La sophistique théâtrale dans Iphigénie de Racine

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La sophistique théâtrale dans Iphigénie de Racine
La sophistique théâtrale dans Iphigénie de Racine
Tomoki TOMOTANI
Iphigénie de Racine est, comme Othon de Corneille, une tragédie à la fois très fidèle et
infidèle aux textes des Anciens. Si l’on peut y relever de nombreux souvenirs d’Euripide et
d’Homère, Racine a eu l’audace d’y mettre une nouveauté inouïe : à la fin de la pièce, contre toute
attente du public, la vertueuse Iphigénie n’est ni immolée, ni envoyée en Tauride, mais c’est une autre
Iphigénie, Ériphile, qui meurt à sa place et fait souffler les vents. Et on peut dire qu’en termes
d’«effet de surprise», Iphigénie est incontestablement la plus hardie des tragédies raciniennes, en
trahissant le point fondamental — c’est-à-dire le dénouement — d’une histoire célèbre (1). Mais
contrairement à Corneille qui déclare hautement sa propre hardiesse poétique dans ses écrits
théoriques (2), Racine, lui, ne veut pas avouer sa modernité ; et ce qui est typiquement racinien, c’est
qu’il la cache. Dans la préface d’Iphigénie, le poète se presse d’affirmer que son Ériphile est fidèle
aux sources antiques, qu’il vénérait toujours Euripide et que les Modernes ne sont que des amateurs
de littérature. Culte des Anciens, donc. On peut supposer que Racine ne pouvait pas parler de son
Ériphile en termes de modernité, parce que ç’aurait été céder du terrain au camp de l’opéra moderne
qui menaçait la suprématie des Anciens. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est que Racine y emploie
une argumentation très problématique, et qu’il ne semble guère s’en soucier. Pour démontrer sa
fidélité aux Anciens, il cite des auteurs on ne peut plus obscurs comme s’ils étaient très fiables ; et
pour justifier l’introduction d’une autre Iphigénie, il dit que c’était pour éviter le miracle, mais on sait
bien que la dernière scène de la tragédie est remplie de «sainte horreur» (v. 1784). R. Picard a jadis
parlé, à cet égard, de la «gymnastique» racinienne (3). Nous voudrions proposer pour notre part que
c’était une gymnastique sophistique de Racine, et avec les auteurs anciens et avec son public, car la
rhétorique mobilisée dans la préface d’ Iphigénie a ceci de commun avec la sophistique de Gorgias ou
de Protagoras : culte de la vraisemblance et son usage douteux, mépris de la vérité et son altération,
emploi de discours doubles (4). Notre propos n’est pas pourtant de soutenir que Racine était un écrivain
sans scrupule ou immoral — quoiqu’il soit piquant d’y lier plusieurs anecdotes obscures qui jalonnent
sa vie : sa trahison envers Molière, son ingratitude à l’égard des solitaires de Port-Royal, sa cabale
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contre Boyer, l’affaire des poisons, etc. Mais ce qui nous importe, c’est de voir comment cette veine
sophistique, refoulée mais persistante dans la tradition rhétorique, a été mise en œuvre pour les
justifications de sa pièce, et d’esquisser une certain manière de la création racinienne.
I. Présentation des sources
La préface d’Iphigénie commence par rapporter deux opinions contradictoires des poètes de
l’Antiquité sur le sacrifice d’Iphigénie : Eschyle, Sophocle, Lucrèce, Horace pensent qu’Iphigénie
était réellement sacrifiée à Aulis, tandis qu’Euripide et Ovide soutiennent que la victime sacrificielle
a été remplacée au dernier moment par un animal (5); ensuite Racine nous apprend par un témoignage
de Pausanias et Stésichore qu’il existait une autre Iphigénie grâce à qui il a pu ne pas faire mourir la
vertueuse fille d’Agamemnon (6). Apparemment, il n’y a là rien de très particulier. Pour les auteurs de
tragédies du XVII e siècle, le souci de l’historicité d’une œuvre tragique était tel qu’ils ne faisaient, en
tête de leurs ouvrages, que citer et invoquer des textes des Anciens qui «autorise[nt], ou semble[nt]
autoriser, la version qu’ils adoptent (7)». Mais cette préface nous apparaît d’abord secrètement critique
vis-à-vis des textes de l’Antiquité ; le sacrifice d’Iphigénie était fameux chez les Anciens, mais il
était confus en ce qui concerne le point fondamental : identité même de la victime («sur les plus
importantes particularités de ce Sacrifice»). On pourrait se rappeler le rationalisme radical de l’abbé
d’Aubignac qui ne voyait «dans l’Histoire et dans la Chronologie de ce vieux temps» qu’un «grand
désordre […] fabuleux (8)». Racine ne dit pas que c’est un «grand désordre», mais «tous ces avis si
différents» des poètes anciens qui «ne s’accordent pas tous ensemble» n’en constituent pas moins un
désordre certain. Il nous donne quatre versions toutes différentes du sacrifice à Aulis — 1° Iphigénie
sacrifiée (Eschyle), 2° Iphigénie sauvée (Euripide), 3° une autre Iphigénie sacrifiée (Pausanias) —,
et la quatrième version, à savoir celle d’Homère, est la plus surprenante : le «Père des Poètes» ignore
le sacrifice. Donc 4° aucun sacrifice (9).
On croirait que Racine finit par mettre le comble au «désordre» du sujet d’Iphigénie, le
silence homérique risquant de nier la réalité ou l’historicité de cet événement (10). Mais il n’en est rien.
Car Racine cite l’Iliade à seule fin de forger une certaine cohérence chronologique dans le désordre
du vieux temps, cohérence qui convient à sa propre Iphigénie. Parmi les contradictions, il n’y avait
qu’à opérer une sélection ; en abandonnant Eschyle et Euripide, et en combinant Pausanias et
Homère, on aura ceci : «les Grecs ont sacrifié une autre Iphigénie, fille d’Hélène (Pausanias). Et
après le départ des Grecs vers Troie, la véritable Iphigénie est toujours vivante chez Agamemnon
(Homère)». Racine a donc cité délibérément Homère juste après Pausanias, parce que c’est l’ordre
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chronologique du drame de Racine (la mort d’Ériphile et la survie d’Iphigénie). Mais cette
redisposition de données historiques ou mythologiques n’est pas sans équivoque. Racine ne nous dit
pas que dans la poésie homérique, la fille d’Agamemnon s’appelait Iphianassa (Iliade, IX, v. 145,
287), et non pas Iphigénie
. Et comme la plupart des hellénistes modernes le pensent, si l’on ne doit
(11)
pas identifier Iphianassa et Iphigénie, Racine ne peut plus prétendre au droit légitime de laisser
survivre son héroïne au nom d’Homère (12). Puis, on constate que parmi les trois filles d’Agamemnon
qu’Achille pouvait choisir, la préface de Racine ne mentionne que le seul nom d’Iphigénie. Cela
supposera 1. ou bien Racine citait de mémoire (dans ce cas, en nous donnant un épisode inexact de
l’Iliade, sa mémoire s’avère peu fiable). 2. ou bien il avait Homère sous les yeux (dans ce cas,
Racine manipulait intentionnellement le texte, à l’avantage de sa propre pièce qui finit par l’annonce
du mariage entre Achille et Iphigénie). Dans tous les cas, il nous semble nécessaire de relativiser son
«estime» et sa «vénération qu[’il a] toujours eues pour les Ouvrages qui nous restent de l’Antiquité»
(O. C., t. I, 699). Mais retenons ceci pour l’instant : parmi les quatre versions des Anciens, Racine
rejette celles d’Eschyle et d’Euripide (les plus répandues), pour nous proposer une version cohérente
(Pausanias + Homère) qui semble pourtant manipulée.
Voyons maintenant la version de Pausanias qui a fourni Ériphile au poète :
Il y a une troisième opinion, qui n’est pas moins ancienne que les deux autres, sur Iphigénie.
Plusieurs Auteurs, et entre autres, Stesichorus, l’un des plus fameux et des plus anciens Poètes lyriques,
ont écrit qu’il était bien vrai qu’une Princesse de ce nom avait été sacrifiée, mais que cette Iphigénie
était une fille qu’Hélène avait eue de Thésée. Hélène, disent ces Auteurs, ne l’avait osé avouer pour sa
fille, parce qu’elle n’osait déclarer à Ménélas, qu’elle eût été mariée en secret avec Thésée. Pausanias (13)
rapporte et le témoignage et les noms des Poètes qui ont été de ce sentiment. Et il ajoute que c’était la
créance commune de tout le Pays d’Argos. (Préface d’Iphigénie, O. C., t. I, p. 697-698 ; l’italique est
de nous).
Chaque terme est soigneusement choisi : une autre Iphigénie est aussi «ancienne» que les autres ; il
y a «plusieurs» auteurs qui étaient de cet avis et, l’un d’eux, Stésichore, était «fameux» et très
«ancien». Bien visiblement, Racine entend que la version de Pausanias fût, sinon la vérité même du
sacrifice d’Iphigénie, du moins le plus vraisemblable de «tous ces avis si différents», car c’était
l’opinion publique (la doxa) des Argiens mêmes («la créance commune de tout le Pays d’Argos»). Il
apparaît bien que l’argumentation est fondée sur la persuasivité de la vraisemblance. Mais une telle
utilisation du vraisemblable nous paraît relever de la technique sophistique. Rappelons l’une des plus
célèbres formules de Protagoras : «rendre le plus faible des deux arguments le plus fort (14)». Racine
est ici en train d’ériger la version de Pausanias — qui était sans aucun doute très peu connue, ou
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même presque inconnue, par le public du XVIIe siècle français — en un «discours fort» (kreitton
logos) qui, parce que majoritaire à Argos, l’emporterait sur les opinions diverses et impartagées des
poètes de toute l’Antiquité (15). Et l’ancienneté de l’avis de Stésichore (VI e s. av. J.-C. ; de ce poète, il
ne reste que des fragments) étant suspecte compte tenu de l’époque où vivait le témoin Pausanias
(dont la Description de la Grèce apparaît au IIe s. apr. J.-C., c’est-à-dire plus de cinq siècles après
Euripide), on voit bien que pour Racine, cette doxa de «tout le Pays d’Argos» était une mention
absolument nécessaire pour contrebalancer le poids redoutable d’Eschyle, Sophocle, Euripide,
Sénèque, Ovide, Lucrèce, Horace, etc., autorités qu’il n’a pas suivies pour le dénouement de sa pièce,
mais autorités enfin qui constituent la doxa littéraire.
Admettons, malgré tout, avec Pausanias, que l’armée grecque ait sacrifié à Aulis la fille
d’Hélène et de Thésée. Et pourtant, quelque véritable que puisse être le témoignage de Pausanias,
celui-ci ne donnait au poète qu’une seule Iphigénie, et non pas, comme dans la pièce de Racine, deux
Iphigénies (16). Remarquons que la préface omet un détail : selon Pausanias, la fille d’Hélène a été
confiée à Clytemnestre (et c’est la seule Iphigénie). Mais dans Iphigénie, pour ne pas faire coexister
deux Iphigénies chez Agamemnon, Racine avait fait en sorte qu’Hélène cache sa fille quelque part
dès sa naissance («une jeune Princesse / Que sa Mère a cachée au reste de la Grèce», «Une Fille en
sortit, que sa Mère a celé» v. 1285-1286, 1753). Du coup, dans la préface, Racine ne pouvait relater
ce petit détail qui dévoile son infidélité. La source est ainsi mutilée.
Mais il y a plus grave. Pausanias ne connaissant qu’une seule Iphigénie (fille d’Hélène), et
l’Iphigénie homérique (ou plutôt Iphianassa) étant fille d’Agamemnon, la version de Pausanias ne
peut être liée à l’Iliade. On doit constater que Racine nous a suggéré une impossible continuité
historique en combinant Pausanias et Homère. Et quand on lit dans la préface de Racine parlant de
l’Iphigénie de Pausanias : «cette autre Iphigénie, que j’ai pu représenter telle qu’il m’a plu», on peut
penser que Racine n’avait aucune considération pour l’historicité de ce personnage : la fille d’Hélène
qu’il avait dénichée dans les Corinthiques n’était point pour lui un modèle (historique ou légendaire)
à respecter avec exactitude, mais un simple nom, une matière poétique, façonnable à volonté. Et
pourtant, Racine avait une telle désinvolture qu’il ne se faisait aucune faute de faire passer la version
de Pausanias pour éminemment vraisemblable, et d’avouer tout de suite après qu’il n’avait pas à la
suivre (17). Dans la préface, Racine ne fait que placer une illusion d’historicité, et la nouveauté
d’Ériphile n’est justifiée sans doute qu’au seul nom du grand désordre fabuleux. Il apparaît ainsi que
ce qui comptait pour Racine, ce n’était guère la vérité des textes-sources, mais c’est leur utilité. Il
exploite à sa guise des données légendaires qui semblent les plus utiles pour faire une tragédie
réussie. Mais quelle était exactement l’utilité de la fille d’Hélène et de Thésée ?
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II. Choix dramaturgiques
Le poète alléguait deux raisons pour se justifier du choix d’Ériphile :
Quelle apparence que j’eusse souillé la Scène par le meurtre horrible d’une personne aussi vertueuse et
aussi aimable qu’il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma Tragédie
par le secours d’une Déesse et d’une machine, et par une métamorphose qui pouvait bien trouver
quelque créance du temps d’Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous ?
(Préface d’Iphigénie, O. C., t. I, p. 698).
On peut remarquer tout d’abord que l’argumentation se fonde, ici encore, sur la vraisemblance (18). 1°
Il est invraisemblable de faire mourir une princesse innocente et vertueuse, puis, 2° il est
invraisemblable de représenter sur la scène l’intervention divine de Diane ex machina. Autrement dit,
pour le poète, il est impossible — car dans la poésie dramatique, qui dit invraisemblable dit
impossible — de ne pas introduire une victime de son cru pour éviter la mort d’Iphigénie et le miracle
incroyable. Mais ces raisons alléguées nous paraissent, toutes deux, fort suspectes.
II. 1. Sauvegarder l’innocence ?
Pour le premier point, on doit se rappeler que, avant d’écrire Iphigénie, Racine avait déjà
abondamment «souillé la scène» par la mort de ses propres personnages aussi innocents et vertueux
qu’Iphigénie : Ménécée, Hémon, Antigone (La Thébaïde), Britannicus (Britannicus), Bajazet,
Atalide (Bajazet). Il n’est guère probable que Racine renie ici ces tragédies précédentes en les jugeant
invraisemblables, et, qui plus est, dans sa prochaine pièce, on assistera encore à la mort «horrible» de
l’«aimable» Hippolyte ; Théramène dit : «J’ai vu des mortels périr le plus aimable, / Et j’ose dire
encor, Seigneur, le moins coupable» (Phèdre, v. 1493-1494). On peut donc douter à juste titre de la
sincérité du préfacier, eu égard à sa propre pratique théâtrale.
Mais il y a plus embarrassant. C’est la nécessité absolue où Racine dit se trouver de peindre
Iphigénie toute vertueuse («une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu’il fallait représenter
Iphigénie»). Or on sait que, en parlant d’Hippolyte, Racine écrit que pour ne pas causer l’indignation
du spectateur au dénouement, il a cru «lui devoir donner quelque faiblesse [son amour pour Aricie]
qui le rendrait un peu coupable envers son Père» (O. C., t. I, p. 818 ; nous soulignons). (Rappelons
que selon la poétique aristotélicienne la faute tragique du héros est ce qui justifie son malheur et le
rend vraisemblable). Si l’on suit cette réflexion dans la préface de Phèdre, on ne voit pas bien
pourquoi «il fallait représenter» Iphigénie toute vertueuse et innocente, au lieu de la rendre, comme
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Hippolyte, «un peu coupable envers son père». Sans recourir à la machinerie, ni à Ériphile, une faute
tragique dûment placée en Iphigénie n’aurait-elle pas pu mitiger la cruauté de sa mort ? D’aucuns
nous répondraient sans doute que Racine ne pouvait absolument pas le faire, parce qu’il se devait de
garder la r e s s e m b l a n c e de son héroïne avec l’Iphigénie grecque qui est le modèle même de
l’innocence persécutée. C’est le fameux «famam sequere» (suivez la tradition) de la poétique
horatienne (19), précepte fondé lui aussi sur la persuasivité : un personnage conforme à son modèle
convaincra davantage le public qu’un personnage défiguré. Mais s’il est vrai que c’était une règle
absolue de l’art théâtral aux yeux de Racine, on doit dire que la nécessité de représenter Iphigénie
pure de toute faute, telle qu’elle était dans la légende, lui aurait dû logiquement empêcher de rendre
Hippolyte amoureux, sous peine de trahir le trait le plus connu de son modèle légendaire, à savoir, sa
farouche misogynie. Nous avons donc là une autre désinvolture racinienne, d’ordre dramaturgique :
chez Racine, tantôt il fallait représenter le personnage répertorié tel qu’il était, conformément aux
données traditionnelles (Iphigénie), tantôt il fallait passer outre à la tradition pour satisfaire à
l’exigence aristotélicienne de l’équilibre entre la faute du héros et son malheur (Hippolyte) (20). Ou
plus exactement, nous devrons peut-être voir là un autre désordre, celui qui est constitué par
l’ensemble des contraintes théoriques — aristotéliciennes ou horatiennes — conçues pourtant pour
concourir à la vraisemblance et à la cohérence du poème dramatique : au nom de la vraisemblance,
Racine pouvait justifier ses choix dramaturgiques contradictoires (l’Iphigénie traditionnelle vs le
nouvel Hippolyte), en invoquant les règles de l’art qui sont eux-mêmes c o n t r a d i c t o i r e s ( e n
l’occurrence, «un personnage réputé vertueux doit rester tel quel parce que convaincant» vs «le
malheur d’un héros parfaitement innocent est répugnant et invraisemblable»). La sophistique est ainsi
facilitée, et même sollicitée, par les exigences de l’art difficilement compatibles les unes avec les
autres (21).
II. 2. Rationaliser le sujet ?
La première raison de l’invention d’Ériphile (éviter la mort scandaleuse d’Iphigénie) n’est
donc pas solidement établie sur le plan théorique, et est très ambiguë vu la carrière dramatique du
poète lui-même. Par rapport à cela, la seconde raison alléguée par Racine (éviter le miracle
incroyable) est a priori beaucoup plus convaincante. On notera au reste que cette justification était
aussi une critique manifeste, non seulement contre les défenseurs de l’opéra machinique, mais contre
l’Iphigénie de Rotrou (1641) qui recourait à la théophanie finale matérielle, s’écartant en cela
d’Euripide qu’il suivait pourtant très fidèlement dans l’ensemble. En introduisant Ériphile, Racine
aurait donc voulu rationaliser le sujet d’Iphigénie à Aulis dont le dénouement fabuleux constituait
pour un poète moderne «un défaut rédhibitoire (22)», selon les termes de G. Forestier. Mais quelques
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remarques s’imposent pour bien saisir la portée de cette rationalisation racinienne du mythe originel.
Rappelons-nous encore une fois le raisonnement de Racine : 1° «il était impossible de faire
mourir Iphigénie», et 2° «il était a fortiori impossible de représenter le merveilleux surnaturel sur la
scène moderne». La conclusion est sous-entendue : «donc il fallait introduire Ériphile». Mais, si la
deuxième proposition semble valable en se référant implicitement à la règle d’Horace (23), ce qui pose
problème, c’est la liaison logique entre les propositions 1° et 2°. En fait, Racine nous laisse entendre
que pour sauver Iphigénie, il ne pouvait que faire de l’opéra («par le secours d’une Déesse et d’une
machine, et par une métamorphose»). Mais cela n’est pas d’une absolue nécessité. Le poète pouvait
sauver la vie d’Iphigénie sans recourir à la machinerie : il lui suffisait d’envoyer Iphigénie en
Tauride par Diane mais dans un récit, c’est-à-dire de reprendre le dénouement heureux de l’Iphigénie
de Rotrou en le racontant. Et si, pour le sacrifice de son Ériphile, le poète français a repris fidèlement
l’évocation purement langagière d’Artémis chez le poète grec, Racine ne jugeait pas invraisemblable
de raconter le surnaturel, et d’ailleurs, c’est ce que préconisait Horace. Il faut dire que, d’Euripide à
Racine, quelle que soit l’identité de la victime, la rationalisation n’a en fait aucunement avancé en ce
qui concerne la présence de la divinité ; tout en disant que le spectateur du XVIIe siècle «n’aurait pu
souffrir» le miracle «parce qu’il ne le saurait jamais croire» (O. C., t. I, p. 698), Racine évoque
toujours Diane, qu’il ne convoque pas certes comme Rotrou, mais il n’a fait que maintenir en entier le
merveilleux voilé de la tragédie euripidéenne.
Aussi est-il nécessaire de peser avec attention le sens de ces vers d’Ulysse, considérés
depuis longtemps, et par beaucoup, comme une des preuves les plus éloquentes de la rationalisation
racinienne du sujet antique : «Le soldat étonné dit que dans une nue / Jusque sur le bûcher Diane est
descendue, / Et croit que s’élevant au travers de ses feux, / Elle portait au ciel notre encens et nos
vœux.» (v. 1785-1788). Autant que nous sachions, c’est Louis Racine qui le premier a relevé la
précaution admirable, prise par son père, en disant : «Ulysse qui n’est pas si crédule, met cette
apparition dans les yeux du Soldat (24)», et le plus récent éditeur de Racine, G. Forestier, annote :
«Ainsi, seuls les soldats crédules croient avoir vu l’intervention directe de la divinité. […] [Racine]
met au compte des esprits faibles le fait d’accepter de voir descendre une divinité «dans une nue»
comme c’était l’usage dans l’opéra contemporain (25)». À nos yeux pourtant, rien n’est moins sûr. Car
il est évident que la tirade finale d’Ulysse est très exactement une hypotypose, «peinture parlante» par
excellence, qui est selon la définition de Quintilien «une représentation des faits proposée en termes
si expressifs que l’on croit voir plutôt qu’entendre (26)». De ce point de vue, il nous est difficile de
soutenir que Racine a inséré là ce tableau de «la descente de Diane» et qu’il n’a pas voulu qu’on croie
la voir. Mais ce sont les simples soldats vulgaires, dira-t-on, qui prétendent la voir apparaître, et par
ce biais, Racine atténue certainement le merveilleux. Mais là encore, nous ne pensons pas que Racine
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ait progressé en matière de rationalisation ; au contraire, il a plutôt reculé, en comparaison de la
tragédie d’Euripide dont le Messager nous apprend dans son récit qu’aucun Grec n’a vu Artémis
descendre sur l’autel, car tous les assistants — sauf Calchas — accablés de douleur, avaient alors les
yeux fichés en terre (27). Nous avons écrit que Racine n’a fait que maintenir le merveilleux euripidéen ;
il convient de dire ici que Racine le fortifie même, en y ajoutant des témoins oculaires, aussi vulgaires
soient-ils, qui n’existaient pas chez Euripide.
Mais il y aura encore cette objection : par l’invention d’Ériphile Racine n’a-t-il pas pu éviter
la soudaine apparition de la biche d’Euripide ? Sur ce point, il est vrai, il y a une indéniable
rationalisation, mais seulement sur ce point. D’ailleurs il faudrait faire la part de l’exagération dans la
critique racinienne contre la biche. Racine a écrit : «une métamorphose qui pouvait bien trouver
quelque créance du temps d’Euripide», mais l’Iphigénie d’Euripide ne s’est pas en fait
métamorphosée en biche ; elle a disparu, et à sa place, s’étend cet animal de substitution. Relisons
bien le dénouement d’Iphigénie à Aulis où le sort de la princesse n’est guère clairement exprimé.
Calchas n’en parle pas ; le Messager, ainsi qu’Agamemnon et le Coryphée, croit qu’elle est allée
«chez les dieux» (v. 1608, 1614, 1622) ; mais ils le croient seulement, parce qu’ils n’ont rien vu ; et
son obtention du sacerdoce en Tauride n’est pas mentionnée (bien qu’Euripide eût déjà dramatisé ce
sujet). Au total, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé, ce qu’elle est devenue. Et c’est pourquoi
Clytemnestre a pu exprimer un doute bien rationnel sur cette disparition mystérieuse de sa fille (28).
Ainsi, là où Euripide prenait grand soin de relativiser et d’atténuer la substitution fabuleuse de la
biche à la jeune fille, là donc où il s’agissait d’un deux ex machina minimal, représenté le plus
discrètement possible, Racine parle de métamorphose absurde, s’acharne contre Artémis et la biche,
comme si le poète grec faisait de l’opéra — «par le secours d’une Déesse et d’une machine, et par
une métamorphose» —, et comme si le poète moderne a remédié par son Ériphile à l’absurde
représentation directe de choses incroyables. Mais rappelons-le : dans Iphigénie à Aulis la biche
n’apparaît jamais devant le spectateur, elle est seulement racontée. Ainsi, si Racine a fait allusion à
Horace pour critiquer le miracle d’Euripide que le public français «n’aurait pu souffrir, parce qu’il ne
le saurait croire», cette critique était une dépréciation arbitraire (affligere), la pratique euripidéenne
étant parfaitement conforme à la pensée d’Horace : «Il est des actes […] bons à se passer derrière la
scène et qu’on n’y produira point ; il est bien des choses qu’on écartera des yeux pour en confier
ensuite le récit à l’éloquence d’un témoin» (Épître aux Pisons, v. 182-184). Et si Racine croit
vraiment qu’Euripide a eu tort de représenter la biche dans le récit, en bonne logique, il est obligé de
condamner ce merveilleux qu’il a mis dans le récit d’Ulysse relatant le cataclysme final : «La
flamme du Bûcher d’elle-même s’allume» (v. 1782).
Nous devrions donc nous garder de conclure, à la hâte, au rationalisme racinien à partir de la
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formulation suspecte de la préface d’Iphigénie. Nous avons vu tout à l’heure l’insouciance du poète à
l’égard des sources et des règles. Et nous pouvons sans doute dire qu’elle est bien compréhensible, le
désordre des textes du vieux temps et les exigences des contraintes théoriques contradictoires peuvent
inciter l’argumentation sophistique. C’était à la limite de la sophistique. Mais ici, la limite semble
dépassée. La justification d’Ériphile au nom de la rationalisation du sujet antique est une fiction qui
peut même fausser l’interprétation de la tragédie. Ériphile a certes rationalisé la biche ; mais cette
suppression de la biche est le seul point dont Racine peut se vanter dans la rationalisation. Tandis
qu’il a scrupuleusement gardé le merveilleux euripidéen du dénouement, il le déprécie (affligere)
exagérément, pour faire valoir (augere) la rationalité d’Ériphile. On peut tenir pour assuré que la
véritable raison de l’invention d’Ériphile était, pour Racine, son aspiration littéraire de faire autre
chose que les œuvres précédentes traitant le même sujet.
En conclusion de ce chapitre, disons bien qu’on ne peut pas se fier à ces deux raisons
dramaturgiques alléguées par Racine. Vaut mieux penser sans doute que, tout simplement, ce sont des
débats un peu forcés qui ont été suscités pour déprécier les deux versions d’Eschyle et d’Euripide :
l’Iphigénie sacrifiée et l’Iphigénie disparue. On a vu plus haut qu’en combinant les versions de
Pausanias et d’Homère, Racine a tenté de nous faire croire à une illusoire cohérence de l’historicité de
sa pièce. Et par ce biais, il nous invitait à rejeter les versions les plus connues du sacrifice
d’Iphigénie. Ici, de même, par des raisonnements dramaturgiques très problématiques, Racine
continue à combattre les deux versions.
III. La sophistique et le merveilleux
Tout nous porte à croire que Racine n’avait pas inventé Ériphile à seule fin de contourner le
merveilleux du sujet antique. Bien au contraire, pour écrire son Iphigénie, Racine devait le garder
(tout en le cachant). Car créer un personnage désigné par les dieux impliquait automatiquement la
nécessité de le revêtir d’une forte apparence de fatalité. Ériphile devait sembler justifier l’oracle
initial signifiant la colère des dieux, afin d’assurer la cohérence même de l’intrigue. Et ce, d’autant
plus qu’Ériphile était un personnage nouveau, imaginaire et inventé, qui n’a aucune renommée (fama)
parmi les spectateurs ; il fallait qu’elle paraisse une figure suffisamment antique qui ne jure pas avec
Achille, Iphigénie ou Agamemnon, héros épiques par excellence, issus des dieux. C’est ainsi que
dans Iphigénie Ériphile apparaîtra comme une personne plus religieuse qu’Achille même, fils de
Thétis. «Le Ciel s’est fait sans doute une joie inhumaine / À rassembler sur moi tous les traits de sa
haine» (v. 485-486). Excessivement peut-être, elle se dit elle-même un personnage fatal dont le sort
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est aussi funeste que celui d’Oreste (29). C’est dans ce sens aussi qu’on doit entendre ses vers tels que :
«Au sort qui me traînait il fallut consentir. / Une secrète voix m’ordonna de partir, / Me dit
qu’offrant ici ma présence importune / Peut-être j’y pourrais porter mon infortune, / Que peut-être
approchant ces Amants trop heureux, / Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux» (v. 520515). On peut penser que ce ne sont que des paroles fallacieuses d’Ériphile qui cache son caractère
vicieux sous le prétexte de la coercition mystérieuse. Mais au bout du compte, il est difficile de savoir
la vérité de ce qui se passe dans le cœur d’un personnage fictif. Ce qui nous paraît sûr, en revanche,
c’est que «Une secrète voix» d’Ériphile est la reprise d’un hémistiche de Saül de Du Ryer (1642) où
la colère divine s’infiltrait de la sorte dans le cœur du roi (30). L’intériorisation de la fatalité antique ?
Dramaturgiquement parlant, Racine devait plutôt expliciter et extérioriser une illusion de fatalité
d’Ériphile, forgée de toutes pièces.
Entendons-nous bien : ce n’est pas que la rationalisation n’existe pas dans Iphigénie. Il est
exact de dire que le personnage d’Ériphile humanise le sujet antique. Par contre, il ne l’est pas de dire
que Racine a fait une tragédie toute rationnelle. Comme le fait remarquer Chr. Delmas, «Racine
accepte parfaitement la donnée miraculeuse de la légende, selon laquelle le sacrifice d’une jeune fille
fera souffler les vents, même s’il refuse une intervention divine sur une machine en cours d’action (31)».
À notre sens donc, il serait assez vain de se demander si l’Iphigénie de Racine est une tragédie
rationnelle ou irrationnelle, humaine ou religieuse. À cette question, il n’y aura pas de réponse
définitive, parce que Racine nous donne deux réponses également valables, de façon intentionnelle.
Pour qu’Ériphile meure à la place d’Iphigénie de façon vraisemblable, Racine lui a donné plusieurs
raisons : Ériphile trahit sa protectrice Iphigénie en aimant Achille et en dénonçant sa fuite à l’armée
grecque ; sa mort était voulue par les dieux qui n’agréent pas l’enfant née des amours coupables («Et
c’est elle en un mot que demandent les Dieux» v. 1760) ; elle vient à l’autel par sa propre volonté et,
elle se suicide (donc elle assume sa mort). D’ordre à la fois naturel et surnaturel, la mort d’Ériphile
est motivée sur les deux plans, et c’est ce qu’on lit clairement dans ces paroles de Calchas : « Sous
un nom emprunté sa noire destinée, / Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.» (v. 1757-1758 ; nous
soulignons). Face à une telle mise en place délibérément ambiguë du destin et de la liberté humaine,
on ne peut pas choisir entre les deux, sans fausser le sens littéral de ce que Racine fait dire à Calchas.
On comprend bien que cette ambiguïté ait suscité les efforts de tant de critiques pour la résoudre (32).
Mais si l’on songe que Racine n’hésitait pas à utiliser des arguments contradictoires dans la préface,
ce mélange insaisissable du divin et de l’humain n’aura plus rien d’étonnant : comme disait
Protagoras dans ses Antilogies «sur toute chose il y a deux discours qui se contredisent l’un l’autre»,
le poète tragique emploie les deux discours opposés (dissoi logoi) qui nous déroutent, mais qui
tiennent, justement parce que la poésie dramatique ne prétend pas à la vérité, mais à la simple
--- 216 ---
vraisemblance (33). Et il faut respecter ce sens double du discours concluant la tragédie d’Ériphile,
d’autant plus que c’est par cette ambiguïté insoluble que Racine a pu faire d’elle un personnage
tragique — quoique secondaire — qui ne laisse pas de susciter une interrogation inquiétante comme
celle-ci : si Ériphile est coupable de «ses propres fureurs», n’est-elle pas entièrement innocente à
l’égard de «sa noire destinée» déclenchée par ses parents ? Quelle est enfin la justice des dieux ?
L’ambiguïté de la justice (ou de l’injustice) divine est en Ériphile véritablement entière.
Voyons d’abord la colère divine expliquée par la naissance d’Ériphile : elle est réprouvée parce
qu’elle est fille d’Hélène et de Thésée. Mais on ne s’aperçoit pas forcément que, selon les légendes,
elle était, ainsi qu’Agamemnon et Iphigénie, «du sang de Jupiter issu[e] de tous côtés» (v. 19). En
ligne paternelle : Zeus-Tantale-Pélops-Æthra-Thésée-Ériphile. Et en ligne maternelle : Zeus-HélèneÉriphile. C’est ainsi que Barbier d’Aucour a pu poser cette question à Diane (Artémis), sans être
ridicule sur ce point au moins : «Qui voulez-vous donc, Ériphile ? / De votre père Jupiter / Cette
belle est petite-fille. / Il faut sur vos autels vous en faire tâter / Puisque votre fureur ne se peut
contenter / Que du sang de votre famille (34)». Il faut dire que, lorsque Clytemnestre s’écriait, en
faisant allusion à la filiation illustre d’Iphigénie : « Calchas va dans son sang… Barbares ! arrêtez. /
C’est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre» (v. 1696-1697), ce cri déchirant était celui pour
Ériphile elle-même, désignée par Diane et délaissée par Jupiter. Sa naissance maudite, loin de
constituer la justification de la colère des dieux, aggrave leur cruauté et injustice : les dieux
répandent leur propre sang, et Ériphile purge le crime de sa mère. On peut en dire autant, si l’on
examine la faute personnelle d’Ériphile. Eu égard au principe aristotélicien de la faute tragique,
Racine lui a fait accomplir une action très blâmable, à savoir, sa délation. Mais on ne s’aperçoit pas
que, avant qu’elle ait commis cette faute, avant même qu’elle soit arrivée à Aulis, Ériphile était en
fait déjà condamnée par les dieux (Calchas : «Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours. / D’un
sinistre avenir je menaçai ses jours » v. 1755-1756). À la vérité, la dénonciation d’Ériphile ne peut
logiquement effacer l’oracle initial ; et la colère des dieux au moment de la naissance de la fille
d’Hélène n’est explicable que par la notion archaïque de souillure des parents se propageant sur leurs
enfants.
Malgré tout cela, on pense communément qu’Ériphile méritait la mort et que les dieux
étaient justes, punissant la méchante et protégeant les bons. Et là gît la dernière sophistique de la
tragédie d’Iphigénie qui, comptant sur l’inattention du spectateur, tend à faire disparaître la dimension
obscure créée par Ériphile. À n’en pas douter, Racine savait que son public ne s’arrêterait pas — ou
plutôt ne raisonnerait pas — sur ce que nous venons de voir. D’abord, la filiation lointaine d’Ériphile
qui l’attache aux dieux n’est point mentionnée dans la pièce. À peine perceptible, nous avons pu la
trouver avec Barbier, mais au théâtre, elle n’est qu’une «cause trop recherchée (35)» par rapport à
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l’image dominante du crime d’Hélène, maintes fois souligné. C’est ainsi que Louis Racine a pu dire
que son père a conservé «l’honneur de la Divinité» (op. cit., p. 30), en ne pensant point au fait que le
dieu du tonnerre a abandonné Ériphile, sa petite-fille. Ensuite, l’inexplicable injustice des dieux qui
ont maudit Ériphile au nom du crime de sa mère peut être elle aussi oubliée par le public, car à la fin
de la pièce celui-ci est déjà si bien prévenu contre Ériphile, vu sa dernière action fautive et très grave.
Même si sa faute est postérieure à la cause initiale du malheur, elle finit par le motiver parce qu’aux
yeux du spectateur il est moralement satisfaisant et vraisemblable même de croire que c’est son crime
qui a appelé la punition (et parallèlement, que c’est l’innocence d’Iphigénie qui a appelé la justice).
On commet ainsi cette sorte de raisonnement faux : «Ériphile a dévoilé au camp grec la généreuse
décision d’Agamemnon de faire fuir sa fille ; donc elle justifie la colère divine (36)». C’est donc en
vertu du paralogisme, voulu par le poète et accepté par le public, que la faute purement humaine
d’Ériphile — qui n’a aucun lien de causalité avec le crime d’Hélène — parvient à escamoter l’injuste
colère des dieux, et rend possible la liesse générale du dénouement. Il est donc paradoxal mais vrai de
dire que la faute d’Ériphile qui avait pour but de justifier sa mort rationnellement et indépendamment
du crime d’Hélène, fait resurgir une dimension surnaturelle insondable : la justice distributive des
dieux. Les derniers mots de la tragédie étaient en effet les «bienfaits» du «Ciel» (v. 1795, 1796).
Mais répétons-le encore, cette sorte de satisfaction morale du spectateur n’est possible que
paralogiquement, et sans doute, devant le dénouement ambigu d’Iphigénie, comme celui d’Athalie,
faudrait-il toujours se demander si, par l’art de Racine, on n’a pas été trompé, c’est-à-dire ébloui.
***
Il va sans dire que nous n’avons parlé que d’un des aspects de la tragédie d’Iphigénie, et
pour avoir une interprétation globale de la pièce, il ne suffit guère de s’arrêter sur la préface (dont le
caractère sophistique est outré) et sur un personnage épisodique qu’est Ériphile : Racine n’a pas écrit
Ériphile. Mais en conclusion de cette petite enquête sur la veine sophistique dans Iphigénie de
Racine, nous pouvons dire que Racine était un auteur qui n’hésitait aucunement à recourir à la
sophistique pour nous tromper (et ce nettement dans sa préface). Mais dans sa pièce elle-même, la
rhétorique sophistique était à prendre positivement, car, en faisant un large usage de discours doubles,
et en exploitant le fonctionnement paralogique du raisonnement théâtral, Racine pouvait imiter
l’ambiguïté et la contradictoirité de la nature humaine qu’avait représentées jadis la tragédie grecque.
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(Cet article a été réalisé grâce à la subvention accordée par le ministère de l’éducation nationale).
Notes
(1) Et ce, quoiqu’Ériphile soit un personnage épisodique. À la différence des circonstances, l’action
principale — qui est constituée par le commencement, le milieu, la fin ; ou plus succinctement par la
fin seule (la mort de Mithridate, etc.) — d’une histoire connue était censée intouchable. La pièce de
Racine prêtait ainsi le flanc à la critique. Au dire de l’auteur anonyme des Remarques sur les Iphigénies
de M. Racine et de M. Coras (1675), «ce changement a surpris extrêmement» — ce qui est sans doute
vrai —, mais, ajoute-t-il, «on n’a pu le goûter» — ce qui est douteux —, car le dénouement d’Iphigénie
est «une nouveauté qui combat une histoire trop généralement reçue» — ce qui est, malgré ses autres
remarques très partisanes, orthodoxe (dans Racine, O. C., t. I, éd. G. Forestier, Gallimard, Bibl. de la
Pléiade, 1999, p. 804).
(2) «Le sujet [de la tragédie d’Othon] est tiré de Tacite, qui commence ses Histoires par celle-ci et je n’en
ai encore mis aucune sur le théâtre à qui j’aie gardé plus de fidélité, et prêté plus d’invention» (Préface
d’Othon, Corneille, O. C., t. III, éd. G. Couton, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1987, p. 461).
(3) R. Picard, dans son édition de Racine, O. C., t. I, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1985 [1950], p. 1135
(n. 2 de la p. 670).
(4) Voir par exemple : «S OCRATE : L’excellence d’un discours ne suppose-t-elle pas, dans l’esprit de celui
qui parle, la connaissance de la vérité dans la question à traiter ? P HÈDRE : Sur ce point, mon cher
Socrate, voici ce que j’ai entendu dire : il n’est pas nécessaire au futur orateur d’apprendre ce qui est
réellement juste, mais ce qui semble juste à la foule qui doit décider ; ni ce qui est réellement bon ou
mauvais, mais ce qui semblera tel. Voilà le principe de la persuasion ; elle ne doit rien à la vérité.»
(Platon, Phèdre, 259 e-260 a, trad. P. Vicaire, Les Belles Lettres, 1985, p. 58).
(5) «Il n’y a rien de plus célèbre dans les Poètes que le Sacrifice d’Iphigénie. Mais ils ne s’accordent pas
tous ensemble sur les plus importantes particularités de ce Sacrifice. Les uns, comme Eschyle dans
Agamemnon, Sophocle dans Electra, et après eux Lucrèce, Horace, et beaucoup d’autres, veulent qu’on
ait en effet répandu le sang d’Iphigénie fille d’Agamemnon, et qu’elle soit morte en Aulide. […]
D’autres ont feint que Diane ayant eu pitié de cette jeune Princesse, l’avait enlevée et portée dans la
Tauride, au moment qu’on l’allait sacrifier, et que la Déesse avait fait trouver en sa place ou une Biche,
ou une autre Victime de cette nature. Euripide a suivi cette fable, et Ovide l’a mise au nombre des
Métamorphoses» (Préface d’Iphigénie, dans O. C., t. I, p. 697).
(6) «J’ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout le passage de Pausanias, parce que c’est à cet Auteur
que je dois l’heureux Personnage d’Ériphile, sans lequel je n’aurais jamais osé entreprendre cette
Tragédie. […] Je puis dire donc que j’ai été très heureux de trouver dans les Anciens cette autre
Iphigénie, que j’ai pu représenter telle qu’il m’a plu […]» (ibid., p. 698).
(7) J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, s. d. [1950] ; 1986, p. 370.
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(8) D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. P. Martino, Alger, Carbonel, 1927 ; Slatkine Reprints, 1996,
p. 70.
(9) «Homère enfin le Père des Poètes a si peu prétendu qu’Iphigénie fille d’Agamemnon eût été ou
sacrifiée en Aulide, ou transportée dans la Scythie, que dans le neuvième livre de l’Iliade, c’est-à-dire
près de dix ans depuis l’arrivée des Grecs devant Troie, Agamemnon fait offrir en mariage à Achille, sa
fille Iphigénie, qu’il a, dit-il, laissée à Mycène [sic] dans sa maison.» (O. C., t. I, p. 698 ; voir Iliade,
IX, v. 141-147).
(10) Rappelons ici qu’au XVII e siècle, il n’y avait pas de distinction nette entre l’historique et le
mythologique. Et selon J. de Romilly, «les mythes grecs étaient déjà censés, à l’origine, retracer une
histoire, lointaine et héroïque, mais, en gros, véridique. Si bien que la différence n’est pas radicale : de
toute façon, il s’agit de personnages appartenant à un passé héroïsé, et revêtus d’une certaine grandeur.»
(La tragédie grecque, PUF, 1970, p. 19).
(11) De là, Aristarque niait qu’Homère connût la légende du sacrifice d’Iphigénie. Mais d’autres
hellénistes supposent que le père des poètes aurait passé sous silence cet événement tout en le
connaissant (voir la Notice de Fr. Jouan dans son édition d’Euripide, Iphigénie à Aulis, Les Belles
Lettres, 1993, p. 9 ; et aussi Fr. Jouan, Euripide et les légendes des Chants Cypriens, Les Belles
Lettres, 1966, p. 265, n. 2).
(12) Et on peut soupçonner que Racine a délibérément passé sous silence cette Iphianassa homérique pour
fortifier sa thèse. Et si l’on songe que, pour présenter la première version (l’Iphigénie sacrifiée) qu’il
veut déprécier, Racine citait trois vers de Lucrèce où on lit le sacrifice d’Iphianassa, on peut encore
supposer que Racine a choisi, entre autres poètes, expressément Lucrèce, parce que cela permet de faire
imaginer que les Grecs n’ont pas immolé Iphigénie mais Iphianassa, ce qui corrobore la légitimité
historique de l’Iphigénie racinienne.
(13) Racine marque ici «Corinth. p. 125.» Voir la note de P. Mesnard : «Racine renvoie à l’édition infolio de 1613, imprimée à Hanau, avec la traduction latine de Romolo Amaseo, en regard du texte. Voici
le passage du chapitre XXII des Corinthiques de Pausanias, tel qu’il a été traduit par Clavier : «Les
Dioscures prirent Aphidne, et ramenèrent Hélène à Lacédémone. Elle était enceinte, à ce que disent les
Argiens ; et ayant fait ses couches à Argos, […] elle confia la fille qu’elle avait mise au jour à
Clytemnestre, qui était déjà mariée à Agamemnon, et elle épousa dans la suite Ménélas. Les poëtes
Euphorion de Chalcis et Alexandre de Pleuron, d’accord en ce point avec les Argiens, disent, comme
Stésichore d’Himère l’avait écrit avant eux, qu’Iphigénie était fille de Thésée.»» (Œuvres de J. Racine,
2e éd., Hachette, Les Grands Écrivains de la France, 1885, t. III, p. 139).
(14) Voir J. de Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Fallois, 1988, p. 116 sq. Et on
peut lire chez Cicéron que le propre de l’art sophistique de Gorgias est de «rehausser» (augere) et de
«déprécier» (affligere) une chose à discrétion (Brutus, XII, 47, éd. J. Martha, Les Belles Lettres, 1923,
p. 16).
(15) Voir à ce sujet G. Romeyer Dherbey, Les Sophistes, PUF, «Que sais-je ?», 1985, p. 23 sq. ; J. de
Romilly, op. cit., p. 122 sq. Quant à la culture (ou plutôt l’inculture) grecque des contemporains de
Racine, voir R. C. Knight qui dit : «L’absence, dans l’instruction au XVIIe siècle, des disciplines
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«modernes» peut nous induire en erreur. Ce siècle savait le grec à peu près comme le nôtre» ; «Racine a
débuté comme poète dramatique devant un public assez ignorant de l’antiquité grecque […]. La tragédie
française était, dans la pratique, presque entièrement indépendante de la tragédie grecque.» (Racine et la
Grèce, Boivin, 1950 ; rééd. Nizet, 1974, p. 34, 239).
(16) «Remarquons que ce texte de Pausanias ne parle que d’une Iphigénie, et que cette Iphigénie serait fille
d’Hélène et de Thésée ; Agamemnon et Clytemnestre ne seraient que ses parents adoptifs. Pausanias ne
nous dit pas quel fut le sort de cette Iphigénie dont il parle, et rien n’empêche de croire qu’il s’agit de
l’Iphigénie classique, dont l’histoire est connue de tous : Pausanias aurait voulu simplement rectifier la
légende sur un point. Il nous semble donc que ce texte n’établit nullement qu’il y eut une seconde
Iphigénie » (Théâtre complet de Jean Racine, éd. N.-M. Bernardin, Delagrave, 1882, t. III, p. 339, n.
2).
(17) Il en sera de même pour la présentation du témoignage d’Euphorion et de Parthénius de Nicé attestant
l’existence d’une princesse de Lesbos et son amour pour Achille. Racine dit avoir trouvé cet épisode
chez un «Poète très connu», honoré par Virgile et Quintilien, mais il nous cache que chez Parthénius,
Achille a fait lapider cette princesse lesbienne après la prise de la ville. Là encore, le poète en usait avec
la source très librement, comme il lui plaisait.
(18) Selon le dictionnaire de Furetière, le mot «apparence» signifie au XVIIe siècle «conjecture,
vraisemblance» et «se dit quelquefois de ce qui est raisonnable». L’exemple suivant dans Furetière
illustre bien le sens en question : «Il n’y a point d’apparence de transporter ce malade en l’état qu’il
est.»
(19) Horace, Épître aux Pisons, v. 119, éd. Fr. Villeneuve, Les Belles Lettres, 1934. Et Racine disait en
effet : «véritablement mes Personnages sont si fameux dans l’Antiquité, que pour peu qu’on la
connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels, que les anciens Poètes nous les ont donnés. […]
Horace nous recommande de dépeindre Achille, farouche, inexorable, violent, tel qu’il était, et tel qu’on
dépeint son Fils.» (Première préface d’Andromaque, O. C., t. I, p. 197).
(20) Et un tel changement était très largement autorisé au XVIIe siècle ; cf. d’Aubignac : «Il n’y a […]
que le Vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un Poème Dramatique : ce
n’est pas que les choses véritables et possibles soient bannies du Théâtre ; mais elles n’y sont reçues
qu’en tant qu’elles ont de la vraisemblance ; de sorte que pour les y faire entrer, il faut ôter ou changer
toutes les circonstances qui n’ont point ce caractère, et l’imprimer à tout ce qu’on y veut représenter.»
(La Pratique du théâtre, p. 77).
(21) À propos de la sauvegarde de l’innocente Iphigénie, Racine ajoute un deuxième argument : le plaisir
du spectateur («il ne faut que l’avoir vu représenter [Iphigénie], pour comprendre quel plaisir j’ai fait au
Spectateur, et en sauvant à la fin une Princesse vertueuse pour qui il s’est si fort intéressé dans tout le
cours de la Tragédie […]» (Préface d’Iphigénie, O. C., t. I, p. 698 ; nous soulignons). Mais puisque
cet aspect dépasse le cadre de notre article en posant la question de la tragédie à fin heureuse et, en plus,
l’épineux problème du «goût» au XVIIe siècle — auquel Cl. Chantalat a consacré un livre entier (À la
recherche du goût classique, Klincksieck, 1992) —, nous nous bornerons ici à noter que sur ce point
encore l’assertion de Racine n’a rien de définitif, étant donné que le statut du jugement du public est
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toujours ambigu, et ce dès Aristote. Sa Poétique condamnait «l’inconsistance du public», tout en disant
que la réussite à la scène et dans les concours prouve la qualité de la tragédie (chap. 13, éd. R. DupontRoc et J. Lallot, Seuil, 1980 ; voir leur note 7, p. 79). On retrouvera le même embarras face au public
dans les écrits de Corneille qui, en admettant le primat du plaisir du spectateur, ne manque pas de
contester, quand ses pièces tombent, la validité de cette vox populi (voir entre autres l’Épître de
Théodore et l’avis Au lecteur de Pertharite, Corneille, O. C., t. II, éd. G. Couton, Gallimard, Bibl. de
la Pléiade, 1984, p. 269 et 715-716).
(22) G. Forestier, Notice d’Iphigénie, O. C., t. I, p. 1567.
(23) «Que Médée n’égorge pas ses enfants devant le public, que l’abominable Atrée ne fasse pas cuire
devant tous des chairs humaines, qu’on ne voie point Procné se changeant en oiseau ou Cadmus en
serpent. Tout ce que vous me montrez de cette sorte ne m’inspire qu’incrédulité et révolte» (Horace,
Épître aux Pisons, v. 185-188). Mais cette question, liée elle aussi à celle du goût, reste d’interprétation
délicate. À titre d’exemple, d’Aubignac, apparemment hostile à la machinerie, et partisan du primat du
discours dans le théâtre («je ne conseillerais pas à nos Poètes de s’occuper souvent à faire de ces Pièces
de Théâtre à Machines» La Pratique, p. 357), ne condamnait pas le spectaculaire catégoriquement, car
il admet que «les ornements de la Scène sont les plus sensibles charmes de cette ingénieuse Magie»
(ibid., p. 355). Citons ce passage qui touche le deux ex machina : «il faut prendre garde qu’elles [les
machines] jouent facilement : car quand il y a quelque désordre, aussitôt le peuple raille de ces Dieux et
de ces Diables qui font si mal leur devoir» (p. 359). Et à l’époque d’Iphigénie, le public français se
révoltait-il contre le merveilleux, comme le dit Racine ?
(24) Louis Racine, Remarques sur les tragédies de Jean Racine, suivies d’un Traité sur la Poésie
Dramatique Ancienne et Moderne, Amsterdam, Marc-Michel Rey, et Paris, Desaint et Saillant, 1752, t.
II, p. 89.
(25) Note de G. Forestier, O. C., t. I, p. 1598-1599 (n. 2 de la p. 763). P. Mesnard rapporte dans son
édition (t. III, p. 241, n. 1) la remarque de Luneau de Boisjermain selon laquelle c’est Dolce (Ifigenia,
1551) qui aurait fourni cette idée à Racine.
(26) Quintilien, Institution oratoire, IX, 2, 40, trad. J. Cousin, Les Belles Lettres, 1978.
(27) Le Messager : «Les Atrides et toute l’armée restaient immobiles, les yeux fixés à terre. […] Moi
aussi, je sentais une terrible angoisse me pénétrer le cœur et je restais la tête baissé. Soudain un prodige
se manifeste à nos yeux : chacun avait entendu distinctement résonner le coup, mais on ne voyait pas en
quel endroit de la terre la jeune fille avait disparu.» (Iphigénie à Aulis, v. 1577, 1580-1583).
(28) Clytemnestre : «Mon enfant, quel est le dieu qui t’a ravie ? De quel nom te saluer ? Comment
assurer que ce récit consolant n’est pas une vaine fiction destinée à apaiser en moi le chagrin de ta
perte? » (ibid., v. 1615-1618).
(29) Racine pense très probablement à son propre Oreste qui s’adressait au Ciel : «Ta haine a pris plaisir à
former ma misère, / J’étais né, pour servir d’exemple à ta colère, / Pour être du Malheur un modèle
accompli ; Hé bien, je meurs content, et mon sort est rempli.» (Andromaque, V, 5, v. 1661-1664).
(30) Saül : «Une secrète voix me suit de place en place, / En tous lieux m’épouvante, en tous lieux me
menace, / Chaque heure, chaque instant ajoute à sa rigueur, / Et c’est un foudre enfin qui tonne dans
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mon cœur.» (Du Ryer, Saül, v. 69-72, éd. M. Miller, SLC, Toulouse, 1996). M. Miller renvoie à I
Samuel, XVI, 14-16, où est racontée la possession de Saül par «le malin esprit envoyé par le Seigneur».
Du Ryer identifie plus tard cette «voix secrète» de Saül au «Démon qui le pousse plus fort que les
hommes» (v. 710). On peut lire aussi chez Rotrou qu’Antigone opposait sa «voix secrète» intérieure à
l’optimisme d’Hémon qui se fiait à la bonté des dieux : «Outre, qu’ainsi qu’à vous, certaine voix
secrète, / Comme notre génie, est quelquefois prophète : / D’une aveugle frayeur tout le sein me
remplit, / Et me parle bien plus d’un tombeau que d’un lit» (Rotrou, Antigone, v. 171-174, dans
Théâtre complet, t. II, éd. B. Louvat ; nous soulignons). Et dans son Iphigénie, contrairement à
Euripide, Rotrou présentait l’héroïne toute sombre arrivant à Aulis, rongée par un certain malaise ou par
«un secret mouvement» prémonitoire : «Je ne sais de quel mal ce cœur est agité, / Plaise au ciel qu’il
soit vain, mais il ne me figure, / Rien ni de trop plaisant, ni de trop bon augure, / Et je l’ose dire un
secret mouvement, / Me fait de cet Hymen craindre l’événement.» (Rotrou, Iphigénie, v. 698-702, t. II,
éd. A. Riffaud ; nous soulignons).
(31) Chr. Delmas, «Iphigénie, tragédie sans machines», article repris dans Mythe et mythologie dans le
théâtre français (1650-1676) , Droz, 1985, p. 238. J. Lemaître disait déjà : «D’après Racine lui-même,
il est «incroyable et absurde» qu’une jeune fille soit changée en biche ou enlevée par une déesse : mais
sans doute (puisqu’il ne fait pas d’objection sur ce second point) il n’est pas si absurde ni si incroyable
que la mort sanglante d’une jeune fille ait pour effet de faire souffler les vents» (Jean Racine, CalmannLévy, s. d. [1908], p. 241-242).
(32) R. Picard était du côté de la tragédie religieuse («L’action semble dépendre uniquement des volontés
et des passions : de fait, elle est toute entière dominée par les dieux. […] Chacun des éléments du drame
psychologique peut s’interpréter en termes de tragédie religieuse. […] Racine est peut-être plus fidèle
qu’Euripide, esprit fort, à la vocation religieuse de la tragédie» (Notice d’Iphigénie, éd. cit., p. 664,
665). À en croire M. Delcroix, au contraire, Ériphile est un personnage «désacralisé» dont le suicide
atteste que «la responsabilité dernière du sacrifice» revient à elle. Sa mort est donc tout humaine : «dans
la sinistre balance où Calchas équilibre l’homme et les dieux — «sa noire destinée et ses propres
fureurs» (v. 1757 et 1758) — le poids de son suicide choisit l’homme» (Le Sacré dans les tragédies
profanes de Racine, Nizet, 1970, p. 139, 140, 145). G. Forestier est plutôt du côté de la tragédie
rationnelle en soulignant l’anthropocentrisme d’Achille et le caractère ornemental (purement poétique)
des dieux païens qui n’ont qu’«une admirable illusion de présence» (Notice d’Iphigénie, éd. cit., p.
1578-1579). Nous préférerons nous en tenir à cette heureuse formulation : «Racine a […] fait en sorte
que nous soyons contraints à l’incertitude, car c’est là la réponse de la tragédie à l’opéra.» (ibid., p.
1577). Il est d’ailleurs significatif que M. Delcroix ait pu écrire, en nuançant considérablement sa thèse
de la désacralisation d’Ériphile, que la fille d’Hélène étant enlevée par Achille (pour mourir à Aulis)
juste au moment où elle allait trouver sa mère à Troie, «Racine appuie secrètement la vraisemblance des
interprétations mystiques d’Ériphile» qui est de ce point de vue un «personnage à deux dimensions» (op.
cit., p. 127, n. 152).
(33) Voir G. Romeyer Dherbey, op. cit., p. 11 sq. ; J. de Romilly, op. cit., p. 126 sq ; B. Cassin,
L’effet sophistique, Gallimard, 1995, p. 463, n. 84.
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(34) Apollon charlatan, v. 254-259, dans Racine, O. C., t. I, p. 773. Nous comprenons ainsi le v. 257 :
«Il faut que les Grecs vous fassent goûter (tâter) de la chair de votre propre nièce».
(35) Racine annotait aux v. 942-952 des Phéniciennes d’Euripide : «Causes trop recherchées pour faire
mourir Ménécée» (O. C., t. II, p. 878), en jugeant que Tirésias remonte trop loin (jusqu’à Cadmos),
pour expliquer la nécessité où se trouve le héros de mourir. Cf. Chr. Delmas, art. cit., p. 234 sq.
Notons au passage que nous ne sommes pas pourtant du même avis que cet auteur pour La Thébaïde
(«Le mythe des Frères ennemis dans La Thébaïde», op. cit., p. 202 sq.).
(36) Rappelons que dans la rhétorique aristotélicienne, la transformation de «ceci après cela» en «ceci à
cause de cela» est décrit comme un enthymème apparent, typiquement sophistique, car on fabrique de la
sorte une causalité fausse (Aristote, Rhétorique, II, 24, 1401 b, éd. M. Dufour, Les Belles Lettres,
1931, p. 130). Cf. encore Aristote, Poétique, chap. 10, 1452 a 18-21, p. 69. Notons enfin que la
célèbre «rédemption inversée» de R. Barthes est fondée essentiellement sur une telle morale
paralogique (voir R. Barthes, Sur Racine, Seuil, 1963 ; coll. «Points», 1979, p. 48-49).
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