuis les années 50, la mort s’est déplacée
du domicile vers l’institution. Troisièmement, mourir «prend du temps»: d’une
part, l’allongement de la période pre mortem a contribué à créer une proximité
entre certaines catégories de personnels
et le «mourir»; et, d’autre part, l’émergence d’une discipline médicale spécialisée
et des soins palliatifs a concouru à faire
de la «fin de vie» une période en soi, étudiée et documentée. Parallèlement, des
études sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées (Anchisi,
2011; Rimbert, 2011) mettent en évidence
que le modèle des «lieux de vie» revendi-
Les auteurs
Annick Anchisi, Haute Ecole de santé
Vaud (HESAV), HES-SO
Cornelia Hummel, Université de
Genève (UNIGE), département de
sociologie
Corinne Dallera, Ecole d’études
sociales et pédagogiques, Lausanne.
Haute Ecole de travail social et de la
santé, Vaud.
Contacts: [email protected];
[email protected];
[email protected]
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Décès en Suisse
Répartition
modifiée
Si en raison de l’allongement de l’espérance de vie, le nombre annuel des
décès en Suisse n’a que peu varié au
cours des 30 dernières années (entre
60 000 et 64 000 par an) et cela malgré
la croissance démographique, la répartition des âges au moment de la mort,
quant à elle, s’est largement modifiée.
Le pourcentage des décès des personnes âgées de moins de 65 ans a diminué, passant de 28,4% en 1980 à
14,5% en 2012, alors que celui des personnes de 65 ans et plus a augmenté
pour atteindre le 85% de la totalité des
décès. Pour la classe d’âge des 85 ans
et plus, la proportion a fortement augmenté, passant de 25% dans les années
80 pour atteindre 44,5% de l’ensemble
des décès en 2012 (OFS, 2012).
qué par ces institutions tend à faire passer la question de la mort au second plan,
bien que les décès y soit très fréquents.
Cet article se propose de revenir sur ces
paradoxes et notamment de poser quelques jalons en vue de comprendre comment la définition des EMS en tant que
«lieux de vie» est mise à l’épreuve par la
mort, notamment lorsqu’elle concerne
des personnes âgées qui sont considérées
comme incapables de discernement.
Une géographie de la mort
transformée
Au milieu du siècle passé, la majorité des
décès se déroulaient à domicile, mais la
mort s’est peu à peu déplacée vers les institutions – les hôpitaux et les établissements médico-sociaux (EMS) –, et ceci
malgré le souhait de la majorité de la population de mourir chez soi. Depuis quelques décennies, ce sont essentiellement
les structures d’hébergement pour personnes âgées qui font varier la statistique
des lieux de décès. En effet, si les parcours
de fin de vie des âgés sont souvent marqués par des allers-retours entre l’EMS et
l’hôpital, le décès se produit finalement
souvent en EMS. Par ailleurs, plus on
vieillit, plus la probabilité de mourir en
EMS augmente: plus de la moitié des décès de personnes de 85 ans et plus se sont
déroulés dans les EMS, ce taux passant à
75% pour les 90 ans et plus. Il convient
de relever que la dernière période de la vie
est marquée – comme les autres périodes
– par le genre: les hommes, dont l’espérance de vie est moins élevée et dont les
dernières années de vie peuvent se dérouler à domicile grâce à la présence d’une
conjointe (souvent plus jeune de quelques années), meurent à l’hôpital; les
femmes, elles, meurent en EMS à un âge
plus avancé. On notera aussi qu’aujourd’hui, les personnes âgées entrent plus
tardivement dans un EMS, en étant très
atteintes dans leur santé fonctionnelle et
mentale. De ce fait, la durée moyenne
d’années de vie en institution diminue régulièrement (moins de trois ans en Suisse
romande actuellement) et une surmortalité marque la première année.
Causes de décès
L’allongement de l’espérance de vie a également modifié les causes du décès. On ne
meurt plus aujourd’hui pour les mêmes
raisons qu’autrefois. Les maladies de la
vieillesse comme les maladies cardio-vasculaires, le cancer et la démence ont supplanté les maladies infantiles et les infections dans les principales causes de décès.
Avec l’avancée en âge, les syndromes démentiels augmentent. En Suisse, ils apparaissent – sous le terme générique de démence – au 3ème rang des causes de décès
propre à la modernité, la mort à l’hôpital
a suscité l’attention de chercheurs de différentes disciplines. Ces travaux, qui ont
contribué à déplacer l’attention de la mort
au mourir, témoignent de l’émergence
d’une nouvelle sensibilité concernant la
condition du mourant dans le monde médical, la recherche scientifique, ainsi que
dans l’opinion publique. C’est dans ce
contexte que l’on a assisté également à
l’émergence de théories et pratiques contestataires dont le mouvement pour les
soins palliatifs – tout comme son concurrent, celui pour l’euthanasie active et/ou
le suicide assisté – sont les figures les plus
visibles.
L’approche bio-psycho-sociale défendue
par les soins palliatifs correspond aujourd’hui à un nouveau modèle accordant
une place centrale au patient – l’accompagnement du mourant – qui coexiste
avec l’approche biomédicale spécialisée.
Les experts relèvent néanmoins que le degré de développement des soins palliatifs
et leur intégration au sein du système socio-sanitaire varient grandement selon les
configurations locales. Ainsi, les personnes âgées en fin de vie qui ne souffrent pas d’une maladie aigüe telle que le
cancer ne bénéficient pas nécessairement
de soins spécialisés. Certains l’interprètent comme l’expression d’une posture
âgiste (Österlind et al., 2010) qui consi-
«L’approche bio-psycho-sociale accorde
une place centrale au patient et coexiste
avec l’approche biomédicale spécialisée.»
après 85 ans pour les hommes, au 2ème
rang pour les femmes (OFS, 2009). Les
maladies incurables et évolutives allongent la période précédant le décès et la polymorbidité est de plus en plus fréquente,
ce qui rend les trajectoires imprécises et
les prises en charge davantage médicalisées.
Une nouvelle sensibilité face
au mourir
Perçue dès les années 1960 tant comme le
symbole de la toute puissance d’une médecine curative, techniciste et inhumaine,
considérée comme incapable d’accompagner les mourants et leur famille que comme l’une des manifestations du refoulement et de la désocialisation de la mort
dère la mort des personnes âgées comme
naturelle et ne nécessitant pas d’accompagnement et de soins particuliers. On
peut également souligner avec Castra
(2003) que les soins palliatifs ont contribué à forger l’image d’une «bonne mort»
que le mourant réalise en franchissant des
étapes codifiées. Or, les pathologies liées
à l’âge (comme la démence) ne permettent pas aux personnes concernées de
remplir les critères du «candidat idéal» au
bien mourir, tel qu’il est revendiqué par le
mouvement des soins palliatifs. C’est
donc avec cette donne sociale – une population moins caractérisée qu’en unité
de soins palliatifs, très âgée et atteinte
dans les multiples dimensions de la santé
– que les EMS composent au quotidien.
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«On peut souligner
que les soins palliatifs ont contribué à
forger l’image d’une
‹bonne mort› que
le mourant réalise
en franchissant des
étapes codifiées.»
Miser sur la vie
La mort fait partie du quotidien des
EMS: par année et selon les établissements, un quart à un tiers des résidants
vont décéder et seront remplacés par des
entrants (le taux d’occupation annuel
des EMS avoisine le 100%). Des études
sur les EMS mettent en évidence la présence de la mort au cœur de ces établissements, mais également les pratiques
permettant habilement d’y faire face
(Anchisi, 2011).
Depuis quelques années, les institutions
socio-sanitaires hébergeant des personnes âgées ont pour principale caractéristique de se définir comme des «lieux
de vie». Résultant de la culture gérontologique des années 80, cette évolution
est présentée comme l’avènement d’une
nouvelle modalité de prise en charge qui
laisse davantage de place aux choix personnels et aux parcours singuliers. Le
modèle des «lieux de vie» peut être vu
comme un cadre global normatif qui
structure l’action collective des professionnels sur le terrain autour des «projets de vie» des résidants bien que ceuxci soient de moins en moins aptes à se
projeter dans le temps. Il est aussi à lire
comme une sorte de «ciment symbolique» (Strauss, 1992) renvoyant à une
stratégie collective pour faire face aux
décès des résidants. Confrontés plusieurs fois par année, parfois par semaine, à la mort des pensionnaires, les professionnels sont amenés à se protéger de
la dangerosité et de la contagiosité que
représente la mort d’un point de vue
anthropologique. Des notions comme le
lieu de vie, projet de vie ou encore histoire de vie, ainsi que divers rites créés
par les soignants, (Anchisi, 2011) servent aussi à cela: réassigner une place à
la mort, proche mais imprévisible et miser sur la vie.
Face à cette tension entre lieu de vie et
lieu de mort, la forme que prend la fin
de vie en EMS dépend aussi en grande
partie des compétences du personnel
soignant, du statut de santé cognitif des
résidants, ainsi que du nombre de personnes impliquées dans les soins et de
la communication effective avec les familles. Salis Gross (2001) rejoint ce
constat en montrant que la trajectoire du
mourir – agressive ou sereine – dans les
établissements pour personnes âgées est
un processus dont l’histoire se co-construit au travers des interactions quotidiennes entre le personnel et le ou la
résidante jusqu’à la phase finale jugée
irréversible.
Conclusion
Si les critères de la fin de vie sont définis par les unités de soins palliatifs, la
clientèle des EMS ne s’y réduit pas. Entrer en EMS sous-entend d’y finir sa vie,
certes, mais la durée de la trajectoire reste
cependant incertaine. Les aménagements sont nécessaires tant au niveau
des professionnels qu’à celui de l’établissement de soins amenés à se situer
hors du champ de la mort. Les premiers
«reconstruiront» un résidant, une résidante – notamment à l’aide de son histoire de vie – lui permettant de le replacer sur l’axe du temps et lui rendant une
épaisseur biographique comme individu, alors même que celui-ci est le plus
souvent incapable, de par ses atteintes,
de se définir lui-même. L’institution, se
distançant du mouroir, se positionne
comme lieu de vie, notion fédératrice
qui recouvre une réalité effective et,
simultanément, masque une évidence
difficile à admettre.
Bibliographie citée
Anchisi A. (2011). Passer à table le jour de
l’entrée d’un parent en établissement médicosocial, entre repas d’accueil et repas de deuil.
Tsantsa, revue de la société suisse d’ethnologie, 16, 29–37.
Castra M. (2003). Bien mourir: sociologie des
soins palliatifs. Paris: Presses Universitaires de
France.
Österlind J., Hansebo G., Andersson J.,
Ternestedt B.-M. & Hellström I. (2011). A discourse of silence: professional carers reasoning about death and dying in nursing homes.
Ageing and Society, 1–16.
Rimbert G. (2011). Vieillards sous bonne
garde, réparer l’irréparable en maison de
retraite, Bellecombe-en-Bauges: Le Croquant.
Salis Gross C. (2001). Der ansteckende Tod.
Eine ethnologische Studie zum Sterben im
Altersheim. Frankfurt/New-York: Campus.
Strauss A. (1992). La trame de la négociation.
Sociologie qualitative et interactionniste.
Textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger. Paris: L’Harmattan.
Une bibliographie complète peut être obtenue auprès des auteures.
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