Le Poème initiatique de Parménide
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Le Poème initiatique de Parménide
La grande lumière de la Grèce archaïque La Grèce a brillé d’une belle lumière spirituelle bien avant la période dite classique, alors qu’elle s’est affaissée dans la dialectique, le rationalisme et l’humanisme. La révélation fit alors place au bavardage. Typique de notre civilisation est que les philosophes et les érudits modernes idolâtrent sa période de décadence et négligent de façon éhontée celle de sa plus brillante lumière. Ce que nous avons retenu de la Grèce jusqu’à maintenant, c’est surtout la Grèce dite classique1, qui, sur le plan purement spirituel, est déjà la Grèce crépusculaire. Nous avons des traces d’authentiques sages de la Grèce archaïque qui s’éveillèrent à la vie profonde et invisible dans la continuité de longues lignées de sages-guérisseurs éveillés. Nous le savons, car certaines inscriptions retrouvées dans le sud de l’Italie2, notamment à Vélia (Élée), y font clairement allusion. Si nous ne connaissons pas grand-chose de ces sages, c’est que la plupart n’ont pas laissé de traces écrites et que tout ce qui nous reste des autres, ce sont des fragments, des citations retrouvées chez d’autres auteurs de l’Antiquité. Les noms de Xénophane, Paménide, Zénon, Empédocle et Épiménide viennent à l’esprit, sans oublier Pythagore, bien sûr. Il est sûr que la Grèce archaïque connut les Mystères et l’initiation. La légende d’Orphée et les mystères d’Éleusis viennent spontanément à l’esprit. Nous savons que le «repos en soi» (ἐνκοίμησις) et le silence (ἡσυχία) étaient pratiqués. Le mot ἐνκοίμησις (enkoimêsis) a généralement été traduit par «incubation», mais cela ne fait pas bien ressortir la réalité concrète de cette pratique. Un des sens du mot est «sommeil de la mort»3: il s’agit ici non pas de la mort du corps, mais de celle de l’illusion, la mort de l’imaginaire d’être quelqu’un. Le verbe grec κοιμάω (koimaô) a les sens suivant: «s’étendre, faire reposer, faire mourir» et aussi «camper pour une veille, veiller». Il s’agit bien de s’étendre et «mourir avant de mourir» en veillant, en demeurant extraordinairement alerte à ce qui est. Quant au mot ἡσυχία (hêsychia), il signifie: «tranquillité, paix, silence», ou encore «retraite solitaire». On nommait souvent un maître φῶλαρχός (maître de caverne). Le sud de l’Italie est truffé de cavernes et de tunnels secrets qui ont sans aucun doute été les témoins d’initiations et de pratiques ésotériques. L’un de ces tunnels est situé au-dessus du petit port de Baïes, au nord-ouest du golfe de Naples, tout près de l’antre de la fameuse Sybille de Cumes. Découverte en 1958, puis explorée en septembre 1962, elle le fut à nouveau en mai 2001 par Michael Baigent4. D’après celui-ci, beaucoup de détails concordent et lui font croire que ce complexe de tunnels a très bien pu inspirer le poète Virgile dans son Énéide: Énée y effectue un voyage initiatique, avec une descente aux Enfers. De même, Strabon situe dans les environs de Baïes l’Hadès où Ulysse dut, à la demande de Circée, descendre afin d’y rencontrer la déesse initiatrice de la Nuit, Perséphone. Le site de Baïes (anciennement Baiæ, connu aussi sous le nom d’Averne) est connu comme ayant hébergé un « oracle des morts ». Bref, cette région regorge d’antres, de cavernes, de complexes de tunnels et de temples souterrains ayant, de toute évidence, servi de lieux d’initiation. Dans la Grèce archaïque, tout comme en Égypte ancienne, initiation et mort furent toujours intimement reliées. En Grec ancien, télos (τελός) signifie la fin, la complétion, l’aboutissement, la perfection. Or, «les rites initiatiques» se disent telea et telein signifie initier, teletè est l’initiation et teloumenoi les initiés. Pour Socrate, dans le Phédon de Platon, «les vrais philosophes s’exercent à mourir.» Le repos en soi et la veille lucide et tranquille permettent à celui qui s’y adonne de percer le mystère de la mort, c’est-à-dire le mystère de la vie5. C’est cela même qui fut au cœur de l’initiation égyptienne pendant des milliers d’années. Les Grecs d’Anatolie, qui ont plus tard colonisé le sud de l’Italie et la Sicile, ont-ils reçu la transmission du chamanisme sibérien? L’ont-ils reçue des prêtres de l’Égypte ancienne? En tout cas, la révélation s’est manifestée à de nombreux êtres 1 e La période dite archaïque de la Grèce s’étend de -750 environ jusqu’aux guerres médiques, au début du V siècle avant notre ère. On e appelle période classique celle qui s’étend de la fin du VI siècle avant notre ère jusqu’à la mort d’Alexandre le Grand, en -323. 2 À cette époque, tout le sud de l’Italie ainsi que la Sicile étaient colonisés par les Grecs. 3 D’où le mot français coma. 4 Auteur de Holy Blood Holy Grail (qui a inspiré Dan Brown dans son Da Vinci Code) et de L’Énigme Jésus, J’ai Lu, Paris, 2006, traduction de The Jesus Papers, Harper Collins, New York, 2006. 5 L’exemple de Ramana Maharshi vient spontanément à l’esprit. À l’âge de 15 ans, celui qui devait devenir un des grands sages indiens du XXe siècle s’étendit sur le sol de sa chambre et se regarda sans défaillir « mourir » : c’est ainsi que tout s’éclaira pour lui. humains de cette contrée à cette époque et plusieurs furent des poètes, des bardes et des guérisseurs sillonnant les routes de la Grande Grèce. La tradition des poètes, celle des ἰατρόμαντις (les guérisseurs-prophètes) était profondément ancrée dans la Grèce archaïque. Parménide écrivait, au tout début de son poème initiatique: «Les cavales m’emportent aussi loin que pouvait aller mon ardent désir en déploiement, après être venues et m’avoir mené sur la voie très chantée de la divinité, voie qui porte l’homme éclairé dans chaque cité6.» La voie de la divinité était «très chantée» et portait «l’homme éclairé dans chaque cité»: autrement dit, le poète visionnaire tenait la révélation de la Vérité et l’inspiration poétique d’une même source (la voie divine) et cette même source l’emmenait à battre la semelle pour aller en chanter la gloire à qui avait des oreilles pour entendre. Xénophane, qu’on croit avoir été le maître de Parménide, écrivait: «Voilà déjà sept et soixante ans à promener mes méditations à travers la terre grecque7.» Encore: «Je me suis trimballé, me portant de ville en ville8». L’auteur de l’hymne homérique à Apollon Délien (Apollon était, entre autres, le dieu de la poésie) chantait: «Et je porterai ta renommée aussi loin sur la terre tandis que nous circulons vers les citées bien situées des hommes9.» Le fait que les bardes, prophètes, guérisseurs et artisans exerçaient leur art en circulant de ville en ville et de village en village était une réalité historique non seulement en Grèce archaïque ou en Inde védique, mais dans tout le monde antique. En Grèce, l’expérience directe cédera de plus en plus la place à la discussion rationnelle. Platon et même Aristote la mentionnent encore, mais il est vrai qu’à mesure que le temps passa on ne fit justement plus que cela, en parler; or, c’est sur ce bavardage souvent spécieux que devait plus tard s’édifier la civilisation occidentale que nous connaissons aujourd’hui. On peut dire que l’Occident prit un faux départ dont nous voyons aujourd’hui des conséquences de plus en plus extrêmes. Aujourd’hui, les professeurs de philosophie et les intellectuels de tous acabits semblent avoir complètement oublié un fait fondamental: c’est l’initiation qui se retrouve au cœur de tous les témoignages spirituels authentiques de l’Antiquité. La vérité, ἀλήθεια (alêtheia), comme le mot signifiait à l’origine, n’est pas quelque chose à atteindre, mais elle est un dévoilement: «l’absence de recouvrement». C’est une révélation qui déprend l’homme de lui-même, certainement pas une nouvelle démarche volontariste et inquiète. À partir du milieu du Ve siècle avant notre ère, les Grecs tentèrent de plus en plus de comprendre intellectuellement l’Inconcevable et d’expliquer l’Inexplicable; l’intelligence du cœur fut de plus en plus reléguée aux oubliettes dans la logorrhée des penseurs. Il se fit, presque imperceptiblement après Parménide un glissement vers la domination de la pensée rationnelle et savante. Les Grecs qu’on admire tant depuis la Renaissance furent à la fois brillants et tourmentés. Avec le glissement vers la pensée rationnelle, le vocabulaire fut entraîné. Ceci a eu comme conséquence que jusqu’à très récemment, les érudits n’ont pas su lire correctement les premiers Grecs: ils ont interprété de nombreux mots-clés selon le sens que ces mots prirent un siècle ou deux plus tard. Or, cela s’avéra capital, car ces mots prirent de plus en plus un sens éloigné de ce qu’ils voulaient dire originellement. C’est ainsi, entre autres, que logos (λόγος) devint «raison» au lieu de «recueillement» et «discours révélé». Parménide Vers l’an -540 naquit à Élée (Vélia), en Campanie, un homme qui marqua son époque beaucoup plus profondément qu’on le pensait jusqu’à maintenant. N’eût été les déformations outrageantes que les philosophes de la Grèce classique introduisirent dans sa pensée, il aurait pu être un des piliers fondateurs d’une civilisation occidentale fondamentalement différente de celle que nous connaissons. C’est homme s’appelait Parménide10. 6 Ἵπποι ταί με φέρουσιν, ὅσον τ' ἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι πέμπον, ἐπεί μ' ἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι δαίμονος, ἣ κατὰ πάντ' ἄστη φέρει εἰδότα φῶτα· τῇ φερόμην· τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι ἅρμα τιταίνουσαι, κοῦραι δ' ὁδὸν ἡγεμόνευον. 7 ἤδη δ’ἑπτά τ’ἔασι καὶ ἑξήκοντ’ ἑνιαυτοὶ βληστρίζοντες ἐμὴν φροντίδ’ ἀν’ Ἑλλάδα γῆν. (Fragment 8) 8 ἐγὼ δ’ ἐμαυτὸν ἐκ πόλιος πόλιν φέρων ἐβλήστριζον. (Fragment 45) 9 ἡμεῖς δ’ ὑμέτερον κλέος οἴσομεν, ὅσσον ἐπ’ αἶαν ἀνθρώπων στρεφόμεσθα πόλεις εὖ ναιεταώσας. (Hymne à Apollon Délien 174-5) 10 Il est possible que Parménide ait été le disciple de Xénophane, mais ce n’est pas sûr qu’il en ait été un élève direct. La sagesse radicale qu’il consigna par écrit dans son poème initiatique se démarque fortement de presque tout ce que l’Antiquité nous a légué depuis. Ce qu’en Occident nous appelons philosophie est né de la distorsion infligée à cette pure sagesse par des hommes dont on n’a jamais cessé de nous vanter la grandeur, mais qui, face aux vrais sages de la Grèce archaïque sont des eunuques spirituels. Sur un certain plan, on pourrait dire que le destin de l’Occident a basculé après Parménide; le fait que cet homme remarquable soit presque tombé dans l’oubli, éclipsé par des intellectuels qui n’arrivaient pas même à le saisir, en dit long sur l’indigence spirituelle de notre civilisation moderne. Élée, une colonie fondée par les habitants de la ville de Phocée, en Anatolie, vit se perpétuer la longue tradition de sages qui, depuis plusieurs siècles sinon plus, fleurissait dans la cité mère. Après la conquête perse par Cyrus le Grand en -546, les habitants de Phocée consultèrent l’oracle d’Apollon. C’est alors qu’ils émigrèrent vers le sud de l’Italie, la Sicile et le sud de la France, où il fondèrent de nombreuses colonies prospères connues sous le nom de Grande Grèce. Ce sont notamment les émigrés grecs de Phocée qui fondèrent Massilia (aujourd’hui Marseille) autour de -600 et la peuplèrent à partir de -546. Il semble que la longue lignée d’initiés dont Parménide fit partie se perd dans la nuit des temps, remontant jusqu’aux antiques traditions chamaniques d’Asie centrale. Ces maîtres étaient souvent en même temps poètes, guérisseurs, prophètes11 et même législateurs. Les Grecs d’Anatolie ont fondé des colonies non seulement en Italie et dans le sud de la France actuelle, mais aussi sur les rives de la mer Noire, notamment Apollonia et Istria dans l’actuelle Roumanie. C’est là, à Élée même, qu’Ameinias initia Parménide à l’hêsychia, l’« immobilité », ni plus ni moins la méditation menant à l’état de lucidité connu en Inde comme le samādhi. Il s’agissait là d’une véritable initiation, un processus généralement appelé, comme nous l’avons dit, « incubation », mais qui est mieux rendu par «repos en soi, enstase». Il ne fait aucun doute que Parménide fut un phôlarchos (φῶλαρχός), c’est-à-dire un «maître de caverne». C’est une pure Connaissance qui coule dans son fameux poème. Parménide a certainement été en contact avec les idées de Pythagore et celles d’Héraclite, mais cela ne fut que très secondaire, car il est évident qu’il fut surtout guidé par son voyage initiatique dans l’Hadès, où il fut accueilli et instruit directement par la Déesse. Tout est dans le Poème de Parménide: tout ce qu’il y a à connaître dans l’existence. Dans une inscription sur un bloc de marbre trouvé à Vélia en 1962, on lit: Parmeneides, fils de Pyres, Ouliadês, physikos (φυσικός). Cette mention de Parménide, de toute évidence initialement placée au bas de sa statue maintenant disparue, révèle qu’il était un «maître des rêves», c’est-à-dire un guide initiatique et un guérisseur apollonien12, mais aussi un physikos. Ce dernier mot désignait à l’époque celui qui, ayant été saisi des principes fondamentaux de l’existence, savait aussi guérir. La médecine, du moins jusqu’à Hippocrate, n’était pas séparée de la Connaissance. On sait que Pythagore, entre autres, circulait de ville en ville non pour enseigner, mais pour guérir. La guérison, chez les Anciens, était intimement liée à la renaissance à l’essence même de la vie. Une grande partie du poème de Parménide, la dernière, a été perdue, peut-être parce qu’elle fut de plus en plus négligée. Or, elle traitait du corps, du fœtus, de la sexualité, de la vieillesse, etc. Plus tard, Hippocrate écrira en réaction à la fois contre les philosophes spéculatifs, mais aussi contre les véritables physikos; il purgera la médecine de tout ce qui n’est pas physique dans le sens moderne du mot. C’est donc de plein droit qu’il peut être dit le fondateur de la médecine moderne, une médecine certes fort sophistiquée, efficace et utile sur un certain plan, mais aussi matérialiste, bornée, fort coûteuse et, surtout, coupée de l’essentiel. Il nous reste du poème de Parménide 185 lignes, qui font à peine 8 ou 9 pages de livre. Typique de l’Occident est que nous comptions aujourd’hui des dizaines de milliers de pages de bavardage philosophique autour de ces 8 ou 9 pages. Les traductions modernes du poème sont précédées d’introductions et de notes faisant 10, 20, 30, 50 fois la longueur du poème lui-même, étalage éhonté d’une érudition aussi vaine que fallacieuse. On argumente, pour justifier ce formidable galimatias, que le poème de Parménide est dense et chargé de 11 Il faut ici prendre le mot prophète (προφήτης) en sons sens originel : porte-parole (des dieux, ou du Dieu), celui qui véhicule la volonté des dieux sur terre ; le prophète est la bouche par laquelle ils s’expriment. Chez les Égyptiens, le prophète était le plus haut initié. 12 Ouliadês signifie littéralement «fils d’Oulios»: Oulios est en fait Apollon-Oulios, le guérisseur. signification; raison de plus pour se taire et l’écouter au lieu de pérorer et ratiociner. Si l’on avait traduit Parménide plus fidèlement, on aurait beaucoup moins senti le besoin de le commenter. Le sage-poète d’Élée a écouté la Déesse et nous a rapporté ce qu’il a entendu. Or, ce qu’il a entendu est simple pour celui qui écoute simplement. Parménide a employé des mots clairs, très clairs. Mais pour entendre correctement le discours de la Déesse, il faut se reporter à la saveur originelle des mots grecs à l’époque de Parménide. L’écrit de Parménide est une poésie chamanique, donc initiatique, de haut niveau13. Les sagespoètes d’Anatolie, puis de la Grande Grèce avaient beaucoup plus qu’on croit en commun avec le chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale. Il n’y avait pas de démarcation entre Orient et Occident et la Tradition fleurissait partout : Sibérie, Mongolie, Chine, Tibet, Inde, Perse, Babylonie, Égypte, etc. Tout tournait autour de l’expérience fondamentale, centrée sur la seule véritable initiation. D’entrée de jeu dans son poème, Parménide se décrit lui-même comme «l’homme qui sait», autrement dit: un initié, celui qui s’est éveillé à sa nature véritable. Il ne fait pas dans la fausse humilité de tant d’enseignants modernes qui cachent avec peine leur prétention derrière un discours affecté. Il ne craint pas de se décrire tel qu’il est, sans rien ajouter ni retrancher à la réalité. Par quel chemin tortueux les érudits occidentaux ont-ils pu conclure que Parménide était le père du raisonnement? C’est là une des plus grandes blagues de l’histoire! Le discours que la Déesse tient à Parménide défie le raisonnement. Lorsqu’elle l’enjoint de faire preuve de discernement, elle lui lance : krinai logoi (κρῖναι λογῷ), qu’on s’est empressé de traduire par «juge selon la raison». Or, le mot logos n’a commencé à avoir le sens de «raison», ou «raisonnement», que sous la plume de Platon, soit bien après la mort de Parménide. Notre concept moderne de logique est fondé sur cette méprise. On en est venu à croire qu’on peut arriver à la vérité par des discussions sérieuses, par des débats et des raisonnements, alors que la vérité surgit toujours comme une révélation. Dans un premier temps, la Déesse (Parménide ne la nomme pas, mais il s’agit de Perséphone, qui règne sur la nuit) lui révèle la vérité toute nue, à savoir qu’il n’y a que l’Être (la Lumière consciente) et que le non-être est impossible. Cette Lumière consciente est une, intemporelle, immuable, parfaite. La Déesse le met en garde contre les voies de perdition si populaires auprès des hommes. Elle commence par révéler la plus haute vérité à Parménide avant de l’entretenir du monde. Contrairement à l’opinion convenue presque unanimement dans le monde moderne, la lumière vient d’en haut; ce n’est pas le «monde» qui éclaire la conscience. La grande vérité que la Déesse dévoile d’abord à Parménide et qu’elle lui enjoint de porter au monde, c’est que la Lumière consciente est tout. Il n’y a rien en dehors d’elle et elle échappe à la dichotomie de la pensée, y compris être ou ne pas être. C’est pourquoi la Déesse dit si clairement à son prophète qu’il y a une seule voie pour connaître: il y a. Le non-être est une pensée, cela n’existe pas en tant que tel. Le «il y a» de Parménide n’a pas de contraire. Toute interrogation portant sur le néant est une pure perte de temps et d’énergie, une absurdité. Le «il y a» est proprement impensable. Chaque fois qu’on y pense, il devient quelque chose. Ce que les modernes ont fait d’une des phrases les plus importantes du poème de Parménide illustre bien ce autour de quoi s’est joué le destin de l’Occident. La phrase grecque dit simplement : to gar auto noein estin te kai einai. (τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι) : C’est en effet la même chose connaître et être. Presque tous les commentateurs, autant dans l’Antiquité que dans les temps modernes, ont interprété noein (νοεῖν) comme «penser». Ce verbe a certes eu ce sens chez les Grecs, mais ce n’est pas son sens originel et certainement pas celui que Parménide a voulu lui donner ici. Il est en effet rattaché à une très vieille racine grecque héritée de l’indo-européen: γνω-, dont le sens premier est «connaître». Non pas connaître comme on connaît des choses, mais le fait même de connaître, c’est-à-dire : avoir à l’esprit, être conscient : bref, être conscience. En sanskrit, la même racine a donné naissance à jñānam, la connaissance. Le mot anglais knowledge et le mot français gnose véhiculent le même sens. N’est-il pas remarquable qu’à partir du Ve siècle avant notre ère le verbe νοεῖν ait résolument pris le sens exclusif de «penser» plutôt que «connaître, avoir à l’esprit, être conscient»? Ce que la 13 Le mot chamanique n’est pas ici lancé comme une fleur au commerce qui sévit actuellement en Occident sous cette appellation : tout n’y est que slogans creux et vulgaire étalage de soi-disant techniques anciennes, mais dont l’origine fantaisiste remonte à ces dernières années. Déesse initiatrice révèle à Parménide, c’est que l’objet connu, la connaissance et Cela qui connaît ne sont qu’une seule et même réalité, que nous appelons ici la Lumière consciente. Parménide pourrait aussi avoir dit que pensée et être sont une seule réalité, car tout ce qu’on pense existe; mais il a dit plus que cela: son νοεῖν inclut la pensée, certes, mais aussi toute perception, tout ce qui fait l’objet d’une connaissance dans un sens très large. Non seulement tous les commentateurs ont suivi comme des moutons l’interprétation convenue («penser», au sens restrictif), mais la plupart ont encore alourdi davantage la restriction en interprétant que le poète aurait voulu dire la «bonne» pensée, la «vraie» pensée, la pensée «juste». Ils se sont épuisés à trouver un sens très pointu à ce dire extrêmement simple, trop simple pour les «intelligents». Le poème de Parménide n’a plus grand sens quand on le livre en pâture aux gens intelligents des cercles universitaires et tous ceux qui sentent le besoin de briller par leur intellect. La Déesse révèle pourtant à Parménide une vérité criante d’évidence, à savoir que tout ce qui fait l’objet d’une pensée existe. Elle n’introduit pas une séparation entre le soi-disant réel extérieur et la pensée, car tout ce qui est connu est réel. De plus, elle affirme que l’objet connu n’est rien sans la connaissance qu’on en a14. La révélation de la Déesse est ni plus ni moins que celle de notre immortalité. Chacun d’entre nous est convaincu, au plus profond de son cœur, qu’il ne vit pas 50, 70 ou 85 ans; nous savons tous intuitivement qu’il y a beaucoup plus dans la vie que quelques décennies de calcul et d’inquiétude. C’est justement à cause de cela et parce qu’en même temps nous nous croyons des entités mortelles qu’il y a la peur de la mort, qui n’est rien d’autre qu’une sorte de révolte devant une absurdité. Si les philosophes occidentaux avaient écouté et médité la parole de la Déesse au lieu de penser et interpréter selon leurs concepts, ils n’auraient pas engagé l’Occident dans le marasme qui l’accable aujourd’hui. Car les philosophes ont influencé notre manière de vivre beaucoup plus que ce que pourraient le croire ceux qui n’ont jamais ouvert un livre de philosophie de leur vie. La pensée philosophique a parcouru la même trajectoire que nous parcourons tous les jours: celle de la confusion qui nous fait oublier la vérité centrale de toute existence, à savoir qu’il y a. Chaque matin, à notre réveil, nous recommençons à nous tourner vers les «choses», les pensées, les concepts, bref, tout ce qui constitue le paraître. Nous avons inventé un personnage appelé «moi», une prétendue entité indépendante du reste des énergies de l’univers, un centre du petit monde que nous avons également inventé. Alors, nous avons peur, nous calculons, nous nous inquiétons, nous nous défendons toute la journée. C’est le spectacle lamentable que nous donnons de nous-mêmes. Dans un deuxième temps du poème de Parménide, après avoir déclaré illusoires les impressions, les images et le «monde», la Déesse nous y plonge. Voilà qui est intéressant. La Déesse ne sépare pas l’être du monde, elle n’enjoint pas Parménide de le transcender, car il n’y a rien à transcender, aucune réalité à chercher derrière le monde. Tout est la réalité. Regardez dans le jardin, voyez les fleurs, les arbres, les oiseaux, les nuages, le ciel, la terre, les lacs, les rivières, les animaux, les humains, les étoiles, les galaxies: c’est le réel. Il n’y a rien à chercher derrière ce réel. Mais nous ne le regardons pas tel qu’il est; nous le voyons sans cesse à travers le brouillard de nos images. Donc, rien à prendre dans ce monde, mais rien à rejeter ou à fuir non plus15. À un moment donné — et ce moment est arrivé pour Parménide— un discernement se fait, l’image est vue comme une image et alors la réalité luit en toute sa splendeur. Le poème nous décrit le monde16, mais nous avertit que notre manière de le voir est illusion. Notre savoir, même s’il a sa beauté en soi, est finalement inutile. La Déesse affirme que les hommes sont perdus, sans recours, sans moyens amêchania (ἀμηχανία). C’est qu’ils sont les jouets du pouvoir de l’illusion: ils manquent de perspicacité mêtis (μῆτις). Ce mêtis qu’affectionne la Déesse est chargé de sens et d’humour. Il signifie à la fois sagesse, prudence, perspicacité, mais aussi ruse et artifice. Le mêtis de Parménide rappelle étrangement le outis (οὔτις) de l’Odyssée d’Homère17. Le mot outis signifie «personne», «rien». C’est le nom qu’Ulysse donna au cyclope Polyphème18 qui le tenait prisonnier, lui 14 Les grands maîtres du shivaïsme cachemiriens reformuleront cela très clairement entre le IXe et le XIe siècle. Bien plus tard, nous retrouverons cela formulé de manière articulée par les maîtres cachemiriens entre le IXe et le XIIe siècle. 16 Il est intéressant de noter que Parménide savait déjà, tout comme les anciens Égyptiens, que la Terre est une sphère. 17 En grec ancien, la négation s’exprime par ou (οὐ) ou mè (µή). 18 Le nom de Polyphème est également chargé de sens et d’humour: il désigne celui qui parle beaucoup, qui est très bavard, celui qui ne sait pas, mais parle… 15 et ses compagnons, dans son antre et lui demandait de s’identifier. Il s’agissait d’une ruse, bien sûr, car, après avoir endormi le géant en lui faisant boire du vin, Ulysse le rendit aveugle et, le lendemain matin, il accrocha ses hommes ainsi que lui-même sous les moutons de Polyphème. Ainsi, lorsque, comme d’habitude, le Cyclope fit sortir ses moutons pour les mener au pâturage, les hommes purent s’échapper de la caverne. Polyphème étant désormais aveugle ne put les voir. Plus tard, aux autres cyclopes qui lui demandaient qui l’avait rendu aveugle, il ne put que répondre: «personne» et pendant ce temps Ulysse et ses compagnons avaient déjà pris la fuite. Ulysse fit preuve de mêtis. Or, plongés au cœur du monde, c’est ce dont les hommes manquent le plus. Le pouvoir d’illusion du monde est incarné par la déesse Aphrodite, celle qui règne sur le jour, contrepartie de Perséphone, régnant sur la nuit. En fait, les deux sont une seule et même Déesse perçue dans ses rôles différents. C’est le grand sport divin, que l’Inde nomma līlā (ou māyā quand on ne voit pas le jeu comme un jeu et qu’on en est dupe) : la Lumière consciente crée sur sa propre paroi les formes innombrables de l’Univers, formes tellement fascinantes que l’homme les prend pour des réalités en elles-mêmes et qu’il en fait des choses séparées les unes des autres et séparées de lui-même, qui n’est rien d’autre que la Lumière consciente ellemême. Pas d’illusion sans la réalité et pas de réalité en dehors de l’illusion. L’homme qui fait preuve de mêtis cesse de dormir et s’éveille à sa nature véritable : il prend conscience de la liberté, mais il ne s’agit pas d’une liberté personnelle, car l’homme sage, celui qui fait preuve de discernement sait qu’il n’y a personne (mêtis, outis). Parler d’illusion ne veut pas dire que le monde est illusoire. Le monde est réel, mais il n’est pas du tout ce que les hommes imaginent. Parler de « l’illusion » comme d’un obstacle au réel est en soi une illusion. L’illusion est tout ce que nous avons : à nous d’y discerner le réel. En accueillant Parménide, la Déesse lui dit: «Mais tu apprendras aussi comment il convient d’accueillir les apparences, elles qui voyagent toutes à travers tout ce qui est.» Le verbe utilisé pour «voyager», perô (περῶ), le fut abondamment par les anciens poètes: il signifie aller au bout de tout. Le mot «limite», peirata (πεῖρατα), est de la même racine -per (-περ). De même que Pythéas voyagea à l’extrême limite des mers19, de même la Déesse fait voyager Parménide et nous aussi à l’extrême limite de l’existence. Pas de compromis: la Déesse veut nous emmener jusqu’au bout de tout et c’est justement en explorant l’illusion que nous pouvons y arriver. Notre civilisation moderne repousse sans cesse les limites du savoir, mais c’est une tout autre chose que d’aller soimême à la limite de tout savoir. Tant que nous nous contentons d’accumuler du savoir sans distinguer clairement à travers ce savoir, nous ne faisons qu’étendre l’illusion dans laquelle nous vivons. C’est la même force énorme qui produit l’illusion et qui nous en fait sortir: mêtis. Dans le premier cas, cette puissance est personnifiée par Aphrodite, dans le second par Perséphone. Les dieux et les déesses des sociétés traditionnelles, rappelons-le, ne sont pas les abstractions philosophiques qu’en ont faites les philosophes et les érudits modernes ; ils sont des puissances réelles en nous tous, des mouvements de la Vie. Ultimement, tous les dieux sont des mouvements intérieurs du seul Dieu, du Réel, de la Lumière consciente. Cette Réalité unique et inconcevable, les maîtres du shivaïsme cachemirien la nomment Shiva et sa quintuple activité consiste en : émanation (de l’univers, des objets, des perceptions), conservation, dissolution, obnubilation et grâce20. Les deux derniers correspondent, en Grèce archaïque, à l’activité d’Aphrodite et celle de Perséphone, par le jeu de la mêtis. Aphrodite est mouvement, Perséphone tranquillité: les deux sont les facettes de l’Inconcevable21. La Grande Déesse ne conseille pas à Parménide de s’éloigner du monde, de transcender le monde, de fuir ou combattre le mal dans le monde, ou autres fadaises du genre, car ce serait demeurer sous le joug de l’illusion. Elle ne lui demande pas de refuser le monde des sens, bien au contraire22. Non, tout simplement elle lui dessille 19 Parti de Massilia (Marseille) vers l’an -340, Pythéas a franchi les colonnes d’Hercule (le détroit de Gibraltar), puis a remonté l’Atlantique Nord, a poursuivi son périple jusqu’en Grande-Bretagne et a même atteint le cercle arctique, là où la nuit ne durait « que deux heures » et l’île de Thulé, jusqu’à ce que la navigation lui soit impossible à cause des glaces. 20 Sṛṣṭi, sthiti, saṃhāra, tirodhāna et anugraha. 21 « Si on vous demande quel est le signe de votre Père en vous, répondez : C’est un mouvement et un repos. » Évangile selon Thomas 50. 22 Cela fait partie du credo des universitaires qui se sont essayés à traduire et à interpréter Parménide, à savoir qu’il enseigne de s’éloigner du monde des sens. les yeux et, dès lors, il apparaît clairement qu’il n’y a jamais rien eu à atteindre, rien à délaisser, rien à faire. Il n’y a rien à abandonner, sauf ce qui n’existe pas: or, cela n’existe pas… Tout va bien! Tel est le profond message de la Déesse. Celle-ci assure Parménide qu’ainsi le «bon sens» (γνώμη) des hommes du monde ne pourra jamais l’abuser ou le surpasser. Le « gros bon sens », tissu de trompeuses impressions de surface, façonne la vie entière de l’homme de la rue. La Grande Déesse décrit les hommes du monde comme akrita phûla (ἄκριτα φῦλα) : foule confuse, indécise, sans discernement. Elle ne le fait pas par dérision ou cynisme ; elle fait pour que nous reconnaissions cela en nous, condition nécessaire pour s’éveiller. De même, si nous dénonçons ici la corruption que les Platon et Aristote de ce monde ont infligée à la vérité pourtant si simple et si belle, c’est en réalité pour que nous puissions reconnaître que nous faisons la même chose chaque matin en sautant hors du lit, voire presque chaque instant de l’état de veille. Poésie La forme qu’emprunta Parménide pour nous dire de son voyage parle en elle-même: la poésie. L’œuvre poétique implique une inspiration non choisie, un don divin. La poésie donne des signes, elle ne nomme pas de manière carrée et linéaire comme la philosophie d’Aristote. Elle dit en ayant l’air de parler d’autre chose. Elle est profonde en ayant l’air d’être superficielle. En cela, le langage de Parménide est celui des anciens Égyptiens, le langage des Mythes, des Mystères, le langage du Ṛg Veda en Inde. La poésie est d’abord et avant tout un voyage. Ce n’est certes pas un hasard si les anciens mots grecs οἶμος (oimos) et οἴμη (oimê) signifient respectivement «chemin» et «poème». Le poète ne fait pas que raconter son voyage, il permet qu’il se produise pour nous. Mais encore faut-il savoir écouter… Le poème de Parménide fut composé avec un art sublime. Plusieurs érudits modernes ont finalement reconnu qu’il avait écrit quelques-uns de plus beaux vers de l’humanité. Parménide portait attention à la sonorité et cela s’entend dans son poème. Il connaissait parfaitement les règles de la métrique poétique grecque et s’il en brisait parfois les règles, c’était à dessein, pour produire un effet particulier, par une assonance ou par un changement de rythme. Au lieu de nous mener au son des trompettes vers un climax, il nous conduit avec un art consommé vers l’intérieur. Ses images, ses métaphores, son choix de mots, la répétition de certains mots23 sur un mode incantatoire : tout concourt à installer le lecteur dans l’espace initiatique. Aussi, il ne faut pas se surprendre de ce que les historiens ont depuis longtemps noté que la poésie épique grecque plonge ses racines dans le langage des chamanes asiatiques. Le recours constant à l’ambiguïté poétique fait partie du langage des oracles. Dans le poème de Parménide, tout ce qui bouge émet le son de la flûte (σῦριγξ), toujours le même son. Ici encore on retrouve la puissance incantatoire, mais il y a plus. Chez les Grecs, le mot surygmos (συριγμός) désignait le sifflement du serpent. Le mot syrinx (σῦριγξ) désigne la partie d’un roseau ou de tout objet tubulaire qui permet d’émettre un sifflement. S’il avait voulu parler d’une flûte, Parménide aurait employé le mot habituel, aulos (αὐλός). Pourquoi employa-t-il alors syrinx? Parce que ce mot est une claire indication de la montée de l’énergie dans le voyageur, phénomène bien connu en Inde, où on associe la kundalinī à un serpent. Le son évoqué par Parménide est celui de la manifestation de l’Univers lui-même et on peut l’assimiler à la «musique des sphères» qu’entendit jadis Pythagore, musique qui est elle-même l’harmonie tant évoquée par les anciens Égyptiens dans l’architecture du temple de Louxor, celle qui fait appel aux proportions harmoniques intimement associées au Nombre d’Or. Ce son qui n’est pas un son, il en est question encore dans le poème révélant un oracle d’Apollon dans un temple construit au-dessus d’une grotte en Anatolie: il y est dit qu’une fois pris par la source de ce son, «le cœur ne peut plus être déchiré, car plus rien ne permet de disjoindre.» L’initié, dans toutes les traditions, notamment celle de l’Égypte ancienne, est en rapport essentiel avec le Soleil (Apollon pour les Grecs, Rê pour les Égyptiens: le Dieu des dieux). L’initié est celui qui se montre apte à conduire le char du Soleil surgissant de la Nuit. Or, la «Recette d’immortalité», section d’un texte magique de la Grèce archaïque dont le papyrus est conservé à la Bibliothèque Nationale de France et qui ne fait que reproduire un texte de l’Égypte ancienne, comporte une image intéressante montrant à l’initié le Soleil avec un tuyau de flûte sortant de lui… Un hymne orphique appelle le Soleil syriktês (συρικτής), le siffleur… 23 Ainsi, le mot « emporter » revient plusieurs fois dès le début du poème. Cela nous ramène à Delphes, au grand Temple d’Apollon. Selon le mythe, Apollon s’approprie le pouvoir prophétique du serpent protecteur des pouvoirs de la Terre et de la Nuit représenté par son sifflement. Il combat victorieusement le serpent, mais sans le détruire à jamais, et le corps du serpent est enterré dans le sanctuaire. Les colons grecs qui ont fondé tant de villes en Grande Grèce ont tous consulté l’Oracle d’Apollon avant de partir et partout ils ont reproduit le drame d’Apollon et du serpent lors des fêtes. Apollon était jeune lorsqu’il vainquit le serpent, il était un kouros (κοῦρος), nom par lequel il est appelé par les jeunes filles initiatrices dans son poème24… Le dernier acte du drame portait le nom de l’instrument de musique du serpent, le syrinx, ou le syrigmos. Tout cela se réfère à la victoire d’Apollon sur l’obscurité, victoire que reproduit l’initié dans sa vie et son initiation, tout comme l’initié, en Égypte ancienne, reproduisait la victoire de Rê sur l’obscurité ou celle d’Horus sur Seth. Le logos : la révélation Parménide est accueilli par la Grande Déesse et c’est celle-ci qui parle. Elle ne discute pas avec Parménide, il n’y a rien de démocratique dans cette rencontre. Elle sait très bien que l’homme ne peut rien décider de juste en discutant et en raisonnant. La Déesse n’a que faire de nos opinions. Elle connaît la force de l’habitude et des conditionnements humains et elle sait que seule la «persuasion» peut nous faire sortir de l’illusion dans laquelle nous sommes plongés jour après jour. Mais ce n’est pas la persuasion que nous connaissons aujourd’hui, celle qui se fonde sur des arguments logiques; la persuasion de la Déesse est un courant qui nous emporte au-delà de toute discussion. La vie n’est pas démocratique; elle est, tout simplement. La seule persuasion possible est l’irrépressible irruption de l’évidence. Telle est la puissance de la Déesse pour «persuader». Il est dit, au début du poème, que les jeunes filles ont «persuadé» la Justice d’ouvrir les portes à Parménide: elles lui ont montré que Parménide était digne d’être reçu. Elles ont utilisé le même genre de «persuasion», une évidence devenue séduction. La vérité séduit et c’est ainsi qu’elle emporte l’adhésion de l’homme à l’écoute non pas des opinions, mais de ce qui est. Caractéristique est le fait que Parménide soit initié par la Déesse et non par un dieu, car elle ne persuade pas par la force ou par le raisonnement, mais par la séduction, celle qu’exerce la Réalité sur celui qui est suffisamment à l’écoute. Beaucoup de mots utilisés par Parménide ont subi une distorsion qui s’est aggravée au cours des siècles. Une de celles-ci a affecté un mot crucial, central, dans le témoignage de Parménide et de tous les sages de la Grèce archaïque: logos (λόγος). Génération après génération, les érudits et les universitaires ont traduit ce mot par « raison ». Dans leur bêlante unanimité, les intellectuels occidentaux n’ont pas remarqué, ou peut-être ont-ils fait semblant de ne pas le voir, que le mot λόγος ne prit ce sens que du temps de Platon, soit un bon siècle après Parménide… Et encore, on voit que c’est d’abord timidement que ce sens finit par s’imposer. Une autre erreur patente consiste à faire dire une platitude à ce mot grec du temps de Parménide: «discours». La traduction par «discours» n’est pas fausse, mais restrictive, car pour Parméndie, tout comme pour Héraclite, le logos est d’abord et avant tout la révélation. Discours, oui, mais le discours révélé. C’est donc la parole, mais pas n’importe quelle parole : la parole juste, la parole sacrée, la parole vraie, celle révélée par la Déesse. Une telle parole n’est pas matière à opinion. Le mot «logique» avait, dans la Grèce archaïque, le sens de parole: il s’agit ici de la parole de la Déesse, le pouvoir de séduction du Réel. Héraclite, qui vécut un peu avant Parménide, concevait le logos comme la parole de ce qui est: «La sagesse veut que ceux qui sont à l’écoute, non de moi, mais du logos, conviennent que toutes choses est l’Unique.» C’est après Parménide que le mot λογός a pris le sens de raison, raisonnement, et que l’homme occidental s’est de plus en plus coupé de la puissance de la vie, n’écoutant plus que le ronronnement de sa propre pensée et le bêlement de ses opinions. Quel est le résultat de cette bifurcation? L’homme est malheureux et agité: il ne vit pas en paix ni avec luimême ni avec les autres. Les universitaires modernes ont inventé la fable de la transition qu’auraient accomplie les Grecs entre le mythe (μῦθος), vu comme superstition, et la raison (λογός). Or Parménide, comme tous les Grecs de la période archaïque, ne concevait pas une telle opposition entre les deux. Bien plus, il utilisait les deux mots dans le même sens: la révélation. Les érudits ont fabriqué de toutes pièces le soi-disant miracle grec : 24 Les Crétois désignaient aussi Épiménide, un autre sage, poète, guérisseur et prophète, comme un kouros. la transition entre le mythe d’une part, perçu comme des fables, des légendes, et la raison d’autre part, vue comme le seul moyen permettant d’atteindre la vérité. La transition a bel et bien eu lieu, c’est certain, et nous en voyons les funestes conséquences aujourd’hui, mais elle ne fut ni un miracle ni l’affaire de Parménide. Jusqu’à après celui-ci, μῦθος et λογός se référaient tous les deux à la révélation, seule voie de Connaissance possible.