Madeleine Delbrêl
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Madeleine Delbrêl
Madeleine Delbrêl 1904 Naissance à Mussidan, Dordogne, de parents mal assortis. Jeunesse à Paris et débuts brillants en poésie, musique et dessin. Elle se dit athée et trouve la vie absurde. Son " fiancé" la laisse pour entrer chez les Dominicains. Conversion intérieure dans un émerveillement qui ne la quittera plus. L'Abbé Lorenzo lui fait découvrir la radicalité de l'Évangile. Avec des compagnes, elle décide de "vivre au coude à coude avec les pauvres QUELQUES ÉLÉMENTSet les incroyants ". DE BIOGRAPHIE Départ pour Ivry et début d'une vie de communauté en quartier ouvrier. Assistante sociale, elle se voit confier par le maire communiste le service social du canton. Puis elle se consacre à ses 15 compagnes et à la maison du 11, rue Raspail devenue lieu de fraternité pour des gens très divers. Elle combat sans relâche pour la justice, est en relation avec la Mission de France et les prêtres ouvriers, témoigne de son expérience des relations entre athées et chrétiens. Elle écrit beaucoup. De santé fragile, elle doit souvent s'arrêter. Le 13 octobre, ses compagnes la trouvent sans vie à sa table de travail. TEXTE 1 : LA VIE ORDINAIRE II y a des gens que Dieu prend et met à part, Il y en a d'autres qu’il laisse dans la masse, qu'il ne « retire pas du monde ». Ce sont des gens qui font un travail ordinaire; qui ont un 1 foyer ordinaire ou sont des célibataires ordinaires. Des gens qui ont des maladies ordinaires, des deuils ordinaires. Des gens qui ont une maison ordinaire, des vêtements ordinaires. Ce sont les gens de la vie ordinaire. Les gens que l'on rencontre dans n’importe quelle rue . Ils aiment leur porte qui s'ouvre sur la rue, comme leurs frères invisibles au monde aiment la porte qui s'est refermée définitivement sur eux. Nous autres, gens de la rue, croyons de toutes nos forces que cette rue, que ce monde où Dieu nous a mis est pour nous le lieu de notre sainteté. Nous croyons que rien de nécessaire ne nous y manque, car si ce nécessaire nous manquait, Dieu nous l'aurait déjà donné. Nous autres gens de la rue, nous savons très bien que tant que notre volonté sera vivante nous ne pourrons pas aimer pour de bon le Christ. Nous savons que seule l'obéissance pourra nous établir dans cette mort. Madeleine DELBRÊL Nous autres, gens des rues1 (écrit en 1938) 1 Madeleine Delbrêl, Nous autres gens des rues, Éditions du Seuil, collection « livre de vie », 1971. -1- Madeleine Delbrêl TEXTE 2 : APPROFONDIR L’ÉVANGILE L'Évangile est le livre de la vie du Seigneur. Il est fait pour devenir le livre de notre vic. Il n'est pas fait pour être compris, mais pour être abordé comme un seuil de mystère. Il n'est pas fait pour être lu, mais pour être reçu en nous. Chacune de ses paroles est esprit et vie. Agiles et libres, elles n'attendent que l'avidité de notre âme pour fuser en elle. Vivantes, elles sont elles-mêmes comme le levain initial qui attaquera notre pâte et la fera fermenter d'un mode de vie nouveau. Les paroles des livres humains se comprennent et se soupèsent. Les paroles de l’Évangile sont subies et supportées.· Nous assimilons les paroles des livres. Les paroles de l'Évangile nous pétrissent, nous modifient, nous assimilent pour ainsi dire à elles. Les paroles de l'Évangile sont miraculeuses. Elles ne nous transforment pas parce que nous ne leur demandons pas de nous transformer. Mais, dans chaque phrase de Jésus, dans chacun de ses exemples demeure la vertu foudroyante qui guérissait, purifiait, ressuscitait. A la condition d'être, vis-à-vis de lui, comme le paralytique ou le centurion ; d'agir immédiatement en pleine obéissance. L'Évangile de Jésus a des passages presque totalement mystérieux. Nous ne savons pas comment les passer dans notre vie. Mais il en est d'autres qui sont impitoyablement limpides. C'est une fidélité candide à ce que nous comprenons qui nous conduira à comprendre ce qui reste mystérieux. Si nous sommes appelés à simplifier ce qui nous semble compliqué, nous ne sommes, en revanche, jamais appelés à compliquer ce qui est simple. Quand Jésus nous dit : « ne réclame pas ce que tu as prêté »- ou « oui, oui, non, non, tout le reste est du Malin », il ne nous est demandé que d'obéir ... et ce ne sont pas les raisonnements qui nous y aideront. Ce qui nous aidera, ce sera de porter; de « garder » en nous, au chaud de notre foi et de notre espérance, la parole à laquelle nous voulons obéir. Il s'établira entre elle et notre volonté comme un pacte de vie. Quand nous tenons notre évangile dans nos mains, nous devrions penser qu'en lui habite le Verbe qui veut se faire chair en nous, s'emparer de nous, pour que son cœur, greffé sur le nôtre, son esprit branché sur notre esprit, nous recommencions sa vie dans un autre lieu, un autre temps, une autre société humaine. Approfondir l'Évangile de celle façon-là, c'est renoncer notre vie pour recevoir une destinée qui n'a pour toute forme que le Christ. Le livre du Seigneur (écrit vers 1946), dans La Joie de croire2, p. 37. 2 Madeleine Delbrêl, La joie de croire, Éditions du Seuil, collection « livre de vie » 1968 -2- Madeleine Delbrêl TEXTE 3 : CONSENTIR AU RÉEL Nos pas marchent dans une rue mais notre cœur bat dans le monde entier. C'est pourquoi nos petits actes, dans lesquels nous ne savons distinguer entre action et prière, unissent aussi parfaitement l'amour de Dieu et l'amour de nos frères. Le fait de nous livrer à sa volonté nous livre du même coup à l'Église que cette même volonté fait constamment salvatrice et mère de grâce. Chaque acte docile nous fait recevoir pleinement Dieu et donner pleinement Dieu dans une grande liberté d'esprit. Alors la vie est une fête. Chaque petite action est un événement immense où le paradis nous est donné, où nous pouvons donner le paradis. Qu'importe ce que nous avons à faire : un balai ou un stylo à tenir. Parler ou se taire, raccommoder ou faire une conférence, soigner un malade ou taper à la machine. Tout cela n'est que l'écorce de la réalité splendide, la rencontre de l'âme avec Dieu à chaque minute renouvelée, à chaque minute accrue en grâce, toujours plus belle pour son Dieu. On sonne ? Vite, allons ouvrir; c'est Dieu qui vient nous aimer. Un renseignement ? ... le voici. … c'est Dieu qui vient nous aimer. C'est l'heure de se mettre à table? Allons-y : c'est Dieu qui vient nous aimer. Laissons-le faire. TEXTE 4 : LA MISSION La Parole de Dieu, on ne l'emporte pas au bout du monde dans une mallette: on la porte en soi, on l'emporte en soi. On ne la met pas dans un coin de soi-même, dans sa mémoire, comme sur une étagère d’armoire où on l'aurait rangée. On la laisse aller jusqu'au fond de soi, jusqu'à ce gond où pivote tout nous-même. On ne peut pas être missionnaire sans avoir fait en soi cet accueil franc, large, cordial, à la Parole de Dieu, à l'Évangile. Cette Parole, sa tendance vivante, elle est de se faire chair, de se faire chair en nous. Et quand nous sommes ainsi habités par elle, nous devenons aptes à être missionnaires. Mais ne nous méprenons pas. Sachons qu'il est très onéreux de recevoir en soi le message intact. C'est pourquoi tant d'entre nous le retouchent, le mutilent, l'atténuent. On éprouve le besoin de le mettre à la mode du jour comme si Dieu n'était pas à la mode de tous les jours, comme si on retouchait Dieu. Si le Missionnaire-Prêtre est le porte-parole de la Parole de Dieu, nous missionnaires sans sacerdoce nous en sommes en une sorte de sacrement. Une fois que nous avons connu la Parole de Dieu, nous n'avons pas le droit de ne pas la recevoir ; une fois que nous l'avons reçue, nous n'avons pas le droit de ne pas la laisser s'incarner en nous ; une fois qu'elle s'est incarnée en nous, nous n’avons pas le droit de la garder pour nous ; nous appartenons dès lors à ceux qui l'attendent. Pour prendre la Parole de Dieu au sérieux, il faut en nous toute la force du Saint-Esprit. « Vivre aujourd'hui comme si je devais ce soir mourir martyr » écrivait le P. Charles de Foucault. Laissons-nous habiter de plus en plus par la Parole et, habitant à notre tour parmi nos frères, croyons que cette proximité les rapprochera de leur Dieu. 1 Témoins dans Missionnaire sans bateau, p 64 -3- Madeleine Delbrêl TEXTE 5 : LA PRIÈRE instants ; par contre, le désert lui-même peut être sans « retraite », si nous avons attendu d'y être, pour désirer rencontrer le Seigneur. Nos allées et venues - et pas seulement les grandes, celles qu'on fait d'une pièce à l'autre les moments où nous sommes obligés d'attendre - que ce soit pour payer à une caisse ou pour que le téléphone soit libre, ou pour qu'il y ait de la place dans un autobus - sont des moments de prière préparés pour nous dans la mesure où nous sommes préparés pour eux. Les avoir gâchés parce que nous n'étions pas prêts, peut être estimé pour ce que c'est : une peccadille. Mais si, un jour, il est question avec le Seigneur d'amour et non de péché, nous prendrons peutêtre conscience d'avoir été de drôles d'amoureuses. Car ces petits creux de temps existent pour tout le monde et nous, femmes, nous savons très bien à quoi nous les employons quand nous ne poursuivons pas le Seigneur. Ou bien nous rêvons : pour cela, nous avons une solide réputation ; ou bien nous sommes « dans la lune », c'est-à-dire que nous pensons dix minutes, sans aucun motif valable, à l'affiche « Persil » qui est sur le quai du métro; ou bien nous faisons partie des « problémateuses » ; ou bien nous cultivons nos petits ennuis. C'est le temps passé à telle ou telle de ces choses qu'il s'agit de récupérer et de rendre à qui de droit. C'est préférer le Seigneur à une affiche, à un slogan, à soi-même. Dans nos vies sans superficie et sans temps, dans nos vies sans espace, ce n'est pas l'espace qu'une vie chrétienne réclamait autrefois que nous devons chercher. Pour la prière, nous sommes rationnés en espace : celui qui nous manque, ce sont les forages qui doivent le remplacer. Que nous soyons n'importe où, Dieu y est aussi. L'espace nécessaire pour le rejoindre, c'est la place de notre amour qui ne veut pas être séparé de Dieu, qui veut rencontrer Dieu. Celui qui n'a pas essayé de savoir qui est vraiment, totalement, actuellement Jésus, ne le désirera pas. Il le désirera moins que l'enfant ne désire une orange chez l'épicier. Mais ceux qui ont gravi lourdement le mystère de Dieu, qui l'ont pensé possible, qui l'ont cru possible, qui, enfin, l'ont cru vrai ; qui ont dans cette vérité trouvé la joie des joies ; ceux qui ont dû faire en eux place à plus de joie encore, en sachant que ce mystère s'était rendu perceptible aux yeux des hommes, dans un homme qui était homme et qui était Dieu; ceux qui savent que cet homme demeure avec eux jusqu'à la fin des temps, avec son corps, avec son sang, avec sa gloire ; ceux qui ont cru et qui croient tout cela, nous qui le croyons, manquerons-nous du désir pour le trouver partout où il dit qu'on le trouve; pour renverser, pour transpercer tous les obstacles qui nous empêcheraient d'être toujours et toujours davantage avec lui ? C'est ce désir qui fait la prière et qui la fait n'importe où. La retraite au désert, elle peut être cinq stations de métro à la fin d'un jour où nous avions « foré » un puits vers ces tout petits La joie de croire pages 243-245 (notes sur la prière écrites en 1956) (Textes présentés par Roch-Etienne Migliorino) AUTRES TEXTES Textes pour la prière «Tous les bruits qui nous entourent font beaucoup moins de tapage que nous mêmes. Le vrai bruit, c'est l'écho que les choses ont en nous. Le silence est la place de la Parole de Dieu. » «Adorant sans force, sans apparence, mais reliant, mais religieux, les mains ancrées aux épaules de son Seigneur, les pieds plantés dans une foule en qui il croit, espère et aime, il rendra à la gloire divine, entre le premier et le second commandement dont il pourra être le vrai obéissant, le seul espace qui lui -4- Madeleine Delbrêl convienne: la surface d'un homme qui de sa part et pour tous les hommes de la terre, publiquement, préfère Dieu ? » Nous autres, gens des rues. La spiritualité du vélo « Allez ... » nous dites-vous à tous les tournants de l'Évangile. Pour être dans votre sens, il faut aller, même quand notre paresse nous supplie de demeurer. Vous nous avez choisis pour être dans un équilibre étrange. Un équilibre qui ne peut s'établir et tenir que dans un mouvement que dans un élan. Un peu comme un vélo qui ne tient pas debout sans rouler, un vélo qui reste penché contre un mur tant qu'on ne l'a pas enfourché, pour le faire filer bon train sur la route. La condition qui nous est donnée c'est une insécurité universelle, vertigineuse. Dès que nous nous prenons à la regarder, notre vie penche, se dérobe. Nous ne pouvons tenir debout que pour marcher, que pour foncer, dans un élan de charité. Tous les saints qui nous sont donnés pour modèles, ou beaucoup, étaient sous le régime des Assurances - une espèce de Sécurité spirituelle qui les garantissait contre les risques, les maladies, qui prenait même en charge leurs enfantements spirituels. Ils avaient des temps de prière officiels, des méthodes pour faire pénitence, tout un code de conseils et de défense . Mais pour nous, c'est dans un libéralisme un peu fou que se joue l'aventure de votre grâce. Vous vous refusez à nous fournir une carte routière. Notre cheminement se fait de nuit. Chaque acte à faire à tour de rôle s'illumine comme des relais de signaux. Souvent la seule chose garantie c'est cette fatigue régulière du même travail chaque jour à faire, du même ménage à recommencer, des mêmes défauts à corriger, des mêmes bêtises à ne pas faire. Mais en dehors de cette garantie, tout le reste est laissé à votre fantaisie qui s'en donne à l'aise avec nous. La joie de croire, pages 94-95 -5-