Mourir dans un «lieu de vie
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Mourir dans un «lieu de vie
Culture des soins K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 8/2014 67 Finir sa vie en établissement médico-social Mourir dans un «lieu de vie» La mort est affaire d’âge et d’institution. Aujourd’hui, elle s’est déplacée en direction des catégories de la vieillesse. Les atteintes à la santé fonctionnelle et mentale – corollaires de la vieillesse dépendante – ont contribué à situer la dernière période de la vie en institution de soins de longue durée, faisant se conjuguer vie et mort au cœur même de l’établissement médico-social. Texte: Annick Anchisi, Cornelia Hummel, Corinne Dallera / Photos: Fotolia Bien qu’il existe des disparités sociales et médicales, mourir à un âge avancé en établissement médico-social (EMS) est une réalité pour une grande partie de la population résidant en Suisse et notamment pour les femmes. Concernant la mort contemporaine, trois traits essentiels ont été mis en évidence par les sociologues et les anthropologues. Premièrement, sous l’effet de l’augmentation de l’espérance de vie, la mort a largement convergé vers une étape de vie spécifique, la vieillesse. Deuxièmement, depuis les années 50, la mort s’est déplacée du domicile vers l’institution. Troisièmement, mourir «prend du temps»: d’une part, l’allongement de la période pre mortem a contribué à créer une proximité entre certaines catégories de personnels et le «mourir»; et, d’autre part, l’émergence d’une discipline médicale spécialisée et des soins palliatifs a concouru à faire de la «fin de vie» une période en soi, étudiée et documentée. Parallèlement, des études sur les établissements d’hébergement pour personnes âgées (Anchisi, 2011; Rimbert, 2011) mettent en évidence que le modèle des «lieux de vie» revendi- Les auteurs Annick Anchisi, Haute Ecole de santé Vaud (HESAV), HES-SO Cornelia Hummel, Université de Genève (UNIGE), département de sociologie Corinne Dallera, Ecole d’études sociales et pédagogiques, Lausanne. Haute Ecole de travail social et de la santé, Vaud. Contacts: [email protected]; [email protected]; [email protected] Culture des soins 68 K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 8/2014 Décès en Suisse Répartition modifiée Si en raison de l’allongement de l’espérance de vie, le nombre annuel des décès en Suisse n’a que peu varié au cours des 30 dernières années (entre 60 000 et 64 000 par an) et cela malgré la croissance démographique, la répartition des âges au moment de la mort, quant à elle, s’est largement modifiée. Le pourcentage des décès des personnes âgées de moins de 65 ans a diminué, passant de 28,4% en 1980 à 14,5% en 2012, alors que celui des personnes de 65 ans et plus a augmenté pour atteindre le 85% de la totalité des décès. Pour la classe d’âge des 85 ans et plus, la proportion a fortement augmenté, passant de 25% dans les années 80 pour atteindre 44,5% de l’ensemble des décès en 2012 (OFS, 2012). qué par ces institutions tend à faire passer la question de la mort au second plan, bien que les décès y soit très fréquents. Cet article se propose de revenir sur ces paradoxes et notamment de poser quelques jalons en vue de comprendre comment la définition des EMS en tant que «lieux de vie» est mise à l’épreuve par la mort, notamment lorsqu’elle concerne des personnes âgées qui sont considérées comme incapables de discernement. Une géographie de la mort transformée Au milieu du siècle passé, la majorité des décès se déroulaient à domicile, mais la mort s’est peu à peu déplacée vers les institutions – les hôpitaux et les établissements médico-sociaux (EMS) –, et ceci malgré le souhait de la majorité de la population de mourir chez soi. Depuis quelques décennies, ce sont essentiellement les structures d’hébergement pour personnes âgées qui font varier la statistique des lieux de décès. En effet, si les parcours de fin de vie des âgés sont souvent marqués par des allers-retours entre l’EMS et l’hôpital, le décès se produit finalement souvent en EMS. Par ailleurs, plus on vieillit, plus la probabilité de mourir en EMS augmente: plus de la moitié des décès de personnes de 85 ans et plus se sont déroulés dans les EMS, ce taux passant à 75% pour les 90 ans et plus. Il convient de relever que la dernière période de la vie est marquée – comme les autres périodes – par le genre: les hommes, dont l’espérance de vie est moins élevée et dont les dernières années de vie peuvent se dérouler à domicile grâce à la présence d’une conjointe (souvent plus jeune de quelques années), meurent à l’hôpital; les femmes, elles, meurent en EMS à un âge plus avancé. On notera aussi qu’aujourd’hui, les personnes âgées entrent plus tardivement dans un EMS, en étant très atteintes dans leur santé fonctionnelle et mentale. De ce fait, la durée moyenne d’années de vie en institution diminue régulièrement (moins de trois ans en Suisse romande actuellement) et une surmortalité marque la première année. Causes de décès L’allongement de l’espérance de vie a également modifié les causes du décès. On ne meurt plus aujourd’hui pour les mêmes raisons qu’autrefois. Les maladies de la vieillesse comme les maladies cardio-vasculaires, le cancer et la démence ont supplanté les maladies infantiles et les infections dans les principales causes de décès. Avec l’avancée en âge, les syndromes démentiels augmentent. En Suisse, ils apparaissent – sous le terme générique de démence – au 3ème rang des causes de décès propre à la modernité, la mort à l’hôpital a suscité l’attention de chercheurs de différentes disciplines. Ces travaux, qui ont contribué à déplacer l’attention de la mort au mourir, témoignent de l’émergence d’une nouvelle sensibilité concernant la condition du mourant dans le monde médical, la recherche scientifique, ainsi que dans l’opinion publique. C’est dans ce contexte que l’on a assisté également à l’émergence de théories et pratiques contestataires dont le mouvement pour les soins palliatifs – tout comme son concurrent, celui pour l’euthanasie active et/ou le suicide assisté – sont les figures les plus visibles. L’approche bio-psycho-sociale défendue par les soins palliatifs correspond aujourd’hui à un nouveau modèle accordant une place centrale au patient – l’accompagnement du mourant – qui coexiste avec l’approche biomédicale spécialisée. Les experts relèvent néanmoins que le degré de développement des soins palliatifs et leur intégration au sein du système socio-sanitaire varient grandement selon les configurations locales. Ainsi, les personnes âgées en fin de vie qui ne souffrent pas d’une maladie aigüe telle que le cancer ne bénéficient pas nécessairement de soins spécialisés. Certains l’interprètent comme l’expression d’une posture âgiste (Österlind et al., 2010) qui consi- «L’approche bio-psycho-sociale accorde une place centrale au patient et coexiste avec l’approche biomédicale spécialisée.» après 85 ans pour les hommes, au 2ème rang pour les femmes (OFS, 2009). Les maladies incurables et évolutives allongent la période précédant le décès et la polymorbidité est de plus en plus fréquente, ce qui rend les trajectoires imprécises et les prises en charge davantage médicalisées. Une nouvelle sensibilité face au mourir Perçue dès les années 1960 tant comme le symbole de la toute puissance d’une médecine curative, techniciste et inhumaine, considérée comme incapable d’accompagner les mourants et leur famille que comme l’une des manifestations du refoulement et de la désocialisation de la mort dère la mort des personnes âgées comme naturelle et ne nécessitant pas d’accompagnement et de soins particuliers. On peut également souligner avec Castra (2003) que les soins palliatifs ont contribué à forger l’image d’une «bonne mort» que le mourant réalise en franchissant des étapes codifiées. Or, les pathologies liées à l’âge (comme la démence) ne permettent pas aux personnes concernées de remplir les critères du «candidat idéal» au bien mourir, tel qu’il est revendiqué par le mouvement des soins palliatifs. C’est donc avec cette donne sociale – une population moins caractérisée qu’en unité de soins palliatifs, très âgée et atteinte dans les multiples dimensions de la santé – que les EMS composent au quotidien. www.sbk-asi.ch >Fin de vie >Soins palliatifs >EMS K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 8/2014 «On peut souligner que les soins palliatifs ont contribué à forger l’image d’une ‹bonne mort› que le mourant réalise en franchissant des étapes codifiées.» Miser sur la vie La mort fait partie du quotidien des EMS: par année et selon les établissements, un quart à un tiers des résidants vont décéder et seront remplacés par des entrants (le taux d’occupation annuel des EMS avoisine le 100%). Des études sur les EMS mettent en évidence la présence de la mort au cœur de ces établissements, mais également les pratiques permettant habilement d’y faire face (Anchisi, 2011). Depuis quelques années, les institutions socio-sanitaires hébergeant des personnes âgées ont pour principale caractéristique de se définir comme des «lieux de vie». Résultant de la culture gérontologique des années 80, cette évolution est présentée comme l’avènement d’une nouvelle modalité de prise en charge qui laisse davantage de place aux choix personnels et aux parcours singuliers. Le modèle des «lieux de vie» peut être vu comme un cadre global normatif qui structure l’action collective des professionnels sur le terrain autour des «projets de vie» des résidants bien que ceuxci soient de moins en moins aptes à se projeter dans le temps. Il est aussi à lire comme une sorte de «ciment symbolique» (Strauss, 1992) renvoyant à une stratégie collective pour faire face aux décès des résidants. Confrontés plusieurs fois par année, parfois par semaine, à la mort des pensionnaires, les professionnels sont amenés à se protéger de la dangerosité et de la contagiosité que représente la mort d’un point de vue anthropologique. Des notions comme le lieu de vie, projet de vie ou encore histoire de vie, ainsi que divers rites créés par les soignants, (Anchisi, 2011) servent aussi à cela: réassigner une place à la mort, proche mais imprévisible et miser sur la vie. Face à cette tension entre lieu de vie et lieu de mort, la forme que prend la fin de vie en EMS dépend aussi en grande partie des compétences du personnel soignant, du statut de santé cognitif des résidants, ainsi que du nombre de personnes impliquées dans les soins et de la communication effective avec les familles. Salis Gross (2001) rejoint ce constat en montrant que la trajectoire du mourir – agressive ou sereine – dans les établissements pour personnes âgées est un processus dont l’histoire se co-construit au travers des interactions quotidiennes entre le personnel et le ou la résidante jusqu’à la phase finale jugée irréversible. Conclusion Si les critères de la fin de vie sont définis par les unités de soins palliatifs, la clientèle des EMS ne s’y réduit pas. Entrer en EMS sous-entend d’y finir sa vie, certes, mais la durée de la trajectoire reste cependant incertaine. Les aménagements sont nécessaires tant au niveau des professionnels qu’à celui de l’établissement de soins amenés à se situer hors du champ de la mort. Les premiers «reconstruiront» un résidant, une résidante – notamment à l’aide de son histoire de vie – lui permettant de le replacer sur l’axe du temps et lui rendant une épaisseur biographique comme individu, alors même que celui-ci est le plus souvent incapable, de par ses atteintes, de se définir lui-même. L’institution, se distançant du mouroir, se positionne comme lieu de vie, notion fédératrice qui recouvre une réalité effective et, simultanément, masque une évidence difficile à admettre. Bibliographie citée Anchisi A. (2011). Passer à table le jour de l’entrée d’un parent en établissement médicosocial, entre repas d’accueil et repas de deuil. Tsantsa, revue de la société suisse d’ethnologie, 16, 29–37. Castra M. (2003). Bien mourir: sociologie des soins palliatifs. Paris: Presses Universitaires de France. Österlind J., Hansebo G., Andersson J., Ternestedt B.-M. & Hellström I. (2011). A discourse of silence: professional carers reasoning about death and dying in nursing homes. Ageing and Society, 1–16. Rimbert G. (2011). Vieillards sous bonne garde, réparer l’irréparable en maison de retraite, Bellecombe-en-Bauges: Le Croquant. Salis Gross C. (2001). Der ansteckende Tod. Eine ethnologische Studie zum Sterben im Altersheim. Frankfurt/New-York: Campus. Strauss A. (1992). La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionniste. Textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger. Paris: L’Harmattan. Une bibliographie complète peut être obtenue auprès des auteures. 69