Abbaye Notre-Dame de la Coudre – Bicentenaire 1816

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Abbaye Notre-Dame de la Coudre – Bicentenaire 1816
Abbaye Notre-Dame de la Coudre – Bicentenaire 1816-2016
Chers frères et sœurs,
Vous connaissez tous, j’imagine, cette définition devenue fameuse que Cicéron
donnait de l’histoire : « L’histoire, témoin des temps, lumière de la vérité, vie de la mémoire,
maîtresse de vie, messagère du passé… » Et il ajoutait : « … quelle voix, sinon celle de
l’orateur, peut la rendre immortelle ? » (De oratore, II,36). Je tremble à l’idée que l’orateur
que je suis devant vous ce matin ne sera sans doute pas à la hauteur de l’exercice que vous
attendez de lui, celui de reparcourir, le temps d’une impossible synthèse, les grandes étapes
d’une aventure exaltante et dramatique à la fois qui vous a conduit, de Darfeld, en Westphalie,
puis Borsut près de Liège en Belgique, jusque dans l’Ouest de la France où les premières
communautés revenues de l’exil se sont implantées. On sait que toute l’histoire de cette
renaissance cistercienne dans l’Ouest, et plus largement en France, s’appuie au départ sur un
seul homme : Dom Augustin de Lestrange. Doté d’un incontestable sens politique, le prieur
de la Trappe comprit dès les premiers remous révolutionnaires ce qui allait arriver et, sans
attendre une expulsion qui ne tarda pas, parvint à convaincre son abbé de la nécessité, pour
sauver l’Ordre en France, d’un repli stratégique vers l’étranger. Ce fut à la chartreuse de la
Valsainte, en Gruyère, alors abandonnée par les fils de Saint Bruno, que les rescapés vinrent
d’abord trouver asile. S’ensuivirent plusieurs années d’errements à travers l’Europe jusqu’à ce
que retentisse, enfin, le signal tant attendu de la libération et du retour en France.
Je laisse à nos conférenciers de cet après-midi le soin de nous relater tout cela dans le
détail. Ce qui m’intéresse davantage, c’est de voir comment le salut de Dieu s’accomplit par
et dans les événements de l’histoire humaine ; de voir comment, dans les soubresauts parfois
violents de cette histoire, Dieu parvient toujours à se frayer un chemin pour sa grâce jusqu’à
faire remonter en pleine lumière, en les tournant à son entier avantage, les drames les plus
obscurs et les plus funestes de notre misérable humanité. Lorsqu’on relit d’ailleurs l’épopée
de ce retour d’exil, on voit que la menace ne venait pas seulement de l’extérieur : certes, il
fallait fuir devant les révolutionnaires et échapper à leurs exactions sanglantes ; mais à ce
moment-là déjà, comme à bien d’autres moments de l’histoire de notre Église, les difficultés
et les dissensions étaient internes aux communautés elles-mêmes. C’est un fait que Dom
Augustin, qui était un fin stratège et un vrai visionnaire, s’était fait remarquer aussi par son
extrême rigueur et son caractère quelque peu tyrannique. Si bien qu’un certain nombre de
moines et de moniales réclamèrent à Rome la permission de s’émanciper d’une tutelle jugée
trop lourde, tandis que d’autres, au contraire, demeuraient attachés à l’abbé. C’est, j’ose dire,
à la «faveur» de cette scission, qui ne dit pas son nom et dont on évite encore de parler
ouvertement, peut-être, que put renaître chez nous la vie cistercienne masculine et féminine.
Que Dieu en soit loué !
Si nous sommes rassemblés en ce lieu aujourd’hui, c’est donc pour honorer avec vous
un devoir de mémoire, en précisant bien le sens à donner à cette expression : il ne s’agit pas
tant d’une relecture nostalgique du passé, comme si l’on feuilletait un album de photos
jaunies, que d’une lecture plus prophétique du projet de Dieu qui, aujourd’hui encore, aspire à
se manifester et à se communiquer dans la vie de la communauté ecclésiale. À la lumière de la
Parole de Dieu, et tenant compte des réflexions que vous m’avez partagées, je donnerai à ce
devoir de mémoire une triple justification :
Première justification : celle de la louange et de la bénédiction. Faire mémoire, en effet, c’est
d’abord rendre grâces pour la fidélité du Seigneur et pour le don de son amour. C’est l’acte
premier et le plus solennel que nous célébrons ce matin, celui où, par l’Eucharistie, la
mémoire devient mémorial des œuvres de Dieu. Car depuis ses années incertaines et
douloureuses de l’exil jusqu’à ce temps où nous sommes, jamais le Seigneur ne s’est départi
de sa promesse d’alliance. Nous le rappelions tout à l’heure avec le prophète Isaïe en nous
associant à la confession de foi du peuple d’Israël. Et le psaume 135 intensifiait encore ce
sentiment jubilatoire : « Rendez grâce au Seigneur, il est bon, éternel est son amour ! »
N’est-ce pas à cette relecture de l’histoire que le Pape François invite les communautés
chrétiennes en cette Année sainte de la Miséricorde ? Quelle joie, en effet, que celle de
retrouver le passage de Dieu dans la diversité et la complexité de nos itinéraires ! Quelle joie
que celle de nous savoir rattrapés à chaque instant par la miséricorde du Père, nous, pauvres
pécheurs, qui manquons quotidiennement à la grâce. Mais j’ai la conviction en même temps
qu’une simple relecture du passé serait inféconde, en tout cas incomplète, si elle ne nous
engageait pas en quelque manière à purifier notre mémoire individuelle et collective. Car les
souvenirs négatifs, les paroles blessantes, les jugements sans appels sont autant d’obstacles à
un vrai vivre-ensemble qu’une communauté doit apprendre à surmonter pour devenir un lieu
de guérison où la liberté grandira parce chacun de ses membres s’y sentira respecté et aimé
pour lui-même. Mes sœurs, c’est à cette tâche que Dieu vous appelle en restant ouvertes et
accueillantes à la joie du pardon, sous le regard de Marie. Quand on sait d’ailleurs que la
communauté de Darfeld avait pour nom Notre-Dame de la Miséricorde, on ne trouve pas
étrange que cet anniversaire, celui que nous commémorons aujourd’hui, soit célébré en pleine
année sainte de la Miséricorde.
Deuxième justification : celle d’une plus forte et plus claire conscience identitaire. Nous
savons en effet de quelle manière notre mémoire façonne notre identité. Bien des philosophes
et des psychologues nous ont aidés à le comprendre. Or c’est là, je crois, un vrai défi pour nos
communautés chrétiennes aujourd’hui. Dans un monde où les mutations s’accélèrent, où les
repères fondamentaux s’estompent, où l’engagement à vie devient lui-même problématique,
faire acte de mémoire, c’est redécouvrir la fraicheur d’un charisme qui résiste au temps et en
tirer la grâce d’un perpétuel renouveau. En ce sens, le moine ou la moniale n’a jamais fini de
creuser le puits de son premier appel pour y retrouver la pureté de la source qui, seule, pourra
désaltérer sa soif. Comme le scribe de l’évangile, il revient à la communauté monastique de
« tirer de son trésor du neuf et de l’ancien » en se rappelant que, pour elle, retourner à la
Règle – parce qu’il faut toujours le faire –, cela signifie revenir inlassablement au Christ et à
son Évangile par un processus ininterrompu de conversion. Il nous est dit dans Vita
consecrata au n° 37 : « Il faut rester fermement convaincu que chercher à se conformer
toujours plus pleinement au Seigneur, c’est la condition d’authenticité de tout renouveau qui
veut rester fidèle à l’inspiration des origines ». Le philosophe Paul Ricœur exprimait
autrement cette conviction en disant que « c'est dans notre archéologie que s'enracine notre
futur ». Oui, c’est seulement en restant en contact permanent avec la Source qu’une
communauté est à même de se renouveler et de rajeunir sans cesse dans une inaltérable
vitalité créatrice.
3. Troisième justification, celle d’un pari fait sur l’avenir, le pari de la confiance, sachant que,
comme Abraham, notre unique point d’appui, c’est la foi. C’est un euphémisme de dire que le
présent où nous vivons ne nous donne pas de visibilité très claire sur ce qui doit advenir dans
le futur. Ne voyant pas toujours sur quelle assurance humaine appuyer nos projets ou réaliser
nos rêves, le risque est grand de nous décourager, de démissionner du poste que Dieu nous a
assigné en empruntant la voie sans issue de l’immobilisme ou du défaitisme. Mais plus,
justement, se fait ressentir la pauvreté de nos moyens, plus se fait impérieux l’appel à nous
livrer à la puissance d’amour de l’Esprit. C’est ce que nous demande aujourd’hui le Seigneur :
Il veut que nous nous livrions complètement à l’Esprit Saint pour que l’Esprit Saint fasse ce
qu’Il veut avec nous : non pas sans nous, mais avec nous. Et cela suppose que soit réaffirmé
dans le quotidien de nos vies le primat de la contemplation sur l’action. Cela suppose que soit
intensifié dans chacune de nos journées le cœur à cœur de la prière par laquelle nous nous
faisons mendiants des faveurs de l’Esprit. Faire acte de mémoire, c’est en définitive repartir
du Christ en puisant dans l’amour de son Cœur la grâce d’un nouvel élan. C’est l’enjeu le plus
déterminant des temps de crise où nous sommes : celui de rechoisir le Christ pour
« demeurer » avec lui dans l’amour du Père, ainsi que le Seigneur nous y invitait dans
l’évangile. Vous me l’écriviez justement vous-même : « Il n’est changement qui puisse
empêcher d’aimer le Christ par-dessus tout et de vivre dans la louange, l’entraide et
l’intercession pour l’Eglise et le monde. Que Dieu veuille nous en faire la grâce ! » C’est le
vœu que nous formons pour chacune de vous : que vous demeuriez et progressiez chaque jour
davantage dans l’amour du Christ au cœur de ce monastère que saint Bernard appelait fort à
propos la schola dilectionis, l’« école de l’amour ». Jean de Ford avait raison d’écrire à son
tour : « (…) la nouveauté – celle de l’amour – contient perpétuellement en elle son
commencement, elle se révèle toujours comme un nouveau départ ».
Pour terminer, je voudrais vous citer ce qu’Adrienne von Speyr, confidente et amie du
grand théologien Hans Urs von Balthasar, écrivait dans son commentaire sur le Discours
d’Adieu de saint Jean dont nous avons entendu un extrait tout-à-l’heure : « Le Seigneur veut
que nous vivions dans la joie. Il veut sans doute aussi que nous passions par la souffrance et
la tribulation. Mais le sens fondamental de notre christianisme s’oriente vers la joie. Il
faudrait que les chrétiens ressemblent à des balles que l’on peut presser et enfoncer, mais qui
reprennent toujours d’elles-mêmes leur forme sphérique. L’état fondamental qui se
reconstitue sans cesse, c’est la joie » (vol. 2, p. 35). Abbaye de la Coudre, Mère heureuse, ce
matin, au milieu de tes filles, inlassablement poursuis la route de l’amour, les yeux fixés sur
Jésus, ton unique trésor, auquel tu ne dois rien préférer ici-bas. Qu’à chaque instant sa Croix
lumineuse t’éclaire et te guide, que sa fidélité renouvelle la tienne et qu’ainsi, contre vents et
marées, en solidarité totale avec ce monde que Dieu aime, tu rendes un joyeux témoignage à
Celui qui, hier, aujourd'hui et demain, fait toutes choses nouvelles. Amen.
 Thierry SCHERRER
Evêque de Laval

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