Toute la presse des spectacles

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Toute la presse des spectacles
LES ACHARNES
theatre acharnes Rouabhi presse acharnes
14 Octobre 1993
Josée Barnérias
Au Îlets : "Acharnés" et tragiques
Avec "Les Acharnés" - en ce moment chez les Fédérés - le théâtre contemporain révèle une vraie
sensibilité, une parole directe et un réel sens de la tragédie.
Mohamed Rouabhi, auteur, a confié à Claire Lasne la mise en scène des "Acharnés", sur lequel la jeune femme et une équipe
de cinq comédiens - qui ont choisi de s'appeler... "Les Acharnés" - travaillé depuis fin août. Les répétitions, comme la création
de la pièce, ont eu lieu au théâtre des Îlets, chez les Fédérés. les représentations se poursuivront chaque soir, à 20 h 30,
jusqu'à samedi inclus.
Claire Lasne, actrice, possède, comme le reste de l'équipe, de solides références. En lui proposant d'aborder la mise en scène
par "Les Acharnés", Mohamed Rouabhi a choisi le bon interlocuteur. Il est issu de cet échange qui est beaucoup plus qu'une
simple collaboration, un spectacle émouvant, bâti sur des choses aussi simples que l'amour, la douleur, la mort et la vie qui
s'accroche à des riens.
"Les Acharnés" est bel et bien tel que l'avait décrit Claire Lasne (voir l'édition du 12 octobre). Avec des mots sans prétention qui
vont toujours droit au but. Avec des personnages pétris de vérité. Avec toujours présent un mouvement dialectique qui va du
meilleur au pire, du trivial au sublime. Avec, en contrepoint d'un réalisme jamais pesant, jamais figé, le frémissement d'un
imaginaire qui donne à la pièce la dimension d'une métaphore, la force d'une allégorie.
Et tous les éléments sont magnifiquement repérables. Que ce soit les personnages eux-mêmes, deux hommes, deux femmes,
au devenir incertain, à la démarche fragile (Louise a toujours une bouteille à la main, Michel se déplace en fauteuil roulant,
Jeanne et Jean ont parfois la maladresse des enfants ou des jeunes animaux). Quatre individus comme des milliers, des
millions d'autres, pris dans le ressac de leurs propres incertitudes, de leurs épreuves et de leurs chagrins inconsolables. Et un
cinquième, sorte d'ange exterminateur, aux bras immenses, dont on ne sait s'ils veulent étreindre ou étouffer. Un homme au
prénom bref, quatre lettres seulement. Et qui suffisent. l'homme-ange, l'homme étrange, s'appelle...
Que ce soit aussi dans les passerelles, les rails, les frêles échafaudages ou la baraque foraine, dans un tango de Carlos Gardel,
dans les lumières vivantes et vibrantes d'Isabelle Lasne, tous les signes sont là. Tous les signes d'une humanité en proie à une
déréliction congénitale et incurable, et dont l'unique salut réside dans l'acharnement à vouloir souffrir mieux, plus dignement. A
associer la grandeur et la souffrance. Puisque la douleur elle aussi, s'acharne, et que jamais rien ni personne n'a pu la chasser
du décor. Vu sous cet angle, l'acharnement est une autre forme du tragique.
12 Novembre 1993
CENTRE PRESSE
L. Mondon
Des acharnés de la vie
"Les Acharnés" racontent la fin d'un monde, la fin d'un amour. Un monde disloqué en manque de
repères. Pas de larmes inutiles ni de sentimentalisme à l'eau de rose, mais beaucoup d'espoir.
Des histoires. Celle de Louise et Jean qui se déchirent et ne communiquent plus depuis la mort de la petite Marie. Celle de
Jeanne qui croit trouver le grand amour et oublie le quotidien de l'usine un dimanche au bord de la Manche. celle de Michel qui
rêve de danser et de quitter sa chaise roulante, un petit moment seulement, mais plus que tout qui souffre de l'indifférence de
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rêve de danser et de quitter sa chaise roulante, un petit moment seulement, mais plus que tout qui souffre de l'indifférence de
son père. Celle d'Amer El Mout, personnage multiple et mythique qui symbolise l'autre que l'on ignore ou que l'on rejette, que
l'on attend ou que l'on exècre.
Malgré tout, ces hommes et ces femmes vivent. ils plient mais ne rompent pas. Ils luttent. Ils s'acharnent. "C'est la seule chose
qui compte. Grandis-toi."
Mohamed Rouabhi aurait pu nous apitoyer, nous infliger un discours misérabiliste à faire pleurer dans les chaumières. Claire
Lasne s'est attachée à la dignité d ces homes et de ces femmes écorchés, sans voyeurisme, sans mélodrame. les cinq acteurs
ont pris à corps et à cœur leur rôle de paumé qui ne s'appesantit pas sur son sort. Comme si ces comédiens, ce jeune auteur,
et Claire Lasne (qui signe sa première création), avaient mis à nu tout le potentiel humain qui les habite.
Le jeu est servi par un décor brut et rude, fait d'échafaudages métalliques, de baraque ambulante, de volets souvent clos, de
traverses éclairées d'une lumière blanche artificielle, telles des rues inhumaines d'une ville moderne.
Là, ouvriers, désespérés, immigrés, chômeurs, voyageurs, profiteurs se croisent, s'enlacent, se séparent.
"Les Acharnés" dressent le portrait d'une société en déconfiture, à la fois lucide et provocateur. Et le spectateur réagit, entend le
cri, sent le malaise. Lui non plus ne veut pas baisser la tête. Lui aussi en sort grandi.
12 Novembre 1993
M-C. Bernard
Les Acharnés : réaliste et poétique.
La pièce "Les Acharnés", magnifiquement mise en scène par Claire Lasne, sera jouée jusqu'au 13
novembre, à la Blaiserie
Avec Les Acharnés, Claire Lasne signe sa première mise en scène. De main de maître... Stuart Seide, directeur du Centre
Dramatique Poitou-Charentes, avait travaillé avec la comédienne, lors de la création de "Mood Pieces", la saison dernière.
L'auteur de la pièce crée en octobre dernier, à Montluçon, avait été remarqué lors des Jeux d'Écritures 1992, à Poitiers. "Les
Acharnés" avait donc toute sa place sur la scène de La Blaiserie pour une semaine de représentations.
Claire Lasne trace les lignes de vie d'êtres, semblables à nous-même. Faisceaux pudiques sur Louise, plus morte que vive
après la disparition de la petite Marie; sur le visage de Michel, l'invalide, happé par le halo d'une lampe électrique. jean, le père
de Marie, l'époux rejeté, crie sa détresse en ombre chinoise, dans une lumière crue, au pied de Louise, devenue si lointaine,
absente derrière ses volets clos. Jeanne fait virevolter son bonheur tout neuf et si fragile dans des éclats de lumières.
Dans un décor sobre, traversé par deux rues pavées, une rampe-chaîne de montage et une buvette abritée sous un
échafaudage, les acteurs des Acharnés parlent de leurs amours perdues, de leur enfance mi-rire, mi-pleurs saccagée par un
père abruti d'alcool, par un père incapable de tendresse. Ils s'étreignent, s'empoignent, s'insupportent, se noie dans la bière, se
battent, se racontent des histoires au-delà des faits divers, extirpé du quotidien. La sirène d'usine rythme ces scènes de vie,
martelées par la violence, la haine, le racisme, la souffrance, l'amitié, l'espoir.
"Les Acharnés" dessinent la fin d'un monde à renaître, réaliste et poétique, dans lequel chaque spectateur puise ses propres
résonances.
16 Novembre 1993
Mathilde La Bardonnie
Un monde acharné
Première mise en scène de Claire Lasne qui monte "Les Acharnés" de Mohamed
Rouabhi. La texture d'un rêve.
Où s'impose jusqu'à l'évidence cette "liaison magique, atroce" du théâtre avec la réalité, dont rêvait Antonin Artaud. Où explose
en une première mise en scène, l'évident talent de Claire Lasne - qui n'a pas trente ans, loin de là - et qui a rencontré en la
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en une première mise en scène, l'évident talent de Claire Lasne - qui n'a pas trente ans, loin de là - et qui a rencontré en la
personne du moins jeune Mohamed Rouabhi un auteur, un vrai qui donne ne pâture une langue rien qu'à lui, une parole jailli du
vrai, donnant aux mots la texture ciselée et résonnante qu'ils ont dans les rêves, jusqu'à l'éblouissance. Ces deux(là ont fondé
une compagnie appelé Les Acharnés. Cela leur va bien... les Acharnés : c'est aussi et surtout le titre de cette pièce de lui,
Rouabhi, qu'elle, Claire Lasne, au départ comédienne, vient de donner pour quatre soirs seulement à Poitiers, après l'avoir créé
tout aussi fugacement aux fédérés de Montluçon, le mois dernier. Coup de maître que leur histoire de "la fin d'un amour ;
histoire de la fin d'un monde, le monde ouvrier", dans les changements brusques de la lumière, l'action physique des carrés et
tournoiements, et rais glissants de clartés, et poursuites en oblique de lumière éveillant le chaud, le froid, le rire, le désespoir, le
vide, la solitude, la déveine, l'illusion d'amitié, la souffrance toute bête ou résignée. Et cette obstination de la mort qui guette et
cajole ou violente ses prochaines recrues sous les traits d'un personnage entêtant n'apparaissant jamais sous la même
défroque, ni la même identité. Une figure qui déboule d'abord en proclamant : "Je m'appelle Amer El Mout. Je suis né le 18
février 1965. A ce jour j'ai traversé 105 saisons. J'ai respiré pendant 9876 jours. Depuis l'âge de huit ans jusqu'à aujourd'hui, j'ai
aimé quatorze femmes. Trois d'entre elles sont mortes à présent dont ma mère et Anne-marie. Bien que déménageant 5 fois,
j'ai toujours habité au 2° étage. Je ne dors jamais plus de 6 heures par nuit. Les jours anciens où j'ai pu penser "maintenant je
suis heureux" sont rares. Innombrables sont les heures passées dans le malheur.
Amer El Mout s'immisce d'entré entre Louise, aux pièces dans un atelier d'assemblage, et Jean, son mari, qui n'arrive plus à
l'atteindre ; ils viennent de perdre leur unique enfant, et c'en est fini de leur connivence. Jouée par Jeanne David, Louise a le
regard fixe de la mère qui n'a pas pleuré à l'enterrement. Et c'est ce regard-là, perdu à mille lieux, qui rend pour jean tout geste
impossible. jean est incarné en son désarroi, par l'exact Laurent Ziserman. A l'usine, Louise a une copine, qui s'appelle Jeanne
(Anne Rotger, yeux tout ronds de bon sens, et optimisme chevillé à l'âme, parvenant un petit peu davantage à se faire entendre.
Jean aussi a un vrai copain, Michel: infirme, Michel est rivé à un fauteuil roulant dans lequel il se déplace à toute berzingue
comme sur des rails, tout autour de plateau. Ce dernier a les traits de Richard Sammut, visage sombre, demi-sourire entre
tendresse et sarcasme. Pour ce paralysé, Amer El Mout apparaît dans le rôle d'un très patient kinésithérapeute capable de le
tirer de sa position assise, de lui offrir le rêve d'un tango encore dansable.
Amer El Mout, rebaptisé André Lepetit, sera de nouveau, au milieu de Louise et Jeanne, et jean et Michel, rassemblés sans le
savoir à la toute fin, au bord de la mer quelque part en Normandie. Et c'en sera fini de Louise, l'inconsolable. Dans les sept
défroques successives d'Amer El Mout, du trouble salaud au marchand ambulant bon enfant, de la brute à ne pas rencontrer au
coin de la rue, au beauf mielleux, de la haine au sourire, le même comédien Daniel Martin donne le la en ce quintette d'acteurs
dirigés en un parcours sans faute, ni trémolos, dans le décor archi-simple et intelligent de Françoise Henry: juste les persiennes
d'une fenêtre suspendue en hauteur dans le noir, juste les rails de bois, juste la guitoune d'un bar ambulant à point nostalgique...
pour une parole proféré en kaléidoscope. Pour un seul et même cri varié au scalpel, et qu'entrecoupent quelques refrains
d'Adamo retrafiqués par Arno, voix rauque-éraillé. Alors...
"Leur mots impriment une sorte de trace qui demeurent même quand ils sont partis... quelque chose reste d'eux, un
rayonnement qui a à voir avec la peinture. Ils parlent et c'est comme de la musique." Claire Lasne en ces deux phrases rêvait
d'un chant échappé d'eux, arraché d'eux... Rêve accompli en toute grâce et violence. Et ce quelque chose qui reste des
Acharnés s'appelle l'émotion.
9 Janvier 1995
Brigitte SALINO
L'ENVIE D'ESPERER
Après Montluçon et Poitiers, en 1993, puis Dijon, en 1994, Les Acharnés poursuivent leur chemin à Saint-Denis, où ils sont
"recréés". Entre-temps, Claire Lasne, qui signe la mise en scène, et Mohamed Rouabhi, l'auteur, ont présenté au Théâtre ParisVillette Les fragments de Kaposi, un spectacle couleur ciel, où le temps filait entre ombre et lumière, dans l'attente retenue du
souvenir d'un ami mort. Sida. C'était beau, juste et généreux. Les Acharnés - qui ont donné son nom çà la compagnie de Claire
Lasne et Mohamed Rouabhi - sont antérieurs au Fragments de Kaposi. leur ciel est plus noir, leur lumière plus sombre. Mais le
souvenir est toujours là, ancré cette fois dans une blessure sans guérison : celle de l'amour mort.
Amour d'une mère, Louise, pour son enfant, MArie, endormie pour toujours pendent son sommeil. Amour de jean, mari de
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Amour d'une mère, Louise, pour son enfant, MArie, endormie pour toujours pendent son sommeil. Amour de jean, mari de
Louise, brisé par la mort de l'enfant. Comment continuer ? Mohamed Rouabhi parle de matins blancs dans la cour de l'usine,
d'amitiés qui rêvent d'échappées belles au bord de la Manche. Il laisse à un personnage de passant le temps du recul ("Un jour,
il s'écrira devant nous une histoire / Je me baisserai pour la ramasser"). On sent qu'il en sait beaucoup sur les vagues des
sentiments, on entend qu'il sait en parler. Mais, contrairement aux Fragments de Kaposi, Les Acharnés pèchent par le désir de
tout dire. Et la légèreté du jeu, si douce dans la pièce précédente, est détournée dans cette nouvelle mise en scène de Claire
Lasne par le visage à la douleur affichée de Jeanne David (Louise). Cette douleur l'éloigne des autres comédiens - Anne Rotger,
Richard Sammut, Laurent Ziserman et Mohamed Rouabhi lui-même -, qui, eux, ont de ces sourires gênés qui donnent envie
d'espérer.
10 Janvier 1995
Mathilde La Bardonnie
LES ACHARNES
"Histoire de la fin d'un amour, histoire de la fin d'un monde: le monde ouvrier", chronique d'un deuil impossible à cicatriser. Un
enfant est mort, qui était la fille unique de Jean et Louise, et ces deux-là n'arrivent plus désormais à se parler, ni à s'atteindre.
Louise, au turbin, peut compter sur l'appui d'une vraie amie, opiniâtre à la consoler. Jean aussi a un solide copain, encore que...
celui-là soit cloué dans une chaise roulante. Au milieu de ces quatre glisse la silhouette ombreuse, tantôt mielleuse, tantôt
nocive, d'un personnage transformable qui pourrait bien n'être autre qu'un envoyé ambigu de la camarde. Daniel Martin jouait ce
rôle à la création des Acharnés, première mise en scène prometteuse de Claire Lasne, voici plus d'un an, à Montluçon puis à
Poitiers. Mohamed Rouabhi, l'auteur de ce kaléidoscope doux-amer, reprend lui-même le rôle pour cette "re-création".
10 Janvier 1995
C.F.
LES ACHARNES * * *
La petite Marie a retrouvé les anges, au ciel. Sa mère, fragilisée, essaie de réapprendre à vivre avec la rage du désespoir. Mais
elle s'emmure dans un silence caché par des flots de paroles. Elle se réfugie dans l'alcool, se bousille, refuse les mains
tendues. Sa collègue de bureau, en apparence gaie comme un pinson, cache sa solitude. Son compagnon pousse des cris
d'amour et de rage. Ses tentatives pour rouvrir le dialogue échouent. Il se réfugie dans la lecture des faits divers des journaux
puis chez un ami paralysé vivant dans l'espoir de remarcher. Entre temps passe et repasse un être étrange, personnalisant le
destin de chacun, l'aidant à réfléchit ou à se perdre.. Parole. SIlence. Sur un texte très fort de Mohamed Rouabhi, Claire Lasne
a fait un très beau travail de mise en scène. Pas de décor. les personnages surgissent sur scène, semblant venir de nulle part.
Ils ont perdu leurs racines en perdant ce qui leur importait. leurs pieds paraissent rivés au sol. Leurs gestes sont bridés, comme
leurs mots, pour mieux se débrider et faire éclater leur colères. Mais parfois, la signification d'une attitude, d'un parti pris nous
échappe. Un poil trop intellectualisée, leur histoire vient pourtant nous percuter de plein fouet (malgré un zeste d'humour
salvateur) grâce à des comédiens justes, poignants de vérité. Amateurs de saveurs théâtrales fortes, à vos réservations !
du 19 au 25 Janvier 1995
REVOLUTION
Raymonde Temkine
Habités de la colère
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Habités de la colère
theatre acharnes Rouabhi presse acharnes
Les Acharnés est le titre d'un spectacle, le premier d'une compagnie qui vient de se former et se présente également sous ce
nom. L'auteur, Mohamed Rouabhi, issu de la Rue Blanche et le metteur en scène Claire Lasne, su Conservatoire, se sont pris
en main avec l'appui de leur professeur commun Stuart Seide ainsi que de Jean-Paul Wenzel, pour échapper au long engrenage
- engagements, assistanats - au bout duquel on arrive parfois à s'exprimer soi-même. Créer sa compagnie, y enrôler des
camarades d'études, c'est ce que font aujourd'hui les plus doués, ce qui nous vaut des premières mises en scène prometteuses
comme les Acharnés de Claire Lasne, celle-ci ayant le mérite supplémentaire de monter la pièce inédite d'un jeune auteur. Crée
à Montluçon et jouée à Poitiers en 1993, puis en 1994 à Dijon (Théâtre en Mai) et Strasbourg (Le Maillon), structures d'accueil
de jeunes compagnies, les Acharnés on fait l'objet d'une re-création pour leur venue à Saint-Denis. Cette nouvelle version dont
Rouabhi a remanié l'écriture, met mieux en valeur ses qualités poétiques et son soucis que la radicalité trouve son expression
dans une forme maîtrisée. On ne trouve pas la même rigueur dans la composition, faite d'une succession de scènes dont le lien
est ténu et paraîtrait même rompu si le personnage de Louise, omniprésent puis totalement estompé, ne reparaissait à la fin.
Cette femme (Jeanne David), ouvrière d'usine, vient de perdre sa petite Marie, deuil si violent qu'il la détruit. Même son
compagnon, Jean (Laurent Ziserman) père de l'enfant, lui devient insupportable et l'on voit un brave garçon qui ne peut se
dépendre d'elle, tout déboussolé. chassé, il se consacre avec dévouement à un ami aux jambes mortes (Richar Sammut), voué
à la petite voiture. On compatit su sort de Jean jusqu'à ce qu'il se révèle d'un racisme haineux, affronté il est vrai à Amer, le bien
nommé (Rouabhi lui-même), d'une susceptibilité d'écorché, en une scène violente; haine contre haine, humiliation pour
humiliation. Quant à Louise, à qui jean ne cesse de penser, au moins a-t-elle trouvé de la compréhension chez Jeanne (Anne
Rotger), une camarade d'usine jeune et naïve dont l'amitié ne la sauvera pas. Malgré des noirs assez fréquents qui tranchent
dans les scènes - et ce n'est pas toujours mauvais - et des monologues face qu public, des trouvailles de mise en scène et le
jeu très intériorisé des comédiens rendent le spectacle attachant.
du 21 au 27 Janvier 1995
Joshka Schidlow
Ils sont cinq, deux femmes et trois hommes, à qui la vie n'a pas fait de cadeaux. Chacun y va de sa vérité ou de ses fantasmes.
Les échanges sont rares. On a du mal à se diriger dans cette pièce ou les obscurités abondent. la situation est heureusement
sauvée par des éclats d'une fabuleuse intensité poétique, telle la scène où un handicapée redécouvre le plaisir en esquissant
quelques pas de tango dans les bras d'un autre homme. A porter également au crédit des responsables de cette production, la
violente beauté des musiques et la haute tenue des acteurs.
du 26 Janvier au 1° Février 1995
Mohamed Rouabhi fait de l'amour noir. Tantôt il fait rire, tantôt il émeut. A travers de multiples saynètes de la vie
quotidienne, lui et quatre autres comédiens dressent le tableau tragiquement lucide de l'infirmité sentimentale et des
infortunes de l'amour. Dans une mise en scène originale et habilement rythmée, Claire Lasne révèle l'écriture de Mohamed
Rouabhi. Une écriture modeste et radicale, sensible et insoumise, une écriture sur la mort, féminine et prévisible.
Février 1995
DEPECHE MODE
Dina ARBIB
Cri du cœur
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Côté théâtre, Les Acharnés, la pièce écrite et interprétée par Mohamed Rouabhi et mise en scène par Claire Lasne, se joue
encore au Théâtre Gérard Philipe. Ce texte entre poème et cri du cœur nous touche au plus profond parce qu'il parle de
personnes écorchées qui se débattent encore, bien que n'ayant plus d'espoir.
Émissions radio
3 janvier 1995. France Inter ( Pop Club ) José Arthur
France Info Bernard Stéphane
6 janvier 1995. France Culture ( On commence ) Lucien Attoun
7 janvier 1995. Radio Méditerranée FM André Malamut
10 janvier 1995. TSF Patrick Duluard
11 janvier 1995. Radio Libertaire Michel Bonjour
11 janvier 1995. Fréquence Protestante Garance Hayat
13 janvier 1995. Radio Aligre
13 janvier 1995. TSF Germain Lucker
5 janvier 1995.
Émissions télévision
FRANCE 3 - Premier Service
FRANCE 2 - Cercle de Minuit
Michel Field
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LES FRAGMENTS DE KAPOSI
04 Octobre 1994
Mathilde La Bardonnie
L’un raconte : « Tu sais que jean est mort il y a une semaine. » L’autre encaisse et rétorque : « Ah non
! et de quoi est-il mort ? » le copain prend un air dégagé et dit : « Oh ! tu sais, on ne savait déjà pas
très bien de quoi il vivait. » Il y a des blagues comme ci et des monologues comme çà ; où untel, pas
encore mort, mais déjà plus guère vivant, renie Dieu en songeant à l’Afrique. On trouve en réalité un
peu de tout dans ces Fragments : du sourire aux larmes, entre humour désespéré et pudeur sensible,
Mohamed Rouabhi a tenté de traduire et le chagrin et la douleur, cette nécessité commune de
partager les chocs silencieux et secrets provoqués par le sida. « Echo modeste », ajoute Claire Lasne,
metteur en scène de cette heure simple, volontairement désemparée, en compagnie d’un trio de bons
acteurs, parmi lesquels l’unique Patrick Pineau.
12 octobre 1994
Joshka SHIDLOW
Parler du sida sans tomber dans l’imagerie pieuse, sinon voyeuse, représente, à notre époque
d’exploitation des sujets limites, un véritable exploit. Mohamed Rouabhi a opté – comme le titre
l’indique – pour un récit fragmenté. Gaîté forcé et amertume jaillissent tour à tour, comme ces
bouffées de peur et de calme, de chagrin et de vaillance, auxquels sont en proie les gens contaminés
et leurs proches. Du théâtre qui déroute plus qu’il ne séduit. C’est incontestablement là sa force.
19 Octobre 1994
Brigitte SALINO
Vivre, tout simplement
Le mot ne sera jamais prononcé. Pourtant, tout parle du sida dans cette pièce à trois personnages,
écrite par Mohamed Rouabhi et mise en scène par Claire Lasne. Une femme (Cyrille Gaudin), deux
hommes (Patrick Pineau et Richard Sammut). Elle avec une belle robe orange, eux en costume de
ville. Ils arrivent dans la pleine lumière, se mettent sur le devant du plateau et regardent les
spectateurs comme des gens qui n’ont pas l’habitude de s’adresser à une assemblée.
Empruntés, et émus. Ce qu’ils ont à dire n’est pas facile : un ami vient de mourir. Ils butent sur les
mots, se passent un petit papier blanc, ne terminent pas leur phrases. On sent qu’ils ne veulent pas
asséner leur douleur.
Hommes sans nom
Savez-vous pourquoi on ferme les yeux d’un mort ? « Pour qu’on ne voie plus qu’il ne nous voit pas »,
dit la femme. « Arrête », dit un homme. La femme, si belle dans sa trentaine, s’appelle Denise ou
Marie-France. Les hommes, plantés dans la force de leur quarantaine, n’ont pas de nom. Ce sont les
passants du temps des fragments.
Fragments des corps émiettés, des sentiments mêlés. Kaposi. On peut être malade et chanter en
souriant. Rentrer du cimetière et rire de blagues idiotes. Souffrir du pire et continuer à avoir peur des
animaux qu’on ne connaît pas. Danser sur Maladie d’amour. Dans la plus grande douleur peut naître
la réconciliation. Ce paradoxe de Hölderlin, Mohamed Rouabhi le fait sien. Il tisse ses Fragments de
confidences discrètes, d’instants arrêtés. Comme s’il posait de doux nuages sur le ciel.
C’est un jeune auteur modeste et délicat, qui raye le mot sida de sa pièce parce qu’il en connaît le
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poids. Le poids de mort, à quoi trop souvent on le réduit. Le poids de vie, que trop souvent on oublie .
Tout sauf un fossoyeur qui enterre vivants les corps malades.
Claire Lasne (homophone de l’héroïne de l’Amante anglaise de Margueritte Duras) croit que « les
mots peuvent passer au travers des corps comme un baume ». Ce pourrait être un cliché. C’est une
évidence de sa (deuxième) mise en scène. Elle donne le sentiment que Cyrille Gaudin, Patrick Pineau
et Richard Sammut sont là autant comme personnes que comme comédiens. Ils jouent, très bien.
Mais on ne voit pas en eux des personnages. Ce sont des corps, des regards et des voix sur un
plateau nu, dans la lumière. Ils s’asseyent sur une estrade, s’enlacent, se côtoient, se regardent, nous
regardent. Ils occupent la scène avec naturel, la quittent quand trop d’émotion les saisit. Souvent
mutins, toujours pudiques.
Décembre 1994
les cahiers de Prospero
N°3 décembre 1994 - Extraits de "L'urgence de Témoigner" par Alain NEDDAM
(...) Le sida vient de faire, au cours de cette a année 1994, et plus précisément depuis l’été, une
entrée en force sur les scènes théâtrales françaises
Et depuis 1993 d’un seul coup, comme en rafale, surgissent des projets de spectacles, des
manuscrits, des traductions de pièces étrangères (américaines surtout). Après un intriguant silence, il
y a là quelque chose qui ressemble à une frénésie, un désir éperdu de convoquer la séropositivité et
le sida sur la scène afin de témoigner, de partager une émotion d’informer, de prendre position, de
rappeler des responsabilités.
(…) Si l’on voulait indiquer les principales tendances des textes de théâtre directement en rapport
avec le sida, il y en aurait trois : l’une, beaucoup plus représentée en littérature et au cinéma qu’en
théâtre, est celle du récit empreint d’autobiographie : l’auteur, même s'il met en scène des situations
fictives, sait bien de quoi il parle quand il évoque la maladie.
L’autre serait celle de l’hommage ou de la dédicace : les musiciens du temps jadis appelaient
“tombeau” une œuvre offerte à un autre musicien disparu, et il s’agit à peu près de la même chose. Ici
la dédicace figure fréquemment en page de garde du manuscrit par une mention discrète (souvent au
moyen d’initiales). Ou alors le dédicataire est sidéen ou séropositif - mais vivant - et l’offrande n’est
plus qu’un simple filigrane sous les répliques juste reconnaissable pour l'intéressé et quelques
proches.
Mais l’intention est claire néanmoins : il faut, d’un moyen ou d’un autre, conjurer l’absurde, faire en
sorte que la pièce soit, à sa façon, un accompagnement, un baume pour les endeuillés, que l’acte
théâtral parvienne à faire surgir un peu de sens là où l’intelligence est mise en échec, et un peu de
chaleur, quand on sent qu’on a pu faire défaut au malade ou que l’on pressent que l’on ne sera pas
aussi présent et dévoué que l’on voudrait. De la supplication à l’imprécation, le théâtre assume la
fonction magique de la prière : faire que de simples mots puissent redonner la santé aux malades, la
vie aux morts; convoquer Dieu ou bien le défier, s’en prendre aux injustices du sort, et rappeler à la
façon d’un credo, tout ce qui constitue le bonheur simple d’être encore en vie.
Mohamed Rouabhi, dans sa pièce Les Fragments de Kaposi, joue ouvertement avec cette notion de
dédicace. Un des acteurs, au tout début, voudrait dédier ce spectacle a un ami cher disparu, mais il
n’y parvient pas, le trac l’emporte, les mots se dérobent, et la représentation commence ainsi sur le
malaise. Nous sommes ainsi constamment partages entre la jubilation - la pièce est parfois d’un
cynisme assez réjouissant - et la crainte.
Face à ces trois acteurs à la recherche de leur personnage (procédé pirandellien qui évoque assez
justement la difficulté - pour ne pas dire l’indécence- à incarner sur une scène un malade) on assiste à
l’aveu d’une impossibilité à assumer l’identification au malade. Au lieu de nous signifier - comme on le
voit dans d’autres spectacles : « Je suis acteur, donc je peux aussi jouer un malade”, les comédiens
des Fragments de Kaposi semblent nous dire : « Je suis acteur, donc vous avez bien compris que je
ne suis pas (vraiment) un malade. »
Et peu à peu, Mohamed Rouabhi se réapproprie la parole, laissant entendre sa version du syllogisme
de Socrate :
« Un sidéen est mortel, mais, comme lui. moi aussi je suis mortel (ma vie est faite de la même étoffe :
bribes de souvenirs, espoirs déroutés, bonheurs fugaces), je peux donc proférer les mêmes paroles
inspirées par la colère et par l'urgence. »
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LES NOUVEAUX BÂTISSEURS
Revue AD LIBITUM
Septembre 1997
Juliette SERFATI
Claire Lasne met en scène Les Nouveaux Bâtisseurs de Mohamed Rouabhi au Théâtre Paris-Villette : une
création qui porte sur la cause palestinienne, dans une écriture de la vie et de la souffrance, une écriture en
quête d'identité.
« Inventer le langage de son propre exil, faire le rêve de l'écrit, de la trace de l’oiseau, pour
atteindre la dimension de l’autre, de l'étranger, du lointain. Ne craindre finalement aucun
malentendu, écarter l'idée de comprendre vraiment le réel, se moquer des distinctions
inventées par les occidentaux, fuir, fuir pour chercher le mot qui voyage sans arriver quelque
part, le geste qui ouvre et n'enferme jamais, fuir pour dire au plus étranger : je t’aime, je
marche vers toi, et mon existence, grâce à toi, s'élargit. »
Claire Lasne
Le théâtre, ici, prend tout son sens ; entre mémoire et poésie, il est une parole en devenir, celle de
l’individu étranger à son propre pays. Comédien, écrivain et auteur dramatique, né à Paris de parents
algériens, Mohamed Rouabhi prône un théâtre « à la fois historique et contemporain », qui parle de
l’intérieur du monde en marche.
Les Nouveaux Bâtisseurs est avant tout une « création » en terme de théâtre ; le texte est écrit dans
l’urgence d’un état de fait qui touche au désespoir. Cette pièce, par conséquent, a une nécessité, celle
d’écrire pour témoigner contre l'oppression ; le texte de Mohamed Rouabhi s’engage pour la cause
palestinienne et plus largement pour l’identité arabe mise en danger dans le monde actuel.
L’excellente mise en scène de Claire Lasne donne toute sa puissance à une parole théâtrale du
désordre, du chaos, une parole définitivement tragique. Les acteurs qui donnent corps à cette parole
font un travail remarquable et investissent leur jeu d’une émotion parfois même gênante pour le
spectateur, mais tellement vraie. II s’agit bien là de dénoncer l'oppression et de lui livrer bataille : c'est
enfin de cet engagement que cette création tire sa force. L'écriture, l’art, le théâtre parviennent ici à
trouver le ton et le mot justes pour se constituer en véritable manifeste. Le théâtre reste ainsi du côté
de la vie, là où action et parole sont solidaires, dans un questionnement permanent du monde
contemporain.
20 septembre 1997
Tout ce qui ne tue pas, rend plus fort
Les Nouveaux Bâtisseurs ont ceci de singulier que plus l’on parle de mort, plus
se répand l’envie de vivre. C’est ainsi que l’a voulu claire Lasne, metteur en
scène de la première création de la saison des Fédérés et c’est ainsi que l’ont
offert les neufs acteurs, témoins lumineux d’une histoire palestinienne qui n’en
finit pas de s’écrire.
« Tu dois impérativement savoir qui tu es, pour coucher chaque soir dans ton lit, manger à ta faim… ».
Cette quête d’identité que le beau verbe, poétique et incisif de MR déploie dans Les Nouveaux
Bâtisseurs est celle d’enfants, d’hommes et de femmes, nés sur cette terre aride aux contours encore
incertains et que l’on nomme Palestine.
Par cette première création de la saison aux Fédérés, Claire Lasne, metteur en scène de la pièce et
cofondateur (avec l’auteur) de la compagnie « les Acharnés », a choisi d’évoquer le sujet avec
sobriété et rectitude, sans emphase et sans détour.
« Le désastre de cette terre renversée », comme l’avènement de « cette terre promise par toutes les
capitales des pays civilisés », Claire Lasne et ses neufs comédiens l’ont rendu limpide, non pour
asséner une vérité mais pour inviter à voir, en quinze tableaux, sans voyeurisme, mille histoires
accouchées aux forceps et qui font l’Histoire.
Pour mieux servie encore cette cause si lointaine et si proche, qui sonne sans doute douloureusement
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aux oreilles de tous les colonisés, l’équipe de Claire Lasne a imaginé un décor et des costumes aux
couleurs de terre, de feuillage et de nuit.
La nuit « Welcome au pays du noir total ! » étant, dans cette pièces en quinze chapitres, le seul
élément dont chacun puisse disposer librement…
DRAMES ET REVOLTES
La nuit et le rire. Car la guerre qui ampute les mères ; les enfants qui jettent des pierres sur les soldats
« pour les surprendre », les villages qui disparaissent des cartes ; les fax qui sonnent sous la pierraille
; les cercueils où l’on peut pourrir dans des effluves de Calvin Klein ; les potagers piétinés ; Mikaël
Jackson et Dalida… toutes les horreurs et toutes les futilités se côtoient dans l’absurde et si cela
amène à penser, cela fait aussi rire.
D’un rire de funambule qui marche au-dessus du vide. Au fil (justement) de la pièce, Galmo
l’observateur, le malgré lui de l’histoire, traverse les fragments d’existence, les drames et les révoltes,
d’un cercle de personnes nées sur une même terre.
Un enfant commente le tas de cadavres qui colore son dessin. Sa mère parle des cinq mômes qu’elle
n’a plus, en caressant le petit carré de terre qu’elle a arrosé de ses larmes. Quelque part dans un
café, la nuit, des hommes se taisent devant l’étranger tandis qu’ailleurs, dans une cacophonie de
sonneries de portables, d’autres hommes, cravatés, préparent de nouvelles constructions dans les
colonies juives… Sur scène, tout est mouvement, parce que là-bas, sur la terre des Philistins, rien
n’est encore arrêté.
Mais, comme « tout ce qui ne tue pas rend plus fort », Les Nouveaux Bâtisseurs est un hymne à la
vie. Et tant qu’il y a de la vie…
LE JOURNAL DU DIMANCHE
28 septembre 1997
Jean Cavé.
Ce sont des monologues sur la souffrance des hommes, des scènes éclatées comme des destins, une école brûle, un attentat se prépare, on enterre ses morts… Jamais Mohamed Rouabhi ne cite
Algérie ni Palestiniens. C’est pourtant les ravages de ces guerres-là que découvre en même temps
que nous sur scène l’observateur-acteur supposé faire le lien entre eux. Violence des témoignages et
images fortes ne suffisent pas à bâtir une pièce qui emporte, malgré une mise en scène inspirée et
prenante de Claire Lasne, et des comédiens parfaits.
29 septembre 1997
par Jean-Pierre LEONARDINI
De Claire Lasne, nous avions chaleureusement salué, la saison dernière, la réalisation de « Platonov,
être sans père », de Tchekhov. Aux prises aujourd’hui avec un texte résolument contemporain, « Les
Nouveaux Bâtisseurs », de Mohamed Rouabhi, elle confirme ses vertus de metteur en scène, fondées
sur son sens de l’acteur, à d’abord aimer puis à subtilement guider vers le plus profond de lui-même.
Il s’agît, dans cette fable à visée poétique, de passer au crible quelques mentalités du temps de
guerre en Palestine, soumise à l’occupation d’Israël. Un étranger, « observateur » d’on ne sait quel
organisme, arpente le terrain, rencontrant des êtres des deux bords, peu à peu sonné par
l’irrémédiable de la réalité mortifère qui s’offre à lui. Jeune écrivain en route, Mohamed Rouabhi est
manifestement mû par un fort désir d’expression. Chaque mot lui tient à cœur, c’est évident. S’il n’est
pas sûr qu’il parvienne à toujours s’évader de l’écume des faits, pour se hisser jusqu’au plus haut
langages symbolique, du moins s’y acharne-t-il , avec des bonheurs divers. De cette espèce de
poème pédagogique sur l’intenable, Claire Lasne tire le meilleur parti, tant dans l’organisation de
l’espace (plateau en pente, à jardin de la végétation, à cour un poste de télé où tout commence…)
que dans la conduite de ses interprètes, tous bons (liste des acteurs), rien à jeter chez personne, la
charge de deux ou trois personnages incombant à la plupart. Mais on se droit de mettre en exergue
Monique Brun et Eric Elmosnino, l’un et l’autre criants de vérité sans se vautrer dans un plat réalisme.
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Octobre 1997
Patrick SOURD
LES NOUVEAUX BÂTISSEURS… de Mohamed Rouabhi.
« Non, tu ne trouveras pas dans ce dessin quelque chose qui ressemble de près ou de loin à de la
haine. » Dans cette pièce écrite par un Arabe, il s’agit de la Palestine et des Palestiniens. « Avant de
choisir d’être français, j’étais algérien » dit Mohamed Rouabhi, son père disait : « Avant d’être
algérien, j’étais français ». Fils de la décolonisation, Mohamed Rouabhi, à travers la souffrance des
mères, et la révolte des enfants, trace son portrait intime d’une Palestine effacée consciencieusement
des cartes et pourtant toujours vivante. Une aquarelle sensible aux contours invisibles. Comme on
sort du feu le plat brûlant au risque de s’y brûler, Claire Lasne s’empare du texte, rend compte de
chaque image de ce kaléidoscope de douleur. Un témoignage fragile à opposer à la violence, à
l’arbitraire et à l’oppression.
3 octobre 1997
D.M.
Révélée il y a peu par une mise en scène surprise de Tchékhov, Claire lasne se confronte aujourd’hui
au texte de Mohamed ROUABHI, français d’origine algérienne, décidé à faire entendre la vois de la
Palestine et des Palestiniens. L’intention est belle, mais elle ne suffit pas. Trop éclatée, l’écriture
n’évite ni les poncifs ni les longueurs. La mise en scène, inventive, de Claire Lasne, n’y peut rien. La
distribution, inégale, non plus, dominée par Gérard Hardy, Monique Brun, Georges Bigot et, surtout,
Patrick Elmosnino.
7 octobre 1997
Jean-Louis PERRIER
Sous les planches, la terre. Celle de Palestine. Un humus rare, lourd, qui déchire çà et là le plateau
comme un cri. L’herbe trop verte d’une jeunesse qui n’en finit pas de chercher le ciel en sort par
brassées. Cette terre, inconvenante, nourrit racines, troncs, branches – ancêtres, parents, enfants.
Elle rêve des arbres qu’elle ne peut plus donner. Elle est l’enjeu d’un conflit où les droits du sol sont
annexés par le plus fort. Matière d’une histoire que tente d’en effacer une autre, coup de planches
semblables à celles d’un cercueil, maniées par des militaires en tenue de combat, brandissant leur
visseuse comme une mitraillette, pour obtenir le sol lisse d’un plancher neuf, sans aspérités, pur. Celui
qui sera offert aux occupants sans visages venus d’ailleurs.
Avec Les Nouveaux Bâtisseurs, c’est la cinquième fois que Mohamed Rouabhi (auteur) et Claire
Lasne (metteur en scène) s’associent dans un spectacle. Ils appartiennent aux quelques jeunes
contemporains qui ose le face-à-face avec leur époque. Ils disent combien ses grands déchirements
sont les leurs, qu’il y a des camps, des guerres, des violences et que le théâtre doit en passer par là.
Ce n’est pas affaire de courage chez eux, mais de nécessité vécue, entretenue. Celle qui a conduit,
un jour de 1990, Mohamed Rouabhi à ouvrir son poing et à découvrir qu’il était serré sur une pierre
venue des bords de la mer morte. Durant sept ans, il a gardé la pierre en main. Il avait sa place dans
cette révolte.
Il lui fallait écrire le théâtre des pierres. Où les gestes, les dialogues, les pensées, auraient la même
évidence que ces armes frustes arrachées au sol.
Une opération difficile. Elle exigeait la capacité de gérer des contradictions complexes, terribles, de se
débarrasser de trop de pudeurs pour faire advenir ce qui serait un théâtre de guérilla, un théâtre de
droit, un théâtre de vie quotidienne. Une opération qui n’a pas été menée à son terme, malgré
quelques scènes fortes comme celle du cercueil et du disco, celle du café et de la carte. La pièce
vacille devant des personnages changeants, pierres vives qui paraissent se pétrifier en pleine
trajectoire, comme s’ils vivaient en direct le désarroi de leur inachèvement. Les comédiens, pour la
plupart, demeurent en réserve devant ces esquisses. Sauf un, Eric Elmosnino (Radji, l’enfant aux
pierres), dansant, tonitruant, brandissant la révolte et la peur sous forme de dessins. Et désignant
l’espoir dans une boîte de crayons-feutres.
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MEDIA PUB
8 octobre 1997
Expliquer la réalité en marge de l’actualité. C’est ce qu’à fait l’auteur palestinien Mohamed ROUABHI
dans un texte hommage au peuple auquel il appartient. Une confession où les sentiments l’emportent
sur la pure information, un besoin de dire et de faire dire aux autres ce qu’ils ont vécu ou ce qu’ils sont
en train de vivre. Des rencontres successives au fil d’une mise en scène qui passe le relais de
l’expression à des protagonistes de tous âges, de toutes classes, et qui, finalement, de tracent pas un
portrait global des Palestiniens mais explore les sentiments légitimes et universels de l’être humain.
8 octobre 1997
Jean-Louis PINTE.
Terrain Miné
Mohamed Rouabhi est un auteur engagé. Il ne s’en cache pas. Dans « Les Nouveaux Bâtisseurs », il
nous parle, sans vraiment les nommer, des hommes qui vivent dans les « territoires occupés ». Il nous
dit leur détresse, la douleur de l’exil. La peur. La rage aussi. Hélas, Mohamed Rouabhi a une vue
univoque du problème. Il ne pratique pas le contrepoint. D’un côté, il y a les victimes et de l’autre, les
bourreaux. Cette attitude manichéenne dénie à son récit le force qu’un écriture proche du conte lui
apporte. Mohamed Rouabhi dégoupille une grenade qui lui saute à la figure. Fervente militante de son
théâtre, le metteur en scène Claire Lasne panse avec douceur les blessures de ces déracinés. Mais,
comme si elle se méfiait de la forme éclaté du récit, elle nous inflige toutes les didascalies de la pièce.
.
Ce qui relève d’un procédé déjà employé dans sa précédente mise en scène
8 octobre 1997
Cette pièce de théâtre écrite par Mohamed Rouabhi entraîne le spectateur au cœur d'une Palestine
somnambule et déchirée. Etrangers à leur propre histoire, ces « Nouveaux Bâtisseurs » partent à la
recherche de leur identité, de leurs racines, de leur avenir. Claire Lasne, sa complice, met en scène
ces interrogations fortes en inventant à l'intérieur de la langue du désastre un endroit pour vivre. Sans
bruit et sans colère, Claire Lasne défend les mots d'un théâtre qui n'a de cesse de questionner le
monde au cœur de sa brûlante actualité. Représentation ce soir à 20 h 30 à la Filature, réservations
au 03.89.36.28.28.
9 octobre 1997
Frédérique MEICHLER
De la mort à la vie
Première mardi soir des « Nouveaux Bâtisseurs », pièce de Mohamed Rouabhi
mise en scène par Claire Lasne. Représentations jusqu'à samedi.
Avant de poursuivre une série de représentations au théâtre Paris-Villette, « Les Nouveaux Bâtisseurs
» font étape dans la salle modulable de la Filature à Mulhouse jusqu’à la fin de la semaine. Au cœur
du propos, le drame du peuple palestinien qui lutte pour survivre. En quelques chapitres, Mohamed
Rouabhi cherche à rendre compte de faits et prend le public pour témoin. En confrontant deux
logiques inconciliables : celle d'une population lésée, dont l'existence même a été rayée de la carte et
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dont les enfants grandissent avec la guerre et les tourments de l'occupation, celle d’un peuple
occupant, victime de l'holocauste, à qui l'histoire a conféré la légitimité absolue du droit à disposer
d’un territoire. Lui aussi lutte pour sa survie, il a choisi pour cela la stratégie des terres et des esprits.
ENTRE SOURIRE ET EFFROI
A travers les « Nouveaux Bâtisseurs », l'auteur tente de montrer à quel point le combat est inégal.
Galmo, observateur candide, interroge les uns et les autres et annonce tout au long du spectacle les
chapitres qui égrènent la souffrance. A travers son propre cheminement, le public est invité à
comprendre, à discerner. Au centre de la pièce, des idées récurrentes : la quête d’identité d’un peuple
menacé de disparaître, la violence inouï qui côtoie une terrible volonté de vivre, violence d’Etat,
violence des bombes.
Le thème de l'auteur est celui de la cause palestinienne, mais il réussit à éviter les écueils de la
caricature manichéenne ou du misérabilisme. Si la scène la plus caricaturale est bien celle de la
confrontation entre le haut fonctionnaire de l'État responsable du développement et son agent
rapporteur au ministère de l’ implantation, ponctuée par les sonneries obsessionnelles des téléphones
portables, le contenu même du dialogue invite à la distance. Mohamed Rouabhi injecte sans cesse
des traits d'humour dans son écriture. On oscille entre sourire et effroi, entre espoir et ténèbres. Ce
jeu permanent de la vie et de la mort est un défi redoutable pou la mise en scène et les acteurs. Claire
Lasne s’en sort superbement. Elle parvient à donner une cohérence et une force à cette pièce difficile,
à ces situations délicates et fragiles, surmontant les ruptures.
Les comédiens, plus inégaux, tiennent malgré tout le public en haleine jusqu'au bout, offrant de vraies
émotions. L'extrême sensibilité d’Anne Klippstiehl, qui, dès les premières minutes de la pièce, parle de
la blessure et de l'épreuve de l'immobilité sur un ton enjoué, prouvant par là même qu'aucune
puissance ne viendra à bout de la volonté de vivre. Plus troublante encore, la scène où elle incarne la
jeune femme victime d'un attentat et où elle fait le récit émouvant et pudique de sa propre mort, son
souffle, sa voix à peine perceptible servant magnifiquement le texte. D'autres mettent toute leur
énergie à rendre cette histoire, comme Eric Elmosnino, enfant privé d’enfance, Alain Enjary, patron de
café et dernière mémoire d’un village englouti... On ne peut rester indifférent à ces « Nouveaux
Bâtisseurs », à Paris comme à Mulhouse, en ces temps où la quête d'identité et le mal-être se
traduisent parfois par la guerre des pierres dans les quartiers.
11 octobre 1997
Joshka SHIDLOW
La colonisation de la Cisjordanie, qui, malgré les accords d’Oslo, avait été réduite mais non stoppée,
est aujourd’hui menée par Netanyahou avec un cynisme confondant. Cela à la grande joie de
beaucoup d’Israéliens mais aussi au désespoir et à la colère de nombreux autres. Mohamed
ROUABHI, qui a sur le question des opinions tranchées, fait raconter à des enfants les horreurs –
qu’on croirait commises en Algérie – dont ils ont été témoins. Malgré tout leur savoir-faire. Claire
LASNE et ses comédiens ne parviennent que par instants à donner vie à un texte aussi plein de coqà-l’âne et de gags foireux que d’éclairs de pur tragique.
11 octobre 1997
D.C.
Les Nouveaux Bâtisseurs
. . . Actuellement à la Filature à Mulhouse et prochainement au Maillon à Strasbourg:
"Les Nouveaux Bâtisseurs" de Mohamed Rouabhi, mis en scène par Claire Lasne.
Dans un décor symbolique, quelques herbes folles jaillissent sous des planches de bois, et dans une
atmosphère hautement paranoïaque, Claire Lasne évoque, à bout de souffle, le drame de la
Palestine. Nous sommes au cœur d’un monde en crise. Nous sommes au cœur de la crise, dans un
théâtre qui parle enfin d’aujourd’hui, un théâtre, comme le dit Mohamed Rouabhi qui parle de
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l'intérieur d’un monde en marche et qui regarde les sillons que ce monde parfois atroce laisse derrière
lui. Sur la terre brûlée de la Palestine s’invente une société qui refuse de perdre la mémoire, où –
pierres contre fusils- les arbres se sont figés sous le poids du sang, où l'enfance s’est durcie à l’ombre
des cimetières. Pour Claire Lasne il ne s’agit pas de plonger voluptueusement dans la description du
malheur, mais d’inventer à l'intérieur de la langue du désastre, un endroit pour vivre, un air pour
respirer, des devenirs possibles.
Cet hymne à la vie, à une sorte de renaissance, ne résiste pas ici à l’exercice d'un théâtre partisan,
qui à l’opposé d’un théâtre engagé -c’est à dire qui tenterait de faire avancer les choses en remuant
les consciences- transforme sans discernement en héros et en martyrs les enfants de l'Intifada, et
renvoie l’autre camp à celui des bourreaux et des terroristes. On imagine le propos exactement
inverse: le désespoir absolu.
Théâtre de combat, donc, et de parti-pris – Mohamed Rouabhi et Claire Lasne l’ont voulu ainsi, qui
signent ici leur cinquième collaboration (Strasbourg en particulier avait accueilli les Acharnés).
Et ce choix, compte tenu de la gravité et complexité du conflit israélo-palestinien, est évidemment
délicat, et difficile à tenir - difficile à apprécier aussi, tant sont terribles, en termes d‘engagement, les
contradictions et les enjeux d’un tel geste théâtral.
15 octobre 1997
Les Nouveaux Bâtisseurs
Mohamed ROUABHI est l’auteur de plusieurs pièces très intéressantes sur le monde d’aujourd’hui.
D’origine algérienne, il s’intéresse au pays de son père, et à notre société. Dans cette pièce, l’écrivain
évoque la Palestine. Malheureusement son texte manque un peu d’épaisseur. Il est elliptique, les
personnages manquent, les personnages manquent cruellement de densité et la pièce d’un
mouvement dramatique sûr. Claire LASNE s’est battu comme elle a pu avec cette matière sans solide
texture. Elle s’appuie sur une très bonne distribution d’acteurs qui sont engagés de toute leur
conscience dans ce travail. Mais cela ne suffit pas à faire un spectacle convaincant. Georges Bigot,
patrice Bornand, Monique brun, Eric Elmosnino, Alain Enjary, Dominique Guihard, Gérard Hardy,
Anne Klippstiehl, Laurent Ziseman méritent les applaudissements nourris, mais, pour noble que soir le
projet de Mohamed ROUABHI, il est ici moins sûr de sa manière, habituellement beaucoup plus forte.
Mais c’est tout à l’honneur d’un écrivain de nous parler du monde, et la qualité de ce projet ne mérite
pas indifférence, même si la sincérité nous contraint à dire une certaine déception.
16 octobre 1997
L.L.
C’est une série d’instantanés palestiniens. Des clichés pris sur le vif par un observateur qu’on pourrait
croire journaliste mais qui, à titre personnel a peut-être à voir avec cette histoire-là. Dessins d’enfants
grandis dans la guerre. Silences d’une femme dont les cinq fils sont morts. Récit de torture… Sur un
plancher pentu éclaté par les herbes folles, Claire LASNE épouse le dessein de Mohamed ROUABHI,
l’auteur, avec une bande d’excellents comédiens. Le propos est dur mais nécessaire. L’Algérie n’est
pas loin.
21 octobre 1997
René SOLIS
Les malheurs des Nouveaux Bâtisseurs.
Qu’est-ce qu’être étranger dans son propre pays ? Pour répondre à cette question, Mohamed
ROUABHI, Arabe et Français, se transporte en Israël, au cœur de l'impossible rapport en Juifs et
Palestiniens. et dénonce la négation d’une culture par une autre. Avec dans le rôle du Méchant l’État
d’Israël et dans celui de l’Indompté, le peuple palestinien. Généreux, démonstratif, bavard et
manichéen, son propos est complaisamment relayé par la mise en scène de Claire LASNE qui semble
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amplifier à plaisir les défauts du texte. Crispant.
22-28 octobre 1997
Véronique KLEIN.
« Tu vois çà c’est moi sur la montagne, je jette des pierres, j’ai l’air plus grand qu’en vrai. Et çà c’est
un hélicoptère qui lance des flammes. Çà c’est mon école qui brûle, et là c’est ma maîtresse, elle a
une belle robe rouge. » Un gamin déboule sur scène (incarné par le remarquable Eric Elmosnino) et
brandit une série de dessins au feutre. Résumé à lui tout seul la folie des hommes, de la folie qui le
prendra lui aussi quand il aura l’âge d’homme. Nous sommes quelques part en Cisjordanie, circulez, il
n’y a rien à voir. Rien sur l’écran télé placé sur le côté de la scène qui reste obstinément noir, rien à
voir pour l’observateur occidental plein de bonne volonté, rien à voir sur les photos, les dessins, les
images ou les cartes. On peut toujours effacer les traces d’un bombardement, on reconstruit. Les
blessures laissées dans les mémoires ne se voient pas, elle se disent – récits forcément subjectifs.
C’est ce que font Les Nouveaux Bâtisseurs : raconter. Le texte de Mohamed ROUABHI possède à la
fois la beauté des accents orientaux qui donnent toute l’ampleur d’un vol d’oiseau dans la nuit et
l’humour antidote de la dévastation. Les bâtisseurs ne pleurent pas, ne geignent pas, ils vivent de
toute leur force, obsédés par l’idée de pouvoir dire sereinement « chez moi ». Dans ce « trou »,
dernier nom donné par les habitants de ce village qui ne figure plus sur aucune carte, on s’éclaire à la
lampe tempête, mais on possède fax et portable. Le monde marche sur la tête et la révolution sur
Internet.
Claire LASNE fait une mise en scène juste, au plus près du texte, en balançant quelques clins d’œil
au cinéma d’action. Aucun atermoiement sur un situation qui, de fait, est une horreur. Il y a dans ce
théâtre une vraie volonté d’être politique, d’être contemporain, de mettre sur le tapis l’Histoire, et çà
n’est pas si courant. Pourtant, il manque un grain de folie, un coup de pied à la bonne volonté pour
que le spectacle décolle vraiment et ne donne pas l’effet de prêcher pour les convaincus.
24 octobre 1997
GHANIA ADAMO
Mohamed ROUABHI laisse entendre le cri
palestinien.
du peuple
Dans « Les Nouveaux bâtisseurs », le dramaturge français d’origine algérienne fait de la
guerre des pierres l’emblème d’une lutte désespérée. Sa pièce est accueillie à Genève.
Interview.
Sa compagnie, il l'a appelée «Les Acharnés». Sa première pièce aussi. Dans son théâtre Mohamed
Rouabhi a mis un peu de lui-même et de son obstination. Les pieds dans la gadoue et la tête dans les
nuages, ses personnages se battent pour donner une consistance à leurs vies qui se délitent. Auteur
dramatique d’origine algérienne, Rouabhi (31 ans) a écrit jusqu’à ce jour une dizaine de pièces,
alignant des titres aussi paroxystiques que «La vie est merveilleuse.. » ou « La vie est dégueulasse »
et brassant dans un même élan ricanement et réflexion métaphysique. Son univers théâtral s’inspire
de la littérature romanesque américaine:
«J’aime beaucoup Raymond Carver et Cormac Mccarthy parce qu’ils s’attachent à montrer des êtres
broyés par l'Histoire. » Rouabhi ira lui aussi chercher auprès des couches défavorisées la sève de ses
textes. Naîtront ainsi « Les Fragments de Kaposi », « Ma petite vie de rien du tout » et « Les
Nouveaux bâtisseurs » (Editions Actes Sud Papiers).
Cette dernière pièce, accueillie au théâtre genevois du Grütli dans la mise en scène de Claire Lasne
rompt toutefois avec le monde occidental et ses classes marginalisées pour s’aventurer sur les terres
embrasées de Palestine. De ce pays connu par le combat qui l’oppose à Israël, Rouabhi fait jaillir le cri
des adolescents qui ont mené la guerre des pierres. « Les Nouveaux bâtisseurs » s’entend ainsi
comme la voix d’une conscience déchirée.
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D’où est partie l’idée de votre pièce?
C’était pendant l’Intifada. Cette rébellion représentait à mes yeux un acte à la fois politique et
poétique. Avec des pierres, des dessins, des slogans, des manifestations, quelques centaines de
gosses palestiniens tenaient tête à Israël, l’un des pays les plus puissants du monde. Leurs armes
étaient dérisoires, mais il y avait dans leur désobéissance une grande force surréaliste. Ce qui
m’intéressait, c’était de faire de la révolution des pierres l’emblème d’une lutte désespérée. On parle
souvent de résistance. Je trouve ce mot galvaudé. Or les Palestiniens m’offraient une image du
combat qui cassait tous les clichés.
« Les Nouveaux Bâtisseurs » a été publié cette année, mais vous aviez
commencé à l'écriture en 1990. Depuis, la situation en Palestine a évolué. Pourtant, vous avez
préféré ne pas retoucher votre texte. Pourquoi?
Parce que la vie des Palestiniens est restée la même, bien que la situation politique ait changé. Sur
place, on constate une grande précarité dans les domaines de l’emploi, de la santé ou de l’éducation.
Le moral des habitants est à zéro et l’on trouve moyen d’étouffer les quelques voix qui s’élèvent.
Peut-on dire que votre pièce préconise un
théâtre engagé, au même titre que «Quatre
heures à Chatila», ce texte dans lequel Jean
Genet prit parti pour I’OLP?
Non, je ne peux pas me comparer à Genet.
Lorsque celui-ci a écrit son texte, I’OLP était
considéré comme un organisme terroriste et
illégal. L’engagement politique de l’auteur était
donc très fort. Aujourd’hui les données ne sont
plus les mêmes. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas
de défendre un pouvoir politique mais de montrer
le malaise des Palestiniens, de tout un peuple
assis sur des milliers de cailloux et qui attend désespérément un avenir meilleur.
Votre pièce n’a pas été chaleureusement accueillie par la presse française. A quoi cela est-il dû
?
D’une part, au fait que j’abordais là un sujet tabou. J’ai eu l’impression, d’autre part, que n’étant pas
directement impliqué dans le problème palestinien, je n’avais pas le droit d’en parler. C’est un terrain
sur lequel on ne m’attendait pas.
Est-ce à dire que l’on préfère vous voir écrire sur l’Algérie?
Peut-être, mais alors ce ne sera pas pour tout de suite. Cette espèce d’engouement autour de
l’intégrisme m’irrite, d’autant plus que cette question est souvent mal traitée. Pourquoi un écrivain
s’empresserait-il d’examiner un problème d’actualité? Je ne suis pas journaliste, moi, je suis poète.
Ma tâche n’est pas de rapporter froidement les faits en disant au lecteur : « Voici la réalité, choisissez
votre camp. » Moi le mien je l’ai choisi, et c’est sans doute pour cela que je gêne. Je pense que si un
jour je décide de m’exprimer sur l’Algérie, ce sera sur les relations que la France entretient avec ce
pays.
Le fait d’être né en France de parents algériens a-t-il été déterminant pour votre carrière
d’auteur?
Oui, complètement. Prendre la plume, c’était réagir à une vie tracée d’avance. Quand j’étais petit, mon
père me demandait d’être transparent, de ne pas me faire remarquer dans une France qui était à
l’époque raciste et qui l’est moins maintenant. Je devais donc éviter de prendre en charge mon
existence, car aux yeux de mes parents celle-ci était de toute manière vaine puisque nous autres
Algériens n’avions pas notre place dans la société. J’ai rapidement compris qu’il fallait que je révèle
ma nature de sujet. Je me suis donc mis à écrire.
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Que représente pour vous l'Algérie aujourd’hui?
Un pays de cocagne. J’y suis allé il y a vingt ans pour des vacances. Depuis, je n’y suis pas retourné.
Dans un coin de ma tête, j’ai gardé le souvenir d’un paradis où l’on s'éclaire avec des lampes à
pétrole, où l’on transporte sa nourriture à dos d’âne, où l’on fait cuire son pain dehors dans un four, où
l’on dort par terre et où l’on chemine sur des sentiers caillouteux!
25 octobre 1997
GHANIA ADAMO
La plaie ouverte du peuple palestinien
Claire LASNE met en scène à Genève « Les Nouveaux bâtisseurs», une pièce de
Mohamed ROUABHI qui résonne comme la voix d’une conscience déchirée.
Rappelez-vous. C’était à la fin des années quatre-vingt. Tous les soirs, des images défiaient sur vos
petits écrans pour vous raconter I’lntifada. De ce conflit sanglant, le dramaturge franco-algérien
Mohamed ROUABHI se fait l’écho dans «Les Nouveaux bâtisseurs», une pièce que Claire LASNE
met en scène au Théâtre du Grütli. C’est également par des images que commence le spectacle de
LASNE. Dans la petite lucarne d’un téléviseur apparaissent huit acteurs. Une comédienne les
présente au public. On comprend qu’ils sont les interprètes de la pièce. Les voilà qui quittent l’écran
pour rejoindre la scène. Le théâtre prend alors le relais de l’image. D’emblée, le spectateur est placé
sous le signe du jeu. Un narrateur annonce le début de chaque tableau et commente l'action. Les
comédiens usent de leur art pour détourner la menace d’une barbante leçon d’histoire en une joyeuse
création. Les uns jouent à l’avant-scène tandis que les autres les regardent, installés au fond du
plateau, spectateurs d’un destin dont ils sont témoins. Pas question ici de laisser la moindre place à la
compassion ou au pathos. Les séquences écrites par Mohamed ROUABHI se diffractent comme des
éclats de conscience. Claire LASNE les a réglées comme une succession d’instantanés où la
mémoire individuelle rencontre la mémoire collective. Les faits évoqués témoignent d’une situation
sans cesse émergente : l’avenir en décomposition des Palestiniens. Une blessure saigne donc. Non
celle qui mène à la mort mais celle que chaque instant de vie avive. Ici, une mère raconte la
disparition de ses enfants. Là, un adolescent dessine ses peurs sur un bout de papier. Et c’est tout un
peuple enfermé dans son refus et dans sa clairvoyance qui sort de l’ombre, éclairé avec une grande
dignité par ROUABHI et son metteur en scène.
25 octobre 1997
Propos recueillis par Alexandre Demidoff
Le dramaturge Mohamed Rouabhi dévoile les
écorchures des errants d’aujourd’hui
«Les Nouveaux Bâtisseurs », une pièce très engagée qui dit la souffrance du peuple
palestinien, sera à l’affiche du Théâtre du Grütli à Genève dès mardi. Critique et
entretien avec un auteur écorché.
Le nom de Mohamed Rouabhi est encore inconnu de la plupart des amateurs de théâtre. Et pourtant
ce jeune homme d'origine algérienne né à Paris il y a trente et un ans ne passe pas inaperçu en ce
début de saison D'abord, parce qu’il chausse les bésicles du dramaturge est allemand Heiner MulIer
dans Histoires de France, un spectacle ambitieux mis en scène par Georges Lavaudant directeur de
l'Odéon de Paris. Ensuite, parce que sa complice Claire LASNE, une jeune femme dont on dit le plus
grand bien, a crée au Théâtre de la Villette Les Nouveaux Bâtisseurs, son dernier texte à découvrir
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dès mardi au Grütli à Genève. Mohamed ROUABHI appartient donc à cette génération d’auteurs qui
attisent leur écriture dans le feu de l’action. Tout comme les Français Xavier Durringer ou Jean-Luc
Lagarce – mort du sida en 1995 -, il s’est inventé une vie de théâtre tout terrain, faisant tantôt l’acteur,
tantôt le chef de troupe (il a ainsi fondé avec Claire LASNE la compagnie Les Acharnés). Sa
profession de foi? Témoigner en poète des écorchures des errants d’aujourd’hui, c’est-à-dire aussi
réinventer leurs paroles de fierté et leurs rires éventés.
Les Fragments de Kaposi, son premier texte (aux Éditions Actes Sud - Papiers), dit le sida au jour le
jour. Dans Les Nouveaux Bâtisseurs, l’auteur se fait le héraut de la douleur des Palestiniens. Le point
sur une oeuvre en devenir.
Vos premiers textes explorent le quotidien de la marginalité. L'écriture théâtrales a-t-elle pour
vous cette vocation?
Je souhaite en effet faire parler des gens qui n’ont pas de langage : ceux qu’on réduit volontiers au
statut de zonard. Cela a sans doute à voir avec mon expérience pendant longtemps, je n’ai pas su
écrire. A 20 ans, j’aurais pu tomber dans le banditisme. J’ai préféré essayer de m’approprier la parole
et d’en faire une arme pour dénoncer ce qui me semble intolérable.
Lorsqu'on vous écoute, on pense à Jean Genet ou à Bernard-Marie Koltès qui ont l'un et l'autre
Inventé un paysage de la marginalité. ces écrivains ont-ils compté dans votre formation?
Non. mes références sont d’abord américaines, du côté de Raymond Carver et Cormac Mc-Carthy qui
racontent les quêtes éperdues et dérisoires de personnages paumés. Je suis aussi marqué par
l’œuvre de Léo Malet, l’auteur français de polars dont les textes puisent leur inspiration dans le milieu
du prolétariat et du banditisme. Je viens d’ailleurs d’adapter pour France-Culture La Vie est
dégueulasse.
Dans les Nouveaux Bâtisseurs, votre Propos est plus politique. Est-ce un tournant dans votre
théâtre ?
C’est un texte atypique dans ma production. Je le qualifierais d'engagé, ce qui ne signifie pas que je
prends parti pour I’OLP. J’ai voulu avant tout raconter la guerre au quotidien, du côté des petites gens,
de ceux qui continuent à vivre, malgré l'oppression. Ce faisant, j’aborde aussi la question du
colonialisme et de sa violence, un sujet qui est aujourd'hui encore tabou en France. Ce qui explique
peut-être la dureté de la presse à l’encontre du texte.
Vos personnages féminins sont très beaux dans les Nouveaux Bâtisseurs. Est-ce une façon de
réhabiliter la femme musulmane aux yeux de l'Européen ?
Je souhaite en effet m’insurger contre une certaine vision occidentale qui veut que la femme soit
moins libre dans l'Islam qu’en Occident. J’ai voulu rappeler qu’elle était magnifiée par les poètes
musulmans, qu’elle était une force d’amour et de douleur.
Etes-vous tenté d'écriture sur les évènements d'origine de votre pays
Non, pas directement. Si, un jour. Je dois parler de l'Algérie, je ne voudrais pas la dissocier de la
France. Mes parents sont Algériens et je suis né en France c'est à partir de cette double
appartenance tensionelle que j’envisage un jour de me pencher sur le problème.
29 octobre 1997
Benjamin CHAIX
Dangereux bâtisseurs au Théâtre du Grutli
Faire voir et entendre la folie humaine et son cortège d’horreurs sans avoir l’air d’y toucher, çà laisse
quand même des traces. Claire LASNE, qui a mis en scène Les NB, de MR, annonce qu’elle ne fait
pas commerce du malheur.
Cela signifie qu’elle refuse de montrer tout, de manière réaliste, comme à la télévision. Merci
beaucoup. Le spectateur de cette pièce française en accueil au Grütli se retrouve donc face à un
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plancher incliné d’où jaillit, par endroits, une verdure rassurante. Les personnages qui animent ce
beau décor signé Nicolas Fleury et Claire LASNE sont eux aussi de prime abords inoffensifs, sous
leurs apparences en rupture avec le contexte géographico-politico-social évoqué. On fait leur
connaissance par vidéo interposée, de la manière la plus joviale. Ces comédiens vont tenter en fait de
nous faire trembler d’épouvante et d’indignation au cours d’une série de sketches en crescendo. Nous
voici précipités dans l’une des régions du globe les plus sensible : la Palestine. Français de parents
arabes algériens, MR est d’avis que « le théâtre d’aujourd’hui doit être un théâtre qui parle
d’aujourd’hui, un théâtre à la fois historique et contemporain, un théâtre qui parle de l’intérieur du
monde en marche, et qui regarde les sillons que ce monde parfois atroce laisse derrière lui ».
Après cela, nul ne s’étonnera que ses Nouveaux Bâtisseurs (entre les colons juifs des territoires
occupés) fassent la place belle à la dénonciation d’une terrible et cornélienne réalité. Jouant sans
cesse entre distanciation et jeu véhément, Claire LASNE complique sensiblement les choses.
L’impact du tout s’en ressent malheureusement.
30 octobre 1997
Bâtisseurs très destructeurs
Dans la phase périlleuse, délicate, où se trouvent actuellement les relations entre Israéliens et
Palestiniens, tout ce qui améliore la compréhension réciproque, les pourparlers intelligents, ne
s’avère-t-il pas le bienvenu pour en finir avec une guerre qui a trop duré ? Hélas, la pièce de
Mohamed ROUABHI, les Nouveaux Bâtisseurs, possède les défauts manichéens du théâtre partisan :
simplification abusive des problèmes, prise en otage du spectateur, caricature polémique. D’origine
algérienne, de nationalité française, l’auteur sans doute aurait été plus à l’aise pour traiter des
question qu’il connaît bien. Ici, on le sent dans une posture d’emprunt pour dire l’Intifada. Et c’est
d’autant plus dommage que la mise en scène de Claire LASNE, sensible, inspirée, chaleureuse, vise
à gommer la « parole unique » au profit d’une métaphore généreuse, celle de la Vie (symbolisée par
les plantes qui percent le plancher du plateau) contre la guerre, audible par le fracas des bombes. On
décèle également un beau travail théâtral sur la mémoire, l’amitié, valeurs universelles. Ce texte, nous
avoue Claire LASNE, « le metteur en scène revient à la contredire ». Soit, mais la question demeure :
n’existe-t-il pas, dans le contexte actuel, des écrits plus « bâtisseurs » justement ?
Comment parler du malheur et de l’espoir, des forces de vie et de mort ? Claire LASNE semble
posséder de bien meilleures réponses que Mohamed ROUABHI.
07 novembre 1997
Créé à Montluçon, puis programmé au Théâtre PARIS-VILLETTE, c’est le quatrième spectacle des «
Acharnés », la compagnie créé en 1991 par Claire LASNE et Mohamed ROUABHI. Dans les
territoires palestiniens occupés, les maisons ont été rasées, les champs brûlés et la radio diffuse des
chansons d’amour. Les fonctionnaires du développement construisent des routes et des cités dans
ces paysages que traversent Galmo, où ils ne veulent rien voir d’autre qu’un chantier. Galmo, est un
simple observateur qui parcourt les rues, les villages, le désert, qui entre dans les cafés et les
maisons, et qui écoute les gens qu’il rencontre. Des enfants, des femmes, des hommes qui lui parlent,
qui témoignent, qui se souviennent, qui lui montrent des photos, des dessins, des traces, ce qui a
disparu… Après l’étonnant « Platonov », Claire Lasne revient à l’écriture de Mohamed Rouabhi, dont
chaque pièce donne la parole à ceux qui se sont retrouvés exclus de ce qui était, jusqu’alors, leur
réalité quotidienne. Ce thème d’exil intérieur est cher à Mohamed ROUABHI, dont le père se sentait
français avant d’être algérien alors que la colonisation avait fait de lui un citoyen de troisième classe.
« Quand à moi, dit-il, avant d’être français, j’étais algérien… Il y a une troublante analogie des destins
historiques des peuples arabes qui ont vécu l’occupation et la colonisation, une quête commune de
leur identité qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui ».
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AVANT- SCENE THEATRE
15 novembre 1997
Le moniteur d’une caméra vidéo retransmet l’affairement d’un groupe d’acteurs qui plaisante en
coulisses et répète, la brochure à la main. Ils vont bientôt apparaître sur la scène, et interpréter une
quinzaine de rôles. Georges Bigot, Patrice Bornand, Monique Brun, Eric Elmosnino, Alain Enjary,
Dominique Guihard, Gérard hardy, Anne Klippstiehl, Laurent Ziserman sont tout à tout acteurs ou
témoins, victimes ou bourreaux dans une terre qu’on voue au désert pour en faire une terre pacifiée. Il
pourrait s’agir de l’Algérie, d’un pays d’Afrique, mais la mer morte étant nommée, nous en concluons
qu’il s’agit de la Palestine. Dans la mise en scène de Claire LASNE, le décor qu’elle a conçu avec
Nicolas Fleury, offre sur un plateau pentu des oasis de verdure, un jardin au fond, à cour, et des
arbustes qui crèvent le sol ici et là. Peu à peu les « occupants » masquent la verdure, et harassent le
sol, ce sont eux « les nouveaux bâtisseurs », et les lumières de Marie Nicolas, le son de Michel
Maurer allument l’inquiétude, puis l’angoisse. « Rien ne bouge » répètent les protagonistes, car on
écrase les révoltes. Ils étaient « nombreux à jeter des pierres », mais les soldats veillent, arrêtent,
tortures et tuent. « L’École brûle », les enfants ne dessinent plus leurs rêves, ni leur cauchemars, les
mères ne pleurent plus, les tombes ont disparu avec le reste, et Galmo, l’observateur, ne reconnaît
plus les cartes, ni les lieux. A mi-chemin entre récit et théâtre, le texte hésite. Certaines séquences
sont émouvantes, d’autres inabouties. On pense beaucoup aux films de Khelifi, de Bagdadi. La
référence aux documentaires est constante. Avec plus de distanciations, le sujet aurait pu troubler nos
consciences.
LA MARSEILLAISE
22 novembre 1997
Didier DA SILVA
Petite leçon de géopolitique
Dernière ce soir des « Nouveaux Bâtisseurs » de Mohamed ROUABHI, mis en scène
par Claire LASNE. Superbe.
On attendait avec impatience le nouveau spectacle de Claire LASNE. C’est que, l’an passé, sue cette
même scène (nationale) du Théâtre du Merlan, sa mise en scène d’ Être sans père de Tchekhov nous
avait ébloi. Elle revient aujourd’hui avec le fruit d’une collaboration avec le dramaturge Mohamed
ROUABHI, dont elle a déjà monté quatre textes. On l’attendait avec inquiétude, car le terrain défriché
est ici nettement moins balisé. Tchekhov avait été magnifiquement « revisité » (comme on dit), qu’en
serait-il d’une écriture contemporaine ? D’autant que les enjeux de celle-ci s’annonçaient plutôt
ambitieux : pas moins que parler de notre monde, de ses horreurs générales et de la tragédie
particulière du peuple palestinien. Le projet est périlleux : Claire LASNE en a mesuré les dangers. «
Pourquoi nous emparerions-nous d’un malheur qui n’est pas le nôtre (…) pour en faire le prétexte d’un
acte artistique ? » écrit-elle, ajoutant que « le danger de cette réalisation tient précisément dans la
qualité de son écriture et la pertinence du propos, qui la rendent incontestable, et donc, suspecte. »
Refusant de prendre « en otage » le spectateur, car il y a « de la douleur (…) à partager la douleur »,
Claire LASNE a l’élégance de malmener le beau texte de Mohamed ROUABHI, et l’intelligence d’être
drôle, sur ces sujets terribles (élégance et intelligence : ces deux adjectifs caractérisent décidément
son travail).
L’histoire est simple, c’est encore celle de deux mouvements contraires : une mémoire qui s’efface
(matériel – la mémoire d’une terre spoliée qui disparaît sous nos yeux, à travers un magnifique
dispositif scénographique), et une mémoire qui s’éveille – vivante, celle d’un personnage, Radji, un
enfant. Cet éveil de la mémoire se traduit par une prise de parole : l’enfant (Eric Elmosnino,
extraordinaire), longtemps cloîtré dans le déni de la réalité, dira en toute fin ses angoisses, sa colère
et ses espoirs, en racontant ses rêves. Le déni de la réalité porte un nom : Amérique (prononcez
Ordre mondial), et ROUABHI le dénonce en deux scènes-clés. Dans la première, Radji danse, coiffé
d’écouteurs, autour d’un convoi funèbre, aux accents d’un tube de Mikaël Jackson. Dans la deuxième,
Radji énumère un à un les plus fameux lieux-dits états-uniens (dallas, Cleveland, Texas et Boston).
Comme Radji, nous connaissons mieux la géographie américaine que la nôtre ; encore, en avonsnous une. Lui, Radji, n’a plus de terre et Galmo, l’enquêteur européen qui nous représente sur scène
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cherche en vain à localiser sur la carte officiel le village qu’il traverse. Les Nouveaux Bâtisseurs sont
un assemblage de métaphores textuelles et/ou scéniques. La poésie, les acteurs (tous formidables)
sont ici au service d’une petite et terrible leçon de géopolitique. Ceux qui, comme les deux hommes
de la très drôle scène finale, sont dépassés par l’implacable et inhumaine logique libérale, trouveront
dans le théâtre de Claire LASNE et de Mohamed ROUABHI (« une écriture vivante au service d’un art
vivant », disent-ils, comme ils ont raison !) une terre d’accueil, à défaut d’une terre promise. Toutes les
scènes de théâtre sont (doivent être) des Palestines, c’est le fin mot de cette œuvre bouleversante et
nécessaire.
CROISSANCE
novembre-décembre 1997
Martine PERRIN
Mohamed Rouabhi qui a fait découvrir le poète palestinien Mahmud Darwich s’attaque, avec les
Nouveaux Bâtisseurs, à la question palestinienne. La colonisation de la Cisjordanie, l’état de guerre et
la répression, la résistance et la diaspora donnent matière à réflexion sur l’identité d’un peuple «
étranger à son propre pays ». Il est question ici « d’un peuple vivant qu’on enterre vivant ». Elias
Sanbar a décrit combien l’expulsion des Palestiniens en 1948 les a propulsés hors du temps et de
l’espace, rappelle Claire LASNE qui signe la mise en scène des Nouveaux Bâtisseurs. Pourtant,
malgré le travail d’anéantissement, des traces de vie subsistent. Sur une terre désolée – ruines et
pierres – des hommes, des enfants, des femmes égarés témoignent d’une mémoire toujours active.
Claire LASNE s’est emparée de ces traces de vie, quasi enfouies : dessins d’enfants, poèmes, livres
qui échappent à l’autodafé… - jusqu’au barbelé récupéré qui sert à protéger la pousse d’un arbre –
pour convoquer l’espoir. Malgré la haine, malgré la détermination des Nouveaux Bâtisseurs, la parole
continue de fleurir, esquissant des devenirs possibles.« Ce qui ne me tue pas rend fort », dit l’homme
qui ranime ses souvenirs au bord du jourdain.
Mohamed ROUABHI a écrit ce texte entre 1990 et 1997. En 15 tableaux qui s’ajustent comme des
pièces d’un puzzle, il donne à voir l’état des lieux dans ces territoires où, sous les yeux de Galmo
l’observateur, des ennemis s’affrontent ou coexistent…
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ETRE SANS PERE
11 avril 1996
FrédérIc FERNEY
THÉATRE___________________________________________________________
« Être sans père » (« Platonov ») d'après Tchekhov
Quelle joie !
Cette toute première pièce d'un étudiant âgé de vingt ans demeure une des plus mystérieuses
choses jamais écrites pour le théâtre. Qui est Platonov ? Une ombre, un pressentiment, un fol
espoir qui a déjà l'allure d'un regret. Un anti-héros ? Même pas, une tendre et risible parodie.
Un déclin. Tchekhov en fait un trublion inaccompli, fourbu de vivre avant de naître, un play-boy
rural grimé de réminiscences blêmes : Oblomov, bien sûr, Hamlet, Don Juan ou Chllde Harold.
Des postures du romantisme ne subsiste qu'un peu de fard, une pincée de dérision, deux
doigts de songe et de nuit d'été. Et pourtant, ce raté, ce médiocre, ce somnambule en caleçon,
qui cajole son vertige, nous charme, comme s’il était un prince.
C'est une comédie qui finit mal. II n'est rien ici qui ne soit une occasion de jouir de l'existence, en
pure perte, sans illusion aucune sur ce qui est ou ce qui sera. La mort accidentelle d'un jeune
homme (comme plus tard dans La Mouette) ne remet pas en cause ce pacte secret avec les
forces de la vie. Car tout est là, tout est déjà vrai, depuis toujours. Tchekhov rompt avec la manie
si actuelle de protester et de revendiquer mais sa résignation est un subtil Instinct, une rupture,
une délivrance, une force qui rêve et qui rit.
« Quelque chose se sépare de nous, jour après jour, quelque chose nous quitte... Petit à petit,
nous prenons la place de nos pires », nous dit le metteur en scène Claire Lasne. Platonov
s'oppose confusément à cette fatalité, de ce charme du Temps, artiste et vandale. II ne veut pas
grandir, iI ne veut rien, II ne veut même pas vouloir. Claire Lasne traduit, cette rébellion passive
avec brio : J'ai rarement vu Platonov aussi palpitant de surprises et d'émois. De la pièce mythique
de Tchekhov, iI ne reste qu'un psaume païen, un rébus aventureux, spontané, contemporain. SI
la traduction d'André Markowicz et Françoise Morvan (qui ne cherche ni la cohérence ni
l'harmonie) restitue au texte son étrangeté de brouillon génial, Claire Lasne extrait de la pièce des
saveurs inouïes, avec ses seules armes, qui sont celles du théâtre.
Éloge des comédiens : Anne Alvaro (la Générale), si vivante qu'on la croit gaie, un peu paf,
pauvre Circé dupe de ses charmes et de sa destinée et qui mène sa vie à la baguette en faisant :
« Ha I Ha I » Elle fait très bien : « Ha l Ha l », Anne Alvaro, comme et elle s'esclaffait d'un sanglot
; Nicolas Fleury, si grave et si songeur, Fabien Orcier, le moujik amoureux, Silvia Cordonnier,
tendre linotte, Anne Sée, Yann-Joël Collin, tous ceux-là sont miraculeusement justes, pathétiques
et bouffons. II y a enfin Patrick Pineau (Platonov) : pitre stoïque, gouailleur, violent, inapaisé, qui
s'amuse de tous ses nerfs et qui incarne la frénésie sans âge d'un refus ; vivre, dans un hoquet :
« Mais qu'est-ce que ça veut dire ? »
Du théâtre, entre Byron, Labiche et la Dolce Vita. De la désillusion et de la joie. On ne sait pas si
ça fait rire ou si ça fait peur, si ça récapitule ou si ça tourne la page, Claire Lasne apprivoise un
je-ne-sais-quoi de chimérique et burlesque qui nous file entre les doigts : la jeunesse, la fausse
monnaie du rêve. Au bout de quatre heures (je jure que ça ne parait pas long), on sort de là d'un
pas ivre et dansant, le crâne fendu et le cœur en liesse.
16 avril 1996
Brigitte Salino
Toute la force de Claire Lasne dans « Platonov » de
Tchekhov
Pour sa troisième mise en scène, elle réussit un coup de maître
Claire Lasne s'était dît qu'elle monterait Platonov, de Tchekhov - l'histoire d'un homme usé d'avoir beaucoup
voulu et renoncé - avant d'atteindre trente ans. Agée de vingt-neuf ans, sa troisième mise en scène est un
spectacle magnifique de plus de quatre heures mené par treize comédiens ravis.
La première chose qui surprend, c'est la gaieté des comédiens. Ils sont assis sur des chaises, à
l'avant de la scène, et ils regardent les spectateurs en souriant, comme s'ils allaient leur jouer un
bon tour. Puis ils s'en vont. Ainsi commence Platonov, de Tchekhov, mis en scène par Claire
Lasne Quelques instants plus tard, une femme revient sur la scène. Grande, brune, belle.
Impériale. C'est Anna Petrovna. Elle attend Platonov et ses amis, qu'elle a réunis pour une nuit
de fête. Elle semble calme, un peu pensive. Elle s'approche d'un piano minuscule, s'assied
devant. Elle regarde les touches, mais c'est son front qui, sans qu'elle paraisse le maîtriser,
tombe avec une violence sourde sur le clavier. juste après, quand arrivent ses amis, Anna sourit.
Tout cela a duré le temps d'un souffle, dans une représentation qui court sur plus de quatre
heures. Mais les spectateurs ont été saisis par une émotion qui ne les lâchera pas: humaine,
jamais trop humaine. ils vont sentir, presque respirer, ce que vivent les comédiens: l'histoire d'un
homme de vingt-sept ans, Platonov, usé d'avoir beaucoup voulu et renoncé - un soleil noir, qui
sert de miroir à son entourage. Qu'as-tu fait de ta vie ? demande sans le dire Platonov, l'homme,
et Platonov, le spectacle. Treize comédiens, treize personnes, parlent dans le public à chaque
spectateur. Il faudrait tous les citer. Nommons Platonov (Patrick Pineau), emblématique d'un
spectacle magnifique.
D'où Claire Lasne qui a mis en scène la pièce, tient-elle une telle force ? A la ville, c'est une jeune
femme châtain, au regard bleu. Frêle et déterminée. Elle s'était dit qu'elle monterait Platonov
avant d'avoir trente ans. Elle l'a fait, à l'âge de vingt-neuf ans.
« En travaillant beaucoup les mots, on peut arriver à transformer le réel »
Pour une troisième mise en scène, c'est un exploit. jusqu'alors, Claire Lasne avait signé des
spectacles courts - deux pièces de Mohamed Rouabhi, Les Fragments de Kaposi et Les
Acharnés -, avec, déjà, ce talent de donner corps aux mots. Ce goût lui vient de l'enfance. Son
père était éditeur, elle voulait être imprimeur. Un jour, alors qu'elle était adolescente, sa sœur l'a
emmenée voir L'Amante anglaise, de Marguerite Duras, avec Michael Lonsdale et Madeleine
Renaud. Claire Lasne ignorait que, dans cette pièce, Madeleine Renaud jouait une femme
appelée... Claire Lanne. « Madeleine Renaud était sur le plateau, Michael Lonsdale dans la salle,
pas loin de moi. Régulièrement, il tapait sur son bureau et disait: Claire Lanne ! J'entendais mon
nom et je sursautais. Ce fut mon premier choc. »
Jolie intronisation! Encore fallait-il lui donner suite. Claire Lasne a travaillé, beaucoup: six
années de cours, dont le Conservatoire. C'est là qu'elle s'est lancée dans la mise en scène,
avec un spectacle où elle dirigeait ses camarades, sur les textes du film de Claude Lanzman,
Shoah. Un an de travail, à usage interne. Puis Claire Lasne a joué, avec Gilberte Tsaï, Stuart
Seide Anne Torrès. Depuis trois ans, elle alterne, comédienne et metteur en scène. Avec,
toujours, ce qu'elle appelle de ses vœux: « La foi dans le partage. En travaillant beaucoup les
mots, on peut arriver à transformer le réel. je sais que c'est utopique, mais j'y crois. Il y a
quelque chose de mystique dans le théâtre qui lie les morts aux vivants, et à ceux qui naîtront.
» Claire Lasne est une sage femme.
21 septembre 1996
Fabienne Pascaud
Le ravissement de Claire L
E
lle s'est évanouie, Claire Lasne, la première fois que les acteurs ont joué intégralement
devant elle ce Platonov de Tchekhov qu'ils répétaient ensemble depuis si longtemps.
Évanouie de joie. De bonheur. Elle est comme ça, la jeune chef de troupe à la silhouette
menue, au teint pâle et au regard bleu : toute simple. toute vraie, toute directe. Juste rayonnante
d'une drôle de lumière intérieure, Claire. A l'image de ce prénom justement, qui lui a valu tant
d'étranges émotions. A 12 ans. lorsque sa grande sœur l'emmène pour la première fois au
théâtre voir L'Amante anglaise qu'interprète Madeleine Renaud, quelle n'est pas sa surprise
d'entendre que l'héroïne de Marguerite Duras s'appelle... Claire Lannes -comme elle! - et qu'on
martèle le nom de cette tueuse angélique tout au long de la représentation... Un signe qui décide
de son avenir d'actrice ? Quand elle passera une scène de la même pièce à l'examen d'entrée au
Conservatoire, l'homonymie fera tellement rire les jurés que Claire Lasne « dans Claire Lannes »
sera immédiatement reçue... C'était il y a neuf ans. A ce moment
là, Stanislas Nordey et Olivier Py, autres talentueux acteurs et metteurs en scène d'aujourd'hui,
réussissaient eux aussi le Conservatoire. Un grand cru... Mais pourquoi cette jeune génération
d’hommes et de femmes de théâtre, âgés d'à peine 30 ans, nous séduit-elle si fort ? Pour leur
enthousiasme, pour leur gaieté si visible à faire ce métier...
Prenez Etre sans père (Platonov), le troisième et dernier spectacle de Claire Lasne : sur scène,
les acteurs semblent vivre les paradoxes et les déchirures des personnages de Tchekhov avec
évidence, grâce et légèreté. Ils nous disent de tout leur être, de tout leur corps, la difficulté et la
chance unique d'être au monde. Ils nous parlent en amis, ils vont direct à l'essentiel, sans
cabotinage ni chichi.
« Je ne crois pas qu'il
y ait une nouvelle race
de metteurs en scène,
mais une nouvelle race
d'acteurs oui !, murmure
doucement
mais
fermement
Claire
Lasne. Des acteurs qui
ont envie de prendre
eux-mêmes les choses
en main sur le plateau,
qui ont une foi quasi
spirituelle dans les mots
et qui ont soif de leur
donner corps, soif aussi
de les partager avec le
public. Et de vivre avec
ce même public une
relation
intime,
exigeante et forte. Des
acteurs, enfin, qui ont
besoin de jouer pour vivre, pour être heureux.
Etre en scène, c'est être
dans une espèce de
jardin extraordinaire : c'est doux... Je suis moi-même une militante du bonheur. Il n'est pas
nécessaire de se rendre malade pour faire un bon spectacle. Le théâtre est un radeau de survie.
Etre ensemble guérit. »
Claire Lasne metteur en scène ne serait donc qu'une actrice un peu plus attentive que les autres
à ses partenaires et qui les regarde avec suffisamment d'amour, qui les guide avec suffisamment
de tendresse pour leur donner le désir de se surpasser. Mais sans jamais exercer sur eux la
moindre tentative de prise de pouvoir. Elle est trop amoureuse du théâtre, de la communion
acteurs-spectateurs dans un même langage. Peut-être tient-elle cette passion d'un père éditeur
et d'une mère professeur, qui n'hésitaient jamais à se lancer dans les aventures professionnelles
les plus risquées. Au risque de démé nager allègrement et régulièrement avec leurs cinq enfants.
Quand elle ne joue pas la comédie, quand elle ne met pas en scène un de ces textes comme
elle les aime, comme les écrit son complice Mohamed Rouabhi - à la fois chronique sociale, rêve
éveillé et cérémonie secrète (Les Fragments de Kaposi. Les Acharnés) -, Claire Lasne fait du
cheval en Normandie. Elle s'y est déjà rompu les os plusieurs fois. Mais elle adore la campagne,
le silence, la solitude. En même temps que le théâtre, le verbe, la troupe... L'artiste a ses
contradictions apparentes, elle en tire sa force: « Je demande aux acteurs de ne jamais se
préserver : on peut toujours aller plus loin, la perfection n'est jamais atteinte.
Avril 1996
Patrick Sourd
« Alors ? Rien. On s'ennuie un petit peu. » Dans la maison, on se prépare à la fête. Ici, ça sent la terre et la
steppe. La nuit sera belle. Pour tuer l'ennui, les Invités nous font rire. Platonov, leur héros, revient ce soir au
pays. Dans son costard cravate, l'homme est beau, II a l'allure d'un taureau. Face à tant d'attente, Platonov
se déchaîne. À son jeu de la vérité, tous les coups sont permis. Comme un boxeur, il enchaîne les séries. Le
sol résonne de ses pas, tel un ring le soir d'un championnat. Platonov, le fils prodigue, règle ses comptes
avec ses amis, avec son père mort. Le temps immobile bascule à ses foudroyantes accélérations. La
chaleur de la nuit brûle les corps, la vodka fait le reste. La scène n'est plus qu'un lieu de passage, la fête est
partout. On s'y bouscule, s'y enlace, s'y embrasse.
Il faut vivre, vivre encore. La frénésie des guitares tsiganes gagne le théâtre tout entier. Le monde tourne en
folie autour de Platonov. Les hommes l'aiment, les femmes le désirent. II défie chacun par amour: acculés
dans les cordes, tous rendent coup pour coup mais succombent à son charme. Cette nuit ne verra jamais le
jour. La temps de Tchekhov vibre singulièrement. Platonov va trop loin. À l'aube, les débris d'un rêve brisé
jonchent le sol. Un pistolet dans la main d'une femme. Un coup tiré à bout portant. Platonov s'écroule,
L'intrigue est finie. II ne reste plus qu'à enterrer les morts et soigner les vivants. Patrick Pineau est ce
Platonov aux allures du De Niro de Mean streets. Puissant, superbe, écorché vif, sa nourriture, il la puise au
texte brûlant de la traduction l'André Markowlcz et Françoise Morvan. Jusqu'au bout de cette nuit métallique,
Claire Lasne bouscule les conventions de la nostalgie, prend Tchekhov au pied de la lettre. Sous les coups
de son Platonov si vivant, dans le plaisir de ces numéros d'acteurs exceptionnels, elle rentre dans le texte,
l'éclaire d'une vigueur nouvelle. II nous semble alors, et pour la première fois, le découvrir enfin.
Claire, la surprise
Claire Lasne a 28 ans. Cette jolie blonde fragile n'a pas fini
de nous surprendre. On l'avait repérée en 1994 avec son
superbe Les Fragments de Kaposi, de Mohamed Rouabhi.
Une suite de petites histoires sur le sida, une autre façon
d'en parler dans un théâtre libéré de l'étouffoir du discours
conventionnel. Avec le choix de Platonov, le premier texte
de Tchekhov écrit à 20 ans, elle récidive sans complexe.
Son Platonov fera date. On lui doit la redécouverte du vrai
titre (Etre sans père) et quelques passages censurés par
Tchekhov. Quatre heures trente de spectacle, douze
comédiens sur le plateau, seulement trois semaines de
répétition : aux commandes d'un tel monstre, Claire fait des
merveilles. Dans le petit monde des metteurs en scène, elle
déboule comme un lapin sorti du chapeau. Tchekhov l'avait
prévu : « La femme est le meilleur des hommes. »
Septembre 1996
Patrick Sourd
?
Etre sans père (Platonov)
d'Anton Tchekhov, mise en scène Claire Lasso. Un manuscrit auquel il manque le titre. Une pièce inachevée écrite
par Tchekhov à l'âge de 20 ans. Réputée inmontable dans sa version intégrale de près de six heures. Voici le
monstre auquel Claire Lasne s'est attaquée. Au final, quatre heures trente de spectacle, une dérive nocturne qui
s'emballe, une folie emmenée par une troupe de comédiens exceptionnels, d'Anne Alvaro à Richard Sammut,
d'Anne Sée à Fabien Orcier, et un inoubliable Platonov tout de force et d'instinct, le grand Patrick Pineau. Un
véritable coup de maître de Claire Lasne.
11 Septembre 1996
Jean-Luc JEENER
Beaucoup de reprises, en cette nouvelle saison, beaucoup trop même au goût de tous ceux qui aiment que le théâtre
prenne des risques et aille de l’avant… Cela dit, il aurait été scandaleux de ne pas pouvoir revoir « Etre sans père », l’un
des deux, trois meilleurs spectacles de la saison dernière. Cette pièce de Tchekhov, que l’on connaît habituellement
sous le titre de « Platonov », a tout pour faire le bonheur des spectateurs : l’intelligence, la rigueur psychologique,
l’humanisme, le désespoir métaphysique, la critique sociale … Claire Lasne a su diriger ses comédiens de main de
maître, apportant une jeunesse, une énergie, une violence qui viennent donner à Tchekhov cette dimension charnelle
qu’on lui refuse trop souvent. L’œuvre dure quatre heures mais on en redemande.-
27 mars 1996
Jean-Luc JEENER
«
P L À T 0 N O V »
U N
B O N H E U R
Moins connue que les autres pièces de Tchekhov, « Platonov » est néanmoins un chef-d'œuvre. Ceux qui en
douteraient pourront le vérifier en allant voir la très belle mise en scène de Claire Lasne au Paris-Villette
Platonov est une espèce d'anarchiste bourgeois courageux et désespéré. Sa violence frappe d'une manière
indifférenciée ceux qu'il déteste et ceux qu'il aime. Comme il n'arrive pas à choisir, il n'arrive pas à vivre. Et, en
bon Russe, les verres de vodka sont pour lui comme les larmes du Christ.
Claire Lasne a choisi un partipris qui mélange distanciation et réalisme. Au début, on est agacé par le procédé.
Et puis, très vite, son choix étant tenu avec une extrême rigueur, an se laisse séduire. Patrick Pineau est
extraordinaire dans le rôle titre. A ses côtés, toujours aussi sublime, Anne Alvaro nous enchante. Et tous leurs
camarades sont à l'unisson. Le spectacle dure plus de quatre heures mais il pourrait durer plus : on ne voit
pas le temps passer.
22 mars 1996
René Solis
THEATRE. Avec un électrique Patrick Pineau, mais sans direction,
Claire Lasne fait patiner Tchekhov.
«Platonov» mis à plat
Dans un petit texte de présentation, Claire Lasne, le metteur en scène de ce Platonov, signale
qu'André Marko wicz et Françoise Morvan ont travaillé à une nouvelle traduction de la pièce
qui sera publiée à l'automne prochain. Et qu'elle a préparé son spectacle, en leur compagnie,
à partir du texte intégral de la pièce, mais dans une version courte, selon cette vertu que
Tchekhov plaçait au-dessus de toutes: la brièveté». Il est vrai qu'une représentation intégrale
de la première pièce écrite par Tchekhov (et jamais représentée de son vivant) occuperait
sans doute sept ou huit heures. La «brièveté» annoncée par Claire Lasne n'est pas pour
autant au rendez-vous. Entré à 20 heures dans la salle du théâtre Paris-Villette, le spectateur
n'en sortira pas avant minuit et demi, à peine le temps de courir attraper un dernier métro.
La première vertu du spectacle de Claire Lasne n'est donc pas la concision. Au moins, cette
version semi-marathon de la pièce permet-elle de mieux saisir sa richesse et d'étoffer certains
personnages, comme Ossip, le voleur amoureux. Le grand atout de Claire Lasne réside dans
une distribution de haut niveau. Avec, dans le rôle de l'instituteur Platonov, don Juan malgré
lui et miné par l'échec, Patrick Pineau. Attendu comme le loup blanc au déjeuner qu'organise
Anna Petrovna pour fêter le retour des beaux jours, Platonov (le personnage) va décevoir
bien des espoirs (féminins surtout).
Mais il ne faut que quelques secondes à Patrick Pineau (l'acteur) pour électriser la salle. Il est
exceptionnel de ressentir à ce point la présence physique d'un comédien. Animal et
imprévisible, Pineau évoque immédiatement un Depardieu ou un de Niro, mélange uni que
d'agressivité et de douceur, acteur d'instinct, toujours prêt à foncer, l'épaule en avant, pas
avare de gestes et d'expressions, et génial jusque dans ses excès parce que toujours porté
par l' intelli gence du jeu. Pineau n'est pas seul: Anne Alvaro (Anna Petrovna) n'a peur de rien,
et surtout pas d'un partenaire de ce niveau. Comme les autres suivent peu ou prou, cela
donne une première heure de belle intensité.
Mais une grande pièce et de grands acteurs ne font pas le printemps à tout coup. Car laisser à
ses comédiens la bride sur le cou semble être l'essentiel du projet de Claire Lasne. Et ce ne sont
pas les maladroites interventions d'un comédien interprétant Tchekhov à sa table de travail (ou
son traducteur?) et se levant pour lire les indications scéniques qui risquent de donner à son
spectacle une direction. Plus la soirée avance, plus on a l'impression d'un long bout à bout de
scènes, façon spectacle d'école tirant en longueur avec morceaux de bravoure, tunnels et
cabotinage. Certes, Claire Lasne peut toujours arguer que la pièce de Tchekhov est un grand
chantier inachevé, et qu'elle ne saurait donner lieu à un spectacle égal et bien peigné. Ce qui ne
justifie pas d'avoir les yeux plus gros que le ventre
12 avril 1996
D.M.
Les tréteaux de la semaine
Platonov, de Tchekhov
• C'est l'histoire d'un homme qui aimait toutes les femmes ou plutôt dont les femmes étaient toutes
amoureuses. C'est aussi celle d'un temps qui se vide dans un monde de désordre aux repères perdus.
Sur le plateau nu, juste encombré de quelques chaises, quelques caisses, quelques bouteilles, Claire Lasne
la met en théâtre dans un cocktail détonant d'énergie juvénile et de légèreté sur un volcan. Le moindre de
ses mérites n'est pas de faire la part belle au jeu de l'acteur. Tout au long du voyage au bout de la nuit
(quatre heures de durée !), un souffle de vie déjà souffle de mort se fait sentir au rythme des personnages
de chair et de sang incarnés par une distribution étonnamment complice. On y retrouve notamment Anne
Alvaro, Gérard Hardy, Fabien Orcier... Et surtout Patrick Pineau. C'est lui Platonov, acteur magnifique, les
pieds ancrés, dans la terre et en même temps funambule, transcendant le temps et l'espace.
Avril 1996
M.C.
© PLATONOV ÊTRE SANS PÈRE Chronique d'une mort annoncée
D'Anton Tchekhov, mise en scène Claire Lasne
Une galerie de héros déchus qui trompent leur ennui en se donnant l’illusion de vivre et
d’échanger des idéaux qu'ils contredisent au quotidien.
Dans une somptueuse mise en scène, bourrée d'inventions autour du langage, de surprises scéniques,
de vitalité et de clins d'œil, apparais sent déjà les thèmes chers à Tche khov : l'insatisfaction comme mode de vie, l'ennui, la fragilité de la relation amoureuse, la recherche éperdue du sens de l'existence, la
contradiction permanente éprouvée par des êtres conditionnés ou .ballottés par la vie. Au centre de ce
questionnement, au milieu de tous ces ratages, de ces occasions perdues de rachat émergent chez
Platonov des sentiments contradictoires qui le poussent à accumuler en véritable Dom Juan les aventures amoureuses tout en s'étonnant lui-même de la séduction qu'il exerce. Elles tombent toutes
comme des mouches ! L'excellente Anna Petrovna en tête mais aussi Sonia, Sacha et quelques autres.
Cela ne l'empêche pas de chercher à revivre ses amours passées avec Sonia, de se laisser séduire
avec elle par la promesse d'un monde nouveau, comme s'il était possible de tout recommencer à zéro.
Voici ve nu le temps des compromis entre Platonov toujours marié et ses multiples conquêtes
amoureuses, Sonia qui vient de se lier à Serguev et re doute une rencontre avec Platonov (on la
comprend!), Nicolas le médecin frère de Sacha qui préfère re noncer à accomplir son devoir lorsqu'il a
trop fait la noce. Sur fond d'extravagance, Tchekhov ausculte à la manière d'un anthropologue et du
médecin qu'il est les tics, les travers et les contradictions douloureuses de cette noblesse sur le déclin,
contrainte de vivre à crédit aux frais de créanciers qui sauront se faire payer cher. L'adaptation, dans
une nouvelle traduction. abonde en tournures dialectales, en citations étrangères, fournissant la mise
en scène matière à prends du recul. On assiste à une véritable réinvention du langage, du jeu. Cela
exerce d'heureux effets sur le spectateur qui entre sans peine dans cette spirale infernale comique et
pathétique qui le renvoie à ses propres angoisses car c'est bien de la vie qu'il s'agit, avec ses épisodes
d'ombre et de lumière .
30 mars 1996
Joshka Shidlow
Etre sans père (Platonov) De Anton Tchekhov, mise en scène Claire Lasne.
Durée: 4h. Est-ce parce qu'il l'a écrite à 20 ans? Cette pièce, montée pour la première fois sous son vrai titre, illustre mieux qu'aucune autre les tensions, les
blessures et les doutes de Tchekhov. A partir d'un texte proche du matériau
brut, mais magnifié par la traduction d'André Markowicz et Françoise Morvan,
Claire Lasne a réalisé un spectacle d'une troublante beauté. eLLE a trouvé en
Anne Alvaro, comédienne à la maturité rayonnante, une générale de rêve et en
Patrick Pineau, un Platonov dont l'instabilité renvoie chacun à ses turpitudes
intérieures. La représentation dure quatre heures qui filent à toute allure. C'est
dire combien elle émerveille.
26 septembre 1996
Marie-Edith Alouf
Etre sans père (Platonov)
Oui cela dure quatre heures, non ce n'est pas long. Le
Platonov de Claire Lasne, titré par elle Etre sans père, est
repris à la Villette, après avoir connu un beau succès, ce
dernier mois d'avril. Frêle jeune femme de 30 ans, elle a su
tirer du brouillon génial d'un Tchékhov de 20 ans une soirée
toute en vibrations, en tensions. Une soirée presque trop
bouleversante tant les sentiments humains y sont exaltés,
habités par des acteurs magnifiques, parmi lesquels Patrick
18 septembre 1996
Véronique Klein
Pineau (Platonov) et Anne Alvaro (la générale), pour ne citer
qu'eux. Platonov est ce jeune homme même pas trentenaire,
sublime et raté, qui séduit et se fait haïr, tâché dans un
salon après une longue absence, affolé comme un jeune
chien, déchiré par le désir des autres. Un jeune homme
sans père ni repère, et perdu par sa droiture extrême. On
sort assommé d'émotions et de quelque chose, mais oui, qui
ressemble au bonheur.
Claire Lasne
Scènes. Au premier abord, on imagine davantage Claire Lasne
boire le thé à petites gorgées dans des tasses en porcelaine que le
vin blanc, qu'elle lui préfère sans aucun doute. Alors, quand elle
avoue sans honte un penchant pour les films avec
Schwarzenegger (Au moins c'est du cinéma'), ne plus supporter la
moindre image de la majorité des films français ("Ceux de
maintenant, trop nombrilistes) et n'allumer la télé que sur Canal+
tant « la télé publique me fait gerber à vouloir ressembler à TFl ». On
est définitivement sous le charme. Pour sa troisième mise en
scène, c'est au Platonov de Tchekhov qu'elle s'attaque. Pas celui
qu'on lit en Folio Gallimard, mais la nouvelle traduction d’
André Markowicz et de Françoise Morvan, où l'on apprend, par
exemple, qu'en russe on ne dit pas « Un ange passe » mais « Un
crétin vient de naître ». La compagnie qu'elle a créée avec
Mohamed Rouabhi s'appelle Les Acharnés, du titre de la
première pièce écrite par Mohamed et qu'elle a mise en scène.
« Un nom pour se le rappeler quand on sera vieux cons et qu'on
montera La Double inconstance à la Comédie Française.
« Première expérience qui les confronte directement au côté
caviar-petits fours d'une certaine institution et leur permet de
reconnaître leurs vrais amis : Patrick Gufflet, directeur du
Théâtre Paris-Villette, est l'un de ceux-là. « Il n'y a qu'avec des
gens comme raque l'on peut se permettre de prendre de vrais risques
artistiques, parce que l'on est soutenu à 2oo %. » Avec le spectacle
Etre sans père, Claire Lasne fait une entrée dans la cour des grands. On lui demande déjà quel sera le prochain
Tchekhov ! C'est dire... La réponse est sans hésitation, ça s'appelle « Les Nouveaux bâtisseurs, c'est un texte de
Mohamed Rouabhi et c'est inspiré de l'Intifada. »
18 septembre 1996
Jean-Louis Pinte
Claire Lasne « J'adore être dépossédée »
Avec elle c'est d'abord une: affaire d'amitié. D'attachement qui relie une pièce à une
autre. Un. comédien à un autre. Claire Lasne va où ses. désirs la poussent, là ou elle
se sent aimée, partageant, avec une équipe l'amour qu'elle porte à son métier.
Blonde, le regard gris tendre elle commence par être comédienne. Très vite elle, veut
« partager un rêve plus vaste encore. Pourtant j'étais heureuse. J'avais le choix: ;
Mais avec l'impression de jouer toujours devant le même public. Je souhaitais
travailler avec des personnes qui soient envahies par leur métier d'acteur ».
Dans cet esprit elle fonde sa compagnie et la baptise « Les Acharnés », titre de la
première pièce de Mohamed Rouabhi qu'elle met en scène. « II y avait là une
première réponse - à ma passion de comédienne. » Les suivantes la mèneront
jusqu'au succès d ' « Etre sans père », de Tchekhov, plus connu sous le titre de
« Platonov ». Succès dû à la confiance de Patrick Gufflet, directeur du théâtre de
Paris Villette. Il lui donne carte blanche. Un risque. « C'était une pièce à saisir,
imparfaite, longue, avoue Claire Lasne. Une oeuvre où l'homme ne fait pas de choix
entre la haine et l'amour. Où la jeunesse est là dans toute sa violence à vivre. Avec
les comédiens nous sommes allés aussi loin que nous le pouvions. Je me suis laissée
déposséder. Ce que j'adore. Pourtant voir la pièce m'est insupportable. Elle renvoie
tellement d'inconscient. Je vols ce que je suis. Et j'en ressens une certaine douleur. »
21 mars 1996
Caroline JURGENSON
Claire Lasne à l'assaut de Tchekhov
A vec sa troupe, Les Acharnés, elle met en scène "Etre sans père », traduction de «Bez
Otzovchtina », titre original de «Platonov».
En 1956, Jean Vilar présente au festival de Bordeaux Ce fou de Platonov. C'est sous ce litre que les Français
découvrent la pièce de jeunesse de Tchekhov, dans l'adaptation de Pol Quentin. Par la suite, le titre sera
raccourci et les théâtres auront l'habitude d'afficher Platonov tout court. Claire Lasne a choisi la traduction
d'André Markowicz et François Morvan et s'explique : « Ces traducteurs ont repris le titre original russe, Bez
Otzovchtina. Ils ont titré la pièce Être sans père. » C'est sous ce nouveau titre que Claire Lasne dirige treize
comédiens qui jouent une vingtaine de personnages. « Douze personnages plus la présence du jeune
Tchekhov », dit Claire Lasne.
Patrick Pineau, Anne AIvaro, Gérard Hardy, Richard Sammut, Fabien Orcier, notamment, sont de l’aventure
de cette pièce écrite par Anton Tchekhov alors qu'il avait vingt ans. « La pièce est débridée, folle, maladroite,
explique Claire Lasne, elle part dans tous les sens et je veux garder ce côté-là. Je ne tiens pas à la rendre lisible »
Avec sa compagnie, « Les Acharnés » du nom de sa première création, une pièce de Mohamed Rouabhi,
Claire Lasne se lance dans cette aventure qui est née à la suite des Fragments de Kaposi de ROUABHI, dans
ce même théâtre. En voyant Patrick Pineau dans Kaposi, elle eut la vision de Platonov, cet instituteur, ce
jeune homme charmant et charmeur, désinvolte et buveur, enjôleur et inconstant.
« Si on jouait la pièce dans son intégralité, elle ferait huit heures, précise Claire Lasne. On a fait des coupes et notre
version dure, quatre heures. Les personnages ont trente ans. Ils sont tiraillés, entre l'idée qu'ils ont de leur vie et ce qui
leur arrive. C'est un âge charnière. Pour nous, cela nous parle de théâtre, de nos désirs et insatisfactions dans ce métier,
comme quand Tchekhov parle de la profession de médecin. »
Déterminée et vigilante, Claire Lasne travaille dans la fidélité, passant par les mêmes structures, privilégiant la
qualité et le travail bien fait à la médiatisation. Issue de l'école de la rue Blanche puis du Conservatoire de
Paris, elle continue de prendre autant de plaisir à jouer pour les autres. « Cette production de Platonov, coréa lisée
par le Paris-Villette et le Merlan à Marseille, est un pari pour notre compagnie, raconte-t-elle. On a mis nos deux années de
subvention en jeu. »
26 septembre 1996
V.J.
*** Etre sans père (Platonov)
Ce fut l'un des éblouissements de la saison passée soutenue par une
nouvelle traduction de Françoise Morvan et André Markowicz, Claire
Lasne, pour sa deuxième mise en scène, rendait à Tchekhov les émotions
qu'on ne pensait plus lui devoir. De l'apparente légèreté russe qui
s'épanouit dans la vodka et les embrassades, il reste, écrit Claire Lasne, «
un secret enfoui, rarement énoncé, non pas inavouable comme une faute
mais inaccessible comme un rêve ». Patrick Pineau incarne magnifiquement ce Platonov, qui sait si mal démêler haine et amour. Les autres
comédiens mériteraient tous d'être cités. Mieux vaut encore aller au théâtre
pour s'en convaincre.
3 octobre 1996
Thierry Gandillot
THÉÂTRE Première pièce écrite par Tchekhov, Etre sans père donne le vertige à tous
les gens de théâtre- Surmontant son trac, Claire Lasse l'a mise en scène- Elle est
admirablement servie par une bande d'acteurs galvanisés >
Ce monstre de Platonov
La scène est jonchée dé dizaines de cadavres
dé mignonnettes d'alcool. Platonov, « les yeux
rouges, une mine de croque-mort » est
effondré sur sa paillasse. Il traîne une gueule
de bois d'enfer. Avec méthode, il se détruit. Et
brûle d'un même feu tous ceux qui
l'approchent. La pièce de Tchekhov - quatre
heures - touche à sa fin- La Générale - et
néanmoins jeune veuve - Anna Petrovna,
entre. Comme toutes les femmes, elle est
amoureuse de Platonov ; elle aussi veut le tirer
de là ; lui donner de l'argent pour qu'il voyage,
seul ou en sa compagnie ; lui faire des enfants
(elle le dit, mais y pense-t-elle vraiment ?). La
pièce devient folle. « C'est une partie d'échecs.
Toutes les combinaisons sont possibles », dit
Anne Alvaro, sublime Générale, qui sèche les
bouteilles l'une à la suite de l'autre. « Quand
on boit, on boit ! lance-t-elle- Mais Platonov
se défile : « Je ne veux qu'une seule chose :
que vous ne posiez plus de questions et que
vous ne me regardiez plus en face.» La
Générale veut l'aider ? «Je ne sais pas,
envoyez-moi votre photographie d'ici à
demain.»
D'un bonheur brutal
Il n'y aura pas de photo. Ce Platonov-là,
traduit par André Markowicz et Françoise
Morvan mis en scène par Claire Lasne, et joué
par une bande d'acteurs carbonisés par les feux
de ce texte réputé injouable, est une longue
plage de bonheur brutal dont personne ne sert
intact. Au cours d'une répétition, Claire Lasne
s'est évanouie. De joie. «J'ai compris que cette
aventure ne laisserait personne indifférent en
découvrant
l'enthousiasme
que
chaque
comédien mettait à me répondre «oui » quand
le lui proposais un rôle. La pièce a demandé
une production infernale d'énergie. Platonov
réveille les appétits. »
Un soir, c'est un spectateur qui se lève pour
crier : « Merci ! Merci ! » Sans imaginer
qu'après le dernier rappel Patrick Pineau Platonov, fauve électrisé par la jouissance de
sa propre perdition - va s'effondrer. Le rôle le
consume littéralement Il ne sait pas combien
de temps il pourra tenir. Jusqu'au petit matin,
Claire et lui vont parler de ce personnage
monstrueux qui hante tous ceux qui l'abordent.
Comment ne pas penser à cette réflexion de
Georges Lavaudant, qui a lui aussi défié
Platonov en combat singulier, il y a six ans :
«Chaque jour, lorsque je quitte la salle de
répétition, j'ai le sentiment curieux de
suspendre artificiellement quelque chose qui,
de toute façon, que je le veuille ou non, se
poursuit dans la vie, m'accompagne. Alors,
dans l'automobile qui me ramène chez moi, je
bavarde et je ressens ce sentiment étrange que
la pièce continue malgré moi. »
Quand il écrit Etre sans père, Tchekhov a entre
17 et 21 ans - C'est sa première pièce- Elle
dure plus dé six heures et ne compte pas moins
de 40 personnages. Elle possède la démesure
des oeuvres de jeunesse - Baal pour Brecht ou
Tëte d'or pour Claudel. Il la fait lire à son frère
qui commente : « La pièce est d'une fausseté
impardonnable quoique innocente. Innocente
en ce qu'elle provient de la profondeur encore
non troublée de ta vision intérieure. Que ton
drame fût faux, tu l'as senti toi-même, mais tu
y as dépensé tellement de force, d'énergie,
d'amour et de souffrance que tu n'en écriras
jamais d'autre.» Ce n'était pas tout à fait faux :
Platonov est la matrice du théâtre de
Tchekhov, au point qu'il reviendra sans cesse
y puiser ses thèmes. En secret, car, après les
critiques de son frère et le refus d'une grande
actrice de l'époque de la jouer, Tchekhov va
l'enfermer dans un coffre. C'est seulement
seize ans après sa mort, en 1920, qu'on
retrouvera 134 feuillets raturés d'un brouillon,
assorti de coupes et de rajouts effectués tout
au long de sa vie. La page de titre manque.
Faute de mieux, on l'appellera Platonov. Elsa
Triolet la traduira. Vilar la montera. C'est bien
plus tard qu'on découvrira son véritable titre :
Etre sans père. A la banque, le manuscrit
reposait a côté du réticule cousu de perles
bleues… de sa mère.
SOIGNE TON DROIT
Octobre 2000
Uppercut
Soigne ton droit, texte et mise en scène Mohamed Rouabhi. Après plusieurs semaines
passées auprès des conseillers juridiques des permanences de la Seine-Saint-Denis,
Rouabhi a imaginé un texte de théâtre. Petites histoires simples et témoignages forment
un laboratoire de théâtre social et itinérant qui associe vidéo et musique.
Conservatoire de Drancy, 19h, entrée libre, + 15, 16 et 17 dans d’autres salles (rens. : 01
48 96 50 87).
9 Février 2001
Fabienne ARVERS
Soigne ton droit – Mohamed Rouabhi
Laboratoire de théâtre social. Ainsi se présente le dernier projet d’écriture
et de mise en scène de Mohamed Rouabhi, Soigne ton droit, créé à
Drancy en automne 2000 et repris dans le cadre de la programmation
hors les murs du TGP de Saint-Denis. La simple liste des lieux où se
déroulera Soigne ton droit est déjà fort explicite quant au terme de social
accolé ici à théâtre:
hôpital Delafontaine, Maisons de quartier Floréal et La Plaine, salle
polyvalente de l’école primaire René Descartes et Maison de la jeunesse.
Il faut dire aussi que ce projet est né de la rencontre de l’auteur avec la
conseillère juridique Virginie Labasque, qu’il a suivi plusieurs semaines dans les permanences
juridiques de Drancy. Sont d’ailleurs intégrés au spectacle une série de clips la mettant en scène,
dans son travail, lorsqu’elle doit traiter, informer et conseiller concrètement sur les droits de chacun en
matière de violence conjugale ou de droits de l’enfant.
D’où le thème de Soigne ton droit : une jeune femme, Cat, est abandonnée par son petit ami, Gérard,
lorsqu’elle lui apprend qu’elle est enceinte. Pendant trois ans, elle assume seule et difficilement
l’éducation de son enfant. Croisant par hasard Gérard, celui-ci se justifie et exige d’elle le retour au
foyer et à la vie commune. Cat refuse, est battue, s’enfuit, est recueillie par Kamel, un jeune homme
en situation irrégulière. Il l’aime, veut l’épouser et reconnaître l’enfant. Jusqu’au jour où Gérard rend
visite à Kamel…
Évidemment, en voulant associer une œuvre théâtrale aux actions de travailleurs sociaux, de juristes
et du Centre d’Information pour le Droit des Femmes et des Familles, la compagnie Les Acharnés
construit un discours singulier "en matière de prévention et de défense des droits des
personnes en difficulté". Est-ce pour autant du documentaire ? S’agit-il d’un théâtre utopique ?
Mohamed Rouabhi est fort lucide : "Le traitement dramatique de situations conflictuelles vécues au
quotidien, la distorsion qu’apportent la mise en scène et l’écriture dans la représentation de ces
situations, l’identification simple, le jeu de miroir ou bien encore la distanciation, voire le côté
documentaire de ce spectacle, sont des procédés et des techniques qui n’apportent aucune solution
concrète et n’aident évidemment en rien celui qui vient voir le spectacle, à résoudre ses problèmes
immédiats. Mais, outre le fait qu’il s’agit avant tout d’un divertissement, ils contribuent certainement à
rendre lisible, sous forme de petites histoires simples, des comportements irresponsables de nature à
créer une succession de drames. Les rendre lisible, c’est déjà les identifier, les prévoir. (…) La
complexité (des caractères des personnages) réside dans le passage souvent brutal d’une attitude à
une autre, poussé parfois par le désespoir – donnée irrationnelle qu’il est difficile de traiter au théâtre
– mais, bien souvent, par l’ignorance, la peur ou bien encore le manque d’information. C’est sur ce
point précis que le travail de ce laboratoire du théâtre social met l’accent."
D’où les clips qui ponctuent la pièce… ainsi que le dialogue proposé au public à la fin de chaque
représentation avec Virginie Labasque. Bien sûr, Mohamed Rouabhi n’entend pas changer le monde.
Mais changer le théâtre, le provoquer, le faire bifurquer, ce n’est pas rien…
Février 2001
Patrick Sourd
19 Février 2001
Hélène Bry
Théâtre
Le « théâtre social »
s'invite dans les
quartiers
UNE JEUNE FEMME,
Cat, apprend à son
petit ami, Gérard,
qu'elle est enceinte.
Dans un grand élan
de
témérité
masculine,
celui-ci
s'efforce
de
lui
démontrer qu'il ne
peut pas être le père de l'enfant et finit par partir.
Cat, avec de grandes difficultés, assumera
l'éducation de sa fille pendant trois ans. Puis un
jour, elle croise par hasard Gérard qui lui
demande de regagner le foyer et de
recommencer leur vie commune. Elle refuse, il la
bat et s'enfuit. Cat trouve refuge chez Kamel, un
jeune homme en situation irrégulière. Il tombe
amoureux d'elle et ils décident de se marier, en
reconnaissant l'enfant officiellement… voilà la
trame de « Soigne ton droit », une pièce de
Mohamed Rouabhi, jouée à partir de ce soir
dans diverses scènes improvisées à SaintDenis.
Travailleurs sociaux et juristes
La compagnie de Mohammed Rouabhi - Les
Mohamed Rouabhi (à gauche) est l'auteur de «
Soigne ton droit , un laboratoire du théâtre social
», une pièce dans laquelle joue également
Catherine Buquen
Acharnés - porte bien son nom. Sans relâche,
cet auteur drancéen poursuit son travail de
création dans les domaines les plus sensibles du
social. Avant d'écrire « Soigne ton droit, un
laboratoire du théâtre social », Mohammed
Rouabhi a passé plusieurs semaines en
compagnie de Virginie Labasque dans les
permanences juridiques de Drancy, Saint-Denis,
La Courneuve et Aubervilliers. Riche de cette
expérience de terrain, il a entamé l'écriture de ce
texte qui se fait l'écho d'une histoire banale de la
misère ordinaire, assortie de mini-scénarios
sous forme de témoignages. Pour rendre encore
plus vivant, encore plus concret et aux prises
avec le réel ce
projet théâtral - qui associe des équipes de
créateurs, de travailleurs sociaux et de juristes
(le centre d'information pour le Droit des femmes
et des familles) cette pièce du Théâtre Gérard-Philipe de SaintDenis a choisi de se jouer hors les murs. La
première, ce soir à 20 heures, se donne à
l'hôpital Delafontaine avant d'être jouée tout au
long de la semaine dans différents quartiers.
C'est la ville de Saint-Denis tout entière qui se
transforme en scène de théâtre.
.
MALCOLM X
28 Août 1998
Première de la pièce Malcolm X, derniers discours dans le cadre du festival théâtral Mousson d'Été. Dirigé par
Mohamed Rouabhi, la troupe des Acharnés reprend les derniers discours du leader révolutionnaire noir. Adaptés
par Mohamed Rouabhi, les extraits choisis visent à mettre en lumière l'aspect contemporain de ces textes, vieux
de plus de trente ans. A souligner l'originalité de la mise en scène mêlant danse, rap et vidéo. Contre toute
attente, le jeu scénique parvient cependant à rester dépouillé, servant l'objectif premier de la troupe : toucher un
vaste public.
11 Décembre 1999
LAURENT ANCION ET JEAN-MARIE WYNANTS
Le choc des mots
La salle vire à l'obscurité. Dans l'ombre d'un diffuseur, une voix raconte: William, un jeune noir de
19 ans, va connaître la peine de mort entre les murs d'une prison américaine. Sur la route de son
exécution, ses collègues battent la cadence, à même leurs barreaux. Un homme va mourir sur le
rythme retrouvé de sa lointaine forêt d'Afrique, risque la voix. Sur la gauche de la scène, éclairé
par une loupiote, un DJ tourne les platines et mixe une battante transition. Les Acharnés,
présents pour deux soirs au Varia, ont donné le ton du spectacle. "Malcolm X" usera des outils
contemporains, pour relayer un discours qui ne l'est pas moins.
La scène s'éclaire: Mohamed Rouabhi (également metteur en scène), grimpe sur un podium et
s'installe derrière deux micros qui évoquent les années 60. L'époque est juste: l'acteur va relayer
la pensée de Malcolm X, en adaptant, avec fidélité, les discours que le penseur noir balançait à la
face de l'Amérique bien-pensante. Avec ses vertigineuses nuances (et ses intransigeances), la
parole de celui qui était né Malcolm Little, en 1925, s'avère un coup de poing toujours fulgurant.
Et la troupe parisienne choisit d'aller jusqu'au bout des mots, sans sampling, en les laissant
s'exprimer sans coupe ni artifice - mis à part la projection de films "colonialistes" et d'images
d'archives, derrière l'orateur.
Cette honnêteté sera aussi la faiblesse du spectacle: Spike et D', les rappeurs qui ponctueront çà
et là le discours, feront office de simples interludes. Mohamed Rouabhi reprendra régulièrement
le fil de sa parole, sans varier la forme. Sur la même ligne formelle, l'apport chanté d'Inès,
soutenu par les mixages de Toty, ne semble avoir d'autre effet qu'une pause, au cœur du flot des
mots. La richesse du fond, qui ré interroge la condition des immigrés et pointe du doigt la
mauvaise foi de leurs hôtes, bute en fait sur une forme qui ne soutiendra pas toujours le sens du
spectacle.
Peut-être ce manque est-il dû à un changement d'habitude pour les Acharnés: l'équipe a pour
principe d'inclure des rappeurs locaux dans son aventure scénique. Par manque de temps et de
sous, cette rencontre n'a pu s'opérer au Varia.
Ce qui n'a pas empêché la salle, farcie de jeunes du quartier, de vibrer face à cette création
éprise de moyens contemporains. Le chic aurait été d'en faire plein usage.
CANAL V
14 Février 2000
Rachid BARA
En décalage avec la date officielle du festival, je n'ai vu la pièce de théâtre, que le
lendemain. Lieu Unique pour pièce théâtrale singulière. 1h30 de régal et d'effroi, face au
discours d'un Malcolm X, leader politique américain noir et grand orateur en lutte contre
la ségrégation, joué par un acteur d'origine algérienne, Mohamed Rouabhi.
Acteur, il signe aussi l'écriture et la mise en scène de ce spectacle. Il s'est inspiré des
deux derniers discours de Malcolm X. Proche du pur monologue, la mise en scène
1
s'appuie d'intermèdes musicaux et d'images (le bon noir vu par Hollywood, une émeute
dans les ghettos, un noir poursuivi par des membres du Ku Klux Klan, Tarzan, l'homme
singe…) pour supporter, agrémenter ou universaliser le texte. Sur scène arrive un DJ,
Toty du groupe Kabal. Des sons d'archives donnent le ton qui sera dur, profond et noir
(au propre comme au figuré). Une charmante chanteuse d'origine guadeloupéenne,
Inès, moulée dans une robe noire et sensuelle arrive pour chanter une sorte de blues
gospel, « Hangin' from the trees » (splendide poème d'Aminata Baraka parlant de drôles
de fruits noirs suspendus aux arbres), dans une ambiance musicale à la Massive Attack.
Devant son pupitre, Malcolm X (Mohamed Rouabhi) s'exprime. C'est un meeting politique
avec au premier plan deux vigiles, costardés et cravatés, responsables du service
d'ordre. A la fin de ce premier discours, les deux hommes de la protection rapprochée se
transforment, sans changer de costume, en tchatcheurs. D' de Kabal et Spike d'Antagony
rivalisent de dextérité sur des flows critiquant la manipulation de l'information : «
Personne ne pose les vraies questions. Ose la critique, décortique les images qui te sont
proposées, observe la mécanique du lynchage médiatique de toute une frange de la
population. ». « Guerre des nerfs, le nerf de la guerre c'est la manipulation de
l'information, par le contrôle de la radio et de la télévision. (…) Billalian et PPDA
représentent des journalistes qui n'en sont pas. ». « Sketka d'verta, marionnette qui dit
des ta mère à tout va. Regarde-nous bien droit dans les yeux, par deux fois, et dis-nous
ce que tu vois, pour de vrai, s'il te plait ne te méprends pas. En effet, ta science-fiction
nous effraie, nous venons crever l'abcès. » En associant le discours de Malcolm X aux
chansons rappées, Mohamed Rouabhi tient à généraliser le propos. Pour lui, les pensées
de Malcolm X sont toujours pertinentes aujourd'hui. Ses derniers discours n'étaient pas
seulement anti-ségrégationniste, ses derniers raisonnements politiques se rapprochaient
de la vision marxiste de l'histoire, sur la lutte perpétuelle des classes, entre les riches et
les pauvres, les oppresseurs et les opprimés. La pièce et le jeu fusionnel de l'acteur rend
également hommage aux talents de Malcolm X. Cet homme politique était aussi une bête
de scène charismatique, un grand artiste de la rhétorique, voire aussi un poète. Son
destin tragique le magnifie. En mars 64, il rompt avec la Nation of Islam, qu'il a fini par
qualifier d' « organisation criminelle ». Il meurt assassiné le 21 février 1965, une
semaine après que sa maison ait été ravagée par une bombe incendiaire. Il deviendra
par la suite l'archétype de l'icône politique révolutionnaire tel Che Guevara… Une effigie
pour poster et T-shirt.
Mars 2000
Anne Quentin
LA SCENE COMME UN RING
Malcolm X voit sa maison incendiée par des membres du Ku Klux Klan quand il a 4 ans.
A 21 ans, il a déjà connu Harlem, le ghetto, les geôles américaines, la drogue, la
prostitution. C’est en prison qu’il embrasse la foi des Black Muslims (Musulmans noirs),
organisation religieuse séparatiste et nationaliste. Malcolm X (X parce qu’il refusait le
nom d’esclaves de ses parents) développera au sein du mouvement, des théories très
radicales contre l’exploitation de son peuple par les blancs. Mais ses prises de position
gênent, notamment sa justification de l’assassinat du Président Kennedy, et il est exclu
des Black Muslims. Dix-huit mois après avoir fondé son propre mouvement religieux, la
2
Muslim Mosquee, il est assassiné. On est en février 1965, il a 40 ans. Malcolm X reste
un théoricien de la cause nationaliste noire américaine, pourfendeur du mouvement des
droits civiques non-violent incarné par Martin Luther King. Et précurseur du Black Power.
Mohamed Rouabhi a choisi de porter à la scène, un des derniers discours du leader noir.
Malcolm X est à la fin de sa vie. Il vient de fonder l’Organisation pour l’Unité Afroaméricaine qui épouse la cause de tous les peuples opprimés. A la tribune, pendant une
heure quinze, Mohamed Rouabhi, stupéfiant interprète de Malcolm X, assène tous les
thèmes chers au leader nationaliste : droits des Noirs à la citoyenneté, refus de l’idée de
sous-citoyen, responsabilité des médias dans la falsification de l’information, image
donnée au monde du « sauvage africain », dénonciation des brutalités policières et
coupable tolérance du pouvoir vis-à-vis des mouvements ouvertement racistes… La
virulence des mots renvoie à l’évidente violence faite aux Noirs américains des années
50. A l’appui du propos déjà éloquent, se succèdent sur écran TV, les images de
manifestations sanglantes, et de ghetto pourrissants. Sur scène, Rouabhi s’est entouré
de deus rappeurs, d’une chanteuse antillaise et d’un DJ, frères et sœurs de banlieues,
des Noirs d’Amérique. Porteurs de racines communes, ils partagent aussi certains maux
que le hip hop, nouvelle arme de la contestation, leur permet de dénoncer.
Respect, culture, discrimination, citoyenneté, les thèmes cognent quand Rouabhi affûte
des outils du rap. On se souvient de Fragments de Kaposi ou de Nouveaux Bâtisseurs
palestiniens comme autant de polémiques au souffre d’un auteur qui ne navigue jamais
en eau tiède. Une fois encore, en Acharné (c’est le nom de la compagnie), il porte la «
plume dans la plaie » comme aucun autre de ses contemporains. On supporte ou pas.
Mais on sort groggy comme après avoir reçu un énorme coup de poing dans la gueule.
Dans la salle, des jeunes, ce non-public chéri des jargons institutionnels, applaudissent
chaleureusement. Rouabhi a convaincu et a vaincu les préjugés. Chapeau !
11 Mars 2000
Emmanuelle BOUCHEZ
Écrit à partir des deux derniers discours du leader noir américain assassiné en 1965, ce long monologue nous
place d'emblée en face du racisme ordinaire et violent des États-Unis du Sud. Le verbe est radical, comme le
fond de la doctrine qui s'appuie sur une logique amour/haine compréhensible dans un contexte où les Noirs
américains étaient l'objet de lynchage. Suffit-il d'inviter des rappeurs sur scène pour inscrire ce discours-là dans
notre actualité ? D'évidence, non, car la cohabitation artistique entre l'incarnation de Malcolm X en tribune (par
Mohamed Rouabhi) et les danseurs-chanteurs de Bobigny n'est pas harmonieuse. Si elle avait pour but d'affirmer
la similitude entre la condition de la population d'origine immigrée dans la société française d'aujourd'hui et celle
des Noirs américains des années 60, elle est plus que maladroite : une comparaison aussi directe, aussi simpliste,
n'a pas de sens.
16 Mars 2000
F.V.
MALCOLM X ***
Le Malcolm X de Mohamed Rouabhi en a fini avec le recours à la violence
pour lutter contre le racisme, avec le mouvement des Black Muslims et,
visiblement, avec l’antisémitisme. Un Malcolm X expurgé ? Non, un home
qui a fait retour sur bon nombre de ses opinions et a étendu sa lutte à tous les
peuples opprimés de la Terre. Rouabhi a recomposé l’un de ses derniers
discours prononcé devant un public de Noirs et de Blancs. Sa présence sur
scène derrière son pupitre, ponctuée de fréquentes éclipses, fait le lien entre
les projections de séquences de films américains des années 50 et les lyrics
écrits par D’ et Spike, deux rappeurs de Bobigny, Inès, chanteuse créole, et
3
DJ Toty. Sans que cela semble plaqué ou artificiel, bien au contraire. Violemment en phase, le
discours passé et le rap actuel tisonnent les mêmes brûlures.
20 Mars 2000
Jean-Pierre Leonardini
Malcolm X en scène avec des rapeurs de Bobigny
Malcolm X, assassiné à New-York le 21 février 1965, après avoir fait l'objet d'un film de Spike Lee, reprend vie
au théâtre grâce à Mohamed Rouabhi. Ce dernier, auteur du spectacle Malcolm X , interprète le rôle du leader
noir, censé prononcé ses derniers discours à la tribune. Le texte frappe fort, dans sa volonté didactique de
disséquer l'ancestral assujettissement des descendants d'esclaves aux États-Unis, à l'époque des luttes en faveur
des droits civiques. A la flamme de Malcolm répondent, à point nommé, deux rappeurs de Bobigny (D' et Spike)
et d'une chanteuse (Inès).
Ils peignent aux couleurs actuelles le malheurs des jeunes des cités, tandis que le DJ Toty organise des pulsions
d'enfer. Des projections de vieilles bandes d'actualité et d'extraits de films en surimpression complètent
l'ensemble. Malcolm X retrouve ainsi, comme spontanément, les formes oubliées de l'agit-prop, à l'usage d'un
public qui répond volontiers présent.
23 Mars 2000
Joëlle Gayot
Vous pensiez voir un spectacle de théâtre, vous
vous retrouvez dans une salle de meeting. Devant
vous, une tribune. Derrière la tribune, un homme,
costume clair et lunettes à monture d’écaille.
C’est Mohamed Rouabhi, héritier possible de
Malcolm X, dont il porte en ces murs la parole
prophétique. Il y a trente-cinq ans, le leader noir
américain était assassiné. Il militait pour un monde
d’égalité et de fraternité entre population noire et
blanche. Ses derniers discours, rassemblés,
adaptés et interprétés par Rouabhi, résonnent
encore aujourd’hui de manière troublante. Et
dérangeante. Derrière l’acteur tribun, qui joue du
micro comme un vrai politique, des vidéos défilent
: scènes de passages à tabac de Noirs, cagoules
du Ku Klux Klan. Devant Rouabhi, deux rappeurs
entrent en mouvement, sous le contrôle du DJ. Les
équivalences se créent. Lyrics du jour et prêches
d’hier. Ce qui se hurlait en 1965 vaut pour l’an 2000. C’est cela, la première des vertus de ce spectacle
remuant : être un brin pédago et rappeler à la vigilance. Le racisme n’est pas passé de mode. Malcolm X a
été flingué en 1965, Mohamed R veille à ce qu’on ne l’oublie pas. C’est du Rouabhi tout craché, çà, la
conscience citoyenne et l’âme politique cachées sous une casquette de rappeur.
23 Mars 2000
Q
uand il a eu l’idée de mettre en scène les deux derniers discours de Malcolm X, le leader afro-américain combattant
pour une meilleure condition des Noirs aux États- Unis puis des peuples opprimés de la Terre entière, Mohamed Rouabhi ne voulait
pas « de bla-bla… ». Aussi le comédien et dramaturge français d’origine algérienne a-t-il frappé fort dans sa mise en scène. Dans la
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petite salle du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis où le spectacle est présenté jusqu’au 9 avril, on voit arriver tour à tour un DJ,
une chanteuse, un comédien et deux rappeurs. Des jeunes de Bobigny, de banlieue, comme Rouabhi lui-même, implanté à Drancy.
C’est lui qui, installé devant un pupitre, clame les mots de Malcolm X devant un auditoire quasiment déjà acquis. Car ils sont
nombreux dans la salle, Blacks, Blancs et Beurs, à opiner du chef quand sonnent les mots de racisme, de discrimination ou de
manipulation de l’information. Ponctué de « flash » vidéo, d’images sans son. « Ce spectacle, affirme Mohamed Rouabhi, est
l’occasion d’une réflexion sur les notions de citoyenneté, de discrimination, de respect de la culture d’origine de chacun, autant de
notions qu’il nous paraît indispensable de rappeler aujourd’hui. Les résonances avec la situation actuelle – que l’on a trop souvent
tendance et à rechercher et à trouver n’importe où et à propos de n’importe quel texte du répertoire – sont ici d’une violente
évidence », poursuit-il. Pour le metteur en scène, « à écouter Malcolm X, on a le sentiment parfois que peu de choses ont changé ». Il
juge donc que « c’est au tour de cette jeune génération de se pencher sur son histoire et de tenter de répondre à des questions
éludées, en fabriquant pour le besoin de nouveaux outils ». Dans ce spectacle, on est sans voix à l’écoute des voix. Inès chante à
merveille des chants créoles qui font frissonner. D’ et
Spike scandent en symbiose du rap de leur cru. Dommage
toutefois qu’on ne saisisse pas toujours bien les paroles
lancées telles des rafales verbales. Via ses disques et
bandes-son, le DJ Toty donne de l’ampleur au discours de
Malcolm X.
Mohamed Rouabhi rappelle que le hip-hop est né au
début des années 80 aux Etats-Unis, mais que depuis il a
évolué, que « son discours s’est affûté pour devenir au fil
des ans, non seulement, une véritable arme contestataire
et anti-conformiste, mais aussi un nouvel art poétique aux
mains de ceux qui, jusqu’ici, n’avaient pas le droit à la
parole ni au rêve, et qui souffraient d’isolement, de
préjugés, de racisme ».
« C’est pourquoi, cette prise de parole ne pouvait
qu’avoir sa place dans ce spectacle, pour exprimer à sa
manière les préoccupations exposées, il y a près de 40
ans, par Frantz Fanon et Malcolm X. »
Ce soir, à partir de 18 heures, Mohamed Rouabhi propose
une rencontre autour du thème de la répression, avec
Maurice RAJFUS, écrivain, historien, journaliste, qui
dressera un état des lieux des rapports entre la police en
France et les citoyens. Des ponctuations musicales seront
assurées par Mohamed RISSANI.
28 Mars 2000
Fabienne ARVERS
Inès
Dans Malcolm X, spectacle à évolution constante orchestré
par Mohamed Rouabhi au TGP de Saint-Denis, le trait
d’union entre la position des Afro-américains et l’état des
lieux des cités françaises dressé par ses rappeurs, c’est elle
qui le fait. Inès et ses chants en créole. Une langue
maternelle parlée et chantée depuis toujours, immergée
de surcroît dans le bain sonore de la discothèque
paternelle, « encyclopédie vivante des musiques des
Antilles ». Une chance, parce qu’à Bondoufle, du côté
d’Evry, les activités sont rares et les bus ne passent que
toutes les demi-heures…
User du créole pour écrire ses textes, c’est une liberté
qu’elle prend enfin, mettant l’accent sur la double
contrainte vécue par les Antillais, esclaves puis colonisés.
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Chanteuse et choriste depuis l’âge de 12 ans dans les groupes de rap à Evry et les chorales de
gospel à Paris, Inès se lasse vite de limiter ses compositions à autre mesures. Sa rencontre avec
le DJ Toty et son groupe Kabal lui permettent aujourd’hui d’écrire paroles et musique, et de les
interpréter avec la couleur acoustique recherchée. Une tonalité irisée de multiples influences –
Billie Holliday, Ella Fitzgerald, Erikha Badu, toutes les musiques antillaises, sauf le zouk – et
créolisée avec autant de gourmandises que de conviction.
30 Mars 2000
Jean-Louis PERRIER
Né dans une famille algérienne à Drancy, Mohamed Rouabhi, 36 ans, est venu au théâtre par
l’Université. Des Scènes de la grande pauvreté, où il jouait en 1990, à ce Malcolm X, spectacle
qu’il a écrit et mis en scène à Saint-Denis, l’acteur poursuit son combat pour une culture
multiraciale.
C’est une « simple coïncidence », mais il la note : Mohamed Rouabhi est né à Paris il y a trente-six
ans, une semaine que Malcolm X tombe sous les balles des tueurs. Mais c’est à Drancy que
l’auteur-acteur et metteur en scène de Malcolm X a passé son enfance. Face à la cité où avait logé
les rabatteurs d’Auchwitz. Il en retient que l’histoire est devant sa porte, comme derrière elle, « en
concentré ». Famille algérienne, dont le père sera « tantôt de nationalité française, tantôt indigène,
tantôt rien ». En première de l’armée française en 1940. Puis des prisons allemandes. Mère,
bergère, de vingt ans plus jeune, torturée par l’armée française. C’est assez, dit-il, « pour me lester
d’un bagage qui m’évite d’oublier d’où je viens ».
La langue maternelle, l’arabe, a été étouffé en silence, puis reconquise sur le tard. L’intégration,
vue par la génération des parents, est à sens unique : l’enfant doit se rendre transparent. A seize
ans, il est au travail. Standardiste d’une radio périphérique, le désir d’améliorer sa diction le
conduit au conservatoire de Drancy. Avant de se retrouver dans les parages de la rue d’Ulm, « chez les intellos ». Il fait ses
universités avec eux, joue dans trois spectacles. Passe de Jean-Christophe Bailly (qu’il ne quittera plus) aux textes de Jean-Luc
Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe et Jacques Derrida. Polars, philo, poésie : le pli du livre est pris. Il cite Borgès (qui lui « ouvre le
haut »), Kafka (qui lui « ouvre le bas »).
Sur scène, on a remarqué sa « présence ». On ne l’oubliera plus. Il est entré à l’Ecole de la Rue Blanche (Ensatt) sur un texte de
Blanchot. Le jury s’étonne, apprécie. Avec Claire Lasne, qui mettra en scène la plupart de ses œuvres, il suit les cours de Marcel
Bozonnet.
COUP DE CŒUR ET COUP DE TÊTE
Il souligne la générosité de celui qui le dirigera dans les Scènes de
la grande pauvreté, de Sylvie Peju (1990), une pièce forte des
cinq cents mots qui délimitent ce quart-monde, où il se sent « de
plain-pied ». Il a quitté l’Ensatt pour un remplacement dans la
troupe palestino-française de François Abu Salem. Coup de cœur
et coup de tête.
Une nuit pour apprendre le rôle, six mois pour le jouer, et bientôt
douze ans d’intimité avec la Palestine.
De cette terre aussi, il se découvre citoyen. Le moment venu, il le
dira dans les mots de Mahmoud Darwich. Devant un FrancoAlgérien, les portes s’ouvrent grandes. Il monte El Menfi («
L’Exilé ») au Théâtre de Ramallah avec 15 Français et 25
Palestiniens. Surtout, comme en France, il anime régulièrement
des ateliers avec des prisonniers, garçons et filles (à Bethléem)
âgés de onze à dix-sept ans. Quand il demande à les faire
travailler ensemble, c’est non, et puis c’est oui. Et en fin de
compte, lâche-t-il en grand frère, radieux « il y aura peut-être un
mariage ».
Il a rencontré Eugène Durif et Anne Alvaro, Jean-Paul Wenzel et
Olivier Perrier, Michel Deutsch et Joël Jouanneau. Il a montré les
« trucs » qu’il écrit. Il s’est senti poussé-tiré par eux. Dans De
Plein Fouet (1992), mis en scène par Gilberte Tsaï – une autre fidèle – il sera seul en scène, sur la route de l’autobiographie, entre
Drancy et Le Bourget. Il a fondé sa compagnie, à l’enseigne programme des Acharnés, également titre d’une de ses pièces. Puis ce
seront Les Fragments de Kaposi (1994), combat de l’horreur et de la pudeur sous le signe du sida, et Les Nouveaux Bâtisseurs
(1997), empli d’images tirées d’un puits palestinien. Est-ce nécessaire de le souligner : il n’y a chez lui « aucune identification »
avec Malcolm X.
Mais, pour avoir les pieds ancrés dans les cités, il ne peut pas ne pas tenté de le voir renaître chaque matin. Qu’est-ce qui incite les
mômes à s’inscrire en masse aux cours d’arabe, à envoyer les rappeurs comme 113 ou Stomy Bugsy tourner leurs clips en Afrique ?
6
interroge Mohamed Rouabhi. Avec Malcolm X, il s’adresse à eux : « Regarde d’où tu viens si tu veux construire le monde ».
Il a cherché les « liens poétiques » entre les grands thèmes brassés par le leader noir, réécrit ses discours, taillé, monté avec Toty, D’
et Spike pour souligner les convergences avec la culture hiphop.
Avec Inès, il a retrouvé les berceuses, les incantations qui ont accompagné la déportation des Noirs.
Bande d’actualités, extraits de films, et même les « sonoramas » qui se vendaient en Algérie à l’époque où Malcolm X était accueilli
comme un chef d’Etat montrent combien l’Histoire est indivisible. Chaque élément paraît recouper le chemin parcouru par
Mohamed Rouabhi, jusqu’aux ultimes propos de Malcolm X sur les droits de l’homme, qu’il revendique pleinement : « Parce qu’il
termine là-dessus, sur l’idée d’une organisation laïque, multi raciale, avec les Blancs et les non-Blancs, les juifs, les musulmans et
les athées. Et lorsqu’il prend la parole en leur nom à tous, au nom des hommes, ses jours sont comptés. »
4 Avril 2000
Fabienne ARVERS
Rien de plus rigide qu’un discours. Et rien de moins
figé que ce Malcolm X, spectacle nomade – France,
Italie, Brésil, Saint-Denis… - et en constante
évolution. Comment Mohamed Rouabhi, auteur,
acteur et metteur en scène, s’y est-il pris ? En
mettant à égalité de valeur tout ce qui compose le
spectacle : l’élaboration d’un texte théâtral
composé à partir d’un discours de Malcolm X,
prononcé devant une communauté composée de
Noirs et de Blancs quelques mois avant sa mort, et
les lyrics composés par D’ et Spike, deux rappeurs de Bobigny, et par Inès, chanteuse créole. En croisant la
dramatisation suscitée par le discours de l’orateur avec les projections d’extraits de films américains du XX° siècle, entre
fiction et documentaire.
Images datées, anachroniques, scandaleuses, mais d’une violence toute actuelle.
L’alchimie de Malcolm X repose sur l’idée du trafic : la circulation des idées et des peuples, le commerce illicite, la
manipulation des cerveaux et le transports des corps. Tout ce qui constitue une histoire commune est énoncé à partir de
la recomposition d’une parole historique confrontée à l’écriture constante de nouveaux rap ou chants créoles. Intégrés
au fur et à mesure des représentations de la pièce, ils modifient les marques du discours avant qu’elles ne se figent. Les
images du Ku Klux Klan, de propagande, d’information ou de fiction, ne servent pas seulement à illustrer le discours où
Malcolm X passe en revue tous les thèmes qui lui sont chers (du refus de la notion de sous-citoyen à la responsabilité
des médias face au détournement d’une information subjective) : elles font écho aux récits des rappeurs sur la cité,
l’Algérie, la colonisation, l’esclavage. On pense à la grande mise en garde de l’historien Pascal Blanchard, auteur du livre
De l’indigène à l’émigré : « Des colonies du passé à nos banlieues, on retrouve les quatre figures de la conquête, pivot
de toute l’idéologie et de la littérature coloniale – le missionnaire, l’administrateur, l’enseignant et le militaire. En opérant
un quadrillage (policier, éducatif, social, administratif), la réponse à la « ghettoïsation » progressive des banlieues, c’est
d’abord de « civiliser » l’immigré type. »
Contre ce brouillage de piste idéologique, Malcolm X propose une forme de représentation nourrie de l’engagement de
chaque interprète, où la langue du discours est cassé au profit d’une parole témoin. A capella, Inès chante une prière
qu’elle a écrite en se disant qu’elle aurait fort bien pu être formulée en 1848, « date réelle de l’abolition de l’esclavage,
par une femme noire qui demande à Dieu de lui donner la force de se relever après quatre cents ans d’esclavage. »
Se relever, c’est ce mouvement qui dynamise la structure de Malcolm X et lui évite de finir en figure de style.
L’antistatue du commandeur.
7 Avril 2000
Un petit homme à lunettes rondes derrière un grand pupitre parle d'une voix claire. De sa tribune,
Malcolm X, le leader noir le plus virulent de toute l'histoire des États-Unis (tantôt considéré comme
l'apôtre de la violence, tantôt comme le défenseur légitime de la cause noire), aborde les thèmes qui lui
sont chers : le droit des Noirs à la citoyenneté, la responsabilité des médias qui détournent l'information,
la dénonciation des brutalités policières, la complicité du pouvoir avec le Ku Klux Klan... Sa parole
s'enflamme alors que défilent des images d'archives qui rappellent les injustices commises à l'égard de ses
frères... Conçu tel un manifeste pour la liberté et ponctué de lyrics écrits par des rappeurs de Bobigny,
"Malcolm X" trouble parfois le public, à l"'image de cette scène bouleversante où son discours se
transforme en rap pour scander la dernière marche d'un condamné à mort.
7
Septembre 2000
Nadjett Maatougui
Mohamed Rouabhi :
Rap et théâtre
« Votre spectacle n’est pas du théâtre ! ». Cette remarque d’un producteur, Mohamed Rouabhi l’a reçue comme un compliment. En
montant son Malcolm X, il a voulu saluer un homme qui s’est battu toute sa vie pour la reconnaissance de la minorité noire
américaine. Ila aussi cherché à y intégrer des formes artistiques multiples. Huit ans après sa création, ce spectacle est toujours la
colonne vertébrale d’un travail aux multiples facettes.
Auteur, interprète, compositeur, musicien : Mohamed Rouabhi est tout cela à la fois. C’est sans doute cet éclectisme qui l’incite à
concevoir, avec sa compagnie, Les Acharnés, créée en 1992 avec Claire Lasne un théâtre ouvert sur les formes artistiques les plus
diverses. Un théâtre également en prise directe avec la société, avec le monde.
Malcolm X illustre parfaitement cette conception. Des rappeurs, des chanteurs, un DJ interviennent dans ce spectacle,
aux côtés des acteurs. On y projette des fragments de films : « Comme dans les grandes tragédies, il y a un
protagoniste autour duquel se déroule la pièce », précise Mohamed Rouabhi. A ses yeux Malcolm X reste bien un
symbole universel de la lutte des minorités pour leur émancipation. « Son discours, dit-il, permet de s’adresser aux
exclus de tous les pays. » Et de regretter que Malcolm X soit trop souvent considéré comme un activiste noir lançant
des appels à la haine. « C’est une image réductrice qui le fait apparaître comme un homme violent », plaide-t-il.
A la rencontre de nouveaux publics
Autour de ce spectacle, Mohamed Rouabhi accomplit un véritable travail de
terrain avec des associations locales comme auprès du milieu carcéral. II va à la
rencontre de publics jeunes et défavorisé qui ne sont pas familiers des théâtres.
Dans les villes où Malcolm X est présenté – déjà plus de cent représentations,
un peu partout en France - il organise des ateliers et autres stages de rap.
Certains élèves sont ensuite intégrés au spectacle, qui ne cesse d’évoluer.
Cette démarche, Mohamed Rouabhi et son équipe l’ont prolongée à l'étranger
Grâce au soutien de l'AFAA, Malcolm X a été présenté à Rome, à Saõ Paolo
(Brésil), Bruxelles. En janvier prochain, ce sera à Dakar (Sénégal) et à
Bamako (Mali). Au Brésil, par exemple où Malcolm X a été adapté en y
intégrant une danse du cru, la capoeïra. Puisant ses origines chez les esclaves
noirs du Brésil, elle a des allures combat, puisqu’elle fut une réponse à
l’interdiction faite aux esclaves de se battre. Avec leur nouveau spectacle,
Les Acharnés sont restés fidèles à leur méthode et à leur thématique.
L'Exilé (El Menfi en arabe) réunit une quarantaine d’acteurs. Il a d’abord été
montré, pour trois représentations (deux en arabe, une en français), à Ramallah,
en Palestine. On le découvrira, en France, en janvier prochain, à la Maison du
Théâtre et de la Danse d’Epinay-sur-Seine (93). Mais à l’heure qu’il est, il
prépare ses bagages pour l'Afrique, où il doit retrouver Youssou N'Dour pour
organiser des ateliers musicaux. Malcolm X a encore de beaux jours devant lui.
31 Octobre 2000 Julie de Faramond
Mohamed Rouabhi a mis en scène et interprété les deux derniers discours du leader
noir assassiné en 1965. Debout sur une tribune face à un auditoire qui n’est autre
que le public de ce spectacle, il déjoue les pièges de l’identification et donne lieu à
une intéressante réflexion sur l’usage du document au théâtre.
Malcolm Little qui deviendra par la suite Malcolm X, condamné pour vol à 21 ans,
s’est converti à l’Islam en prison et a rejoint le mouvement des Blacks Muslims.
Faisant écho aux luttes anti-coloniales, indépendantiste sans territoire, il combat
l’assujettissement économique et social du peuple noir américain. Sa radicalité
politique le conduira à rompre avec les Blacks Muslims et à fonder les Blacks
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Panthers. Sans faire explicitement référence au marxisme, ses discours se
démarquaient suffisamment de l’intégrisme religieux des Blacks Muslims et de la
non-violence d’inspiration chrétienne, pour que Malcolm X soit considéré, à
posteriori, par nombre de mouvements gauchistes comme un des leurs. Ce que
Malcolm X, assurément, a été, c’est une figure emblématique des jeunes noirs
américains en lutte durant les années 60 et 70. Au début des années 80, le
mouvement des Blacks Panthers, dont les membres furent, pour beaucoup d’entre
eux, emprisonnés ou tout bonnement supprimés, s’est étiolé et, sous l’action
conjointe des forces de l’ordre et des trafiquants d’héroïne, les ghettos noirs sont
devenus le théâtre d’affrontements entre gangs rivaux et non plus celui des luttes
collectives contre le pouvoir d’état.
Cela, le spectacle ne le dit pas. Mohamed Rouabhi semble avoir tenté, avant tout de
redonner la parole à Malcolm X. Blanc incarnant le leader noir, il n’incarne pas
Malcolm X mais le représente, lui prête son corps et sa voix pour nous faire entendre
ses deux derniers discours. Il confronte sa parole à celle de rappeurs contemporains.
Des extraits de films, de bandes d’actualité, défilent en même temps qu’est
dénoncée l’image des peuples noirs telle que l’Amérique blanche conservatrice la
véhiculait. Mohamed Rouabhi ne met pas sur pied un simple système démonstratif
mais fait coexister des discours des images et des voix dont l’intention et la portée
ne sont pas nécessairement convergentes. Le spectacle, s’il se présente sous une
forme extrêmement sobre, n’en est que plus signifiant.
21 Novembre 2000
Sur la scène, une tribune derrière laquelle un homme, costume sombre et lunettes, parle d'une voix
claire. C'est Malcolm X, assassiné à New York le 21 février 1965. Grâce à Mohamed Rouabhi,
qui signe le texte et la mise en scène, le leader noir reprend vie avec force. Ses derniers discours
résonnent encore aujourd'hui de manière troublante, voire dérangeante.
Devant l'orateur, une chanteuse créole et deux rappeurs entrent en mouvement, tandis que le DJ
Toty organise des pulsions d'enfer qui font naturellement écho à la flamme de Malcolm X.
08 Décembre 2000
Stéphanie TEURLAI
Malcolm X rencontre les jeunes
Au collège du Finosello
« Choisir Malcolm X, c’est choisir de parler de certaines choses dont on ne peut parler par
ailleurs, choisir de parler du respect. »
C’est en ces mots que Mohamed Rouabhi, comédien, auteur et metteur en scène de Malcolm X
commence sa présentation devant une trentaine d’élèves du Finosello, hier après-midi, en
présence de Jean-Marc Glénat, délégué culturel à la FALEP et vice-président de l’Aghja, de
Colette Manguini, chef d’établissement et des trois professeurs responsables des classes : Marie
Ange Peres, Jeanne Cau et Françoise Arrighi.
Quatre classes, des quatrièmes et une troisième, ont rencontré l’artiste afin de s’entretenir avec lui
au sujet de la pièce qui sera joué ce soir, et demain, à 21 heures, à l’Aghja, mais aussi de ses
thèmes conducteurs.
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Partenariat théâtre Depuis plus de
deux ans, le collège du Finosello
bénéficie d’un partenariat avec
l’Aghja, par l’intermédiaire de la
FALEP, ce qui lui permet d’avoir
des rendez-vous théâtre réguliers
avec les auteurs ou les comédiens
qui se produisent dans cette salle.
Des rencontres avec les comédiens
à leur présence à leur présence aux
représentations, les élèves se
familiarisent peu à peu avec l’art
théâtrale. « Cela débouche parfois
sur un travail particulier, explique une de ses enseignantes. Mais en général, ces rencontres sont
un appui qu suivi que l’on effectue toute l’année sur le théâtre en général. »
De son côté, Mohamed Rouabhi, avec la compagnie Les Acharnés, qui produit le spectacle, mène
depuis une dizaine d’années de nombreuses actions de sensibilisation autour du spectacle, auprès
des écoles, mais aussi dans les milieux carcéraux ou encore auprès d’autres artistes. Cette action
se traduit souvent par la mise en place d’ateliers voire même par la collaboration active des
parties. Les thèmes abordés par la pièce de Mohamed Rouabhi sont vastes et cruciaux.
C’est là que le « briefing » opéré par l’auteur de la pièce prend tout son sens. De « Malcolm X, le
monsieur à lunettes », les jeunes sont passés en une heure à des notions de respect, de ségrégation,
de défense des droits. Et ce grâce au récit truffé d’anecdotes et plus vivant qu’aucun autre de
l’histoire de Malcolm X par Mohamed Rouabhi.
Si l’auteur sait transmettre sa flamme, c’est aussi peut-être parce que c’est lui qui incarne le leader
intellectuel des noirs américains dans les années soixante. Mohamed Rouabhi a notamment insisté
sur l’actualité du discours de Malcolm X et des idées que ce dernier défendait.
« J’ai écrit cette pièce parce que je pense qu’aujourd’hui encore il y a beaucoup de ségrégation.
Ce n’est pas étonnant que les problèmes soient les mêmes. Même si de gros progrès ont été
effectués, les problèmes ne sont toujours pas résolus. »
11 Décembre 2000
Stéphanie TEURLAI
MALCOLM X RESSUSCITE
« Je ne veux pas répandre la haine. Si vous m'aimez, je vous aime mais ceux-là qui ne m'aiment
pas, je ne les aime pas. »
Mohamed Rouabhi, auteur, acteur, metteur en scène de Malcolm X, a choisi ces mots en guise
de chute. Peut-être pour souligner et rappeler l'idéologie du leader noir américain, dont il a repris
le discours en le transformant en œuvre d'art.
« Je ne crois pas qu'il faille imposer la fraternité à des gens qui n'en veulent pas ». Celui que l'on
disait violent ne faisait en réalité que se défendre contre un système plus violent encore, s'ériger
en bouclier contre la démence. Celui qu'on prenait pour un mégalomane ne pouvait se résoudre
à étouffer la vérité. Il fallait dire, dénoncer, parler, s'insurger. C'était son seul crime. C'est ce qui
l'a tué. C'est cette parole que Mohammed Rouabhi reprend, cette fois en toute liberté, qu'il
transpose dans un contexte actuel grâce à l'intégration du rap. Une parole que l'auteur nous livre
en des termes simples et forts. Un langage clair et percutant pour aborder le problème du
racisme.
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De la parole au rap
Le temps d'un spectacle, le discours de Malcolm revit sous la plume et les intonations de
Mohamed Rouabhi, à travers les textes de D' et de Spike, deux rappeurs de Bobigny et la voix
incomparable d'Inès, chanteuse créole, le tout soutenu et rythmé par DJ Toty. La puissance du
thème appelle celle du rap, une façon habile de pointer du doigt un problème encore loin d'être
résolu. On passe d'un plan à l'autre, de l'image à la parole, du scratch aux voix et au jeu de
scène. Les séquences de films américains des années cinquante viennent illustrer ou contredire
les harangues, pour mieux faire ressortir l'absurdité de la situation, les mensonges érigés en
pensée unique. Entre États-Unis des années cinquante et Europe actuelle, le contexte change
mais l'injustice perdure. Le travail de mémoire de Mohamed Rouabhi transporte le spectateur ici
et maintenant grâce aux passerelles judicieuses, posées de manière adéquates. Les mots
sortent de la bouche et du cœur des artistes avec la puissance de la conviction. La beauté et la
violence de la musique viennent scander le verbe. Une parole de révolte, un appel à la justice. Le
cri d'un homme qui a trop souffert, et avec lui, celui de toute une nation, qui ne sait pas si elle
aura la force de se relever après 400 ans d'esclavage, comme cette femme brisée, qui supplie
Dieu, dans sa complainte poignante interprétée par Inès, de lui donner le courage de continuer.
Un spectacle détonnant, marquant, une ode à la tolérance et au respect.
23 Janvier 2001
MARIAMA SYLLA
Théâtre : “Malcolm X” ou le racisme traîné en dérision
Article publié dans l'édition du
Mardi 23 janvier 2001
Le rap, la soul, des poèmes, des textes, des images sur diapositive, un DJ, des sonorités
afroarabes … Autant d’éléments qui ont composé la pièce de théâtre Malcolm X joué ce weekend à Sorano. Une pièce qui relate l’histoire de Malcolm X mais aussi celle des AfricainsAméricains, avec son lot de racisme, de discrimination et de misère. Malcolm X revisité en
version melting-pot, pour montrer la diversité des cultures et l’urgence du respect de l’autre pour
un meilleur monde. Pour le metteur en scène du spectacle, Mohamed Rouabhi : “il est toujours
urgent de
remettre l’histoire en place car le racisme, la xénophobie, l’esclavage et le non-respect des droits
fondamentaux de l’Homme subsistent encore. De ce point de vue, il est important de revenir sur
l’histoire car les faits ne sont pas dépassés. Il ne faut pas avoir peur de la vérité, l’Afrique du Sud,
les quatre cents ans de l’esclavage du vieux continent, le racisme dans tous les pays du
monde… prouvent que c’est bien un présent et non un passé enterré. C’est pourquoi les paroles
de mes textes peuvent sembler dures mais c’est la stricte vérité”. Une dureté sentie chez les
rappeurs du BMG 44 et de Yalla Suren, les deux groupes sénégalais ayant participé à la pièce.
Manou du BMG44 dit se retrouver dans les textes de Malcolm X. “Car, en tant que Noir, nous
sentons plus le racisme qui, en plus, existe toujours. Nous savons aujourd’hui qu’il y a beaucoup
de racisme aux USA, c’est pourquoi jouer Malcolm X est pour nous un appel à l’unisson et à la
paix. Cette pièce démontre que plusieurs nationalités peuvent travailler dans la paix et la joie”,
explique-t-il. Quant à Meta Cresy, il défend les droits de l’Homme dans ces textes et a plutôt
chanté en soul lors du spectacle. Malcolm X en rouge et noir, des couleurs sombres pour
dramatiser la scène. Une scène de quelques fauteuils rouges et des comédiens en costumes noir
et blanc. Une sobriété qui incite au recueillement et à la réflexion sur les rudesses la vie humaine.
Un décor et une symbiose de texte, d’images, de musique, choisie par le metteur en scène pour
casser l’institutionnel qui existe dans le théâtre. “On ne peut pas nous classer sous aucune
forme, d’ailleurs nous avons ce problème en France. Mais pour moi c’est ça le théâtre, des gens
qui prennent parole devant d’autres gens et sous une lumière. Je crois que tous ces critères sont
dans Malcolm X. Quant au texte, je l’ai écrit intégralement. J’ai aussi privilégié la diversité de la
langue en utilisant le Wolof, le Créole, le Français, l’Anglais au cours du spectacle”, explique le
metteur en scène. Douze comédiens au total, quatre de la compagnie “Les Acharnés” de
Mohamed Rouabhi, le BMG44, Yalla Suren, le percussionniste du Lemzo Diamono, un koriste.
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Un melting-pot qui, malgré le public froid, s’est produit en revisitant l’histoire de ce grand homme
qui prônait la non-violence : Malcolm X.
LE TEMOIN
23 Janvier 2001
Alassane Seck GUEYE
LE SPECTACLE DE MOHAMED ROUABHI BIEN
ACCUEILLI PAR LES PUBLICS DE L'UNIVERSITE ET DE
SORANO :
Malcolm X à la sauce Bamba avec un
zeste de Cheikh Anta Diop
Théâtre ? Concert ? C’est la question qu’on se pose après avoir découvert le spectacle « Malcolm X » du
metteur en scène Mohamed Rouabhi. Un spectacle qui fut cependant une grande réussite aussi bien du
point de vue de la mise en scène que celui du jeu des acteurs, ou de la richesse des textes déclamés
.
C’est dommage qu’au Sénégal la critique littéraire aussi bien que le théâtrale ait sombré dans
une profonde léthargie. Une critique vigoureuse et intelligente aurait en effet permis aux initiatives
fécondes qui bourgeonnent dans le landernau théâtral national d’éclore et de donner des
productions de qualité qui n’auraient pas manqué de s’exporter. De jeunes troupes comme les «
7 Kouss », les « Gueules Tapées », « Zénith Art » voire « Faro » constituent en effet de la bonne
graine qui ne demande qu’à être entretenue pour éclore et s’épanouir en cent fleurs… Pour que
cela fut possible, il aurait fallu l’existence d’une critique théâtrale régulière et majeure qui aurait
ainsi donné aux amoureux des planches une nouvelle approche et une culture des différentes
tendances théâtrales au niveau mondial. Une culture théâtrale aurait en particulier pu permettre
aux spectateurs de comprendre un spectacle du genre de celui que la compagnie « Les
Acharnés » a présenté mercredi, à l’Université Cheikh Anta Diop, puis vendredi et samedi au
théâtre national Daniel Sorano. Un spectacle à la lisière du « théâtre musical » et du concert
classique.
Interrogé à la fin de ces représentations, le metteur en scène belge des « 7 Kouss », Philippe
Laurent, a dit adhérer au choix de son collègue Mohamed Rouabhi du point de vue de la forme.
Explication : « C’est une nouvelle approche théâtrale qui se fait dans le monde ». De ce point de
vue, Malcolm X de Mohamed ROUABHI transcende effectivement les conventions traditionnelles
du théâtre. Le metteur en scène nous offre ainsi des discours. D’abord, celui de Malcolm X ;
ensuite ceux des rappeurs et musiciens avec qui il a partagé la scène. Le décor ? Une salle de
meeting.
Devant les spectateurs, une tribune où Malcolm X (Mohamed ROUABHI) lit son discours. Au
milieu de la tribune, deux rangées de fauteuils sur lesquels ont pris place rappeurs et musiciens
alors que deux autres rappeurs debout font face au public. Des rappeurs qui ont des allures de
gardes du corps du grand tribun Malcolm X. Mohamed Rouabhi qui interprète le rôle du leader
noir américain prononce les derniers discours de ce dernier. Un texte fort didactique qui résonne
encore à l’intérieur de nos consciences tant les problèmes exposés il y a plus de trente ans par
Malcolm X sont toujours là, plus brûlants que jamais : la manipulation des cerveaux, la circulation
des idées et des peuples, le commerce illicite, la lutte en faveur des droits civiques des
Américains etc. Et pour donner plus de force au discours, des vidéos défilent derrière l’orateur,
montrant les cagoules du Ku Klux Klan, des scènes de passages à tabac de Noirs, des extraits
de films etc. autant de choses qui font ressortir davantage l’importance du discours de Malcolm
X. Quant aux rappeurs, ils disent leur mal-vivre tout en rappelant les thèses de Cheikh Ahmadou
Bamba et de Cheikh Anta Diop. De tels discours à l’intérieur du texte de Mohamed Rouabhi
constituent autant de clins d’yeux philosophiques du metteur en scène à notre orgueil national.
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Explications de Rouabhi : « Nous avons souhaité à chaque fois intégrer les cultures des pays
visités au spectacle. » L’objectif recherché étant, toujours d’après le metteur de Malcolm X, de
donner une résonance plus universelle au message du leader noir. Pour réussir
l’assaisonnement à la sauce sénégalaise, le metteur en scène a travaillé en ateliers avec les
rappeurs et musiciens pendant une dizaine de jours. Le résultat a été plus qu’éblouissant. C’est
ainsi que le public a pu admirer l’étendue du talent de Moussa Traoré, le percussionniste de
Youssou N’Dour et « Lemzo Diamono », mais aussi voir à l’œuvre le rappeur Lass de « Zaman »,
Manu de « Wa BMG 44 » en même temps que les kids de Bobigny ainsi que des jeunes filles
chanteuses qui ont donné un souffle lyrique au spectacle avec leurs textes qui interpellent les
préoccupations actuelles. Vigilance semble dire Rouabhi tout au long de la pièce : le racisme est
toujours à nos portes mais aussi l’intolérance ! Et si on saisit bien le sens de son message, il
appartient désormais aux rappeurs de relayer le discours et de porter la bonne parole aux
racistes et aux égarés qui sont souvent les mêmes. Et surtout, surtout, Rouabhi, à la suite de
Malcolm, invite les africains – mais aussi les Noirs américains – à se pencher sur leur histoire. En
définitive, Malcolm X de Mohamed Rouabhi constitue à n’en pas douter une révolution théâtrale.
07 Février 2001
Corinne Nèves
Théâtre
Malcolm X sur fond de rap à Drancy
Mohamed Rouabhi propose « sa » version de « Malcolm X», une version où interviennent chanteurs, comédiens et danseurs, des jeunes de
Bobigny. (R.ZOLLÉ.)
C'EST À DRANCY, où il vit, que Mohamed Rouabhi, comédien et dramaturge français d'origine algérienne, reprend
aujourd'hui et demain son « Malcom X », spectacle théâtral qu'il a créé en avril dernier à Saint-Denis. Quand il a eu
l'idée de mettre en scène les deux derniers discours de Malcolm X, leader afro-américain combattant pour une meilleure
condition des Noirs aux Etats-Unis, puis des peuples opprimés de la terre entière, Rouabhi ne voulait pas « de bla-bla...
». Aussi a-t-il frappé fort ! Sur scène apparaissent tour à tour un DJ, une chanteuse, un comédien et deux rappeurs. Des
jeunes de Bobigny. Racisme, discrimination, manipulation de l'information, les mots sonnent, résonnent, portés haut et
fort par Mohamed Rouabhi lui-même, installé devant un pupitre ; l'ensemble du discours est ponctué de flashes vidéo,
d'images muettes. « Ce spectacle, affirme Mohamed Rouabhi, est l'occasion d'une réflexion sur les notions de
citoyenneté, de discrimination, de respect de la culture d'origine de chacun, autant de notions qu'il nous paraît
indispensable de rappeler aujourd'hui. Les résonances avec la situation actuelle - qu'on a trop souvent tendance à
rechercher et à trouver n'importe où, et à propos de n'importe quel texte du répertoire - sont ici d'une violente évidence
», poursuit-il. Pour le metteur en scène, « à écouter Malcolm X, on a le sentiment parfois que peu de choses ont changé
». Il juge donc que « c'est au tour de cette jeune génération de se pencher sur son histoire et de tenter de répondre à
des questions éludées en fabriquant pour le besoin de nouveaux outils ». Dans ce spectacle, on est sans voix à l'écoute
des voix. Inès chante à merveille des chants créoles qui font frissonner, D' et Spike scandent en symbiose du rap de
leur cru.
09 Février 2001
Stéphanie Binet
Festival Energ'hip hop de nantes. Une pièce mêle des discours du militant noir des années 60 à ceux de rappers.
Dixit Malcolm
Malcolm X par la Compagnie Les Acharnés au festival Energ'hip hop
Les 15, 16 et 17 février au Lieu unique à Nantes (Loire-Atlantique).
Malcolm X de Mohamed Rouabhi débute comme Dancer in the Dark, le film de Lars von Trier, se termine : par
le chant d'un condamné à mort.
Celui-là est le blues d'un jeune Noir accusé à tort du viol d'une Blanche, que Mohamed Rouabhi, auteur et
interprète de la pièce, a retrouvé sur un document sonore de 1956 : «Il y a deux ans, raconte Rouabhi, quand j'ai
retravaillé le texte des Acharnés, Mumia Abu Jamal, journaliste militant des Black Panthers, attendait dans le
couloir de la mort une décision du gouverneur pour savoir si son exécution aurait lieu dans la journée. Je tenais
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absolument à ce que cela figure dans ce spectacle d'une façon ou d'une autre.» Avant que la lumière ne baisse,
un DJ (Toty de Kabal) mixe la voix du militant condamné à mort, celle du bluesman et une musique créée à
partir de la bande-son du film le Flic de Los Angeles.
Inès, jeune chanteuse d'origine guadeloupéenne membre de la chorale Gospel Dreams, interprète alors Hangin'
from the Trees, un poème d'Aminata Baraka. Entrée en matière saisissante pour une pièce principalement basée
sur les derniers discours de Malcolm X, leader noir qui prôna l'autodéfense puis la réconciliation entre les
peuples après un voyage à La Mecque.
«Travail de mémoire»
«J'ai découvert Malcolm X après qu'on m'eut offert un livre de ses derniers discours, dit le metteur en scène
d'origine algérienne. Ce qu'il développait avant sa mort m'a semblé prophétique. Il parlait d'hégémonie
américaine. Il n'avait plus une vision raciale du monde mais une vision marxiste, ce n'était plus les Blancs
opposés aux Noirs mais les riches opposés aux pauvres. Ce n'était pas l'image que j'avais de lui ; pour moi,
c'était quelqu'un d'assez sectaire, porte-parole de la Nation of Islam. Je ne savais qu'il en avait été chassé.»
Rouabhi visionne alors une trentaine d'heures d'images de Malcolm X. A partir de ces discours, il écrit un texte
reprenant les thèmes principaux du militant noir à la fin de sa vie.
Comme il ne veut pas que sa pièce soit un monologue de plus, l'auteur demande à deux rappeurs issus de
groupes engagés, Spike d' Antagony et D' de Kabal, des textes sur leurs expériences (problèmes identitaires,
manipulations des médias) : «Réfléchir sur les années 60, c'est réfléchir sur aujourd'hui. Les récents aveux des
généraux coupables de tortures pendant la guerre d'Algérie montrent bien qu'il reste un travail de mémoire à
accomplir, que cette période de crises n'a pas été digérée.» Les deux rappeurs, en costume trois-pièces, trônent
sur le devant de la scène tandis que sont projetés des images d'émeutes tournées par le FBI, des extraits de films
militants comme Shock Corridor de Samuel Fuller ou d'une production hollywoodienne de 1932, Tarzan, le
singe. Mohamed Rouabhi, derrière sa tribune, tente de restituer l'art oratoire de Malcolm X : «Si j'avais choisi un
Noir pour jouer Malcolm, une partie du travail n'aurait pas été faite ; c'est le texte qui est important, pas
l'origine ethnique de celui qui le prononce. A Dakar ou en Belgique où nous avons joué, les gens s'identifient
immédiatement par le discours. Ce que je veux, c'est qu'on m'entende, pas qu'on me voie.»
29 Mars 2001
Caroline FROELIG
C'est un spectacle qui se veut engagé, vivant, percutant. Trois adjectifs que l'on peut également utiliser pour le leader noir américain
Malcolm X, assassiné en 1965 et auquel Mohamed Rouabhi, auteur, metteur en scène, acteur, a choisi de rendre hommage.
Avec la compagnie Les Acharnés, crée avec Claire Lasne en 1991, et basée à Drancy (Seine Saint-Denis), il utilise, pour s'exprimer,
théâtre, danse, musique, vidéo, stages (plusieurs ont lieu cette semaine à Alès), ou encore actions en milieu carcéral. L'esprit est là :
être dans son temps, sortir des sentiers battus et rebattus. Idem dans ce Malcolm X, car comme de nombreux acteurs et metteurs en
scène de sa génération, Mohamed Rouabhi, ancien élève de l'École de la Rue Blanche, a envie de raconter autre chose : " Çà a
commencé avec un désir, une frustration... On travaillait avec des metteurs en scènes mais ce travail n'était pas satisfaisant.
Nous, on avait envie de raconter quelque chose. On s'est mis à écrire, à monter ce qu'on écrivait... pas tant par frustration que par
la soif, la gourmandise... Il y a des choses qui stagnent dans le temps et qu'il faut dynamiter de manière constructive". Visées, par
exemple, les adaptations de classiques de Jean-Pierre Vincent ou Roger Planchon. Alors, pour que son théâtre soit vivant et non un
musée, Mohamed Rouabhi utilise dans Malcolm X des voix amplifiées, de la musique live, ou encore de la vidéo.
Ceci pour rendre le discours du charismatique tribun encore plus actuel. Sur scène, une chanteuse, deux rappeurs ainsi qu'un DJ sont
là pour prendre le relais de son discours, à leur manière. L'indépendance de l'Algérie vient ainsi, par exemple, se mêler aux thèmes
des deux derniers discours de Malcolm X. Ce qui pousse à la réflexion, sur l'actualité, ou plutôt, pour le metteur en scène, sur
"l'histoire, qui prend du temps et qui n'a pas souvent bougé d'un pouce". Peine de mort, esclavage, colonisation...
Alors avec ce Malcolm X, Mogamed Rouabhi espère avoir réussi à trouver une petite "clef de l'histoire contemporaine, qui soit
valable aujourd'hui, comme dans quinze ans". Parce que les problèmes et le racisme que haïssait Malcolm X sont toujours là.
Les Mots de Malcolm X, interprétés par Mohamed Rouabhi, sont acérés, violents. Il crie sa colère ou alors il la distille, tout en
décortiquant le mécanisme intolérable du racisme... Le micro et sa voix grésillent. L'atmosphère est sombre, les lumières crues. La
voix d'Inès, elle, est chaude, même pour chanter sa douleur rentrée, pour accompagner le chant du Noir condamné à mort. Sa voix, la
musique de Toty et les raps de D' et Spike accompagnent à chaque instant la révolte de Malcolm X.
Pas de grands mouvements des corps ni de décor superflu, les déplacements se font souvent dans la pénombre, les jeux de lumière et
de micro sont soignés : ici, ce sont mes mots et le malaise ou la révolte qu'ils font naître qui comptent. Les voix dénoncent à tout va :
les médias qui présentent les immigrés comme des criminels, les statistiques mensongères des blancs américains des années 60, mais
pas seulement.
Une mélopée créole s'élève, puis c'est une révolution qui est demandée. Des phrases s'échappent du rap : " ils ont transformé ce
qu'était à l'époque le colonialisme en nationalisme, tout doucement, savamment... " La progression est implacable. Les vidéos
montrent des images des années 60. Le Ku Klux Klan enflamme ses croix. Malcolm continue toujours, dénonçant ces blancs
hypocrites, ces blancs racistes qui ne rendent pas compte qu'ils ont posé une bombe à retardement... Alors, " A la guerre comme à la
guerre ", leur victimes font exploser la scène.
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09 Avril 2001
Marc-Antoine Bonfils
L'HISTOIRE DE MALCOLM X
SOUS TOUTES SES FORMES
Figure de proue de la lutte contre le racisme envers les
Noirs aux Etats-Unis; la vie de Malcolm X a inspiré de
nombreux auteurs. On le constate aussi à Digne.
12 Avril 2001
S. D.
Rap, théâtre et cinéma autour
de Malcolm X
La vie de Malcolm X racontée au centre culturel au travers d'une pièce de théâtre et
projection d'un film. Un atelier d'écriture rap avait lieu en parallèle
13 Avril 2001
C'est un spectacle original et plein d'actualité que propose aujourd'hui le théâtre de Grasse, avec Malcolm X. Écrit, mise en scène et
interprété par Mohamed Rouabhi, avec la compagnie Les Acharnés, ce spectacle évoque la vie et la mort de Malcolm X, le grand
leader de la lutte des noirs américains pour la reconnaissance de leurs droits. Au travers des deux derniers discours de Malcolm X,
converti à l'Islam après un séjour en prison, Mohamed Rouabhi propose une réflexion sur les notions de citoyenneté, de
discrimination, de respect de la culture d'origine de chacun. Des thèmes on ne peut plus actuels. Des jeunes rappeurs de la région
parisienne ont d'ailleurs été invités à participer au projet. Et, sur scène, le spectateur pourra découvrir la présence de deux rappeurs,
d'une chanteuse et d'un DJ, donnant à la mise en scène un caractère particulièrement intense. Auquel la projection en vidéo de
documents d'époque apporte un poids de "vécu" impressionnant.
N°39
Avril 2001
Propos recueillis par Nicolas ROMEAS
Malcolm et les kids
Entretien avec Mohamed Rouabhi
La raison principale pour laquelle j’ai apprécié ce Malcolm X, vu dans le cadre des Rencontres des
cultures urbaines de La Villette, c’est que l’identification et les codes culturels partagés (hip-hop, rap,
blues, etc.) y sont utilisés dans un but de connaissance, d’ouverture au monde, pour n’importe quel
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"public", mais aussi pour celui relativement déterminé des Rencontres urbaines. Ce public, qui ne
s’intéresserait peut-être pas spontanément à ce moment de l’histoire des États-Unis, peut se l’approprier
grâce à la façon exigeante et généreuse dont ce spectacle a été monté. Il y a là une vraie stratégie de
conviction de la part de Mohamed Rouabhi et de son équipe.
Cassandre: Avez-vous travaillé ce spectacle en fonction d’un dialogue particulier avec un "public"
précis?
Mohamed Rouabhi: Deux années de suite, nous avons refusé de passer ce spectacle
dans le cadre des Rencontres des cultures urbaines de La Villette. Les conditions ne
nous paraissaient pas claires et leur intérêt pour notre démarche peu évident.
Finalement, nous avons accepté, mais nous avons insisté pour le faire dans le cadre
d’une vraie programmation et non dans des conditions équivalentes à celles d’un
concert. Mais nous n’avons pas pu faire de véritable préparation sur le thème et sur
l’histoire politique des USA, et aucun véritable débat n’a été organisé. Il est
important d’expliquer la situation historique au-delà des images toutes faites qui sont
habituellement véhiculées. La figure de Malcolm X est méconnue, on en connaît
l’image du méchant Noir face au bon, le pasteur Martin Luther King... En réalité,
Malcolm X n’était que le porte-parole de La Nation d’Islam, mouvement dirigé par
Elijah Muhammad. Muhammad avait eu de très gros ennuis avec la police à la suite
d’une affaire de mœurs, ce qui a fortement déstabilisé Malcolm X. Cette histoire
remettait en cause des années de militantisme et de foi. Sa volonté insistante de
rechercher la vérité n’a pas du tout plu à Muhammad, qui a fini par l’exclure du
mouvement.
Malcolm X est ensuite parti voyager en Afrique, et lorsqu’il est revenu, il a fondé un
autre mouvement, complètement différent, sur une base de militantisme laïque et
tiers-mondiste, qui n’excluait plus les Blancs ni les non-musulmans. Sa réflexion est
devenue beaucoup plus idéologique, marxiste, qu’ethnique ou religieuse. Ça
correspondait au geste de Mohamed Ali, refusant d’intégrer le contingent de l’armée
américaine au Vietnam en disant qu’il ne voulait pas contribuer à l’oppression de ses
camarades du Tiers-Monde.
Comment êtes-vous entré dans cette "histoire"?
Ma mère a fait la guerre d’Algérie aux côtés du FLN, mon père était ouvrier, il a été
déporté par les nazis... Depuis mon enfance, depuis que j’ai des yeux et des oreilles,
j’ai toujours été confronté à l’Histoire et à la politique, j’ai baigné dans cette
atmosphère de résistance aux oppressions. Depuis plus de trente ans, j’habite
Drancy... Cette conjonction de réalités m’oblige à être en permanence dans une
conscience politique du monde. Face à un abandon total d’une vraie opposition après
les années Mitterrand, face à la mondialisation de la marchandisation, face aux
manœuvres de l’Organisation Mondiale du Commerce, il est aujourd’hui
indispensable de radicaliser son discours. Il faut se positionner vis-à-vis des discours
consensuels, qui empêchent toute volonté de rupture de s’exprimer. Il ne s’agit pas
d’être manichéen ou platement politique, notre travail est avant tout poétique et
artistique, mais il faut s’engager.
Le personnage de Malcolm X est interprété par vous-même: par celui qui a impulsé le projet.
Je n’imaginais pas que quelqu’un d’autre puisse le jouer. Mais ça reste du théâtre: le
fait que je sois blanc ne compte pas. Partout où nous passons, il y a toujours
quelqu’un pour poser la question... De toute façon, ce n’est pas un travail anodin,
avec une distribution classique. Ce n’est pas possible de s’investir dans un tel
spectacle sans partager ce qui s’y exprime.
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L’étape suivante n’est-elle pas de réfléchir à des lieux qui permettent l’échange et proposent une
répartition des rôles différente de celle que l’on connaît dans les théâtres classiques avec leur
rapport frontal entre scène et salle?
J’ai essayé de travailler sur les formes et sur l’esthétique de façon assez radicale, et,
en relisant des textes d’Eschyle, je me suis rendu compte que j’avais
inconsciemment rejoint les préoccupations du théâtre grec antique. Pour Malcolm X,
j’ai instinctivement mis le "chœur" - les rappeurs, la chanteuse de blues - à l’avantscène, et le protagoniste à l’arrière-plan. Je suis revenu à quelque chose de très
archaïque avec un espace pour le discours, un autre pour la polémique, la danse,
etc. La forme est celle d’un meeting, c’est un rapport plus que frontal, c’est un
rapport de confrontation. À aucun moment ceux qui sont sur le plateau ne parlent
entre eux. Les voix sont presque toujours amplifiées, le propos est clair, martelé: le
public est directement interpellé par ce que nous lui adressons, et à un moment
donné je tourne le dos au spectateur pour casser ce rapport d’interpellation directe.
Lorsque nous avons joué à Châteauvallon, nous avons placé des affiches dans des
magasins de Toulon, ce qui n’est pas évident pour les commerçants, et nous avons
participé à des débats, des ateliers, des stages; c’était très important d’être présent
dans ce contexte politique. À Ajaccio, nous avons aussi perçu une très grande
curiosité des gens à notre questionnement politique. Les gens sont venus assister
aux répétitions aux balances son, etc. On sent que dans certains lieux les gens ont
besoin de sortir de leur isolement et ce que nous faisons prend vraiment sens. Au
Brésil, nous avons inclus des musiciens de là-bas, des danseurs de capoeira, des
rappeurs, des gens qui font du hip-hop dans le spectacle et ça a pris une tout autre
forme.
Le texte était traduit en portugais, d’une certaine façon, c’est devenu un spectacle
brésilien et il a pris une autre ampleur. Sur les quinze artistes invités, plus de la
moitié ne savaient ni lire ni écrire, mettaient plus de quatre heures pour venir aux
répétitions, et vivaient avec moins de quinze dollars par mois... Ces éléments ont été
prépondérants dans le montage de ce spectacle et dans ce qu’ont écrit les rappeurs
de São Paulo. L’un des gars qui faisait de la capoeira nous a dit après la lecture du
texte du spectacle: "Personne ne m’a jamais raconté cette histoire. Je ne savais pas
qu’en Afrique mes arrière-arrière-grands-parents
vivaient sur un continent où il y avait de l’or, où on fabriquait des bijoux, où il y avait
de vraies civilisations du nord au sud, de l’est à l’ouest, je ne le savais pas. Je n’ai
pas été à l’école, etc." D’un seul coup, nous nous sommes retrouvés face à
l’application concrète et désastreuse de ce que nous racontons depuis un an et demi
sur scène: voilà ce qu’on a fait croire au sujet de l’Afrique à des millions de gens...
C’était un moment extraordinaire. Un soir ce gars-là nous a invités dans une favela,
et nous nous sommes retrouvés au milieu de gars masqués et armés qui gardaient
l’entrée du "quartier", comme en Palestine. On a passé la nuit avec eux, ils nous ont
fait un free style, et au petit matin tout le monde s’est embrassé.
C’était une sorte d’incursion dans quelque chose qui n’est même pas le Tiers-monde,
mais nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important et ça nous a
donné de la force pour continuer ce travail. Ce travail, on peut aussi le faire dans un
gros Centre dramatique national, comme au Théâtre du Nord qui, à cette occasion,
était bourré de monde, de gens qui ne vont jamais au théâtre. C’est aussi important
parce qu’il faut contaminer, il faut que ça circule dans les deux sens. Il ne faut pas
être feignant, il ne faut pas se contenter de faire du rap pour les rappeurs, d’amener
l’art du ghetto dans le ghetto, il faut faire un effort pour que les choses bougent
vraiment. Le répertoire, la littérature, nous appartiennent. Peu de gens font cet
effort. Lorsque j’ai participé à une opération au Petit-Odéon avec des textes de
mômes emprisonnés, le public était ému aux larmes. Je suis venu avec des jeunes
gars des banlieues qui étaient vraiment concernés par ce que disaient les textes. Ils
parlaient entre eux, échangeaient à propos de ce qui était dit sur scène, et ça le
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public normal de l’Odéon ne l’a pas supporté. On a arrêté en plein milieu, les insultes
ont fusé... On a attendu que ça se calme un peu et puis on a repris le spectacle et à
la fin, un spectateur a insulté un des mômes en lui disant qu’il avait foutu le bordel
et il y a eu un début de bagarre dans le bar de l’Odéon...
Mais le gamin n’avait rien fait de mal, il avait envie de réagir sur ces paroles qui lui
parlaient directement. Il est important de travailler avec des publics mélangés pour
que les cultures se confrontent. Il faut casser les frontières dans les deux sens.
Je commence actuellement un atelier à la prison de Villepinte. Un gars en a
récemment "planté" un autre avec un couteau. Je me suis dit: "je vais le retrouver
dans l’atelier." Effectivement, il a été l’un des premiers à s’inscrire.
J’aurais préféré travailler avec lui en dehors, sans ce drame. Mais on se rend compte
qu’on devrait en faire cent fois plus. On n’a jamais rendu hommage au travail de
tous ceux qui font depuis des années ce boulot considérable avec ces gosses. Les
institutionnels nous donnent des leçons et nous disent: "Allez dans les quartiers,
dans les banlieues", alors qu’on le fait depuis longtemps, en étant très peu soutenu.
Il y a un mythe du "théâtre populaire" dans ce pays, mais ce théâtre populaire n’est
pas soutenu avec courage.
09 mai 2001
MALCOLM X ... ce soir à L'Union
Auteur et comédien, Mohamed Rouabhi renoue avec le rêve du militant noir américain et réveille les mémoires. Trente
ans après l'assassinat de Malcolm X, Rouabhi rassemble, adapte et interprète l'un des derniers discours du leader noir
américain prononcé devant une communauté composée de Noirs et de Blancs quelques mois avant sa mort, et qui
résonne encore aujourd'hui de manière troublante et dérangeante.
Sur scène , l'acteur, derrière sa tribune, joue du micro comme un vrai leader politique tandis que défilent les projections
d'extraits de films américains et de bandes d'actualités. Devant le pupitre du tribun, une chanteuse créole (Inès) et deux
rappeurs de Bobigny (Spike et D') entrent en mouvement et répondent à point nommé à la flamme de Malcolm X par
des récits sur la cité, l'Algérie, la colonisation, l'esclavage, ceci sous le contrôle du Dj de service (Toty).
Les équivalences se créent : lyrics du jour et prêches d'hier. Ce qui se hurlait en 1965 vaut hélas pour l'an 2001 : le
racisme n'est pas passé de mode. Il est appréciable qu'un artiste - Mohamed Rouabhi en l'occurrence - s'engage de la
sorte et appelle à la vigilance. Un travail remarquable à ne pas manquer !
Juin 2001 Yannic MANCEL
SONORITES ALTERNATIVES
… "Le libéralisme économique extrémiste rétablit la lutte pour la vie comme forme idéale de justice. Le noir du ghetto devint rapidement le
prototype du raté. Ce revirement de situation particulièrement cruel créa une prise de conscience, dont le rap est une des manifestations.
Désormais, les textes décriront la vie du ghetto, et reprendront le combat inachevé de Martin Luther King et des Black Muslims. En 1982, le rap
devint un message. D'abord dance-music, il muta en protest-song."
Le Rap ou la fureur de dire - Georges Lapassade et Philippe Rousselot
Il aurait pu, Mohamed, se retrouvant sans le sou après la scission de sa compagnie Les Acharnés,
rebondir avec prudence et timidité, comme le font la plupart de ses confrères dans les moments
d'adversité, par un modeste solo d'acteur pour petite salle ou petite jauge, un de ces "seul-en-scène"
de plus parmi ceux qui se multiplient dans nos théâtres, tout à la fois pour de mauvaises raisons
économiques, mais aussi, parfois, pour quelques bonnes motivations liées à l'exploration introspective
du "je" (du jeu ?), ainsi qu'à la relation de confidence, d'intimité et de proximité souvent aujourd'hui
recherchée par l'acteur auprès de son destinataire. Pour ce faire, il avait tout sous la main. Un bon
acteur : lui-même. Un dramaturge de talent : encore lui-même, auteur désormais confirmé de
plusieurs pièces parmi lesquelles Les Acharnés (à l'origine du nom de la compagnie), Les Fragments
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de Kaposi ou Les Nouveaux Bâtisseurs, toutes publiées chez Actes Sud Papiers. Une idée forte :
réunir quelques extraits des harangues les plus percutantes de Malcolm X, militant noir afro-américain
assassiné en 1965 ; opposer implicitement, sans même y faire allusion, l'image du méchant Malcolm,
musulman vindicatif et "prédicateur de la haine" (c'est-à-dire de la lutte des classes) à celle du bon
chrétien, le pasteur Martin Luther King, pacifique, intégrationniste et consensuel ; mettre en
perspective le discours très américain et daté "années-60" de Malcolm avec ce qui aujourd'hui en
France n'a pas (beaucoup) changé : les flambées de racisme et de xénophobie, la colère des
banlieues, l'insoluble héritage esclavagiste et colonial…
Dans cette première approche déjà, certains choix de texte et de traduction font mouche : les mots
"basané", "voleur", "pyromane", "taux de criminalité" ou encore "délit de faciès" et "sauvageon", se
portent garants de la modernité du propos et semblent établir par-delà l'Atlantique et les décennies
une passerelle explicite entre la fable historique et l'actualité. Si l'on ajoute à cela que la physionomie
de Mohamed, comme ses nom et prénom, véhicule les signes ethniques et culturels sinon de l'Algérie
et de l'Islam, du moins du Maghreb et de la communauté arabe, il n'est pas très difficile de faire jouer
entre le "nègre" et le "beur", l'Amérique et l'Europe, les sixties et aujourd'hui, le double mouvement de
relation et de distance, de rapprochement et d'éloignement dont le projet dramaturgique est porteur.
Pour conforter cette idée, mais aussi pour ajouter une valeur de plaisir et de sens à une intention déjà
très pertinente en soi, Mohamed Rouabhi a donc élargi le monologue oratoire de Malcolm • qui
demeure l'épine dorsale de son propos • à un spectacle "total" ou, plus modestement, "pluriel",
incluant plusieurs disciplines • la musique, la voix, la chorégraphie et les images •, et faisant appel à
quatre, voire cinq, partenaires scéniques : un DJ, deux rappeurs, une chanteuse, ainsi qu'un
projectionniste "à vue" installé au premier rang.
LE ROUGE ET LE NOIR
Toute maquillée de noir, la cage de scène dit non seulement l'étymologie de la négritude et la couleur
de la peau, mais aussi le deuil, lié aux exécutions, aux violences des rues, aux expéditions punitives,
au crime organisé. Le tréteau s'y fait alors catafalque, et le costume noir- cravate-noire (genre men in
black) des deux rappeurs annonce l'ordonnateur des pompes funèbres en même temps qu'il dit
l'uniforme protocolaire du garde du corps. Tout l'enjeu tragique du spectacle est contenu dans la
monochromie de cette camera obscura qui, aux deux bouts de la chaîne, réunit, dans un même
volume cubique, la boîte photographique et/ou cinématographique où se fabrique une information
truquée, manipulée, et la salle de spectacle • théâtre, cinéma, music-hall, salle des fêtes •, celle-là
même où se diffusent toutes les idéologies, dominantes et dominées, aliénantes ou émancipatrices,
depuis les films racistes et impérialistes issus de la production hollywoodienne la plus grossière,
jusqu'aux meetings révolutionnaires des prédicateurs de l'espoir et de la dignité retrouvés.
Seules taches de couleur vive dans cette salle obscure : quelques rangées de sièges tapissés de
tissu écarlate, rabattus sur leurs dossiers, désignent par métonymie, à cour comme à jardin, la
présence-absence de corps humains formant une assistance ou un auditoire. Couleur du sang versé,
commun à toutes les races. Couleur aussi du drapeau rouge de la lutte des classes et de la révolution.
Sur ces sièges viendront par exemple prendre place au quatrième tableau, intitulé "L'Oncle Tom", D'
(prononcer : dé-prime !), le rappeur martiniquais, et Inès, la chanteuse de blues guadeloupéenne, à la
fois figures allégoriques et destinataires de cette parabole du nègre domestique (aliéné) et du nègre
des champs (rebelle) développée par Malcolm dans une posture paradoxale, de dos, comme si le
spectateur, depuis une coulisse fictive, était invité à faire face à l'auditoire et à se regrouper "derrière"
l'orateur, dans le sillage de son indignation et de sa pensée, à emboîter le pas de son raisonnement
protestataire, selon un étrange principe esthétique où l'empathie le dispute en permanence à la
distanciation. Assis donc chacun sur l'un de ces sièges rouge vif, respectivement à cour et à jardin,
Inès, souveraine, se drape dans le mystère de ses origines et de sa dignité, tandis que, la veste à
même la peau, le chapeau de travers, la dégaine avachie et simiesque, hâbleur et rigolard, D' opine
du chef, grommelle et bouffonne en épluchant des cacahuètes.
Si le tragique, inscrit dans le destin de Malcolm et de son peuple, trouve un écho dans le choix
presque exclusif du noir et du rouge, l'organisation de l'espace, elle, semble bien en tout cas retrouver
par-delà les siècles celle de la tragédie grecque antique. Cantonné la plupart du temps derrière le
pupitre de sa tribune, au pied d'un écran de velours noir qui, tel un mur, délimite l'espace de fond de
scène, le protagoniste, au centre et au lointain, tel l'acteur antique sur le mince espace distant et
surélevé de la skéné, trouve dans cette étroite contrainte le lieu de sa distinction et de la légitimité de
sa parole. Quant à l'aire de jeu la plus vaste, celle qui s'apparente au plateau nu et s'étend entre la
tribune de Malcolm et la salle, elle apparaît comme une réminiscence de l'orchestra, espace franc des
évolutions chantées et dansées du chœur, celui-là même qu'investissent ici les deux rappeurs, le DJ,
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la chanteuse de blues, voire Mohamed Rouabhi lui-même lorsqu'il quitte son personnage de Malcolm
orateur pour se faire simple coryphée, expression hors-tribune et hors micro d'une voix presque
ordinaire et anonyme.
LE SON DANS TOUS SES ETATS
Comme dans l'histoire du rap, lui-même issu du reggae, au commencement était le son. Les rares
objets présents sur la scène dès l'entrée du spectateur d'emblée le signalent : deux micros sur pied à
hauteur d'homme, au centre du plateau, semblent tout droit sortis d'un studio d'enregistrement des
années soixante ; deux autres micros, datés eux aussi, surgissent du pupitre de l'orateur au lointain ;
à jardin, devant un vieux poste de TSF en bois verni, qui plus tard diffusera des nouvelles de
l'incendie de la bibliothèque d'Alger, on distingue la console d'un DJ avec ses platines et ses piles de
vieux disques microsillons ; à cour, sur un socle, un tourne-disques dont Mohamed actionnera à vue le
haut-parleur et le bras, avant de regagner la coulisse…
Tout commence donc par une annonce en crescendo, ludique et parodique, en toutes les langues,
destinée aux utilisateurs de téléphones portables, clin d'œil humoristique à notre Babel moderne et à
son hypertrophie communicante qui, malgré ses promesses et ses bonnes intentions, n'a pas encore
su faire reculer l'intolérance et la haine de l'autre. Puis tel un Martien, le DJ fait irruption par la salle,
crâne rasé, manteau de cuir noir, casque aux oreilles et vinyles sous le bras. Pendant un long
moment, jouant du face à face jusqu'au malaise, il scrute, jauge, toise le public. Le silence est rompu
par un premier document d'archives radiophoniques : un speaker, au ton guindé à la fois objectif et
compatissant, tente de rendre compte de l'insoutenable émotion qui, dans la nuit, se dégage du chant
d'adieu d'un condamné à mort derrière les murs d'une prison de Louisiane. Plus tard, c'est le
crépitement d'un vieux disque rayé par l'usure, qui servira d'embrayeur au premier discours de
Malcolm. Les grésillements de l'aiguille grattant les sillons de cire, par-delà l'effet de mise à distance
historique, s'amplifieront jusqu'au larsen, permettant à la voix de l'orateur, par un simple changement
de micro, d'enjamber en quelques secondes les ravages du temps et de rejoindre ainsi le confort
acoustique d'une amplification directe, nettoyée de tout parasite, transparente et chaude.
Une fois atteinte, cette proximité vocale qui parfois, par la magie du potentiomètre et de la console,
peut transformer un chuchotement en cri, restera l'une des caractéristiques sonores essentielles du
spectacle, unifiant dans une sorte de continuum choral l'orateur, la chanteuse créole et les deux
rappeurs. Les ruptures proviendront alors, pour la plupart, et plus encore que de la radio, des citations
cinématographiques : séquences d'actualité peuplées de cireurs de chaussures, d'amoncellements de
détritus, d'émeutes, de charges de lice à la matraque ; interprétation par Paul Robson du célèbre "Old
man river" avec le Mississipi en arrière-plan ; images d'Afrique célébrant à grand renfort de clichés les
transes sauvages de ces lointaines peuplades primitives, ponctuées des réactions d'effroi des
explorateurs et couronnées par l'évanouissement de la femme blanche ; scène de lynchage
paradoxale, à l'initiative d'un noir traître à sa race, membre encagoulé du Ku Klux Klan, extraite du
terrible Shock corridor de Samuel Fuller…
Choc des sons, brutalité des images • à quoi font écho le plus souvent la violence et la crudité de
l'éclairage : il suffit parfois d'une découpe de lumière rayée de traits verticaux projetés au sol pour citer
les barreaux d'une cellule ou la grille d'un pénitencier ; de la lumière blafarde et syncopée d'un
stroboscope pour évoquer le saccage d'un taudis lors d'une expédition punitive ; du faisceau agressif
d'une lampe torche fouillant l'obscurité de la salle pour traduire l'angoisse de la traque et de la
persécution ; de l'oscillation lugubre d'un abat-jour pour dire l'horreur de la pendaison sommaire… Et
ce qui était au départ un modeste solo d'acteur au service d'un personnage historique, de l'ordre du
récital ou de la récitation • ce qu'après tout il aurait très bien pu rester • , est devenu par la magie
parfaitement maîtrisée du son, de l'image et de la lumière, un spectacle complet, complexe et global •
je préfère pour ma part la notion de spectacle "global", aux connotations nauséabondes du trop
wagnérien spectacle "total"…
Sans démagogie ni complaisance ambiguë, mais au contraire toujours au service du théâtre, de la
dramaturgie et du sens, y sont convoqués, dans un processus d'actualisation et de mise en
perspective historique que n'aurait probablement pas désavoué Brecht, ces vecteurs éminemment
contemporains de la révolte et de la contestation que sont le rap, le hip-hop, la break dance, la
techno, ainsi que les particularismes linguistiques des banlieues et de la créolité. Le jeu sur le son et
sur l'image, avoué, dénoncé, distancié, devient une arme esthétique et formelle, forgée "à vue" pour
mieux mettre en crise et soumettre au soupçon les manipulations insidieuses de l'information, des
médias, et des "évidences" idéologiques les plus trompeuses. Un jeu sur le son et l'image qui en
appelle à sa façon, par la scène et ses langages spécifiques, à cette même vigilance critique à
laquelle nous invitent, à travers leurs slogans et leurs jeux de mots, les constructions poétiques
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vertigineuses de D' et de Spike, comme les lamentos décalés et déchirants d'Inès.
AVRIL 2000
Garance Hayat
Un choc. En pénétrant dans la petite salle du TGP, nous quittons l’an 2000 pour retourner en 1965,
dans le ghetto de Harlem. C’est ici et maintenant que se négocie l’avenir du peuple noir. Nous allons
participer à un ultime meeting. Sur scène, en premier plan, deux micros. Au fond, une tribune telle
qu’on en voit à l’Assemblée nationale. Dans un coin, deux platines. Un homme entre, walkman sur les
oreilles. Une musique funky hurle. Rien de plus pendant deux minutes. Puis la lumière s’éteint et, à la
radio, tombe une info. En Louisiane, un homme noir va être exécuté pour viol. On entend alors l’ultime
chant du condamné résonner dans le couloir de la mort. Tandis que sur scène, une ampoule descend
du ciel comme un dernier espoir, une femme noire apparaît et se met à chanter. Au loin s’éloignent les
pas du condamné.
Malcolm X, alias Mohamed Rouabhi, arrive sur le plateau suivi de deux hommes (ses gardes du
corps ?). Ils sont la rébellion en marche. Le temps n’a aucune prise sur les textes de Malcolm X et
Rouabhi a choisi ses deux derniers discours, tenus devant une communauté de Noirs et de Blancs. Il
y aborde les thèmes qui lui sont chers : le droit des Noirs à la citoyenneté, la responsabilité des
médias. Evidemment, il dénonce aussi le code noir. Ce travail présenté actuellement a connu une
première forme moins aboutie au festival de la Mousson d’été. Du monochrome, le spectacle est
passé au subtil nuancier. Mohamed Rouabhi a pris le parti de nous plonger dans un document
historique. C’est visiblement ce qui l’intéresse le plus. Dans sa mise en scène, il utilise des images
d’archives et des extraits de films. L’espace est découpé en deux parties : en premier plan, la télé, et
sur le mur du fond, un écran géant de cinéma. Les discours de Malcolm X ont un aspect théâtral et
l’acteur préfère ne pas quitter sa tribune, associant ainsi la politique à l’art du comédien. Les
déclarations qu’il fait sont mises en musique en direct par un dj (très en forme). Alliées au rap,
interprétées par les "gardes du corps" (très énergiques), ces allocutions sont saisissantes. Les deux
rappeurs dénoncent eux aussi la manipulation des médias et prolongent véritablement la pensée de
Malcolm X. Ils représentent la nouvelle génération qui se penche sur son histoire. Cette présence
musicale, cette prise de parole en rap, in vivo sur scène, donnent à ces textes politiques une violence
inouïe, et nous rappellent qu’au fond peu de chose a changé. L’hémorragie gangrène toujours notre
terre. On est totalement envahi par un long frisson qui fait claquer des dents.
Mohamed Rouabhi réhabilite un peu celui que l’on surnommait le Prédicateur de haine et relance à
son tour magnifiquement le défi lancé à l’humanité par X en 1965. La tendance de Rouabhi à
concevoir la totalité de sa mise en scène comme un film musical (siège de ciné sur scène, projection
d’images, chanteurs de rap) nous cloue le bec d’admiration par sa maîtrise. Cette dérive tranquille
vers le "film" devient une expérience passionnante. L’impact des chansons, de la musique
accompagnant les discours, la gestion de l’espace sont autant de séquences étonnantes. Rouabhi
pousse la conscience politique à son paroxysme en inondant de lumière les peaux et l’intérieur des
bouches des rappeurs, comme pour mieux montrer de quel abîme vient la parole.
Nous assistons à la fois à un grand meeting et à un concert. On peut penser qu’aujourd’hui Malcolm X
se serait sûrement entouré de hip hoppeurs et aurait probablement utilisé le rap comme moyen
d’expression politique. La vision que nous propose Rouabhi est implacable et magnétique. Un choc,
merde, quel choc !
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PROVIDENCE CAFE
11 mars 2003
Marion THEBAUD
CULTURE
PORTRAIT
Il monte sa propre pièce, « Providence café », au Rond-Point.
Mohamed Rouabhi, le salut par l'écriture.
Il est né en région parisienne, vit à Drancy et s'indigne de la mauvaise image qu'on donne des
banlieues. « Cessons de parler de la violence à tout bout de champ. Il y a des associations
formidables, des bénévoles qui font un travail remarquable, on n'en dit rien. Mais il suffit que trois
jeunes pètent les plombs et tout est à refaire. Il faut regagner la confiance, inspirer le respect.
Donnons plus de moyens aux associations, faisons confiance aux bénévoles sur place, et tout ira
mieux. » Mohamed Rouabhi ne mâche pas ses mots, ne cache pas sa colère. L'indignation est le
moteur qui a nourri son parcours. Enfant maltraité à la communale, il est aujourd'hui un auteur et
comédien reconnu, joué au Théâtre du Rond-Point, Providence café, jusqu'au 13 avril.
Son père, algérien, a répondu à l'appel de la France qui demandait de la main-d’œuvre aprèsguerre. Lui, né en 1965, s'est intégré vaille que vaille. « Ça n'a pas été facile », reconnaît-il. A 15
ans, il quitte l'école. Il faut travailler. Apprenti ici et là, il se retrouve sur les chantiers. Le soir, il lit,
découvre la poésie. « L'idée m'est venue de travailler la diction. Je voulais pouvoir parler en public
sans difficulté. » Il entre au conservatoire municipal de Drancy. On lui trouve des qualités. Il passe
le concours d'entrée de l'École nationale de la rue Blanche alors dirigée par Pierre Roudy. Accepté,
il obtient une bourse. Heureux ? « Les professeurs, Marcel Bozonnet par exemple, étaient amicaux,
généreux. Mais encore une fois, j'ai eu l'impression d'avoir à me battre contre les moulins à vent. A
peine avais-je la tête hors de l'eau qu'on m'a fait sentir que j'étais un rescapé. Pierre Roudy m'a
convoqué avec Bakary Sangaré, acteur africain qui venait d'arriver, pour nous dire combien notre
avenir serait difficile car le répertoire ne nous proposait pas beaucoup de rôles. » Tout cela a
façonné un homme aujourd'hui serein mais qui compte ses blessures. « J'aurais mal tourné sans le
théâtre. J'ai trop de haine. » La haine de l'injustice, de l'oppression quelle qu'elle soit.
En résidence à Ramallah, il écrit Les Nouveaux Bâtisseurs, protestation violente contre un peuple
qui occupe des territoires. « J'ai été traité d'antisémite. Même Leila Chahid, la responsable
palestinienne en France, n'aimait pas la pièce. A l'époque, on sortait de la conférence de Madrid, il
fallait prôner le rapprochement entre Palestiniens et Israéliens. Moi, je revenais des territoires. Ce
que j'avais vu dépassait l'entendement. J'y ai emmené des amis juifs. Je n'ai même pas eu besoin
de leur dire quoi que ce soit. Ils ont vu, compris, sont revenus écœurés. Comment voulez-vous
qu'avec une machine de guerre comme Sharon, la paix ait une petite chance dans ce coin ? »
La violence intime est au cœur de sa nouvelle pièce « Providence Café » qu'il définit comme « un
western moderne à la Raoul Walsh ». Dans l'Amérique profonde, près de la frontière mexicaine, un
bar, le Providence café est fréquenté par tous ceux qui refont l'histoire, accablés d'ennui, d'alcool
et de mauvaise télévision. Ils entretiennent les mythes racistes ordinaires sur les Indiens, les
Chinois. Il y a là Terry (Laurent Gamelon), d'une banale médiocrité, Rosco (Dominique Pinon),
rescapé de la guerre du Golfe, amnésique et alcoolique, Patty (Florence Thomassin), la serveuse au
visage déformé par une brûlure, une amoureuse sans écho.
C'est alors que débarque Larry Stocker (Thierry Beccaro), animateur vedette de la télévision,
trivial, populaire, d'une médiocrité satisfaite. Son arrivée va faire exploser l'ambiance du café. « Un
étranger, c'est un ami que tu ne connais pas encore », philosophe Mohamed Rouabhi. Cet étranger
sera, tout compte fait, providentiel. « L'amour existe, reprend-il. Se battre à chaque instant contre
la médiocrité des comportements et la pauvreté des sentiments nous permet de rêver à un monde
un peu moins sordide. »
Rond-Point, salle Jean-Tardieu, jusqu'au 13 avril, 21 heures. Dimanche, 15 h 30. Tél. :
01.44.95.98.21. Texte chez Actes Sud-Papiers.
15 mars 2003
Brigitte Salino
Culture
La vie échouée au comptoir de l'Amérique
C'est une petite ville comme on en trouve dans le sud des Etats-Unis, près de la frontière mexicaine.
Ecrasée de chaleur et d'ennui, noyée dans le désert des coyotes. Dans cette ville, il y a un bar, le
Providence Café, avec un ventilateur fatigué et des publicités en néon pour la bière locale, sans quoi la
vie semblerait impossible. C'est là que nous emmène Mohamed Rouabhi dans sa nouvelle pièce, qui
ouvre sur le silence de deux hommes accrochés au comptoir : Terry, à la stature de bûcheron, qui a
laissé son intelligence à la consigne, et Rosco, que la guerre a rendu dingo.
Ils boivent pour tuer le temps, ils font des allers-retours aux toilettes, et parfois jettent un œil dehors
pour voir s'il se passe quelque chose dans cette « foutue » ville qui leur colle à la peau comme une
gangrène.
Derrière le comptoir, Patty la jolie blonde sert les bières en oubliant qu'elle a vécu quelque chose de pas
net quand elle était enfant. Les clients sont rares au Providence Café. Ce n'est pas un bar où l'on va,
mais où l'on échoue - par vieille habitude comme Terry, Rosco, ou Chester, déguisé en coq parce qu'il
vend des poulets - ou par hasard, comme Larry Stocker, le roi des blagues nulles de la télévision, qui
débarque avec ses dents blanches. En route pour le Mexique, il a crevé un pneu et il attend que le
garage du coin ait réparé sa
voiture.
Le cadre étant posé, Mohamed
Rouabhi entre dans le vif du
sujet : parler de l'Amérique,
une Amérique immobile qui
s'accroche à ses vieux mythes
et file des jours sans joie, entre
l'alcool et la télévision, la survie
et la castagne, le racisme et la
fierté. Tous les personnages du
Providence Café payent leur
tribut à cette Amérique de
l'après-guerre du Golfe. Ils sont
naïfs
et
sans
illusions,
affreusement
drôles
et
désolants. Leurs coups volent
bas, mais Mohamed Rouabhi
tape haut : dans le programme,
il remercie George Bush senior de l'avoir aidé à brosser ce portrait de la première puissance du monde.
La force de frappe est d'autant plus grande que le cadre est étroit : rien de tel qu'un café pour renvoyer
un miroir du monde. Au Rond-Point, la vie du « café Amérique » saute littéralement aux yeux. On se
croirait devant un petit écran ou un aquarium. Cela tient moins au décor, plus vrai que nature, qu'au jeu
des comédiens. La force d'inertie de Laurent Gamelon, la précision sans faille de Dominique Pinon et
l'érotisme béat de Florence Thomassin sont de nature à faire aimer le théâtre à ceux qui n'y vont pas.
D'autres acteurs pourraient donner un côté « grosses têtes » aux dialogues. Grâce à eux trois, ce qu'il y
a d'humain dans la désolation d'une vie accrochée au comptoir entre de plain-pied au Providence Café.
Providence Café, de et mis en scène par Mohamed Rouabhi. Avec Philippe Beautier, Thierry Beccaro,
Laurent Gamelon, Manuel Le Lièvre, Dominique Pinon, Florence Thomassin.
Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin-Roosevelt, Paris-8e. Métro Franklin-Roosevelt. Tél. : 0144-95-98-00. Du mardi au samedi, à 21 heures ; dimanche, à 15 h 30. De 7,50 € à 21 €. Durée : 1 h 30.
Jusqu'au 13 avril.
1 avril 2003
A.H.
THÉÂTRE De Mohamed Rouabhi
«Providence Café» : en porte-à-faux
Il a une voix, une place dans le théâtre d'aujourd'hui. Ce n'est pas un tiède. Ecrire est un combat et Mohamed
Rouabhi, né à Drancy il y a moins de quarante ans, sait ce que peut être l'exclusion, la difficulté à s'affirmer dans
une société en partie ligotée par des réflexes de refus, de méfiance, voire de haine. Mais est-ce une raison pour
répondre par une pièce d'aussi mauvais aloi que Providence Café ? Est-ce une raison pour choisir cette fable
sans espérance qui flatte les rires les plus médiocres et dans laquelle ne se développe aucune empathie de
l'auteur pour les personnages lamentables qu'il jette dans ce faux saloon, un café des confins des Etats-Unis, à
quelques pas de la frontière avec le Mexique et dans lequel on n'entend que frustrations, échecs, misère, rêves
de pacotille, pauvreté des pensées et des élans ?
Malaise, le malaise est certain si l'on écoute vraiment ce que raconte – et comment – Providence Café et si l'on
ne se contente pas des certificats d'authenticité automatiquement attribués à l'auteur qui mérite estime et intérêt
mais dont on pense qu'ici, il se fourvoie dangereusement.
Sans doute, pris par son souci d'en découdre, Mohamed Rouabhi ne mesure-t-il pas les effets de ce texte hâtif et
complaisant. Il pense écrire une comédie dévastatrice, une farce méchante mais compatissante aux humbles et
aux paumés. Il parle de «western moderne à la Raoul Walsh», ce qui est une belle ambition. Mais on en est loin...
Peut-être, tout simplement, l'écrivain, aussi sincère soit-il, manque-t-il cruellement d'humour. Une comédie, cela
ne se compose pas comme une pièce à thèse, à message, une pièce sérieuse comme Mohamed Rouabhi sait
les écrire : Les Acharnés ou Malcolm X par exemple. La comédie exige des humeurs qui ne sont pas
naturellement celles de Mohamed Rouabhi qui est un être grave, un profond pessimiste et avec Providence Café,
franchement, il n'est pas drôle !
Il s'ensable dans un discours extrêmement dangereux en ne donnant aux personnages qu'il imagine que des
pulsions, des impulsions dégradantes. De bons acteurs accompagnent l'auteur qui signe également la mise en
scène et dispose de moyens visiblement importants. Décor, travail du son, des images, tout témoigne d'une
production confortable. Les comédiens s'engagent. Philippe Beautier, Thierry Beccaro, Laurent Gamelon, Manuel
Le Lièvre, Dominique Pinon, Florence Thomassin s'amusent. Mais cela ne suffit pas.
26 mars 2003
Frédéric Mairy
GOD BLESS BUDWEISER
[Providence Café - Mohamed Rouabhi]
L'Amérique crasse dégommée dans l'hilarité. A consommer sans modération.
Non, tous les Américains ne sont pas à mettre dans le même sac en papier que George Debeuliou.
Oui, certains d'entre se sont opposés à une guerre en Irak, et même, les insensés, à une simple
intervention. Que les Européens qui en douteraient encore n'aillent surtout pas voir Providence Café
au théâtre du Rond-Point. Car ce sont les States bêtes et méchants version Texas et chemises à
carreaux qu'on y dégomme, dans un bar miteux planté en plein désert intellectuel.
Rosco, un vétéran de la guerre du Golfe, épisode 1, et Terry, un cowboy au poor lonesome neurone,
se distraient au fond des verres que sert Patty la balafrée. Viennent parfois troubler leurs réflexions
Chester, qui tient le rôle du poulet chez le Chinois du coin, Bonzo, un gamin demeuré dont la tête est
contenue dans un casque pour ne pas imploser, ou encore Ol'Curtis, seul négro toléré dans ce bouge
où l'on vomit les Chinetoques, les Peaux-Rouges et où le mot archéologue fait figure à lui seul de
découverte. Se pointe aussi, mais juste ce jour-là, par accident, Larry Stocker, the Larry Stocker,
gagman vedette du petit écran, prince du calembour lourd.
Les vies se racontent, pathétiques, solitaires. Les pensées philosophiques fusent comme des brèves
de comptoir. Rosco ne dit pas grand-chose, car parler aux imbéciles les instruit, mais, la tequila
aidant, il avouera quand même ses amours zoophiles. Terry ne cause pas, il répète ce que dit Rosco
ou déclame lyriquement l'envers du menu du lieu. Patty et Larry vont vite s'aimer. Ils partiront
ensemble vers de nouvelles aventures. Bonzo est guéri. Providence Café est un joyeux foutoir, un
bordel débridé, une grosse boutade grinçante sur les Ricains moyens. Mohamed Rouabhi appuie
juste là où il faut pour faire rire, et pas seulement gras. Il y a du vrai dans tout ça, et les acteurs le
rendent bien, aucun ne surjouant, aucun ne tombant dans l'insupportable travers du "on est lourd,
mais on le sait".
La mise en scène n'en rajoute pas non plus des caisses (de bières, warf). Mohamed Rouahbi se
soucie davantage de renforcer l'étrangeté du Providence Café, faisant sortir Bonzo des conduits de
ventilation, pivoter un mur pour en faire un écran de TV ou tomber le bar pour permettre à Patty, sans
balafre désormais et en robe de mariée, de s'en aller avec Larry. De quoi faire de ce bar l'un des
endroits les plus drôles du moment.
Mars 2003
5 avril 2003
Jean-Pierre Léonardini
Au café de la frontière
Dans un bar situé à la frontière des EtatsUnis et du Mexique, six personnages - dont
un bûcheron, un vétéran de la guerre... - se
morfondent devant leurs verres. Leurs
bavardages de comptoir puent l'alcool
mauvais et la xénophobie, tapant ici sur les
Indiens, là sur les Mexicains. Affirmer que
l'auteur et metteur en scène, Mohamed
Rouabhi, dresse ainsi un portrait de
l'Amérique
profonde
reviendrait
probablement à stigmatiser le petit peuple
qui constitue cette dernière. En ces temps de
guerre, on a plutôt l'impression de
reconnaître la quintessence des discours
belliqueux tenus par l'Amérique d'en haut.
La langue de Mohamed Rouabhi, déjà
remarqué pour son Malcolm X et son ouvre
les Nouveaux bâtisseurs, écrite à Ramallah,
éclaire la dimension tragique de la situation
avec un humour incisif et libérateur.
Jean-Pierre Léonardini
Dans Providence Café, Mohamed Rouabhi, natif de
Drancy, évoque à la perfection une Amérique dans
laquelle il n'a jamais mis les pieds.
Il la connaît pourtant, grâce aux livres, aux films, à la télé.
il a surtout beaucoup pratiqué Malcolm X. Il lui a même
consacré une pièce, qui tourne encore. Ce qu'il y a
d'épatant, dans Providence Café, c'est qu'une poignée de
personnages plus ou moins convenus, un géant
bûcheron bas de plafond (Laurent Gamelon), une pin-up
de comptoir (Florence Thomassin), un vétéran de la
guerre du Golfe (Dominique Pinon), un vieux Noir givré
(Philippe Beautier), un vendeur de poulets frits (Manuel
Le Lièvre) et une espèce de Lagaf' d'outre-Atlantique
(Thierry Beccaro) se mettent à délirer grave en sirotant
de la bière dans le bistrot d'un patelin pourri où végètent,
un jour d'été torride avec ventilateur au plafond, tous les
démons de l'Amérique profonde, celle que Bush, tiens,
n'arrête pas de caresser dans le sens du poil du blaireau
blanc, chauvin, raciste et dominateur. On ne va pas
raconter dans le détail. Allez-yvoir vous-mêmes. On se
contente de dire que c'est d'une drôlerie à toute épreuve
et que cette comédie de moeurs ploucs est interprétée à
la perfection, chacun hissant son rôle au rang d'un type
révélateur de comportement qui, pour être répertorié, n'en
trouve pas moins une validité toute neuve. Rouabhi a le
chic pour faire rire, et émouvoir, avec, dit-il, « une
Amérique blanche mais jamais propre sur elle»
4 mars 2003-10-18
FRÉDÉRIQUE JOURDAA
E
NTRE DRANCY, où il est né et
réside toujours, et les ChampsElysées, où se crée ce soir, au
Théâtre du Rond-Point, sa nouvelle
pièce intitulée « Providence Café », il
y a un fossé que Mohamed Rouabhi
rêve de combler. Pour ce FrancoAlgérien de 37 ans, le théâtre est une
arme destinée à faire entendre sa
rage. Sa mère, moudjahidin pendant
la guerre de libération de l'Algérie, a
été torturée par des parachutistes
français. Son père, ancien résistant et déporté, est mort quand il avait 14 ans, après avoir
travaillé, en silence, dans les usines Citroën de sa ville.
«Parler de la télé provoque une prise de conscience »
Avec la compagnie théâtrale qu'il a fondée en 1992 - elle s'appelle les Acharnés – Mohamed
Rouabhi joue, en banlieue comme à l'étranger, ses pièces coups de poing aux personnages mis
KO par la vie. Il travaille aussi dans le milieu pénitentiaire, pour aider des jeunes en grande difficulté à se réconcilier avec la société. «Ils sont rejetés par toutes les institutions. La culture leur
paraît anodine. J'essaie de leur expliquer que c'est la seule chose qui puisse les sauver. Ecrire
un poème, c'est la même démarche qu'écrire une lettre au ministre de la Justice, aux parents des
victimes, à Dieu. »
KO, les « héros » de « Providence Café » le sont aussi. II y a Rosco, un ancien militaire qui perd
la mémoire (magnifique Dominique Pinon), Patty, une serveuse estropiée (Florence Thomassin),
Chester (Philippe Beautier), un vendeur de poulets frits qui rêvait d'être archéologue, et Bonzo,
un gamin esquinté qui porte en permanence un casque de moto (tous deux interprétés par
Manuel Le Lièvre)... Dans cette buvette du fond de l'Amé rique profonde, ces pauvres vies
bouffées par la télé et l'alcool vont être bouleversées par l'arrivée de Larry Stocker, animateur
vedette du petit écran joué par... Thierry Beccaro. « Parler de la télé provoque une prise de
conscience, souligne Moha med Rouabhi. Plus elle vend de la médiocrité, plus on sort de chez
soi et plus on devient curieux. » Avec sa langue crue, pleine d'envolées généreuses, «
Providence Café » n'a pas fini d'éveiller la curiosité.
« Providence Café », au Théâtre du Rond-Point (salle Jean-Tardieu), 2 bis, avenue Franklin-Roosevelt VIII° A partir de
ce soir et jusqu au 13 avril, du mardi au samedi à 21 heures. Le dimanche à 15h30.Places de10à17€.
TéL 01.44.95.10.21.
Mars 2003
Jean-Louis PINTE
Quand un présentateur TV bouleverse un bar dans I'Amérique profonde.. !
On
connaît Mohamed Rouabhi à
travers des textes politiques ou
sociaux. En résidence à Ramallah, il
a écrit Les Bâtisseurs. Puis, il s'est
intéressé à Malcolm X. Avec
Providence Café, on est loin de ce
théâtre engagé, même s'il analyse les
comportements
de
l'Amérique
profonde, dénonçant le racisme
latent. Il s'agit d'une commande de
Jean-Michel Ribes, directeur du
Théâtre du Rond-Point.
Nous sommes dans un coin désert de
l'Amérique. Il y a un supermarché
tenu par des Chinois et ce café, lieu
de rendez-vous de tous les solitaires. Il y a là un rescapé de la guerre du Golfe qui a perdu la mémoire.
Une grande brute qui écrase les mouches, un pauvre gars qui fait de la. réclame peur le chicken pie et
une barmaid, petite sœur des saloons de l'Ouest. Tout ce beau monde marche à la bière, radote et
ressasse des histoires anciennes. Arrive un présentateur de télévision qui perturbe les habitudes.
Ce que décrit avec beaucoup d'humour, Mohamed Rouabhi, c'est cette Amérique que l'on a connue à
travers les films de série B. Cette qui nous a fait rêver. S'il prend des archétypes, c'est pour mieux
dénoncer la peur de l'autre qui les anime. Ces hommes nous sont familiers. C'est le visage caché de
l'Amérique. On connaît ce présentateur de télévision, un magicien qui guérit les plaies et produit des
miracles. Nouveau mage des temps modernes. Rouabhi joue avec les mythes de la vie quotidienne
américaine, ce qui lui permet de dessiner des silhouettes intemporelles, des figures de western qui
s'approchent de Ward Bond ou de Walter Brennan. Il est vrai qu'il a choisi un quintette de comédiens
au top du Country. Avec en tête Dominique Pinon, hallucinant dans un rôle de perdidos imbibé
d'alcool qui ne sait plus à quel amour se vouer. Et Thierry Beccaro. En présentateur TV, il met dans
son rôle une ironie mordante qui le rend plus vrai que nature. On rit beaucoup.
REQUIEM OPUS 61
11 octobre 2001
Gilles Costaz
Le cancer de la République
THEATRE. Dans « Requiem opus 61 », consacré au drame du 17 octobre
19,61, Mohamed Rouabhi traque une nouvelle fois le démon raciste de la
société française. Rencontre.
IL A TRENTE-SIX ANS ET DÉJÀ vingtquatre pièces jouées dans les théâtres les
plus huppés ou les plus marginaux.
Mohamed Rouabhi, fils d'ouvrier algérien,
enfant de la banlieue parisienne, a su
inverser le mécanisme de la malédiction
et de l'humiliation. Son père faisait les
trois-huit chez Citroën, à Clichy. Lui a
travaillé quelques mois chez Cibié à
Bobigny mais il s'en est échappé par le
théâtre. A l'école de la rue Blanche. Là, il
se fait quelques amis parmi les élèves
(Claire Lasne et les profs (Marcel Bozon
net), qui vont faire confiance à ses talents
d'acteur et d'écrivain.
Les portes s'entrouvrent. Comme Rouabhi
travaille comme un forcené, les portes
s'ouvrent plus grand À vingt-sept ans, il voit
sa première pièce montée par Gilberte Tsaï.
Ensuite, Claire Lasne, lui-même et d'autres
mettent en scène les pièces suivantes: les
Fragments de Kaposi, les Nouveaux
Bâtisseurs, Malcolm X.. Aujourd'hui, il est
joué à Rome, à Sao Paulo et jusqu'à
Ramallah. Comme acteur, on le voit dans
ses pièces ou chez les autres, comme
Georges
Lavaudant
ou
Stéphane
Braunschweig.
française le 17 octobre 1961. Comment en
parler au théâtre ? Rouabhi a mêlé les
genres, les matériaux et même l'avant et
l'après. On verra sur un écran Maurice
Papon répondre aux questions de
Jean-Pierre Elkabbach en 1981. Des
fragments de l'unique témoignage filmé (par
un reporter de la BBC) et des photographies
d'Elie Kagan interviendront en flashes. Mais
les images seront données et emportées
dans le mouvement du théâtre, tandis que le
rap, la musique, les témoignages en tout
genre s'intégreront au récit en le percutant.
Il travaille en riant, mais il travaille tout le
temps. Il dort trois heures par nuit. « C'est
peut-être la marque que m'a laissée mon
enfance, confesse-t-il. À cause des
trois-huit, mon père arrivait et repartait à tout
moment dans la nuit et la journée ». Comme
les précédentes, sa nouvelle pièce,
Requiem opus 61, qui va être créée à la
Maison du théâtre d'Épinay, creuse dans le
terrain politique et les faits réels. Les faits
sont ceux qu'on commémore dans la honte
ces jours-ci: les assassinats de centaines de
personnes d'origine algérienne par la police
Requiem : le titre n'est pas une élégance.
«Je suis d'abord passé par l'étape de la
recherche, dit Rouabhi. Puis j'ai choisi la
forme du requiem qui, en musique, est une
forme baroque obsolète. J'ai voulu passer
par le biais de la prière pour les morts, y
mettre de la poésie, des chants, de la peine,
de la douleur de la colère et aussi y amener
le divin. Il n'y a que le requiem qui permette
de faire face à un deuil qui n'a pu être
accepté puisque des centaines de corps ont
disparu. »
Le théâtre de Mohamed Rouabhi est radical,
à l'image de Malcolm X, l'un de ses
personnages de référence. La casquette
Nike vissée sur la tête, il ne s'est pas laissé
griser par le succès. Il habite Drancy où il a
des rapports pas très simples avec le maire
UMP (qui, pour le moment, n'ose pas
toucher à sa subvention) et ne fait pas de
cadeau à l'Histoire et au présent : « Je
pense qu'il y aura quelques révélations. On
a réquisitionné deux fois le métro et son
personnel pour arrêter une partie de la
population. La première fois c'était la raffle
des juifs conduits au Vél'd'hiv. La seconde
c'était celle des Français musulmans
d'Algérie " Dans les deux cas, on s'en
prenait non pas à des étrangers mais à des
Français ! Il y a là cancer de la République
se trimballe d'année en année. »
Requiem opus 61 n' est représenté que
quatre soir. L'équipe espère qu'il y aura des
reprises. Rouabhi va pas délaisser le
spectacle, bien que son agenda des mois à
venir soit plein comme un oeuf et sera l'
auteur invité du prochain Festival dAvignon,
où il créera Love no love. Une autre pièce
nouvelle, Providence Café sera créée à la
rentrée prochaine. Il travaill un spectacle sur
l'animalité pour Philippe Découflé. 2003, il
participera
au
cycle
France-Algérie
Algérie-France, avec une pièce sur « 132
ans de colonialisme et la suite ». Il est resté
fidèle au style dramatique tique annoncé par
le titre de sa première pièce: De Plein Fouet
16 octobre 2001
Catherine Bédarida
Devoir de mémoire, travaux d’auteurs
Enfant, le metteur en scène et auteur
Mohamed Rouabhi a été imprégné des
histoires de la guerre d'Algérie. Sa mère avait
combattu dans l'Armée de libération nationale
et avait été torturée pendant six mois. "Les
Algériens de France en parlaient souvent, et
j'ai passé des soirées à écouter les souvenirs
des gens qui vivaient dans les hôtels de
Ménilmontant et de Barbès."
Parmi les amis que son père invitait à boire
l'apéritif à la maison et qui parlaient arabe,
certains étaient des juifs algériens, comme il
l'a compris plus tard.
"J'ai commencé à me poser les questions qui
dominent aujourd'hui : qui sommes-nous ?
Quelles sont nos origines ? Qu'est-ce qu'un
peuple, une frontière, et chaque peuple doit-il
avoir son État ?" Aujourd'hui, cet homme de
théâtre de trente-sept ans, auteur de
nombreuses pièces (Les Acharnés, Les
Fragments de Kaposi..., publiées chez Actes
Sud Papiers), crée Requiem opus 61, une
pièce pour "parler de cette nuit qui ressemble
à toutes les nuits qui ont couvert tous les
massacres ; parler du fleuve qui traverse Paris
et qui ressemble à tous les fleuves qui ont
noyé toutes les révoltes et tous les crimes ;
parler de cette police qui ressemble à celle de
tous les pouvoirs qui ont opprimé tous les
peuples".
Pour convoquer l'Histoire, Mohamed Rouabhi
a choisi de faire entendre des histoires
individuelles, en les mêlant à des documents flashes d'information radio de l'époque,
archives de la télévision, comme cette
interview hallucinante de Maurice Papon niant,
en 1991, les massacres et les détentions au
stade de Coubertin (" Ces Français
musulmans arrêtés n'ont pas eu à se plaindre,
et j'aime mieux vous dire qu'ils étaient bien
contents").
Comme pour sa belle pièce récente, Malcolm
X, Mohamed Rouabhi a invité la chanteuse
haïtienne Inès et le rappeur Spike à composer
leurs propres paroles. Dans Chasse, pêche et
exactions, Spike martèle son requiem : "Les
souvenirs sortent de leur cache et
s'assemblent par flashes restitués. Tout me
revient, requiescat in pace."Avec Requiem
opus 61, Rouabhi poursuit son chemin
singulier, un pied dans la réalité du monde - il
mène des ateliers d'écriture en prison, de
théâtre avec des jeunes Palestiniens -, un
pied dans la fiction, approfondissant d'œuvre
en œuvre une écriture épurée, poétique. C'est
l'une des créations artistiques inspirées par la
commémoration du 17 octobre 1961. Les
massacres avaient certes suscité à chaud des
œuvres de témoignage comme le film de
Jacques Panijel, Octobre à Paris, ou le livre
de Paulette Péju, Ratonnades à Paris,
longtemps interdits, puis des romans écrits par
des enfants d'immigrés dans les années 1980
(Les Beurs de Seine, de Mehdi Lallaoui ; Le
Sourire de Brahim, de Nacer Kettane). Mais
l'accès récent aux informations sur le drame,
grâce aux travaux d'historiens tel Jean-Luc
Einaudi, a ouvert grand la porte aux créateurs.
"En demandant à une dizaine d'auteurs
d'écrire sur les disparus du 17 octobre, j'ai
voulu faire émerger, au-delà du témoignage,
les sensibilités d'aujourd'hui", explique le
metteur en scène Mustapha Aouar, directeur
de Gare au Théâtre (Vitry-sur-Seine), qui
produit 1961, un ensemble de manifestations,
avec les écrivains Nabile Farès et Gérard
Lépinois.
MANIFESTE
Demander à des auteurs d'aujourd'hui d'écrire
un court texte sur le 17 octobre, c'est aussi ce
qu'a fait Nadine Varoutsikos, metteuse en
scène et directrice de la Maison du théâtre et
de la danse à Épinay-sur-Seine. François Bon,
Jean-Marie Piemme, Xavier Durringer,
Eduardo Manet, Jean-Paul Wenzel, entre
autres, participent à ce Manifeste des 61.
Les textes doivent être lus cette semaine à
Épinay, dans le cadre d'une manifestation qui
mêle lectures, création de la pièce de
Mohamed Rouabhi, exposition de photos
d'Elie Kagan. François Bon y relate ce silence
faux qui entourait, dans son enfance, la guerre
d'Algérie et les conflits précédents : "La
guerre, c'est des paroles, d'une génération à
l'autre génération, et celles d'avant
pareil : on ne le sait plus, mais c'était la
continuité, c'était une face négative et sans
cesse présente."
16 octobre 2001
Fabienne Arvers
Un chant d'amour à la mémoire des victimes d'octobre 61 : tel est le dessein du Requiem
Opus 61 de Mohamed Rouabhi, où archives et poésie se liguent contre la haine
OCTOBRE ROUGE
De la même façon que les manifestations du
11 novembre 1940 auxquelles participa
Jacques Panijel furent le fait des lycéens, le
travail contre l'oubli du 17 octobre 1961,
aujourd'hui mené par Mohamed Rouabhi,
auteur et metteur en scène, et par sa
compagnie, Les Acharnés, est celui de la
jeunesse. Celui de la troisième génération des
émigrés nord-africains et africains. La création
de sa pièce, Requiem Opus 6 1, dans le cadre
de la manifestation de la Maison du théâtre et
de la danse d'Epinay-sur-Seine, Le Temps de
l'oubli et de la mémoire, conjugue plusieurs
strates de temps, de témoignages et
d'archives télévisuelles ou radiophoniques. Il
n'est pas anodin de trouver le terme de
requiem (chant pour les morts dans la liturgie
catholique) dans le titre du spectacle. Il dit
assez la place et le contexte dans lequel il
s'inscrit : celui d'un pays, la France, qui
préfère le déni de l'Histoire à la
reconnaissance, sans même parler de
repentance, de ce qui fut un crime d'Etat. Ni
hommage ni célébration, ce moment de
théâtre pratique l'empathie avec la mémoire
d'un événement encore et toujours occulté.
« Une prière pour les morts, une musique
venue de loin, des images qui pétrifient, des
images qui apaisant, des silences. Une
tentative d‘écrire un requiem pour tous ces
disparus, une tentative de redonner à la parole
le temps infini de son expression. Afin qu 'elle
raisonne encore dans nos mémoires ».
Comme pour Malcolm X, créé en 1998,
Mohamed Rouabbi réunit sur le plateau des
comédiens, des musiciens et des chanteurs
(Inès, Mohamed Rissani, D’, Spike). Leurs
mots sont des mots d'aujourd'hui, on y entend
parler de l’Afghanistan et de l'Algérie, des
mensonges du passé et de l'hypocrisie
actuelle. Mais ce sont aussi des chants
d'amour, une certaine mélodie du bonheur
samplée à l'horreur du crime, mixant avec
lucidité la misère du passé au champ de
ruines sociales sur lequel, malgré tous les
discours et les bons sentiments, la jeunesse
tente d'imaginer un futur, seul temps où se
conjugue l'espoir, en le désengluant de la
défaite, de la rage aveugle et de la haine. Tout
l'intérêt de la démarche de Mohamed
Rouabhi, hormis la force de son écriture, se
situe dans ce frottement entre réel et fiction,
magistralement mis en scène par le
télescopage des actions scéniques avec les
archives sonores et visuelles qui confrontent
le discours éhonté de Papon, répondant aux
journalistes le lendemain de la manifestation
du 17 octobre 61, aux photos d'Elie Kagan. Le
mixage et le sampling - musical, visuel, textuel
et scénique - ne sont pas une simple figure de
style. Pour employer une métaphore
deleuzienne, les contours déchiquetés de la
vérité ne sauraient surgir à la surface d'une
image lisse. Et si la langue de Mohamed
Rouabhi est poétique, fuyant l'illustration, la
démonstration et le réalisme, c'est pour mieux
l'associer à une vision politique d'un
événement privé jusqu’ici, tout du moins
officiellement,
de
la
moindre
portée
dialectique. Porteurs d'une histoire largement
occultée, les interprètes de Requiem Opus 61
sont les témoins vivants et les héritiers actifs
d'un passé censuré. Droit de cité pour la vérité
historique, réclament certains. Devoir de cité
(à tous les sens du mot), rétorque Mohamed
Rouabhi en 2001.
17 octobre 2001
Véronique Maribon-Feret
La Seine Saint-Denis se souvient
des victimes du 17 octobre 1961
mercredi 12 novembre 2003
« Requiem-Opus 61 » : théâtre à Châlons
« Nous avons commémoré, en 2001, quarante ans de déni d'histoire.
Presque un demi-siècle à vouloir oublier qu'un soir de l'automne 1961, en
plein Paris, des hommes, des femmes et des enfants ont été assassinés
par la police, au nom d'une guerre qui ne disait pas encore son nom ».
Six comédiens, chanteurs et musiciens vont essayer de parler de cette nuitlà, une nuit qui ressemble à toutes les nuits qui ont couvert tous les
massacres ; parler du fleuve qui traverse Paris et qui ressemble à tous ces
fleuves qui ont noyé d'autres révoltes ; parler de cette police qui ressemble
à celle de tous les pouvoirs qui ont opprimé tous les peuples. Et que l'art
soit révélateur, qu'il éclaire les mémoires et qu'il reflète le recueillement.
Avec une musique venue de loin, des images qui pétrifient, des images qui
apaisent, et des silences.
La pièce sera jouée à Châlons jeudi
et vendredi à 20 h 30.
Mêlant sur le plateau, archives sonores et visuelles au jeu de ses
comédiens, Mohamed Rouabhi use du théâtre pour interroger l'Histoire.
« Requiem-Opus 61 », texte et mise en scène de Mohamed Rouabhi, avec :
Karim Ammour, D', Isabelle Girardet, Mireille Herbstmeyer, Inès, Mohamed
Rissani.
MOINS QU’UN CHIEN
Journal l'Humanité
RUBRIQUE CULTURES
Article paru dans l'édition du 5 mars 2004 .
Jazz. Un festival bleu électrique
Durant un mois, Banlieues bleues attire en Seine-Saint-Denis de nombreux
musiciens atypiques. Petit tour d'horizon non exhaustif.
Mettre en avant ceux qui vont loin ", tel est le credo de Xavier Lemettre,
nouveau directeur du festival Banlieues bleues depuis 2001, et orchestrateur
du crû de cette année. Succédant à Jacques Pornon, son fondateur, parti pour
le Villette Jazz Festival, le nouveau " boss " prolonge son héritage, maintenant
les réseaux de programmateurs qui ont fait son succès. Banlieues bleues
grandit dans la continuité : le festival comportait à sa naissance, en 1983, à
peine une dizaine de spectacles. Aujourd'hui, il frôle la soixantaine de dates, et
continue d'afficher, dans le choix de ses invités, un goût assumé du risque.
La soirée d'ouverture annonce la couleur. Très sensée, mais tout de même un
peu braque. Ce samedi, à la MC 93 de Bobigny, le Sun Ra Artkestra et DJ
Spooky lanceront les premières notes de la saison. Le pari est risqué. Les
boucles croisées, sobres et fluides de Spooky se marieront-elles avec les
baroques costumes de cabaret de ce mystique groupe américain, veuf de son
créateur depuis 1993 ? Risqué, quoique séduisant. Chacun d'entre eux, à sa
manière, est un pionnier dans le domaine du son. À leur façon, ils sont tous
deux pertinents d'actualité dans leur démarche. Comme Spooky, Sun Ra
pensait sa musique dans une sphère immatérielle, loin de toute considération
marchande. Il dédiait son art " au créateur de l'univers. Pour lui montrer que,
sur cette planète de mort et de destruction, quelqu'un comprend ce qu'il a fait
de beau ".
Le festival dure un mois et essaime ses manifestations dans quatorze villes de
Seine-Saint-Denis. La programmation met à profit cet immense volume
scénique en multipliant les formes d'expression. Avec une dominante free jazz
assumée, et un recours inattendu au cinéma, et aux histoires racontées en
musique. Quelles histoires ? Celles du peuple noir en Amérique. Un peuple
désespéré qui a su inventer la soul, le blues, le gospel et le jazz, musiques de
souvenir et d'espoir.
Commémoration. Le tromboniste vétéran Craig Harris, un temps sideman de
Ra, rendra en musique un hommage à W. E. B. Dubois, initiateur en 1909 du
Mouvement pour les droits civiques. Dubois accueillait Blancs et Noirs, luttait
contre le lynchage et l'exclusion, s'illustra notamment au côté de Martin Luther
King. Le prêtre baptiste, plus précisément son discours " I have a dream ",
sera à l'honneur du spectacle Let Freedom Ring, de l'anglais Denys Baptiste.
Un spectacle singulier, une suite musicale aux accents gospel, swing, caribéens
(l'auteur est un Anglais de Sainte Lucie) où les musiciens rendent au grand
penseur noir un hommage collectif. L'écrivain français Mohamed Rouabhi,
brûlant militant de l'engagement artistique, met en scène sa création inédite
Moins qu'un chien, à partir de Beneath The Underdog, autobiographie de
Charlie Mingus et chronique de la ségrégation crue. Rouabhi chronique
maintenant depuis plusieurs années l'histoire du peuple noir américain dans les
années cinquante (Malcom X, Providence Café). Ici, il sera accompagné de la
contrebassiste Hélène Labarrière et de l'électronicien Steve Arguelles qui a
déjà à son actif une collaboration scénique avec Olivier Cadiot, autre écrivain.
Clin d'oil de l'actualité, enfin : le festival met à l'honneur la série de films sur
l'épopée du blues, réalisée récemment par Scorsese, dont trois opus sont déjà
sortis en salle. Les spectateurs pourront découvrir sur écran B. B. King, Ali
Farka Touré, qui jouèrent en d'autres temps au festival.
Actualité. Pour le dixième anniversaire de la fin de l'apartheid sud-africain,
Banlieues bleues prévoit une soirée spéciale honorant les jeunes pousses jazz
de la nouvelle république. Le sax ténor Zim Ngqawana, originaire du Cap, fera
vibrer les sons d'un jazz longtemps condamné, travers ses figures tutélaires
(Chris Mc Gregor, Abdullah Ibrahim) au silence ou à l'exil. Pour la petite
histoire, le festival s'organise par la même occasion une séance de rattrapage.
Les Heavy Spirit, quartet des " townships " de Pretoria, avaient été
décommandés l'an dernier. Cette année, ils joueront en première partie de Zim
N., en compagnie des jazzmen iconoclastes du Workshop de Lyon.
Pédagogie. Les " actions musicales " de Banlieues bleues sont issues de cette
constatation : hormis les applaudissements et les rappels, le dialogue entre les
musiciens et leur public est à peu près nul. Depuis 1990, le festival orchestre
donc des rencontres entre les baladins et les scolaires, les musiciens amateurs
et les curieux. Ainsi, les lycéens d'Aubervilliers, de Bagnolet, de Clichy et de
Pantin ont profité des résidences de Douglas Ewart pour monter avec lui
Crepuscule. Déjà développé dans les jardins de Chicago et Minneapolis, ce
projet est en cours depuis plusieurs mois, et sera monté à l'espace Rencontres
à Aubervilliers.
Plus " pro ", les stages de hip-hop de Soweto Kinch et Mohammed Rouhabi
inviteront les jeunes rappeurs inscrits à rapper, japper et frapper juste avec
leurs mots propres, dans un français exact quoique pas toujours châtié. Le rap
s'articule dans la langue de Ronsart, qui a ses pièges propres et Mohammed
Rouhabi ne manque pas de ressources sur cet objet. Il se rythme comme un
phrasé musical, art dans lequel Soweto Kinch est un expert.
Le concert-rencontre n'est, enfin, pas la moindre curiosité de Banlieues bleues.
Cet événement se présente comme un concert précédé ou suivi d'interventions
d'artistes. Ceux-ci vont chercher à travailler leur public dans un sens qui ne
leur est pas permis d'habitude. Ils vont leur poser des questions, leur montrer
des extraits de films. Tantôt pédagogiques, tantôt consultatifs, ces
participations du public sont toujours à double tranchant : l'artiste s'expose
plus que de coutume, le public est en pleine lumière. On se demande en
assistant à ces rencontres qui, du chat-musicien ou de la souris-public, finira
dans l'assiette. Un jeu atypique et excitant, dans les tons de l'esprit Banlieues
bleues.
Gaël Villeneuve
6 mars à 20 h 30 : Craig Harris, précédé de Sun Ra Artkestra et DJ Spooky.
MC 93, Bobigny.
11, 12, 13 mars à 20 h 30 : Mohammed Rouhabi, Moins qu'un chien, précédé
de Charles Gayle en solo. Auditorium, Le Blanc-Mesnil.
18 mars à 20 h 30 : Zim Ngqawana, précédé de Heavy Spirit. Salle Malraux,
Bondy.
24 mars à 20 h 30 : Denys Baptiste Let Freedom Ring, précédé de Grupa
Palota. Pôle Orgemont, Épinay-sur-Seine.
28 mars à 18 heures : Présentation des stagiaires hip-hop de Soweto Kinch et
Mohammed Rouhabi. La Cuisine de Blanc-Mesnil.
4 avril à 17 h 30 : Présentation de Crepuscule, de Douglas Ewart. Espace
Rencontre, à Aubervilliers.
L'ensemble des concerts-rencontres et la programmation du Festival sont
disponibles sur www.banlieuesbleues.org ou par tél. au 01 49 22 10 10.
Page imprimée sur http://www.humanite.fr
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Journal l'Humanité
RUBRIQUE ILE DE FRANCE
Article paru dans l'édition du 6 mars 2004 .
Banlieues bleues. Le 93, paradis du Jazz
Premier concert le 6 mars
Xavier Lemettre, le directeur du festival, nous avertit : " Il y a à l'affiche des
noms moins connus que les années précédentes. " Banlieues bleues tient à
cultiver sa réputation de festival pas comme les autres, avide de découvertes,
soutien de la création. La France fait un peu figure de terra incognita pour la
plupart des interprètes qui vont occuper les scènes de Seine-Saint-Denis du 6
mars au 6 avril. Ils sont pourtant connus et reconnus partout ailleurs. " La
France est réputée comme le paradis du jazz et du spectacle vivant. Mais très
peu des musiciens présents à l'édition 2004 du festival ont été vus sur des
scènes françaises ", concède Xavier Lemettre. Et quand Banlieues bleues
provoque les rencontres musicales inédites, croise les diverses expériences sur
une même scène, " beaucoup d'artistes restent à découvrir ", dit Xavier
Lemettre, situant délibérément le jazz dans son aire naturelle, la spontanéité,
l'improvisation inventée par des artistes hors paire. D'ailleurs, ça commence
fort dès samedi 6 mars à la maison de la culture de Bobigny. Premier concert,
première surprise. Le Sun Ra Arkestra, qui a survécu au prophète fondateur,
s'embarque pour des nouveaux voyages avec le saxophoniste du groupe,
Marshall Allen. Avec à ses côtés, DJ Spooky, maître ès musiques électroniques.
Ce n'est qu'une partie. Ensuite, les privilégiés de cette première vibreront au
concert du trombone Craig Harris, hommage intitulé " Souls within the Veil " à
W.E.B. DuBois, fondateur du Mouvement pour les droits civiques (Chico
Freeman est au saxophone ténor). Ça part bien, ça part fort et ce n'est pas
fini. Banlieues bleues, c'est un mois de rendez-vous surprises : le pianiste
Andrew Hill avec son big-band anglo-américain (Saint-Ouen le 10 mars), la
création Moins qu'un chien, texte de Mohamed Rouabhi, la vie de Charles
Mingus (en première partie Charles Gayle Solo, au Blanc-Mesnil les 11, 12 et
13 mars), le percussionniste turc Buhran ™cal (dimanche 14 à Livry Gargan),
le pianiste hongrois Gyorgy Szabados et le pianiste américain d'origine
indienne Vijay Iyer avec son quartet au cours de la même soirée du mardi 16 à
Bagnolet... Cette première semaine de festival, on est également invités au
cinéma à Tremblay-en-France, où seront projetés dimanche 7 mars au cinéma
Jacques-Tati les trois premiers films produits par Martin Scorcese sur le cycle
The Blues.
Parce que Banlieues bleues n'est pas un festival comme les autres, il poursuit
son travail d'actions musicales par des résidences, des ateliers de rencontres
d'artistes et d'habitants de la Seine-Saint-Denis. Les résidences de Douglas
Ewart, ancien président du collectif Association for The Advancement of
Creative Musicians (AACM), qui rencontre des élèves d'établissements
d'Aubervilliers, Clichy-sous-Bois, Bagnolet et Pantin (restitution le 4 avril), de
Kahil El Zabar avec des jeunes de La Courneuve et Bobigny (restitution le 3
avril), de Denys Baptiste à Epinay-sur-Seine (restitution le 21 mars).
Également au programme, stages, concerts rencontres, master class,
conférences...
Jacques Moran
Autour de Charlie Mingus par Mohamed Rouabhi
L’auteur et metteur en scène Mohamed Rouabhi approche le musicien
de jazz Charlie Mingus, initiateur d’une musique autre et d’une
pensée politique révolutionnaire dans une Amérique de tradition
ségrégationniste des années 50 et 60. Une adaptation poétique et
esthétique. Avec Carlo Brandt.
“ Avec l’aide de trois complices et de deux récitants, j’ai voulu travailler en
ayant recours aussi à l’image, sur ce personnage mythique qu’est Charlie
Mingus, sur ce qu’il a apporté musicalement et sur ses réflexions politiques à
partir de l’histoire de la ségrégation aux USA. Cette idée m’a passionné, la
manière dont des musiciens, qui n’avaient ni les mots ni la parole pour
exprimer leurs sentiments, quelle que soit leur révolte, ou bien leurs désirs
ou leurs passions, ont pu raconter le quotidien des artistes de jazz à cette
époque. Plus jeune, j’écoutais beaucoup de blues, de soul, et le jazz s’est
inscrit naturellement dans cette écoute renouvelée. Le jazz a rompu avec une
certaine forme de classicisme linéaire de la musique à laquelle il a donné des
ailes pour la rendre libre, totalement. Selon une esthétique autre. Et j’aime
faire théâtre de tout, non seulement à partir du texte réservé aux diseurs,
mais aussi grâce à la musique, à la danse, à l’image, avec des protagonistes
et un chœur– le parlé chanté des tragédies de Sophocle et d’Eschyle. Du
spectacle vivant que je suis heureux de faire advenir quand, sur la scène, se
côtoient des amateurs, des professionnels, des musiciens, des acteurs, des
danseurs et des plasticiens.
"…Charlie Mingus a été avec quelques-uns, celui qui a tendu la main
vers l’avenir et vers les autres."
Pour casser les barrières entre les formes et obtenir un enrichissement des
arts contre les étiquettes et les ghettos. Le parcours de Charlie Mingus est
celui d’un être qui, dans une Amérique extrêmement violente quand on parle
des minorités et des différences, tente d’allier et d’aimanter toutes les forces
aptes à construire et à fédérer des passions communes au-delà des couleurs
de peau, des races et des religions. Moins qu’un chien participe du désir de
liberté d’expression, la manière blessée, mais vivante et revendicative dans
sa pureté et sa sincérité, d’un homme à l’image des exclus d’un pays ou d’un
système qui ne reconnaît pas leur différence. Des minorités victimes de
séparations toujours plus exacerbées, pointées d’un doigt méprisant
engendrant plus de peur et de défiance encore à leur égard, au lieu d’unir les
atouts de chacun, ce qui fait les richesses mêmes du trésor humain. Charlie
Mingus a été avec quelques-uns, celui qui a tendu la main vers l’avenir et
vers les autres. ”
Propos recueillis par Véronique Hotte
MOINS QU’UN CHIEN
Texte et mise en scène de Mohamed Rouabhi, production Compagnie Les
Acharnés, Le Forum Culturel, scène conventionnée, Banlieues Bleues
Du 11 au 13 mars 2004 à 20h30 au Forum Culturel de Blanc-Mesnil place de
la Libération, 93150 Blanc-Mesnil Tél : 01 48 14 22 22
Les 19 et 20 mars 2004 à 20h à La Rampe avenue du 8 mai 1945 38130
Echirolles Tél : 04 76 40 83 00
Le 2 avril à 20h30 au Centre Culturel Aragon 24, bd de l’Hôtel de Ville 93290
Tremblay-en-France Tél : 01 49 63 70 50
Mohamed Rouabhi n'est toujours pas facile à joindre. On
imagine sans mal l'emploi du temps noirci, une lecture à
la Comédie française à Paris, une création à boucler en
province... L'auteur metteur en scène a des choses à
dire, beaucoup de choses à dire. Ce jour-là, c'était au
télé-phone, avant l'entrée en scène, les vendredi 19 et
samedi 20 mars, à la Rampe d'Echirolles.
Programmé dans le cadre du Grenoble Jazz Festival,
son spectacle s'appelle « Moins qu'un chien », on peut
parler d'adaptation libre de la vie du jazzman Charlie
Mingus, mais pas de théâtre musical comme on a pu le
lire ou l'entendre : "il ne faut surtout pas mettre des
étiquettes, schématiser, réduire, c'est un spectacle
vivant... Avec de la musique, des images, du texte, et
une part d'improvisation. "
Un spectacle donc, en forme d'oratorio, dans lequel il
demande aux musiciens de composer, autour des
thèmes de Mingus, une musique originale ponctuée de
prises de paroles d'un comédien et d'une chanteuse. Le
décor étant constitué d'un travail vidéo sur des images
d'archives et des films.
Avec « Moins qu'un chien » Mohamed Rouabhi prolonge
un travail entrepris sur l'Amérique, après « Providence
Café » et « Malcolm X ». Lui dit plutôt que c'est "un
travail sur nous-mêmes. Si je prends comme point de
vue les USA, ce n'est pas pour éviter de parler de la
France et de l'Europe, mais pour évoquer ce système
politique répressif des années 50-60, qui a beaucoup de
points communs avec ce qu'on peut vivre aujourd'hui en
France. " Le propos est engagé. Il l'assume. "Rien n'a
changé depuis 400 ans aux USA, pourquoi les choses
changeraient-elles plus vite en France ? On sait bien que
c'est faux, que malgré cette image d'une France de toute
origine, les Français ne sont pas tous égaux, devant un
boulot... Ce n'est pas exclusivement une question de
race et de couleur, c'est un problème social, politique. "
« Moins qu'un chien » parle ainsi du racisme ordinaire,
d'hier et d'aujourd'hui « On se cache de moins en moins
pour dire qu'on déteste les Tziganes, les Noirs, les
prostituées. Chaque jour vient alimenter la haine de l'autre, de l'étranger, de celui qui n'est pas comme nous. C'est très facile de se trouver des ennemis,
mais plus difficile de trouver des amis et l'amour ».
Charlie Mingus a vécu une vie de chien "enragé peut-être, mais de chien quand même. Dans son autobiographie, il parle de sexe, de drogue, d'exploitation
par les blancs, des tournées dans le sud, de la discrimination. "
Mohamed Rouabhi préfère pourtant s'échapper de la biographie, pour que cette histoire soit un point de départ vers quelque chose de plus universel,
permet-tant d'aborder non seulement la vie des musiciens de cette époque mais également la manière dont la musique a pu véhiculer des valeurs fortes
pouvant aller jusqu'à des appels à la révolte ou à l'insoumission.
"Il n'y a pas d'ambiguïté sur la teneur du propos. On en revient à un langage, à une vraie échelle de valeurs. On me dit: c'est très violent, il y a des enfants
dans la salle, mais la plus grande violence pour un môme, c'est ce qu'il voit chez lui, son père sans boulot, ça c'est violent 1 Je travaille en ce moment avec
des femmes licenciées, croyez-moi, la situation est plus brutale que si on se visionnait 15 films de guerre. L'art est là pour remettre les choses à leur place,
sans donner de réponse mais en posant des questions. "
F.A.
Vendredi 19 et samedi 20 à 20 heures à La Rampe d'Echirolles. infos : 04 76 40 05 05.
Un nulle part entre la fin des années cinquante et le début des années 60. Harlem, la nuit. Une boite de jazz. Dans l'atmosphère moite et
enfumée de ce club qui n'a plus rien de cotonneux, se côtoient Chet Baker, John Coltrane ou Ornette Coleman, célébrant leur humanité,
confrontant leur solitude... Dehors, dans l'Amérique ségrégationniste, le KKK lynche à tout va. C'est le douloureux point de départ de
Beneath the underdog, l'autobiographie de Charles Mingus, un des plus grands musiciens de tous les temps, à la fois instrumentiste
hors-pair et compositeur inspiré qui côtoya Louis Armstrong, Lionel Hampton, Charlie Parker, Duke Ellington ou Miles Davis au panthéon
des légendes du jazz. Moins qu'un Chien s'inspire de morceaux choisis du récit de Mingus qui sert à la fois d'épine dorsale et de prétexte
à l'évocation d'un des thèmes centraux du travail d'auteur et de metteur en scène de Mohamed Rouabhi : la chronique sans fard du
racisme ordinaire à travers la vie quotidienne du Peuple Black américain au milieu du siècle précédent. Après Malcolm X ou Providence
Café, cet homme de théâtre engagé, acteur chez Berreur, Lavaudant ou Braunschweig, poursuit donc son autopsie troublante de
l'histoire populaire américaine, en adoptant cette fois, la forme éminemment casse-gueule de la pièce musicale. Moins qu'un chien est en
effet construit comme un oratorio pour une chanteuse et quatre musiciens, dont la contrebassiste Hélène Labarrière et l'arrangeur Steve
Arguelles, vu aux côtés de l'écrivain iconoclaste Olivier Cadiot et de Rodolphe Burger. Et s'appuie sur le charisme, la voix et la
personnalité de deux formidables récitants : l'acteur Carlo Brandt et le rappeur Black Sifichi.
4 R a p p e u r blanc, cœur noir
Le racisme ordinaire, ce dernier, natif de New-York mais d'origine écossaise, l'a côtoyé pendant des années dans une Amérique profonde où règne le mirage de la mixité, avant même d'en subir personnellement les affres quand il décida de vivre pleinement son
histoire d'amour avec une jeune femme de couleur. Quittant le pays, il s'installe à Paris après un détour par Londres, dépositaire
d'une longue tradition orale ancestrale de Poetry Reading. S'imposant naturellement et rapidement comme la principale figure tutélaire
du milieu spoken word en France, c'est d'abord comme conteur radiophonique (sur Radio Nova) qu'il élabore ses premières
performances : un choix de textes inspiré par John Giorno ou John Cage, à la fois simples et très accessibles plaqués à la manière
des poésies Merz de Kurt Schwiters sur des bandes sons (le plus souvent des compositions originales) hybrides qui font se fusionner
(néon ou hop) club, electronica et jazz. Le récit de petites tranches de vie curieusement débitées d'une voix grave et monocorde qui
pose le cadre d'histoires sombres, surréalistes et teintées d'humour noir. Par ailleurs photographe très doué («la photographie, c'est
la poésie silencieuse, un regard fixe sur un monde en mouvement » dit-il sur son site) et dj de renom, Black Sifichi, c'est aussi et
avant tout une voix bien particulière, rauque et puissante. Un don que ce poète urbain résolument ancré dans le quotidien et la
modernité contemporaine a choisi d'entretenir au gré de featurings musicaux tout bonnement monstrueux (comme sur le récent
Barb4ry de E3ekiel).
4Brandt, yen a pas deux
Pas si étonnant que cela non plus de retrouver au casting de cet haletant projet transgenre, le fidèle compagnon de route d'Edward
Bond qu'est Carlo Brandt. Cet acteur suisse d'origine italo-allemande qu'on a finalement très (trop) peu l'occasion de voir sur les
plateaux de Province a longtemps travaillé avec le metteur en scène suisse Benno Besson (ancien collaborateur de Bertolt Brecht à
Berlin-Est et auteur d'innombrables mises en scène dans toute l'Europe) avant de devenir l'alterego d'Alain Françon, metteur en scène
« officiel » de Bond. Immense comédien (un des plus grands de théâtre, n'ayons simplement pas peur des mots) mais surtout homme
de conviction, de valeurs et d'engagement, Brandt s'est fait le spécialiste des rôles « à risque », envisageant son travail comme une
véritable passion et l'expression d'un besoin vital de confronter son art à son époque, de le connecter à ses révoltes. Chantre d'un théâtre
hyper violent dans lequel l e spectateur est avant tout là pour en prendre plein la tronche, quitte à ce que la salle se vide des deux tiers
dès les premières minutes (on se souvient ici d'Avanti !, véritable choc théâtral de 2001 dont on est encore à peine remis), il impose
sa vision radicale dans ses propres mises en scène, revendiquant le droit à une certaine forme de brutalité. Utilisant par exemple très
souvent la techno avant-gardiste comme outil de (brouillage de) perception des spectateurs. Une occasion de connecter directement
son travail au monde actuel, lui qui fut musicien punk reconnu dans les années 80. Avouant par dessus tout détester le théâtre
traditionnel (reprenant ainsi à son compte les mots de Bond «Le théâtre est un lieu de mensonge... Ceux qui font du théâtre ont perdu
de vue le sens de ce qu'ils font. Ils se contentent de numéros d'acteurs. Mais à quoi cela sert-il qu'un comédien joue bien, si on ne
comprend pas le sens de ce qu'il fait?.) Brandt ne semble se complaire que dans une vision totale du théâtre: Ce qui laisse donc
augurer le meilleur pour cette pièce-ci.
Hugo Gaspard
Vous qui n'êtes pas musicien, pourquoi vous êtes-vous intéressé au jazz ?
Non, je ne suis pas musicien, je ne vis pas de ça évidemment. Mais j'ai joué de la contrebasse,
de l'accordéon, parfois sur scène... Je m'intéresse à la musique depuis toujours. C'est un mode, d'expression plus
facile à aborder — plus direct et plus immédiat aussi — que l'écriture, l'image ou la peinture... Dans mes spectacles, je
mets beau-coup de musique, c'est une forme que j'essaie de lier avec la forme du jeu, qui n'est pas forcément un jeu
théâtral au sens conventionnel... Les spectacles que je monte ont pour thèmes des questionnements sur ce monde
contemporain dont je pense de plus en plus que nous sommes les héritiers. On hérite de choses qui se sont pro-duites
il y a plusieurs dizaines d'années, plusieurs centaines parfois, et dont souvent on
ne comprend ni le sens ni le fil. Donc, travailler sur le texte, le théâtre, la musique, la peinture ou le cinéma, c'est se
poser des questions sur nous-mêmes. C'est comprendre la place que l'on occupe dans ce monde et comment expliquer
certaines choses. Par exemple, avec « Malcolm X », un spectacle que j'ai créé il y a quelques années, ou bien là en
adaptant l'autobiographie de Charles Mingus, j'essaie de comprendre comment une chose particulière qui s'est passée
dans un endroit particulier à un moment particulier — à savoir dans les années 50 et 60 aux Etats-Unis — et qui
concernait les Afro-américains, une minorité de gens qui n'avaient pas les mêmes droits que les Blancs... comment est
alors née une musique qui rompait avec ce qui existait dans le jazz ou dans la manière d'aborder le jazz. Quand on
regarde ce qui se passait avant les années 50, le jazz était une musique à faire danser. Après, il n'est plus possible de
danser, parce que le jazz ne raconte plus la même chose. Ce n'est pas que la musique ne soit pas dansante, mais
quand Charlie Parker ou Ornette Coleman jouent, même s'ils interprètent des chanson-nettes, c'est tellement
complexe, c'est tellement riche, c'est tellement pro-fond... qu'ils ne nous invitent pas à danser. Ils nous invitent à crier
avec lui,
à hurler avec eux, à dénoncer, sans les mots, mais à raconter quelques chose qui vienne vraiment du plus profond. La
musique sert à ça, mais aussi à divertir... Et avec ces musiques, avec du texte et de l'image, avec toutes ces formes, j'ai
envie de raconter des choses à mon tour. Donc, non, je ne suis pas musicien, mais comme certains poètes qui écrivaient
en battant du pied ou en tournant en rond, je fais de la musique...
Quels sont les rapports entre un concert et une pièce de théâtre ?
Je ne définirais pas mes spectacles comme des pièces de théâtre, hormis « Providence » où les choses étaient assez
linéaires, assez classiques, parce que je me suis obligé à écrire une pièce avec un début, un milieu, une fin, une intrigue,
des personnages et des trucs un peu loufoques... Mais le vrai rapport, c'est le spectacle vivant. Car, évidemment, ce qui
caractérise la forme jazzistique aujourd'hui, c'est qu'elle est en grande partie improvisée, libre ou libérée. Aujourd'hui,
dans mon travail, j'essaie surtout de casser tout ce qui est de l'ordre du ghetto : mettre le théâtre d'un côté et la danse ou
la musique de l'autre, c'est toujours très chiant. Trop cadrer les choses, les mettre dans des boîtes, les figer, c'est aussi
avoir des cloisons dans la tête. Il y a plein de musiciens qui mélangent les formes, celles du jazz, du rap ou du rock... nous
ne vivons pas dans des cases !
Et puis, ce n'est pas parce que tu joues d'un instrument que tu ne peux pas parler ou crier dedans. Comme Roland
Kirk qui faisait toutes sortes de bruits dans ses saxophones, qui en jouait de plusieurs à la fois... ça n'a pas de nom,
c'est juste vivant. Et la musique d'ailleurs, ça ne fait pas que s'écouter, ça se regarde aussi. Il faut parfois voir les
musiciens jouer pour les entendre. Par exemple, quand on voyait Fela Kuti sur scène, on comprenait autre chose sur
sa musique, sur la générosité de son délire...
Pensez-vous que, grâce à l'art et à la culture, les hommes et les peuples puissent se réconcilier ?
Ce n'est pas une question, c'est une réponse, ou un vœu. Comment répondre à ça... il y a tellement d'autres soucis,
d'autres priorités... On ne pense pas toujours à l'art en premier, on ne pense pas que la culture puisse permettre aux
gens de se retrouver autour de quelque chose. On se dit qu'il y a d'abord des fléaux à combattre, qu'il y a des millions
d'individus qui vivent dans un monde parallèle où il faut se bagarrer, se déchirer pour manger, pour défendre ses
droits... On se dit que c'est loin de la musique, de l'art, de la photo, de la peinture... Et pour-tant, moi, j'ai l'intime
conviction – sinon je ne ferais pas tout ça – qu'on peut y arriver en prenant son temps, en jouant de la musique, en
écrivant un poème ou en peignant un tableau, à un moment donné, quelque part, on parviendra à traverser les choses
qui ne peuvent pas se traverser autrement. Pour revenir au cadre de la France en 2004, c'est quand même difficile de
croire que l'art est une priorité. C'est souvent ce qui vient à la fin, on parle de ça quand on a parlé du reste. Est-ce que
vous avez l'impression, quand vous marchez dans la rue, quand vous allumez la télé, que l'art soit une priorité ? Moi,
je ne trouve pas. En tout cas, on nous dit qu'il y a des choses qui sont bien plus importantes. Pourquoi pas, mais ça
veut dire alors que si l'on y consacre tant d'argent, de temps et d'énergie, c'est que ces choses sont en train d'être
réglées, ou alors, si tout le monde y met du sien, qu'elles ne vont pas tarder à s'arranger...
Là, pourtant, j'ai un gros doute, et c'est aussi ce que j'essaie d'expliquer dans le spectacle à partir du livre de Mingus :
voilà des décennies, voire des siècles, qu'on nous fait croire que l'on est en train de trouver les solutions à certains
problèmes, alors qu'il y a encore plus de discrimination qu'avant, plus de difficultés pour les minorités et les pauvres.
Les premiers groupes de rap français qui ont développé une conscience politique et artistique, dans les années
1985/86, ont été censurés. Là, on pouvait se dire que ça avait un sens. Le texte avait de l'importance, puisqu'on
écrivait une chanson, on dénonçait quelque chose, dans son coin, et le lendemain ou presque ça faisait le tour de la
France, tout le monde en parlait et on
contribuait à faire bouger les choses. Puis, au bout d'un moment, tu te rends compte que cette chose-là est
complètement récupérée, que ça devient même une marque de fabrique d'attaquer la police, la justice, le président, le
machin... que ça rentre dans les mœurs mais que ça n'a plus aucun sens. Tous les lascars qui faisaient peur aux gens,
on les invite désormais dans les émissions de radio ou de télé, et ils n'ef fraient plus personne. La musique et l'art
doivent être le combat de toute une vie, c'est du travail, du travail et encore du travail – pas du vedettariat facile...
Quand Picasso dessinait d'une manière très classique, il n'était pas dangereux, mais quand il a commencé à peindre
autrement des grands tableaux pour raconter la guerre d'Espagne, par exemple, c'est devenu quelque chose d'assez
conséquent. II n'a pas arrêté la guerre, il n'a pas empêché des dizaines de milliers de personnes de se faire tuer,
d'autres de s'exiler, Franco de régner... Il n'a rien empêché du tout, mais il a fait un tableau qui existe encore
aujourd'hui, alors que lui est mort, et ce tableau est le témoignage vivant, tactile, d'un carnage. Quand on voit ce
tableau, on ne peut pas s'empêcher de penser à ce qui s'est passé à Guernica. Voilà ce qui reste, ce n'est pas tellement Picasso, ce n'est pas tellement les individus, les bonhommes, c'est ce qu'ils font qui est important.
A quel âge vous êtes-vous intéressé à la mise en scène ?
Déjà, je ne me suis pas intéressé à ça I Ça ne m'intéresse pas. Je m'en occupe, parce que sinon personne ne monte mes
textes. Alors après, je meurs... Je n'ai plus de boulot, je ne peux plus manger, je crève... La mise en scène, ça n'existe
pas. Au cinéma, peut-être, mais au théâtre c'est du bluff. C'est vaguement une organisation de l'espace, qui paraît un peu
compliquée vue de l'extérieur, mais les choses se font naturellement.
J'ai commencé à faire de la mise en scène parce qu'il fallait que je monte mes spectacles. Comme les metteurs en scène
auxquels je demandais d'adapter mes textes ne voulaient pas s'en charger, parce que j'étais trop direct, parce que
j'abordais des sujets comme la Palestine et qu'on me demandait de couper des passages, je le fais moi-même depuis à
peu près 8 ans. C'est tout. Et du coup, ça devient une manière de faire les choses. Mais je ne suis pas tout seul. Derrière,
il y a une équipe technique, des artistes, des musiciens... moi, je n'arrive à rien si je suis tout seul, c'est impossible. Je ne
peux pas, ça n'existe pas, c'est avant tout un partage.
Est-ce que vous aimez votre métier ?
Moi, j'ai plusieurs métiers. Je fais plein de trucs. Mais je n'aime pas tant que ça les pièces de théâtre. J'en fais pour
toutes les raisons que j'évoquais, mais je vais assez rarement au théâtre. Les acteurs parlent tout le temps, ils
s'écoutent parler, ils se regardent, au bout de dix minutes il se passe enfin quelque chose... Je m'endors, je perds mon
temps, je m'ennuie... Par contre, j'aime bien voir ce qui sort de l'ordinaire. J'aime bien découvrir les gens que je ne
connais pas, je suis curieux de voir ce qu'ils font avec des outils d'aujourd'hui, avec de l'image, des sons, un mec avec
un ordinateur, un autre qui sample et qui reprend des voix...
Pourtant, moi aussi, j'ai fait un spectacle où il y avait juste un personnage sur scène, une chaise, un disque qui
tournait et trois lumières... J'aime bien ce que je fais, bien sûr, sinon je ne le ferais pas ! Surtout pour ce que ça me
rapporte I Faut vraiment aimer ça, parce que tu ne gagnes rien, mais alors rien du tout. Tu ne dors pas, tout le monde
t'appelle pour des détails à régler, tout le temps... mais c'est normal, puisque c'est toi le « metteur en scène ». Tu es
obligé de t'occuper des finances, de la technique, de la logistique, de l'affectif, de la presse... Alors que mon plus grand
plaisir, en réalité, c'est quand je suis en train d'écrire, d'imaginer... en fait, ça dure très peu de temps. C'est un plaisir
égoïste, mais très vite ton texte ne t'appartient plus, ce n'est plus ton objet, les choses t'échappent, c'est normal, tu ne
peux pas les contrôler jusqu'à la fin, et c'est aussi ça que j'aime.
Propos recueillis au lycée Paul Le Rolland par Christous Asila, Boikar
Ballo, Sofiane Boudoukara & Yann Mosco.
Mercredi 31 mars 2004
MOINS QU'UN CHIEN *
L e 2 avr., 20h30, Centre
culturel Aragon, 24, bd de
l'Hôtel-de-Ville,
93
Tremblay-en-France, 0149-63-70-58. (11-15 €1.
Avec Ethnic Heritage
Ensemble.
Mohamed Rouabhi s'était déjà
attaché avec brio à Malcolm X.
Dans le cadre du festival
Banlieues Bleues, voici qu'il
ressuscite un autre célèbre
Afro-Américain
:
Charlie
Mingus.
Partant
de
l'autobiographie – « Beneath
the Underdog » - de l'irremplaçable
contrebassiste,
le
metteur en scène bâtit un
spectacle qui brasse les
genres : vidéo, musique,
théâtre. La vie, âpre et rebelle,
et les mots, souvent durs, de
Mingus, trouvent ici un
formidable écho, appuyés par
la
contrebasse
(Hélène
Labarrière), la batterie (Steve
Arguelles) et l'orgue Hammond
(Charlie O.). En récitant, le
poète-slameur Black Sifichi est
impressionnant de charisme et
d'émotion. Du « théâtre » qui
groove méchamment ! Allez-y
tes yeux fermés. Et les
esgourdes grandes ouvertes.
E.P
JEUDI 27 JANVIER 2005
27 JANVIER 2005
A quelques jours de la première du «Tigre bleu de l'Euphrate»
«Le glaive et l'équerre»
Le Théâtre du Centaure coproduit avec la compagnie Les Acharnés et le Théâtre national
du Luxembourg la création mondiale «Le Tigre bleu de l'Euphrate», en présence de
l'auteur Laurent Gaudé, prix Goncourt 2004 pour «Le Soleil des Scorta». Rencontre avec
le metteur en scène Mohamed Rouabhi et le comédien Carlo Brandt.
PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉE ZEIMES
Le Jeudi: «Dans un entretien publié dans "L'Humanité", on vous présente comme un "acharné du théâtre". Vous êtes auteur
dramatique, comédien, metteur en scène; vous animez des ateliers d'écriture en milieu carcéral et vous avez travaillé avec de
jeunes Palestiniens en territoire occupé.»
Mohamed Rouabhi: «Faire ces métiers correspond à un désir, un plaisir; c'est une certaine forme de liberté par
rapport aux contraintes économiques, politiques. Comme acteur, je suis face à un texte qui donne envie, certes cela
me permet aussi de gagner ma vie; j'ai joué surtout des pièces contemporaines. Quant à l'écriture et à la mise en
scène, on ne peut pas ne pas les choisir, c'est une question d'amour, je fais peu de spectacles, il faut prendre le temps.
c'est quelque chose d'intime, une aventure où j'embarque des gens.
Aujourd'hui il faut planifier, programmer longtemps à l'avance, mais les choses peuvent arriver brusquement, il faut
réagir tout de suite et ne pas travailler dans une bulle, c'est la précarité du métier. J'aime oser les vraies questions,
rester sur le feu, sur le gaz.»
Le Jeudi: «"Le Tigre bleu" est un travail sur l'histoire, évoque le destin exceptionnel d'Alexandre le Grand; s'agit-il d'un regard
contemporain sur un passé glorieux?»
M. R.: «C'est un texte épique qui raconte aventure de la vie d'Alexandre et la naissance d'une certaine civilisation, celle
de Orient, d'une partie de l'Europe, on y trouve putes les religions connues à ce jour, de multiples langues. Ce qui est
intéressant, 'est que les points géographiques évoqués ont encore enflammés aujourd'hui: l'Irak, Iran, l'Afghanistan...»
Carlo Brandt: «Laurent Gaudé veut reconstruire de nouveaux mythes (contrairement à Heiner Müller qui les
déconstruit), il est un des seuls à faire reconstruire dans les ruines, son intérêt est de sortir du constat des ruines. II fait
une "action imaginaire d'aujourd'hui" pour nous sauver. Gaudé prend les éléments du postmodernisme avec, à la base,
la guerre (cf. la Grande Guerre dans La Mort du Roi Tsongor ou dans Cris). II veut parler de la guerre pour redonner de la
dignité combattante à l'être humain.
Alexandre est une figure qu'on redécouvre, beaucoup de documentaires sortent en ce moment sur lui, il est le héros
du film d'Oliver Stone. Nous vivons au bout de quelque chose, on piétine, nous manquons de repères. C'est un signe
de désespoir au niveau de notre identification.»
Le Jeudi: «Alexandre est un personnage complexe et fascinant: conquérant, tueur mais aussi bâtisseur de villes, il avance dans
une soif inassouvie mais il s'arrête près de la veuve phénicienne qui le frappe et près du vieux soldat qui veut retourner dans sa
patrie.»
M. R.: «Alexandre est un personnage mystérieux, il rase des villes et il en construit, il tue beaucoup d'hommes et il est
intrigué par cette femme, par sa détresse et sa violence, elle s'approche et lui donne des coups; elle est la seule
femme avec qui il a un contact, il est troublé.
Autre question: qui est le tigre bleu? Que représente-t-il? Le texte se dévoile peu à peu, dans le travail sur le plateau,
nous mêlons les réflexions, les discussions, de cette alchimie se dégagent des pistes. Je me laisse influencer par les
énergies, les rêves, il faut être à l'écoute, le plateau parle, un dialogue s'engage; éparses au début, les choses finissent
par trouver leur harmonie. Le travail sur la lumière est important et nous travaillons avec les éléments fondateurs de la
civilisation: le feu, l'eau, la terre, le ciel.»
ETRE À L'ÉCOUTE DU PLATEAU
C. B.: «Alexandre touche la vie dans ses profondeurs. "Après la
mort, c'est moi." II représente l'humanité partie en avant par soif
de conquérir l'espace. Le tigre bleu symbolise la force qui le
pousse à aller de l'avant, c'est l'énergie, à la fois paisible et
féroce, et la puissance du fauve. Alexandre a soif d'absolu,
d'éternité. Son but c'est l'Inde, le berceau du bouddhisme. Il est
comme un Christ à l'envers. II est fait d'un curieux mélange de
férocité et d'humanité. Il est le glaive et l'équerre. Mais il est
vaincu par ses propres armées, ses hommes éprouvent une
espèce de nostalgie de la terre natale qui les retient. Aujourd'hui
aussi, nous avons des visions, des rêves mais on va être vaincu
par une faiblesse, une hésitation. Le corps d'Alexandre abdique,
usé prématurément suite aux énormes distances parcourues à
pied ou à cheval et par l'exposition constante aux intempéries.
Dans son imaginaire, la mort, l'ombre, qu'il croit reconnaître, c'est
la sienne. II marche à la rencontre de la mort, en partant de son
lit, installé au bout d'une sorte d'entonnoir qui s'ouvre sur les
gradins, et il s'avance lentement, sur le sol de terre battue (au
sens propre, il la foule du pied), vers le public pour atteindre un
autre espace.»
Laurent Gaudé
Le Jeudi: «Dans ce monologue Alexandre rencontre la mort, qu'il recherche; c'est un curieux désir, dans la mesure où
d'habitude nous voulons garder la mort à distance jusqu'à l'ignorer.»
M. R.: «Alexandre est un conquérant, il fait le tour de la Terre, doit faire marche arrière puis va sous la terre, du côté
de "la vie des morts"; c'est une descente dans ce royaume, il veut conquérir l'empire des morts. II aime voir les
choses en face, la femme, le tigre, il affronte les éléments. Sur le plateau, il vient vers nous, une fois il tourne le dos.
II avance les yeux fermés (comme un regard intérieur) puis les ouvre pour regarder en face ce qui le brûle. Le
spectateur voit à travers son regard.
La voix du comédien marque par sa présence, par son intimité. Nous sommes à l’intérieur de lui, il s’adresse à nous,
il transmet. Le décor, une sorte d’entonnoir, peut être vu comme un haut-parleur à membrane très sensible. Le
spectateur est happé par des sensations, la vue, l’ouïe, l’odorat, des diffuseurs de parfums sont installés sous les
gradins. Alexandre est sensible au minéral et au végétal, les herbes prises provoquent des hallucinations, la transe ;
est-ce pour hâter sa fin ou raconter l’au-delà, ou eut-il rencontrer l’ombre ?
Il ouvre des portes pour accéder à d’autres connaissances ; il se trouve dans un tunnel, un lieu de passage entre la
vie et la mort. Il veut aller au-delà mais nous portons la mort en nous, elle nous parle. Le Livre des Samouraïs dit
que notre première pensée, le matin, devra être une pensée à la mort.
Le Tigre Bleu est un texte riche qui ne correspond pas à une écriture théâtrale linéaire, il avance et il revient ; c’est
un voyage qui nous emporte. »
29 janvier 2005
Le Tigre bleu de l'Euphrate de Laurent Gaudé au TNL
Long outrage du temps
Anne Schmitt
C'est un régal de rester sur l'incarnation d'un Alexandre agonisant, dans la petite salle du „nouveau”
Théâtre national. La terre rouge qui recouvre le sol d'un triangle profond aura, tout au long de la pièce,
volé en poussière se confondant en fumée.
Une fumée d'encens qui brûle, Alexandre brûle mais ne recule pas. Il fait noir, seul le brûleparfum vacille de sa flamme auprès d'une masse de tissu d'où semble émerger le récit: „Silence.
Qu'avez-vous, ainsi, à trépigner d'impatience, commentant chacun de mes gestes, auscultant les
traits de mon visage dans leur moindre détail, fouillant jusque dans mes selles pour y lire quelque
présage.”
Il n'est pas sûr que la voix vienne de là.
« Le Tigre bleu de l'Euphrate », la pièce de Laurent Gaudé doit beaucoup à l'élaboration de la
voix du comédien (Carlo Brandt). Un opéra de poche que Carlo Brandt intimement illustre. Toutes
les nuances en sont hautement travaillées par le metteur en scène Mohamed Rouabhi.
Tous les râles, les crachats, les reniflements naturellement gras de la figure drapée vivifient la
vaste étendue de cette même contrée que couvrent les sables stériles — la terre, dans sa
désolante sécheresse, est sans habitants et sans productions.
L'ancien combattant prend sa dimension humaine en s'élevant vers son discours géographique:
Alexandre qui fit rétrécir la terre sous ses pas. Il est en effet minéral, passera par de modestes dépouillements pour mieux approcher la suivante étape. Fresque et paroi à la fois. L'iconographie
trouve ses racines dans la culture sogdienne. L'Histoire remonte aux chiffres, aux faits, alors que
dans la vie quotidienne, elle converge vers des sacs poussiéreux, des fièvres qui s'estompent profondément.
Si l'on arrive, avec un écran et quelques zébrures rouges à relater la bataille de Gaugamèles,
« une foule d'ombres qui formaient, quel que soit leur camp, l'armée des vaincus », c'est, malgré
les nombreuses productions un plaisir exquis et rare.
Frôlant la carbonisation, le culte du feu parfumé, sucré pour l'évocation du miel ou d'amandes
(une première mondiale aussi, ici), est utilisé pour saisir la dimension orientale du personnage.
Fakir décharné
Babylone, l'Asie Centrale et le désir d'Inde qui envahissent Alexandre ... celui au dos voûté de
fatigue et aux yeux gercés de monstre belliqueux, se mue en fakir décharné, couchera sa came
- il est l'homme qui meurt et disparaît avec sa soif.
« Je me souviens de Samarkand, belle ville de lumière et de givre, cité solaire, comme
emmitouflée dans une peau de buffle dont le souffle, dans l'air froid de la Sogdiane, était une
buée animale échappée de naseaux puissants. » On ne pourra que s'incliner devant cette terra
incognita si puissamment évoquée.
Une première que Marja-Leena Junker (Théâtre du Centaure, coproducteur) a voulu avec un
texte du prix Goncourt 2004 Laurent Gaudé, « Le Soleil des Scorta ».
JEUDI 3 FEVRIER 2005
Théâtre National du Luxembourg-La Forge
Brûlé par le désir
C'est Marja-Leena Junker, directrice du Théâtre du Centaure, qui
est à l'origine de la création mondiale «Le Tigre bleu de
l'Euphrate», de Laurent Gaudé,
dans une mise en scène de
Mohamed Rouabhi. Carlo Brandt
incarne Alexandre le Grand face à
la mort: un cheminement
fulgurant.
JOSÉE ZEIMES
Le parcours littéraire de Laurent Gaudé, 32
ans, auteur primé de trois romans et de huit
pièces de théâtre (toutes ont été créées sur
scène), s'annonce très prometteur. «J'écris
pour avoir des milliers d'années,
connaître des foules de sentiments
contradictoires. J'écris pour vivre sous
des paysages étranges, à des époques
passées. Pour plonger dans des vies qui
me sont étrangères et être solidaire de
frères éloignés.» (Laurent Gaudé)
Dans le monologue Le Tigre bleu
de l'Euphrate ( 2 0 0 2 ) , un long poème
épique, écrit dans une langue
dépouillée et intense, Alexandre
s'adresse au public, dans un face-àface avec la mort. Dans un premier
temps, la pièce fait penser au Roi se
meurt d'Eugène Ionesco: le roi
Bérenger va aussi mourir dans une
heure et demie, mais Bérenger
cherche à fuir la mort, alors
qu'Alexandre fait face.
Le décor, simple et significatif –
deux minces parois en matière
plastique noire qui, par une extrémité
se rejoignent, l'autre restant ouverte
–, forme un haut-parleur d'où surgit la
voix du comédien ou un entonnoir qui
tente d'aspirer les spectateurs. Le sol
recouvert de terre battue rouge qui, foulée,
s'élève en une buée enveloppant le
personnage, marque son lien à la terre qui va,
à sa mort, l'engloutir.
Alexandre sent la mort approcher et
l'invite à écouter le récit de sa vie. Par cette
rencontre exceptionnelle, il devient «celui
qui verra la mort de son vivant».
II revit sa victoire sur le grand Darius, la
conquête de la ville rêvée de Babylone,
son entrain et sa soif de conquête qui le
conduisent jusqu'aux frontières de l'Inde. Il
se rappelle ses batailles, pris entre des
moments de lucidité et des visions délirantes, sous l' influence des feuilles de mort,
«les feuilles de l'entre-deux», qu'il mâche
dans un délicieux crissement.
Il est le guerrier invincible, le destructeur
acharné qui peut se muer en monstre
sanguinaire quand il tue son ennemi Bessos,
mais aussi le constructeur célèbre, l'architecte de villes, l'ami de Darius, celui qui fut
son ennemi.
Alexandre vit ses contradictions, il est le
héros glorieux et l'homme
vulnérable. Il est terrassé par la
douleur et la détermination de la
femme phénicienne, il arrête sa
course aux conquêtes aux portes de
l'Inde, son but rêvé, à la demande
du vieux et fidèle soldat Koinos. II
admet qu'il est finalement vaincu
par son corps usé prématurément et
malade.
«Oui, je suis le pillard de trois
continents Et le plus humble des
hommes.»
La mise en scène de Mohamed
Rouabhi est un travail finement
ciselé, d'une rare densité, brodant
autour d'un ensemble de symboles
et de références.
Alexandre est d'abord une forme
indistincte, enfouie dans un drap,
immobile sur un lit de camp, une
voix qui parle, dans la lumière
vacillante d'une bougie et les
senteurs fortes d ' un brûle-parfum.
Image saisissante: il avance
lentement du fond, le corps
maquillé de blanc, drapé dans un
long drap qu'il traîne derrière lui,
comme un passé qui le suit à la
trace; silhouette élancée, apparition
irréelle,
mythique,
dans
un
éclairage
jaune-orange,
signé
Nathalie Lerat, qui la montre
comme une forme fracturée, qui se
dévoile par couches successives .
IVRESSE
CONTEUR
Le comédien Carlo Brandt, dans une
interprétation extraordinaire, campe un
Alexandre – «celui qui verra la mort de
son vivant » - d’une infinie richesse.
DU
Alexandre chemine seul, proche
du minéral et de l'animal, sur le
rythme d'une musique ou de bruits
ressemblant aux résonances de la
terre, dans un couloir entre «le mur
de la mort», de l’ombre, et « le mur
de la vie», où défilent (projetées par
vidéo) les ondulations, colorées,
dominées par le bleu et le rouge; son corps le
freinant, son ivresse de conteur le poussant en
avant, les yeux fermés, le regard intériorisé.
Sa soif intérieure le ronge, son élan et son
énergie portent au-delà de la mort celui qui a
rencontré le tigre bleu, «félin majestueux au
pelage de lapis-lazuli» qui «m'a logé au fond du
ventre une faim infinie».
Le comédien Carlo Brandt, dans une
interprétation extraordinaire, campe un
Alexandre incernable, d'une infinie richesse,
marqué par le jeu subtil qui fait parler son
corps, sa danse lente avec l'épée ou son
combat imaginaire et féroce avec dans une
lumière crue clignotante aux multiples
variations, du soupir au cri ravageur.
Une séquence frappante – un beau complice
entre metteur en scène et confronte Alexandre,
l'homme nu. A genoux sur le devant du
plateau, il se prépare à l'ultime confrontation.
«Oui c’est à ton tour de m'inviter à trinquer à ta
table. »
Après avoir mangé, bu et proc ablutions, il se
couche, faiblement éclairé par une bougie; il
demande à la mort d’être emmené tout entier,
que son corps reste introuvable, «comme s' il
continuait, par-delà la mort, à errer d' un point à un
autre du monde». La pièce de monnaie rouillée
lui permet de payer son passage (allusion à La
Mort du Roi Tsongor).
« Je suis l’homme qui disparaît avec sa
soif. » Le réçit est bouclée, Alexandre meurt
seul, dans un silence impressionnant. La magie
du spectacle résonne encore longtemps en
nous.
31 JANVIER 2005
Le tigre bleu de l'Euphrate, de Laurent Gaudé au Théâtre National du Luxembourg
Une rencontre multipliée
C'est la fin. Solitaire,
étendu nu sur le sol, il est
arrivé au bout du chemin
de sa vie. Nous l'avons
accompagné
dans
son
dernier voyage immobile,
nous avons partagé ses
ultimes moments, nous
l'avons écouté revivre les
aventures
de
son
extraordinaire
parcours
surhumain. Alexandre le
Grand va mourir.
Laurent Gaudé saisit l'immense conquérant aux ultimes
moments de sa si brève et si
prodigieuse existence. Vaincu
par le mal, terrassé par la fièvre,
il ne lui reste plus que quelques
moments à vivre. Dans la
terrible obscurité solitaire de son
dernier campement, c'est l'heure
d'un bilan qui prend la forme
d'un long monologue.
Alexandre le Grand se raconte, se dépouille de lui-même
jusqu'à ce que ne subsiste plus
que l'essentiel: aux portes de la
mort, il reste un être de désir,
«celui qui n'a jamais pu se rassasier», qui «meurt et disparaît
avec sa soif».
Nous avons beaucoup aimé le
texte de Laurent Gaudé: il est de
ces auteurs dont les phrases vous
emportent irrésistiblement au fil
de leur courant, qui saturent vos
yeux d'images et multiplient en
vous les échos.
Au coeur
des mêlées guerrières
Son petit livre, mieux que les
films les plus spectaculaires,
nous a mis dans les pas
d'Alexandre, nous a fait voir ce
qu'il a vu et ressentir ce qui l'a
ému, nous a plongés au coeur
des mêlées guerrières, nous a
fait suivre le Tigre bleu, incarnation de son désir, de ses rêves.
Nous nous demandions donc ce
que la mise en scène de
Mohamed Rouabhi pourrait
ajouter à notre vision comblée.
Ce ne sont plus les grands espaces ensoleillés de la «faim insatiable» qu'elle nous a offerts,
mais Carlo Brandt, dans le rôle d'Alexandre le Grand
bien
une chambre sombre dans de façon irrésistible et dont
laquelle est venu échouer un l'amplification par un micro
jeune homme qui va mourir fait qu'elle imprègne en
trop tôt.
quelque sorte le spectateur,
Obscurité, silence, immobilité, une bande-son et des parfums
retour sur soi-même. Quelques d'Orient qui contribuent à nous
gestes esquissés, l'accablement placer, nous aussi, comme
d'un manteau impérial trop Alexandre, dans un espace
lourd et trop encombrant - ce intermédiaire entre la vie et la
passé dont il faut se dépouiller mort. Parfois aussi, cette mise en
-, une voix faible sans grande scène nous dit et nous montre
intonation - mais si travaillée autre chose que ce que nous
pourtant - qui semble sourdre avions entendu, que ce
(Photo, Eric Didym)
que nous avions imaginé (ainsi
la harangue de Koinos, le «guerrier fatigué»). Cela nous étonne
ou nous convainc. Quant à Carlo
Brandt, il est, dans l'extrême
tension, dans le contrôle
permanent, dans la densité expressive de son jeu, l'exact interprète créateur du point de
vue de Mohamed Rouabhi.
Nous avions lu, nous avons vu
et entendu; bonheur d'une
rencontre multipliée.
Théâtre national d u Luxembourg
MARDI 01 FEVRIER 2005
Celui qui n'a jamais pu se rassasier
«Le T i g r e b l e u d e l'Euphrate» de Laurent Gaudé
La chambre est plongée dans l'obscurité, à peine
éclairée par quelques lampes à huile. Un homme est
là qui va mourir, son temps est compté. Cet homme,
c'est Alexandre le Grand.
Et lui dont le regard toujours a défié l'horizon, lui dont
la vie, solaire, n’a été que mouvement, voilà qu'il
entreprend un dernier voyage immobile qui le mènera
dans le monde des ténèbres. Il se voit, il se revoit.
Peu à peu, en se disant, il se dépouille de ce qu'il a
été, il se met à nu. Il en vient à l'essentiel de luimême: il est «celui qui n'a jamais pu se rassasier, un
homme qui meurt et disparaît avec sa soif».
Carlo Brandt est, sous la lumière avare de quelques
projecteurs qui dévoilent à peine ses traits, cet ultime
Alexandre, extraordinairement expressif dans ses rares
mouvements mesurés, dans cette diction au débit
obsédant typique d'un long retour sur soi-même. Il a
les yeux fermés, c'est au plus profond de lui-même
qu'il va retrouver et comprendre qui il a été, qui il est.
Un manteau à la longue traîne lui pèse sur les épaules,
l'encombre, l'oblige à de constants rajustements,
comme s'il était l'image de tout ce dont Alexandre doit
à présent se débarrasser.
Mohamed Rouabhi, le metteur en scène, a
judicieusement décidé d'amplifier la voix du comédien:
Carlo Brandt ne projette donc pas ses phrases, il les
laisse comme s'échapper de lui, dans une parole
émanant des profondeurs; nous sommes littéralement
dans son souffle, enveloppé par ses mots, dans son
univers mental. Nos sens sont métaphoriquement
sollicités: la pénombre nous oblige à écarquiller les
yeux, nous aussi nous tentons de voir. Des traces
lumineuses, soudain, jaillissent, révélatrices de
moments plus intenses, décisifs, des moments-clés du souvenir. L'environnement sonore délimite, informe, densifie
l'espace de la parole. Des parfums d'orient saturent l'air, nous enivrant légèrement; ils nous emportent ailleurs, làbas, au bout du monde ou dans le coeur d'un homme. La mise en scène précise et exigeante de Mohamed Rouabhi
et l'interprétation remarquable d'intériorité contenue de Carlo Brandt disent le beau texte de Laurent Gaudé. Elles
nous valent une rencontre intense avec celui-là qui, jusque dans la mort, continue à se définir comme un homme
au désir insatiable.
Stéphane Gilbart
20 mars 2007
Coup de coeur
Un Enfant Comme Les Autres Mohamed Rouabhi
Théâtre
Mohamed Rouabhi
Compagnie Les Acharnés
Création 2007
Texte Et Mise En Scène Mohamed Rouabhi Assistante à La Mise En Scène Fabienne Lottin ’ Avec Jean
Bediebe, Olivier Dote Doevi Et En Alternance Mylène Wagram / Gladys Arnaud. Inspiré Par Histoires
Enfantines De Peter Bichsel - Éditions Gallimard (1971) ’ Lumières Nathalie Lerat ’ Direction Technique
Julien Barbazin Texte édité Chez Actes Sud-papiers ’ Production Compagnie Les Acharnés, Le Théâtre
Des Colonnes De Blanquefort.
PÈRES ET REPÈRES
Au chevet d’un lit d’hôpital, le petit garçon s’inquiète pour un
moribond qu’il croit être son père. L’homme le rassure et entre
deux quintes de toux, il va trouver la force de lui raconter quatre
histoires datant de sa propre enfance.
C’est ainsi que l’on pénètre dans un monde où les personnages vont jusqu’au bout de leurs obsessions,
les portant à leurs conséquences les plus ultimes. Un homme veut vérifier la rotondité de la terre, un
autre apprend par cœur l’indicateur des chemins de fer…
Cette « mécanique plaquée sur du vivant » a bien sûr un effet comique, et pourtant une sorte d’effroi
s’installe quand on voit que cette mécanique-là a été secrétée par le vivant lui-même, sous formes de
névroses obsessionnelles burlesques. Sommes-nous si éloignés, nous spectateurs, de ces étranges
monomaniaques qui cherchent un sens à la vie à travers leur passé avec l’oncle Yodok, ou en
accumulant du savoir pour mieux l’oublier ? Le noble érudit de la Renaissance a fait place à celui qui
connaît tout l’indicateur des chemins de fer, et ce savoir lui-même n’est plus d’aucune utilité à l’ère de
l’informatique. Voilà notre noble érudit clochardisé, réduit à compter toutes les marches de chaque
escalier de la ville pour posséder un coin de savoir bien à lui. Voilà le Christophe Colomb des temps
modernes qui engrange un matériel titanesque pour vérifier que la terre est bien ronde. Ce manque de
souplesse d’un esprit qui pense utiliser des grues pour ne pas avoir à dévier un instant de son cap est
symptomatique de cette forme de folie qui naît de l’incapacité à s’adapter. De toutes ces histoires, il
ressort que l’adaptation demeure la plus haute des capacités humaines, et l’enfant qui écoute ces récits
peut se préparer à changer au rythme du monde.
Fictives ou réelles, les histoires s’emboîtent, se forgent mutuellement, et la personnalité se construit
par sédimentation des souvenirs assimilés. Peu importe alors l’authenticité du fait : dans son aspect le
plus beau, la mythomanie se confond avec la genèse d’une nouvelle mythologie, indispensable pour
vivre les temps modernes. Mohammed Rouabhi, pour ce deuxième spectacle jeune public, signe un
texte fort, s’appuyant sur les histoires de Peter Bichsel, et servi par une mise en scène plus complexe
qu’il n’y paraît : espace symbolique et espace naturaliste se juxtaposent, se rencontrent,
s’enchevêtrent, pour une puissante mise en abyme de la réalité. Les talents de conteur de Jean
Bediebe, vois off dans « Kirikou et les bêtes sauvages », ne sont pas démentis. La pièce vient vers nous
par vagues successives, et la marée monte insensiblement jusqu’à la tempête finale. Un grand moment
de théâtre jeune public.
Frédérique Michel, www.theatre-enfants.com
www.cndp.fr
(4 avril 2007)
Un enfant comme les autres
La fabrique des rêves
À l’hôpital, le fils vieilli rêve au chevet de son père.
© Éric Legrand
Tout commence dans le noir total. Une voix annonce qu’il va falloir suivre cette histoire sans jamais l’interrompre car le
temps de celui qui parle est compté. Le narrateur est un enfant devenu vieux. Malade, il raconte l’histoire de son père qui,
lui-même mourant, lui racontait d’autres histoires…
C’est alors que le plateau s’éclaire. Dans une chambre d’hôpital, un vieil homme tousse. À son chevet, un enfant
s’inquiète : vivra-t-il encore longtemps ? Quand reviendra-t-il à la maison ? Le vieillard le rassure et lui raconte quatre
histoires de sa propre enfance. La première, La Terre est ronde, est le récit d’un homme qui veut revenir à son point de
départ exact après avoir parcouru la planète.
Vient ensuite Yodok, délire sur un oncle qui n’a jamais existé mais qui donne sens à la vie d’un grand-père mythomane.
Suit L’Homme qui avait de la mémoire, histoire d’un homme qui connaissait tous les horaires de train jusqu’à ce que son
savoir devenu inutile lui impose de se reconvertir dans le comptage des marches d’escalier ! Enfin, L’Homme qui ne
voulait plus rien savoir, illustre ce point
où la connaissance s’accumulant, elle verse dans l’oubli…
Quatre récits édifiants, entre névroses obsessionnelles et cocasserie absurde dont, bien sûr, l’enfant doute de la véracité,
mais qu’il écoute cependant. Après tout, elles lui viennent de son père, enfin il le croit. En fait, on ne saura jamais si le
vieil homme de la chambre est vraiment le père. L’enfant l’a-t-il vu, entendu ? A-t-il rêvé ? S’est-il inventé un père de
nécessité ?
Peu importe, car l’essentiel de cette fable est ailleurs : elle nous dit à quel point les rêves nous construisent et comment
la quête la plus invraisemblable nous permet de fabriquer des mythologies qui font avancer dans la vie.
Le talent de Rouabhi, qui signe là sa seconde œuvre jeune public (après Jeremy Fisher), est dans ce trouble qu’il distille
entre le symbolique et le réel jusqu’à la fin, jusqu’au vertige. Les trois comédiens de la pièce servent limpidement ce
propos fantastique et d’une grande puissance. C’est un fort moment de théâtre qui poursuit les enfants, longtemps.
Quelques pistes
Un enfant comme les autres est un texte à tiroirs multiples : la pièce raconte la nécessité de la transmission paternelle
autant que celle du rêve qui permet de grandir. Elle dit aussi les frontières fragiles du mensonge et les mythologies
éternelles de l’homme ainsi que ses quêtes insensées pour maîtriser le monde. Un enfant comme les autres permet
aussi d’interroger la validité de connaissances qui s’accumulent et s’oublient autant que la nécessité de se forger un
savoir personnel… De quoi engager le débat.
À partir de 10 ans.
Anne Quentin
Un enfant comme les autres
Mohamed Rouabhi Paris, Théâtre de l’Est parisien, du 16 mars au 6 avril - Tél. 01 40 31 09 10
Blanquefort, Festival de l’Echappée belle, les 6, 7,8 juin - Tél. 05 56 95 49 99
www.froggydelight.com
(mars 2007)
UN ENFANT COMME LES AUTRES
Théâtre de l'Est Parisien (Paris)
mars 2007
Texte et mise en scène de Mohamed Rouabhi avec Jean Bédiébé et Olivier
Dite Doevi.
Dans la salle obscure, une voix s’élève. Elle nous demande d’écouter attentivement l’histoire qui
va suivre sans poser de questions. C’est une voix autoritaire qui exige la plus grande confiance
de la part des spectateurs. Ces histoires qui vont nous être racontées, il faut y croire…
Ce sont celles qu’un homme a racontées un jour à celui qui s’adresse à nous. Un homme dans
une chambre d’hôpital qu’il a pris pour son père. Mais ce sont aussi des contes universelles,
pleins d’humour et de tendresse, celle de cette personne qui décide de faire une liste de tout ce
qu’elle sait, de cet oncle qui répète sans arrêt Yodok, de celui qui connaît les conducteurs de
chemin de fer par cœur ou encore de celui qui décide un beau jour de tout oublier….
Et pour nous les raconter, il y a ces deux acteurs brillants Jean Bédiébé et Olivier Dote Doevi.
Ils nous emmènent faire un voyage dans la tête de ces gens qui décident d’inventer et de croire
aux histoires. On navigue délicieusement entre rêve et réalité, qui, nourris de l’imaginaire, nous
construisent et nous font grandir…
C’est une petite bulle de savon à la fois légère et intelligente qui d’élève dans l’air et nous
transporte avec onirisme à l’intérieur de notre imagination, notre monde intérieur…
Quatre histoires comme quatre petites évasions du monde adulte. Entre vérité et rêves pleins
d’illusions, entre matérialité et désir d’illusions. Une belle pièce émouvante dédiée aux enfants et
à tous ceux qui ont encore besoin de rêver pour mieux grandir…
"…plus on écrit d’histoires, plus d’autres histoires nous arrivent et moins nous avons le temps d’écrire toutes les
histoires que l’on a envie d’écrire. C’est que la vie est courte. Alors pour écrire encore plus d’histoires, on rêve. Car
chacun sait que dans les rêves, la vie n’a pas de fin. Jamais." Mohamed Rouabhi
L a r e v u e d e p r e s s e JEUDI 02 NOVEMBRE 2006 Allons enfants de la patrie !
Vive la France
Mohamed Rouabhi raconte l’histoire des enfants illégitimes d’une mère patrie
exploiteuse et oublieuse : portrait d’une France en inventaire d’héritage.
« Etre français, ce n’est plus appartenir à une quelconque idée de la France, mais à une réalité :
l’héritage de 150 années de colonialisme et d’émigration. » Mohamed Rouabhi, comédien, metteur
en scène, scénariste et dramaturge, est né à Paris de parents algériens. Son rapport à la condition
immigrée s’enracine dans quatre années passées au Foyer Sonacotra de Drancy auprès de ceux qui
couchent dans le lit de l’exil, au cœur aveugle d’une France « qui t’aime en 98 et t’expulse en
2006 ». D’une matière première « humaine et matérielle », Mohamed Rouabhi veut faire un
spectacle lucide et dépourvu de tendresse, militant et authentique, en revisitant les traces
historiques du colonialisme et de l’exploitation comme autant de stigmates. La grande variété des
sources, des supports et des formes de l’image et du son vise à constituer une banque inépuisable
de matériaux à partir desquels ressusciter la mémoire et faire surgir du sens. Projet qui verra son
achèvement lors de la saison 2008-2009, Vive la France est un spectacle en évolution qu’enrichira
l’actualité au fil des mois. Deux versions seront présentées en décembre 2006 et mars 2007 et
constitueront des étapes vers le spectacle final.
Travail de terrain, débats et rencontres autour du projet
Pendant deux mois, trois ateliers seront dispensés par Mohamed Rouabhi, Peggy Yanga et la
chanteuse Inès, afin d’élaborer des fragments scéniques et de donner lieu à une ou deux
représentations ou d’intégrer les amateurs, selon le niveau atteint, à la distribution professionnelle
pour la création du spectacle. Sera aussi organisée une série de débats, de rencontres et de
projections. Le 14 novembre, au Lycée Louise-Michel de Bobigny, débat sur l’Enseignement de
l’histoire de la colonisation. Le 16 novembre, à l’Espace Khiasma des Lilas, débat sur la Culture
coloniale. A l’Hôpital Avicenne de Bobigny, le 21 novembre, débat sur Novembre 2005 : un an
déjà, un an pour rien, et le 22 novembre à 20h30, débat sur Les étrangers : des Français de
longue date. Le 9 novembre, à 14h30 et 20h30, projection suivie d’une rencontre avec le
réalisateur de Zoos humains de Pascal Blanchard et Eric Deroo, au Magic Cinéma à Bobigny. Le 24
novembre à l’Espace 1789 de Saint-Ouen, à 14h30 et 20h30, projection suivie d’une rencontre
avec le réalisateur de Etranges étrangers, un siècle d’immigrations en France, de Mehdi Lallaoui,
avec en première partie, L’ami y’a bon de Rachid Bouchareb.
Catherine Robert
Vive la France, spectacle de Mohamed Rouabhi. A Canal 93, 63, avenue Jean Jaurès, 93000 Bobigny. Les 1er et
2 décembre 2006 à 20h30 et le 3 décembre à 16h. Renseignements sur www.canal93.net et au 01 49 91 10
50. A la Ferme du Buisson, Labomatic, Scène Nationale de Marne-la-Vallée, allée de la Ferme, Noisiel, 77448
Marne-la-Vallée cedex 2. Les 24, 25 et 26 mars 2007. Renseignements sur www.ferme-du-buisson.com et au
01 64 62 77 77. A L’Hexagone – Scène Nationale de Meylan, 24 rue des Ayguinards, 38242 Meylan Cedex. Les
28 et 29 mars 2007 à 20h. Renseignements sur www.hexagone-meylan.asso.fr et au 04 76 90 09 80. Plus de
renseignements encore sur www.lesacharnes.com
MARDI 28 NOVEMBRE 2006 MERCREDI 29 NOVEMBRE 2006 MERCREDI 29 NOVEMBRE 2006 MERCREDI 29 NOVEMBRE 2006 www.lesouffleur.net JEUDI 07 DECEMBRE 2006 Arme deux poings
Vive la France
à la Ferme du Buisson
les 24, 25 et 26 mars 2007
spectacle de Mohamed Rouabhi
durée : 3h
Sur le papier, c’est un projet fou, démesuré, qui puise sa source dans le malaise des
banlieues pour faire le procès de la colonisation et du racisme à la française. Le résultat
pourrait être démonstratif et pontifiant, il est tout simplement bouleversant.
Serrer le poing, très fort, de rage, de fureur et de dégout. Puis le lever bien haut, clamer qui
l’on est, d’où l’on vient, et où l’on veut aller. Mohamed Rouabhi, auteur, metteur en scène, grand
ordonnateur d’un spectacle démesuré, cherche à exécuter ces deux mouvements dans Vive la
France.
Hommages
Le spectacle s’ouvre par une séquence de recueillement. Alors qu’une voix off évoque le mépris et
la sensation d’abandon qu’un être humain peut ressentir avant sa mort, une ombre sur le plateau
dépose un bouquet de tournesols à la mémoire de Ziad et Bouna, les deux adolescents décédés
l’année dernière à Clichy-sous-bois. Passage obligé, vite évacué. Les émeutes de novembre 2005
ne seront presque pas évoquées lors des trois heures suivantes, mais leur souvenir plane quelque
part dans les cintres.
La première partie du spectacle tente de réaliser un constat de la situation des banlieues
françaises. On y parlera (un peu) des émeutes, beaucoup du sentiment de mépris dans lequel
baignent les habitants de ces espaces bannis (étymologiquement, le terme de banlieue vient du
bannissement hors de la ville imposé à certains condamnés). Les voix de mères de familles, de
jeunes, résonnent sur scène, repris par deux comédiennes en langage des signes. Sur le grand
écran, on diffuse un reportage des années 60 qui présente l’installation dans un HLM flambant neuf
d’une famille d’ouvrier bretons. Le tableau idyllique se craquelle, les images de destructions de
barres d’immeubles s’enchaînent dans un vacarme assourdissant, alors qu’un danseur déguisé en
ouvrier du bâtiment exécute des mouvements au sol sur le plateau. Sur l’écran, un slogan
proclame : "Il faut détruire ce qui a été si mal construit".
Tableaux vivants
Je pourrais décrire minutieusement, l’un après l’autre, tous les tableaux de Vive la France. Ils
se sont durablement imprimés dans ma mémoire. Vive la France dure plus de trois heures, saute
d’un sujet à l’autre toutes les dix minutes, s’appuie sur des archives de télévision, des discours
politiques (mention spéciale à Nicolas Sarkozy), philosophiques (Engels) ou poétiques (Senghor),
des extraits de films, du slam, de la danse, du rap, du théâtre (souvent sans dialogue), du
détournement de publicité... Mon attention ne s’est quasiment jamais détournée du plateau.
Chaque tableau, chaque chapitre de ce grand cahier de doléances s’enchaîne naturellement. Les
images et les signes se chevauchent, se répondent et touchent droit au but.
Et le drapeau flotte au vent
Un exemple parmi tant d’autres : la longue séquence consacrée aux soldats indigènes ralliés à
l’armée de la France libre pendant la seconde guerre mondiale. Loin de l’héroïsme du film avec
Jamel Debouzze, on voit ces jeunes noirs, arabes et asiatiques saluer le drapeau tricolore,
apprendre à lire et écrire, faire la prière du soir, manger une soupe. A l’autre bout du plateau,
l’officier (interprété par Rouabhi lui même) lit un texte théorique sur la politique culturelle
coloniale. Un soldat maghrébin lit son journal intime. Le drapeau tricolore flotte à présent. Les
soldats ont rejoint l’avant scène en un mouvement. Armés de micros, ils se lancent dans un rap
agressif. La guerre d’hier s’est muée en combat de la parole. Les soldats-rapeurs parlent du mépris
de l’Etat français pour leurs ancêtres, mais le discours ne déborde jamais, ne tombe pas dans
l’insulte. On n’entendra pas « j’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime »(1). Le refrain, ici, est
viscéralement positif : « Allons enfants des colonies, le jour d’espoir est arrivé ! »
Positif mais pas angélique. Vive la France condamne, pointe du doigt, et en premier lieu
Nicolas Sarkozy. Le discours du ministre de l’Intérieur-candidat est disséqué et appuyé par des
lettres bleu-blanc-rouge : travail ; famille ; patrie. Bien sûr, le montage est orienté, mais les
propos de Sarkozy sont suffisamment clairs pour que la démonstration ne soit pas forcée. Et quand
ce même Nicolas Sarkozy explique dans un sursaut de lyrisme que la République n’a rien à faire de
ces petits sauvageons qui désirent perpétuellement des excuses, la trentaine de performers du
spectacle se range sur scène, regard déterminé, présence physique galvanisante. Il ne passera
pas. Pas grâce à nos voix, en tous cas.
Le spectacle, qui avait lieu à Bobigny trois soirs de décembre, va sans doute beaucoup évoluer
avant les représentations de mars à la Ferme du Buisson. La campagne présidentielle aura
commencé à s’emballer. Vive la France n’en sera que plus dangereux. Une vraie arme.
(1) refrain du groupe de rap Tandem.
Auteur : Alexandre Le Quéré
MERCREDI 14 MARS 2007 MERCREDI 21 MARS 2007 LUNDI 19 MARS 2007 MERCREDI 30 JANVIER 2008 MARDI 30 JANVIER 2008 MARDI 30 JANVIER 2008 Vive la France
La République à cœur ouvert
Un hommage à tous les immigrés dont on a bradé
l’héritage. © Éric Legrand
Ils ont quitté leur pays pour venir travailler un jour en France ou ont combattu sous l’uniforme français durant les
grandes guerres. Mohamed Rouabhi rend hommage à tous les immigrés dont on a bradé l’héritage au nom d'une
histoire de la colonisation qui ne passe décidemment pas. Et, comme à son habitude, il ne fait pas dans la demimesure : trois heures d’une fresque où quelque 25 musiciens, comédiens, slameurs, danseurs, sont rassemblés
autour des textes de Frantz Fanon, Guy Debord, Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy, Bertrand Cantat, Senghor,
Engels, Maurice Rajfus, et on en passe. Les tableaux se succèdent comme des pans d’une Histoire arrachée à
l’indicible. C’est un chant militant authentique dans ses prises de position, excessif parfois dans sa causticité sans
nuance. Mais il y a dans ces uppercuts lancés à la bonne conscience quelque chose qui fait écho à la fracture
sociale, à commencer par celle des banlieues.
Mohamed Rouabhi a longtemps vécu à Drancy dans un foyer. Il était un auteur labellisé « France Culture »
arraché à sa condition « beur » malgré lui : « Je n’étais pas ce que je croyais être à l’intérieur, mais ce qu’avec
certitude, je laissais paraître à l’extérieur. » Jamais, il n’a pu se départir de la colère qui l’habite et dont on ne peut
lui faire grief. Comment vivre dans la dénégation ? Il habite encore aujourd’hui Drancy, mais dans la petite
maison d’ouvrier léguée par son père.
Le spectacle s’ouvre sur un constat de la situation des banlieues dont il ne refermera pas la plaie. Mais comme
Rouabhi le dit lui-même, « j’ouvre le cœur de la République, forcément, ça fait mal, ça saigne, mais on ne meurt
pas »… Impossible de résumer toutes les images de ce poème fleuve et sans trame, de surcroît en constante
évolution. Car Rouabhi a engagé un vaste chantier dont ce manifeste n’est qu’une partie. Nourri de débats qui
ponctuent les représentations, il va évoluer durant trois ans et ouvrir de nouvelles pistes. Il reste que ce Vive la
France porte bien son nom : il est un hommage à la France, mais à travers ceux qui l’ont faite, tous ceux qui l’ont
faite…
Quelques pistes Ce spectacle est à rebrousse-poil, on l’a compris. Mais au cours d’un forum qui réunissait près de 400 jeunes fin
janvier à l’Athénée était posée la question : comment sortir du racisme anti-Noir et anti-Maghrébin ? La plupart
des lycéens présents ont pensé à l’école comme lieu d’égalité, d’éducation, de civisme. Alors, elle ne doit pas
hésiter à s’emparer de cette question.
À partir de 13 ans.
Anne Quentin
JEUDI 07 FEVRIER 2008 Par Gilles Costaz
Théâtre
Vive la France ! de Mohamed Rouabhi
L’ère coloniale d’hier et d’aujourd’hui
Saint‐Denis‐Théâtre Gérard‐Philipe Acteur et auteur présent sur bien des fronts depuis une quinzaine d’années, Mohamed Rouabhi avait une grande œuvre et un grand cri en lui. Ils viennent de prendre forme dans Vive la France ! qu’il avait déjà donné à Mantes‐la‐Jolie et à Bobigny mais qui prend une résonance particulière dans un Centre dramatique national. Car c’est un acte de révolte, une mise en cause de la politique coloniale et du racisme qui ont pu exister et survivent en France, un défi au président Sarkozy maintes fois dénoncé pour sa volonté de nettoyage ethnique au cours de la soirée. La pièce, une longue pièce, dont ce n’est que la première moitié (la seconde sera représentée début mars pour quelques jours, avant une éventuelle reprise), ne plaira pas à tout le monde. Elle pourrait même déclencher l’ire des autorités. Mais, l’argent de la culture n’appartenant pas à un courant de pensée ou à une mouvance politique, on approuvera qu’un auteur, issu d’un autre milieu social que celui d’où naissent généralement les auteurs à la mode, ait pu ainsi s’exprimer et aller au terme de son projet. Un torrent théâtral. Ce spectacle est un torrent, dont les moyens du théâtre ne sont qu’une des composantes. Car il intègre, sans arrêt, des projections, de la musique, des extraits sonores. Tout se succède de façon serrée, avec la régularité du marteau‐pilon. Les premières bandes d’actualité portent sur la construction d’habitations à loyer modéré dans les années 1950. C’est de là que tout part pour Rouabhi : la création du ghetto des cités, les conditions de vie déplorables, le cantonnement et l’exclusion des populations immigrées. Fragments de films de fiction, chansons allègrement racistes (utilisant le mot « négros »), interventions d’hommes politiques tels que Sarkozy, films de brutalités policières réalisées clandestinement, alternent avec les scènes écrites par l’auteur : cette femme qu’on empêche de parler créole, ces jeunes qu’on expulse, ces touristes pourtant noires qui visitent Paris sans voir les tentes des enfants de Don Quichotte… De grandes réflexions, des textes d’auteurs comme Césaire prolongent ce qui est nerveux, polémique, rapide. Une femme noire montre ses seins pour que, selon les mots du poète, le voyeur en finisse avec son regard raciste et qu’enfin, on ne la voie « ni nue ni noire »… Une multitude de styles. Il n’y a pas un style mais plusieurs : l’ironie, donc l’indirect, et le direct, le coup de poing, le frénétique et le méditatif, le rire et le tragique, l’instinctif et le théorique... On en vient au rap, notamment quand les spahis d’autrefois, qui jouaient les élèves d’une salle de cours où l’on enseignait que « nos ancêtres s’appelaient les Gaulois », ne quittent pas leurs costumes contemporains des expositions coloniales et se lancent dans un rap violent. Le spectacle commence derrière des barrières de sécurité et fait peu à peu tomber toutes les barrières. S’il n’y a pas un style unique, il y a une façon d’être en scène fort différente de ce qui se fait ailleurs. Au lieu d’être réglé comme une revue, il garde, malgré la précision de ses enchaînements et de sa technique, un art de faire défiler ses nombreux et excellents acteurs comme s’ils étaient dans la rue, dans un café, dans une fête. Rouabhi évite les codes classiques du théâtre. Ce qu’il lance est peut‐être proliférant mais cela martèle, fait mal, cogne avec la grandeur des revanches que les humiliés tentent de prendre sur l’Histoire. Vive la France ! de et mis en scène par Mohamed Rouabhi, compagnie les Acharnés, musique originale de Yed, chorégraphie de RV Sika, avec Karim Ammour, Kouthair Baccouche, Bijou, Rachid Bahloul, Julien Barbazin, Géraldine Bourgue, Mouloud Choutri, Célica Catalifo, Cyril Favre, Mohamed Rouabhi, Mylène Xagram, Ucoc… Théâtre Gérard Philipe, Saint‐Denis, jusqu’au 1er mars, du mardi au samedi à 20 h, dimanche 16 h. Durée : 3 h 20 avec entracte. Tél. : 01 48 13 70 00. wwwtheatregerardphilipe.com SAMEDI 09 FEVRIER 2008 SAMEDI 09 FEVRIER 2008 DIMANCHE 17 FEVRIER 2008 Vive la France (Saint-Denis / Paris)
L’AUTRE FRANCE
Leçon d’histoire au théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis. Point question
pourtant de héros nationaux illustres. Dans Vive la France, Mohamed Rouabhi
donne la parole à ces hommes et ces femmes qui ne l’ont jamais. Le portrait
d’une société sombre et inégalitaire.
Si vous ne vous êtes pas renseigné sur le sujet de cette pièce avant de vous asseoir dans
la salle, vous risquez d’être surpris. Bien sûr, vous vous doutiez qu’il serait question de
l’histoire de la France mais de quelle manière serait-elle abordée ?
La salle est plongée dans le noir, une voix off
commence à parler. Des phrases choc retiennent
l’attention : « Je veux parler de ce mépris. De ce
mépris, qui parfois m’a laissé sans voix », « Le mépris
pour notre histoire sera toujours un mépris pour
nous-même ». Progressivement, la lumière laisse
apparaître un homme, venu déposer un bouquet de
fleur sur une tombe. Il s’agit de celle de Zied et
Bouna, les deux jeunes adolescents morts
électrocutés à Clichy-sous-Bois. Le ton est donné, le
titre « Vive la France » doit être compris dans toute
son ironie et son sarcasme.
Mohamed Rouabhi a décidé de donner la parole à
ceux qui ne l’ont pratiquement jamais, ceux que l’on
oublie ou que l’on ne veut pas voir. Qu’il s’agisse des
SDF plantés au bord du périphérique ou des jeunes de banlieue que la société ne
parvient pas à intégrer, de ces hommes qui ont combattu sous le drapeau français
pendant la colonisation ou de ces minorités qui n’arrivent pas à se faire entendre.
Pendant la première partie, Mohamed Rouabhi remonte le temps. Des jeunes cagoulés
slameurs et rapeurs au début de la colonisation en passant par les constructions des HLM
et la guerre Viet-Nam. La deuxième partie dénonce l’état de la société aujourd’hui. Une
société qui va mal où les idées d’extrême droite gagnent du terrain, où les plus démunis
se sentent abandonnés et où le président de la République convoque l’autoritarisme.
Des vérités qui dérangent
Le portrait de cette France qui va mal dérange. Le propos et les scènes dégagent une
violence qui peut mettre mal à l’aise. Certains plans fixes sont parfois longs et à la limite
du supportable. Bien sûr, l’idée est justement de se mettre à la place de ces gens qui
vivent si difficilement à la marge. Mais étant donné la longueur de la pièce (3h20 avec
entracte), la succession de plans finit par lasser.
Slam, danse, musique, images d’archives, Mohamed Rouabhi propose une mise en scène
variée qui permet d’instaurer un dialogue entre passé et présent. Le nombre de
comédien surprend. Ils sont 29 au salut final dont Mohamed Rouabhi lui-même ; des
blancs, des noirs, des jaunes, des métisses, des jeunes issus pour la majorité de la
région parisienne, de Noisy, d’Epinay, de Bobigny. Une pièce dans laquelle ils disent se
reconnaître. Tous prennent leur rôle à cœur. Certains ont même participé à l’écriture des
slams. Malgré les constats pessimistes de Mohamed Rouabhi, sa franchise et son travail
nous adresse une piqûre de mémoire sur les origines de la population française
d’aujourd’hui. Il donne à voir une France jaune, blanche, noire qu’on l’habitude de voir
plus facilement représentée dans les stades que sur la scène.
Juliette CELLO (Paris)
Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis
Centre dramatique national
59, boulevard Jules Guesde
93207 Saint-Denis cedex
renseignements et réservations 01 48 13 70 00
du mardi au samedi à 20h – dimanche à 16h
relâche le lundi (sauf lundi 4 février), et le mardi 5 février
Mise en scène, jeu, texte, images, scénographie : Mohamed Rouabhi
Assistanat à la mise en scène, dramaturgie, régie vidéo : Jeanne Louva rd
Avec Bijou, Inès, Ucoc, Karim Ammour, Kouthair Baccouche, Géraldine Bourgue, Mouloud
Choutri, Célia Catalifo, Cyril Favre, Farid Hamzi, Ricky Tribord, Mylène Wagram, Peggy
Yanga
les voix de Thierry Desroses, Octave Lai, Issa Bidard et la chorale Moun Bwa dirigée par
Inès, avec AC, Delphe, Sweaf’viv, Peggy Yanga
création lumière : Nathalie Lerat
création son : Thierry Rallet
direction technique : Julien Barbazin
régie plateau : Laurence Vlasic
LUNDI 18 FEVRIER 2008 LUNDI 18 FEVRIER 2008 Peur sur la France
Théâtre. Plongée en apnée dans un pays au bord de l’asphyxie. Mohamed Rouabhi signe
un spectacle implacable qui déjoue les ressorts de la peur.
Cette France invisible. Cette France des banlieues, des sans-logis, des sans-travail, des sans-rien. Cette
France de l’ombre toujours stigmatisée, rejetée, humiliée. Rouabhi ne s’embarrasse pas de bons
sentiments. Il n’est pas dans la plainte. En portant à la scène cette France-là, il porte plainte. Démontage de
la mécanique sémantique et idéologique de la peur. La peur de ce qui est étranger, différent. La peur de
l’autre, du Noir, du Jaune, de l’Arabe. Depuis des lustres, depuis le temps des colonies. Hier indigènes,
aujourd’hui « banlieusards ». Les mots changent, les arguments restent les mêmes. Toujours au ban, à la
périphérie, à la marge. Jusqu’à quand ? Combien de vies stoppées en plein vol ?
brut de décoffrage
C’est un plaidoyer implacable, une rhétorique sans emphase qui puise toute sa force de conviction chez les
poètes. On devine du Genet entre les mots ; on entend du Senghor, du Césaire, du Brecht. Théâtre des
mots et des idées, Mohamed Rouabhi ne se cache pas derrière le répertoire pour raconter, en temps réel,
ce pays. Pas d’allusions, pas d’illusions. C’est brut de décoffrage, ça vous secoue, ça vous met mal à l’aise.
Et si c’était ça aussi, le théâtre ? Ce lieu de l’intranquilité, ce lieu où l’on bousculerait les idées reçues, les
aprioris, les certitudes. Quand d’aucuns se contentent de mettre en scène la misère, Rouabhi réfute ce
discours. Il accuse et n’excuse rien ni personne. Il est à sa place et dans son rôle d’homme de théâtre.
Vive la France décortique par le menu la phraséologie sarkozyste, cette idéologie qui repose sur le triptyque
« Travail, Famille, Patrie » et dont Sarkozy est le nom, comme l’écrit avec à propos Alain Badiou. Alors la
Marianne de Rouabhi est noire, d’une beauté à vous couper le souffle, un brin provocante drapée dans sa
robe tricolore. La Marseillaise est jouée à l’oud. Sacrilège… « Tes perles sont des étoiles sur ta peau
noire », dit d’une belle voix profonde Léopold Senghor tandis que le corps nu de l’actrice se découpe,
silhouette noire sur fond blanc, et que défilent les photos anthropométriques de l’exposition coloniale qui se
déroula à Paris au début du siècle dernier. Extrait d’une émission de télévision. Le double, noir, de Patrick
Poivre d’Arvor en est l’invité. Symbole d’une France qui reconnaîtrait, enfin, ses « minorités » ? « Vous avez
un maillot de bain ? » lui demande, tout sourire, l’animatrice. On le devine perturbé, même s’il est trop
élégant pour n’en laisser rien paraître. « Lui aurait-on posé cette question s’il n’avait pas été noir ? »
demande Rouabhi.
Défi aux bienpensants
Vive la France raconte cette France coloniale, postcoloniale, néocoloniale qui continue d’imprimer sa vision
de la société mais pas seulement. Là où les hommes politiques jouent sur la peur - comme elles sont
terribles ces images de « la France qui brûle » lors des révoltes de 2005, avec le décompte quotidien des
voitures brûlées - Rouabhi ne s’enferme pas dans la seule problématique du racisme. Le racisme, semble-til nous dire, est constitutif hier du capitalisme, aujourd’hui du libéralisme. Il s’acharne contre ceux qui ont la
peau sombre comme il s’acharne contre les jeunes, les pauvres, les sans-logis, les « nouveaux travailleurs
pauvres », les sans-papiers. À quel monde appartiens-tu ?, nous lance-t-il dans ce geste théâtral qui
s’entend comme un défi à la bien-pensance.
La mise en scène convoque sur le plateau la parole des poètes comme des hommes et des femmes de la
rue, le silence, la danse, le cinéma, le petit écran, la musique, des chansons. La vingtaine d’acteurs, qu’ils
soient professionnels ou amateurs, témoignent de leur engagement dans ce projet théâtral. Tous participent
d’un théâtre de la conscience, d’un théâtre de l’humanité encore et toujours vivant. À la fin du spectacle, ils
ont quitté leurs habits de scène et viennent s’asseoir, face au public. Un chant s’élève : « On devra encore
imprimer le rêve de l’égalité / On ne devra jamais supprimer le rêve de la fraternité / restent des
pointillés… ». Un jour en France, Noir Désir. Rideau.
Marie-José Sirach
Vive la France, de (et mis en scène par) Mohamed Rouabhi. Théâtre Gérard‐Philipe, Saint‐Denis. Jusqu’au 1er mars. Tél. : 01 48 13 70 00 25 LUNDI 18 FEVRIER 2008 «Vive la France» en vis-à-vis
Théâtre. Mohamed Rouabhi scrute l’actualité dans une opération à cœur ouvert.
Vive la France de Mohamed Rouabhi. Jusqu’au 1er mars à 20 heures au Théâtre Gérard-Philipe
59, boulevard Jules-Guesde, Saint-Denis (93). Relâche lundi. Rens. : 01 48 13 70 00.
Cela commence par un moment solennel, un hommage rendu à deux enfants morts, Bouna et Zyed, électrocutés dans une centrale EDF.
Sur quoi vient un flot d’images, d’immeubles qui s’écroulent, de mots qu’on reconnaît dans la bouche des ministres de l’Intérieur
successifs (Jean-Pierre Chevènement, Nicolas Sarkozy), et puis quatre racailles, masquées, cachées par la pénombre, interpellent les
spectateurs du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, les engueulent, au point que nous revient en mémoire la chanson «républicaine»
de Boris Vian : «On n’est pas là pour se faire engueuler/On est là pour voir le défilé»…
Cortex. Vive la France, premier volet de l’épopée de Mohamed Rouabhi, est un kaléidoscope qui traverse les époques,
un montage d’archives télé et radio qui a pour objet de regarder à l’intérieur d’une société française éprouvant du mal à
regarder en face son histoire. Metteur en scène, issu de la diversité, comme on dit en jargon politique, Mohamed Rouabhi
n’en finit pas de sonder son cortex de Français né à Paris de parents algériens, élevé dans le 9-3. Après avoir travaillé en
Palestine, monté avec sa compagnie Les Acharnés un spectacle sur le leader noir américain Malcolm X, plongé dans
l’histoire du 17 octobre 1961, l’acteur-metteur en scène transpose sur un plateau, avec une vingtaine de comédiens,
danseurs, chanteurs et slameurs acquis à sa vision, l’ensemble des impressions, ressentis, analyses, des enfants issus de
quartiers populaires, de l’immigration, des anciennes colonies, de la traite des Noirs. Et c’est long.
Trois heures vingt de paroles débridées, de retour vers l’Afrique colonisée, vers le Vietnam bombardé, les banlieues
incendiées ou Paris indifférente à ses clochards dormant sous les ponts de la Seine que deux touristes afro-américaines
visitent en bateau-mouche. Long et souvent exaltant, parfois douloureux, rarement ennuyeux. Et certainement pas
quand le chœur de cailleras assomme le public de questions : «Tu crois qu’un petit comme moi, il a assez de culture
pour apprendre à détester le pays dans lequel il est né ?» ; «C’est quoi la haine, de l’amour qui a tourné ?» Parce que,
est-ce qu’on aurait voulu qu’ils parlent ainsi à Clichy-sous-Bois, en 2005, à Villiers-le-Bel en 2007? «Les émeutiers de
novembre 2005 étaient muets, se rappelle Mohamed Rouabhi, qui venait juste de concevoir son spectacle quand les
émeutes ont éclaté. Avec ce chœur de racailles que j’ai conçu comme celui des tragédies antiques, je leur ai inventé
une parole pamphlétaire. Mon chœur de racailles est masqué, dans l’obscurité, mais il pose des questions, raconte
combien nous avons été incapables de comprendre comment eux acceptent de vivre avec des gens qui ne les acceptent
pas. Ils sont virulents certes, mais ne sont pas violents. Ils nous parlent face à face, et de ça nous n’avons plus
l’habitude. Ils sont vivants. Ils ont un trop-plein d’amour et n’ont aucun lieu pour l’exprimer.»
Bile. Comme les émeutiers lors des nuits de feu, le danseur RV Sika déconstruit l’espace, réinvente des lignes. Une
chorale reprend des negro spirituals, des chants créoles. Mon CRS d’Annie Cordy devient la bande-son comique des
images des journaux télévisés où l’on entend des policiers, malmenés, insulter des «sauvageons». Le metteur en scène
archive depuis vingt ans tous les JT de toutes les chaînes et de toutes les radios, les décortique tous les week-ends et
nous les ressert en dessert dans ce spectacle : «Le théâtre doit aussi pouvoir parler de notre réalité, explique-t-il. Il
doit être un des derniers endroits où la parole doit encore être libre. Je travaille sur une forme éclatée, une complexité
historique, alors j’ai voulu que le spectacle soit démesuré, que les contraintes économiques ne nous empêchent pas
d’avoir plus de vingt personnes sur la scène. Avec ce spectacle, on travaille sur des choses qui sont violentes, on s’en
prend plein la gueule, mais ça reste sur un plateau de théâtre.»
Mohamed Rouabhi prétend aussi s’être transformé en chirurgien, avoir voulu réaliser une opération à cœur ouvert : «On
regarde à l’intérieur [du corps de la France], on dissèque pour comprendre pourquoi ça ne fonctionne pas. Qu’est ce qui
produit cette bile, qu’est ce qui fait que parfois il y a des poussées de fièvre ? Comme on ne peut pas voir avec le
scanner, il faut ouvrir. Alors, on va peut-être tourner de l’œil, mais il faut aller y voir.»
Stéphanie Binet
26 RADIO / TELEVISION 4 avril 2007 « Jusqu’à la lune et retour » présentée par Aline Pailler
27 février 2008 « Minuit dix » 30 novembre 2006 « Esprit critique » présentée par Vincent Josse Reportage de
Christine Siméone
23 février 2008 « Studio théâtre »
20 février 2008 « Un temps de Pochon » 21 novembre 2006 en direct
29 novembre 2006 Chronique de Laurence Wurtz
21 mars 2007 « Culture vive » présentée par Pascal Paradou
6 décembre 2006 « Les visiteurs du jour » présentée par Hervé Guillemot
Reportage de Laurence Théault
27 27 novembre 2006 Emission « Pièces détachées » Reportage d’Alexandre le Quéré
Vendredi 01 Décembre 2006 13 novembre 2007 Emission de Mohamed Al Hani 19 mars 2007 « Ô quotidien » présentée par Flyy
28 LUNDI 19 AVRIL 2010
CULTURE
L’urbanité aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était
Au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, le festival Vi(ll)es comme vies a mis
en lumière, avec deux pièces audacieuses, l’imaginaire des cités.
Vi(ll)es comme vies. Entre Occident, de Rémi de Vos et les Cinq Bancs, d’Hocine Ben.
Quelque part dans l’intimité vérolée d’un couple détruit par l’alcool et bouffé par les idées
d’extrême droite. Ici, à Aubervilliers, cité de la Maladrerie où seul un vieux banc a réchappé à
l’usure du temps et des habitants. Si ces deux pièces semblent aux antipodes, par le texte,
la mise en scène, elles avaient en commun d’être à l’affiche du Théâtre Gérard-Philipe de
Saint-Denis dans le cadre du festival Vi(ll)es (1).
Une pièce noire
Dans Occident, un couple. Lui rentre chaque soir un peu plus abîmé, un peu plus alcoolique,
s’épanchant sur son sort, épousant les idées les plus bestiales distillées au fond des
comptoirs. Les Arabes, les Yougoslaves deviennent les boucs émissaires évidents. L’idée
s’impose, naturellement au fil de ses pérégrinations, que ce sont les autres, les étrangers qui
sont responsables de tous les maux. Mais il a beau éructer toute sa haine, c’est contre sa
femme qu’il la retourne. Un tête-à-tête comme une plongée en accéléré dans les bas-fonds
sordides où l’humanité se défait un à un de ses oripeaux. Une pièce d’une noirceur totale et
pourtant, le rythme tendu, l’abondance des répliques qui font mouche provoquent des rires
étranges, comme en porte-à-faux tellement le miroir qui nous est tendu dérange. Stéphanie
Marc et Philippe Hottier jouent sur le fil du rasoir cette descente aux enfers. Ils sont justes
jusque dans l’excès, se renvoient des mots cinglants comme autant de passing-shots
foudroyants. La mise en scène de Dag Jeanneret, toute en tension, explore le texte jusque
dans ses moindres recoins, ne laisse rien au hasard, imprime un tempo effréné, laisse planer
le mystère, tourbillonner les mots qui échouent au pied de chacun des personnages jusqu’ici
sans nom, désormais sans âme.
On résiste à la grisaille
Quittons l’intimité anonyme d’un couple pour pénétrer l’univers des cités, celle de la
Maladrerie d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. On n’y chante plus le Cow-boy
d’Aubervilliers, celui qui voulait se frotter à Johnny de Champigny. On ne chante plus grandchose, d’ailleurs. On résiste aux courants d’air, à la grisaille du béton désarmé ; on traîne
sur les Cinq Bancs, pour rien, pour passer le temps. Mais si les murs n’ont pas d’oreilles, ils
sont imprégnés de la mémoire de cette cité construite à l’aube des années quatre-vingt. Le
texte est d’Hocine Ben, né et grandi à la « Mala » comme on dit. La mise en scène de
Mohamed Rouabhi. La conjonction de ces deux artistes – le premier est auteur, slameur ; le
deuxième est auteur, acteur et metteur en scène, il avait présenté un Mahmoud Darwich
magnifique à la Maison de la poésie – provoque une belle rencontre. C’est comme un film
que l’on rembobine, une histoire en Cinémascope en noir et blanc, entre ombre et lumière.
La scène est ouverte de toutes parts, on y entre et sort en maints endroits et le public finit
par faire partie du décor de la cité. Et ce récit, simple et poétique d’Hocine Ben, croise la
mise en scène de Rouabhi en un lieu magique qu’est le théâtre. Et de ce rêve éveillé où les
hommes semblent perdus à jamais, poussent des brins d’humanité, des fleurs de béton qui
clouent le bec à tous les clichés. C’est généreux, audacieux, émouvant, drôle. Astucieux
dans la forme qui pioche dans des archives télévisées et sonores pour bâtir solidement cet
objet théâtral et déjoue l’austérité économique. C’est une belle aventure qui ne demande
qu’à se poursuivre à laquelle nous convient ces deux artistes.
Marie-José Sirach
(1) C’était jusqu’au 18 avril au TGP. On peut voir Occident du 20 au 22 mai au Théâtre des
Salins à Martigues. Quant aux Cinq Bancs, c’était une création. Nous vous informerons des
dates à venir.
Darwich
deux textes
Discours de l’Indien rouge / Une Mémoire pour l’oubli
REVUE DE PRESSE
En sol majeur, par Yasmine Chouaki
le Jeudi 08 octobre, de 16h30 à 17h30. Emission autour de Darwich, deux textes
Actualités culturelles
le Dimanche 11 octobre, de 10h02 à 10h08 . Interview autour de Darwich, deux textes,
Empreinte, par Alexandre Laurent
le Samedi 17 octobre, de 11h30 à 12h30 . Entretien
Youyous et chuchotements, par Nadia Ettayeb
le Mardi 20 octobre, de 10h à 11h. Entretien autour de Darwich, deux textes
Esprit critique, par Vincent Josse
le Vendredi 23 octobre, de 09h11 à 09h30. Annonce de Darwich, deux textes, avec Laure
ADLER.
Studio Théâtre, par Laure Adler
le Samedi 24 octobre, de 00h03 à 1h00 Invités : Catherine Tasca, Rémi de Vos, Eric
Vignier, Mohamed Rouabhi, Jean-Pierre Vincent.
Sortir Ecouter Voir, par Claire Baudéan
le Lundi 26 octobre, à 13h57, 15h19, 20h21 et 22h42. Chronique
Tout arrive, par Arnaud Laporte
le Jeudi 29 octobre, de 12h à 12h30 et de 12h50 à 13h30 .Table ronde autour de Darwich,
deux textes, avec Patrick Sourd, Lucien Attoun et Sophie Joubert.
11 Octobre 2009 Darwich, deux textes - Publié par Bruno Deslot
La violence de l’exil
Le Massacre de Wounded Knee à la fin du XIXe siècle, consacre la lente disparition des
Indiens d’Amérique. Un paysage aux couleurs naturelles, fait de rêves, d’animaux sauvages,
d’arbres et de lune disparaît, emporté par la supériorité d’un monde sur un autre. Un silence
éloquent s’impose alors à notre planète, et la parole censurée des Indiens est relayée par le
discours prophétique des esprits des morts. Entre Indiens rouges et palestiniens décimés, il
s’agit ici d’un syncrétisme d’enracinement, par delà la simple arabité que proclament certains
poèmes du grand maître. Lorsqu’en 1982, les troupes israéliennes s’acharnent à prendre
Beyrouth, la résistance palestinienne qui a fait de la ville son quartier général, opère dans une
ambiance de folie meurtrière. Au-dessous d’un ciel saturé de missiles, un poète exilé de la
Palestine, habitant au huitième étage d’un immeuble, écrit la chronique d’une ville livrée aux
jeux de l’amour et de la mort.
Un hommage bouleversant
© Eric Legrand
Après la création des deux textes (Discours de l’Indien
rouge et Une mémoire pour l’oubli), il y a douze ans au
Théâtre Paris-Villette, Mohamed Rouabhi donne « une
deuxième vie » à cette composition pour laquelle les deux
textes sont mis en regard et rendent hommage au grand
poète Mahmoud Darwich mort en 2008. Comédien et
metteur en scène engagé et passionné, Mohamed Rouabhi
se saisit de toute la douleur, des populations décimées par
les horreurs de la guerre, abordée par le grand poète,
dans sa dimension universelle.
Darwich dénonce la violence mortelle de la guerre et la souffrance de l’exil. Des terres
arrachées et confisquées aux Indiens d’Amérique jusqu’aux rues de Beyrouth assiégées en
1982 par les Israéliens, Mahmoud Darwich poursuit son œuvre sur la Palestine, son destin, ses
blessures et les cicatrices d’un peuple qui vit son rapport à la terre dans une dimension sacrée
et politique. Palestiniens et Indiens sont évoqués avec une puissance et une beauté qui
caractérisent les écrits de Darwich, qui n’a cessé de s’exprimer en chantant l’exil, la guerre, la
prison et l’amour.
© Eric Legrand
Un hommage poignant et bouleversant, est dit, interprété par Mohamed Rouabhi dans une
création théâtrale qui joue la carte de la sobriété et de l’élégance. Dans la petite salle
voûtée de la maison de la Poésie, un épais tissu écru habille l’aire de jeu où se trouve une
chaise sur laquelle le comédien interprète une prose touchante de vérité. Le langage des
signes se mêlent à la parole et à des râles méditatifs et chargent l’interprétation de
Mohamed Rouabhi d’une mysticité étonnante. Puis, l’homme se retrouve allongé sur un lit de
fortune à côté duquel est placée une table de chevet. Un intérieur d’une simplicité extrême
qui fait raisonner les mots avec force. Cette « deuxième vie » qu’offre Mohamed Rouabhi à
la création théâtrale des deux textes de Darwich mérite bien l’éternité.
Les deux textes sont publiés aux Editions Actes Sud.
19 Octobre 2009 as évident
de
s’attaquer
à
un
monument de la
poésie universelle
de la trempe de
Mahmoud Darwish.
Poète, Palestinien,
il a été l’une des figures de proue de la poésie contemporaine, au-delà des étiquettes, au-delà de la
volonté d’une poignée de recouvrir ses vers libres d’un linceul nationaliste. Darwich était un combattant,
un combattant de la poésie, un combattant de la liberté, un poète universel et ses vers parlaient à tout
un chacun, portant au plus profond d’eux les stigmates indélébiles de « l’exil concentré », la douleur de
l’exil, jamais comme un fardeau, toujours comme un flambeau. Poète de la terre, « notre ciel concret,
notre ciel inversé », la terre chez Darwich communiait avec le cosmos ; elle était « aussi la terre du
monde ». C’est flagrant dans le premier poème choisi par Rouabhi, le « Discours de l’Indien rouge ».
C’est Elias Sambar qui fit lire un jour à Darwich le texte de Seattle, le grand chef Sioux, lui suggérant
« d’imaginer une sorte de réponse ». Et les mots de Darwich retrouvent naturellement l’empreinte de
ceux laissés par le vieux Sioux, le chemin de l’exil, de combats perdus d’avance parce qu’inégaux, la
solitude et la douleur intérieure. Et les mots sont violents et tendres, déstabilisants à force de visions
esquissées d’une Histoire qui avance, comme à tâtons. « Ainsi nous sommes qui nous sommes dans le
Mississipi. (…) Ô maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui parlent aux
arbres de la nuit ? »
P
Ainsi commence ce long poème que Mohamed Rouabhi dit, dans des habits blancs qui se confondent
avec le fauteuil sur lequel il est assis. Seul le visage est éclairé, d’un blanc violent comme les mots qu’il
prononce, les uns après les autres, dans un silence assourdissant ; et le visage exprime ces questions
éternelles qui parlent du sens de la vie, de la perte de ses frères, de l’injustice, de la guerre pour la
terre. Combat inégal selon que l’on soit fort ou non, armé ou pas. Que l’on porte l’amour ou la haine
de l’humanité au fond de soi. Selon que l’on piétine la terre et les hommes sans état d’âme. Et lorsque
les mots ne suffisent plus, les gestes les esquissent dans un ballet aérien d’une grande pudeur, et c’est
troublant, fascinant. On entend chaque respiration, chaque battement de cœur. On distingue les mots
de Darwish et on devine ceux de Seattle, répons à deux voix qui finissent par écrire un cantique païen
bouleversant.
Changement de décor. Une chambre, un lit, une simple table de chevet. Depuis la fenêtre, la mer.
Beyrouth, milieu des années soixante-dix. « Une Mémoire pour l’oubli ». Le poète tourne en rond tandis
que le bruit sourd des bombardiers israéliens s’avance sur la mer qui revêt des reflets métalliques.
Prison, double prison. Darwich vit ce double enfermement, cet exil dans l’exil avec une philosophie
déconcertante. Qu’est-ce que résister ? De là où il est, de là où il parle. Prendre les armes… Résister,
c’est braver ces bombes qui tombent au hasard sur la ville, descendre acheter son journal, préparer un
café, allumer et savourer la première clope du matin. Darwich/Rouabhi tournent en rond dans cette
chambre et les murs disparaissent peu à peu, au fur et à mesure que la parole du poète, pleine de bon
sens, dit le désir de vivre, plus que tout. Et l’on se surprend à rire comme Darwish rit de lui, avec une
bonhomie et un dandysme détonnant. Et la force du poète est là, dans cette capacité de sublimer le
quotidien, les gestes simples, de les transcender. Cette poésie est non seulement un acte de résistance :
elle est un défie à l’inhumanité, à la barbarie, un cri civilisateur. « J’ai attendu d’en avoir fini avec les
souvenirs du poète. J’ai attendu d’en avoir fini avec la mort du poète » écrit Mohamed Rouabhi.
Darwich est mort il y a un an de cela. Ses vers continuent de vivre, de respirer et nous accompagnent.
Ici, là-bas. A jamais.
Marie-José Sirach
20 Octobre 2009 Darwich, deux textes
Et la poésie se transmet comme la langue… par Marina Da Silva
On ne présente pas Mohamed Rouabhi, auteur dramatique, comédien, metteur en scène,
scénariste, réalisateur… figure atypique et irréductible de la scène française. On ne présente
pas davantage Mahmoud Darwich, la voix poétique de son peuple, à l’intérieur comme à
l’extérieur de la Palestine occupée, devenu poète universel à la force et à la fulgurance de la
plume, nommé en 1997 commandeur dans l’ordre des arts et des lettres. Mais on invite
vivement à aller voir ce merveilleux spectacle qui se joue presque confidentiellement (pour
quarante spectateurs dans les sublimes caves voûtées de la Maison de la Poésie) jusqu’au
22 novembre.
De la pénombre surgit d’abord une mélodie If We Never Meet Again I Hope We Meet To
Heaven i . Puis lorsque les belles lumières de Nathalie Lerat sont là, Mohamed est là aussi,
devant une toile blanche, comme le funambule de Genet sur son fil, à hauteur de visage des
spectateurs. Ou plutôt, ce n’est pas lui qui est là mais un
Indien, celui du Discours de l’Indien rouge, dans la fine
traduction de Elias Sanbar, dont un extrait est paru
d’abord en 1992 dans le n° 46 de la Revue d’Etudes
palestiniennes et que l’on peut retrouver chez Sindbad
Actes Sud.
Mohamed connaît le texte par cœur, il a été le premier à
monter Darwich, en 1996 au Paris-Villette, il a rencontré
le poète à maintes reprises à Paris mais aussi à Ramallah
où il va travailler dans des camps de réfugiés ou des
prisons palestiniennes entre 1998 et 2001. Jusque-là on
ne lisait que la poésie de Darwich. Pour Rouabhi, « elle est
très concrète, très palpable, on peut l’interpréter, la jouer,
et le théâtre peut alors en faire quelque chose de vivant,
organique, charnel… A force de répéter quinze fois le mot
terre, on la sent, on la touche, on la respire… ».
© Eric Legrand
Sur le plateau, faire l’Indien rouge se traduit d’abord par
une posture de grande neutralité, celle de la respiration et de l’oralité. Rouabhi arrive en
costume de lin blanc. Autour de son cou brille un talisman bleu : « Ainsi nous sommes qui nous
sommes dans le Mississipi. Et les reliques d’hier nous échoient. Mais la couleur du ciel a changé et
la mer à l’Est a changé. Ô maître des Blancs, seigneur des chevaux, que requiers-tu de ceux qui
partent aux arbres de la nuit ? … » Il aura peu de mouvements et de gestes mais aucun n’est
gratuit. Pour cela, il a appris avec Béatrice Blondeau la langue des signes (dont on dit que
l’origine provient des Amérindiens) et l’effet visuel, tout comme lorsqu’il retire sa veste et la
berce comme on berce un enfant donne des rythmes musicaux à sa propre voix qui est en elle
seule une mélopée douce ou acide.
Pour le deuxième texte, on est dans tout à fait autre chose. La toile blanche s’est effondrée et
la nouvelle bande son est devenu effroi. Mohamed est jeté sur un petit lit de fortune. Une voix
de femme (Claire Lasne) lui parle. Il ne sait pas s’il est vivant ou mort. Il ne sait pas s’il est dans
le rêve ou la réalité.
On est dans les bureaux de l’AFP à Beyrouth en 1982, là où des réfugiés palestiniens
pensaient avoir trouvé refuge, lorsque Yasser Arafat était un chef de guerre, dans les pires
moments du siège israélien. Les marines français et américains ne sont pas encore arrivés dans
la capitale. Les combattants palestiniens avaient promis de quitter la ville pour ne pas
aggraver les souffrances des populations civiles mais les Israéliens déversent des pluies de
bombes et font de la mer une mer de feu, pulvérisant tout ce qui bouge et ne bouge pas.
Cette fois Rouabhi joue le poète. Mahmoud Darwich enfermé dans le bunker dans la terreur
que les murs ne s’écroulent et qu’il n’y reste enseveli (l’immeuble est un gratte-ciel !)… et qui ne
pense qu’à se faire un café : « De tous les matins du monde, je ne veux rien d’autre que l’odeur
du café. » Interprétation remarquable de la passion légendaire de Darwich pour le café et les
cigarettes. De sa métaphysique du combat : « Le courage, c’est ce morceau de Beyrouth dans
Beyrouth-Ouest. Il ne reste pas une parcelle de terre que les obus épargnent. » Mais les chansons
de résistance ou de vie fleurissent avec la guerre et la frontière entre Beyrouth-Est et Ouest
est aussi celle de la terre et du ciel. Interprétation subtile et complexe d’Une mémoire pour
l’oubli dans la traduction de Yves-Gonzales-Quijano et Farouk Mardam-Bey (Actes Sud,
1994). Le poète cherche à apprivoiser sa peur qu’il conjure en anticipant sa mort. Il voudra
« des funérailles paisibles. Pas comme le premier contact ». « Et ses funérailles seront gratuites ».
Il voudra « un beau cercueil d’où il pourra contempler l’assistance ». Et il se rira de toutes les
langues de vipère qui diront de lui « qu’il aimait trop les femmes » et « trompait celles qui
l’aimaient », l’argent : « on a trouvé cinq voitures de luxe dans son garage à Beyrouth » et
« assez de cailloux chez lui pour bâtir un camp de réfugiés »…
De toute façon, la vraie peur est ailleurs car que ferait-il si l’immeuble s’effondrait
emprisonnant ses bras ou ses jambes dans un cercueil de métal et de béton ou s’il en sortait
vivant mais dans un champ de ruines et « ne trouvait même pas un chat à caresser, s’il ne
trouvait rien à faire » ?
Lorsque le comédien s’en va nous laissant seuls avec Watani ii on comprend mieux ce qu’il a
voulu faire :
« J’ai attendu d’en avoir fini avec la mort du poète.
Pour enfin recommencer à lire le poète.
Comme une première fois.
Avec, comme une première fois, ce sentiment de beauté aveuglante mêlée à de la cendre encore
chaude. »
Jusqu’au 22 novembre 2009
Maison de la Poésie, Passage Molière, 157, rue Saint-Martin, 75003 Paris.
Renseignement - réservations : 01.44.54.53.00
Du mercredi au samedi à 19h, le dimanche à 17h.
Mise en scène, scénographie et jeu : Mohamed Rouabhi
Compagnie Les Acharnés-Mohamed Rouabhi
i
ii
The Children of Diamond Rural School, St. Croix, Virgin Island. 1958
Deir Yasin, Al Qods, Palestine. 1983
21 Octobre 2009
22 Octobre 2009 Darwich. Seul en scène, avec une économie de moyens, Mohamed Rouabhi transmet la parole du poète
Mahmoud Darwich. Superbe.
Exil intérieur
par Jean-Pierre Han
C’est bien cela, aussi, le théâtre : « quatre planches et pas grand-chose », autrement dit, en
l’occurrence, un espace restreint dans une cave humide avec une trentaine de sièges plus ou moins
confortables pour célébrer une messe théâtrale. Un comédien, une chaise puis un lit, une banquette
plutôt, quelques draps blancs pour habiller le tout, afin de nous offrir deux textes, admirables, du
poète palestinien récemment disparu, Mahmoud Darwich. Et le miracle se produit. Dans ce lieu exigu
de la Maison de la poésie (qui possède par ailleurs une véritable salle de théâtre), à Paris, se donne l’un
des plus beaux spectacles, l’un des plus forts, que l’on puisse voir en ce moment dans la capitale et aux
alentours.
Hommage.
Nous le devons au metteur en scène-comédien Mohamed Rouabhi qui avait déjà présenté ces deux
textes de Mahmoud Darwich, Discours de l’indien rouge et Une mémoire pour l’oubli il y a une
douzaine d’années dans une petite salle du Paris-Villette avec un succès mérité. Mais le metteur en
scène que Patrick Pineau, également comédien, avait accompagné dans l’aventure, n’avait pas jugé bon
de prolonger l’expérience ailleurs. Entre les deux séries de représentations, le poète est mort :
Mohamed Rouabhi lui rend ici le plus bel hommage. Tout se passe comme si les paroles du poète qu’il
profère avec une maîtrise étonnante, dans une gamme de registres différents, voix comme retenue au
bord du cri, une sorte de sanglot ravalé mêlé à une colère sourde, mais toujours à mi-voix, dans un
rapport étroit avec les spectateurs qu’il pourrait effleurer s’il tendait le bras, tout se passe comme si ces
paroles avaient, au fil des ans, pris une autre consistance. Quelque chose de lourd et de délié à la fois.
Les paroles claquent qui disent la douleur et la colère de celui qui a été massacré, de celui qui a été
exilé dans son propre pays, l’« Indien rouge ». C’est, bien sûr, de la réalité du peuple palestinien dont
parle Mahmoud Darwich, de son propre exil, de son propre massacre, mais le décalage accompagné de
la fraternité de celui qui a vécu les mêmes tourments renforce la parole, lui donne un poids nouveau.
Assis sur une chaise face à nous, Mohamed Rouabhi, que l’on n’avait jamais vu dans un telle retenue,
dans une telle précision de la voix et des gestes pour ainsi dire chorégraphiés, nous fait véritablement
l’offrande du poème de Darwich. C’est bouleversant.
Comme est bouleversant, mais dans un autre registre, le deuxième texte de Darwich, Une mémoire
pour l’oubli, dans lequel, au travers de la description d’un homme cloîtré dans une pièce de son
appartement, et qui attend la mort (dit-il). Car la guerre fait rage, et dans ce quartier ouest de
Beyrouth, en ce mois d’août 1982, il n’y a rien d’autre qu’à attendre l’explosion d’une bombe ou d’un
missile tiré par les avions israéliens…
Rituel.
Une attente pour ainsi dire paradoxale, puisqu’en fin de compte c’est une sorte d’hymne à la vie qui est
émise par cet homme qui ne rêve que de son café du matin, qu’il prépare d’ordinaire selon un rituel
bien établi. Un café dont l’arôme parvient encore à ses narines. Rêve d’une chose si dérisoire et si
importante à la fois. Un café qu’accompagnera la première cigarette du matin… Avant peut-être de
pouvoir aller chercher son journal, troisième élément essentiel de son petit matin… Nous sommes là
dans un registre plus purement théâtral, et Mohamed Rouabhi y excelle qui donne vie à ce « héros »
du quotidien. Un quotidien qui a été celui des habitants de Beyrouth auxquels Mahmoud Darwich rend
un vibrant hommage.
Ces deux textes sont mis en scène (et interprétés) avec une rigueur et une pudeur extrêmes. Il se
dégage de ce spectacle (c’en est un !), une émotion d’une rare intensité.
23 Octobre 2009 Le fracas de la guerre
A la découverte de la poésie du poète palestinien Mahmoud Darwich, disparu en août 2008.
Darwich, deux textes ***
Photo Eric Legrand
Ce sont deux textes, aussi éloignés dans leur récit que
frères dans leur douleur. Deux textes du grand auteur palestinien Mahmoud Darwich, admirablement restitués par
Mohamed Rouabhi, à la fois comédien et metteur en scène. Discours de l’Indien rouge et Une mémoire pour l’oubli
témoignent du fracas de la guerre, d’abord dans la voix
d’un chef indien vaincu par le colon puis dans celle d’un
habitant de Beyrouth (Darwich lui-même) pilonnée par l’armée israélienne en 1982. Là, la même poésie pour raconter l’exil, la terre sacrée que l’on souille, la peur de
mourir sous les décombres... Sous les superbes lumières
de Nathalie Lerat, Mohamed Rouabhi se laisse traverser
par ces mots de feu, usant de sa voix et de son corps
avec une implacable justesse (remarquable passage où
les mots sont couplés à la langue des signes). Tout cela
est d’une épure magistrale, d’une puissance ravageuse.
Antoine Malo
23 Octobre 2009 Darwich, deux textes
par Thomas Flamerion
Dire la poésie est un art auquel peu de comédiens se frottent, et dans lequel peu s’illustrent véritablement. Au jeu du dire sans dédire, Mohamed Rouabhi brille de créativité et d’implication. Loin
des "déclameurs" qui vous tapent sur le système dès la deuxième strophe, il habite son texte sans
s’y soumettre. C’est pourtant une admiration passionnelle qui guide sa voix et ses gestes dans
l’obscurité de la Maison de la poésie. Mais son amour pour l’œuvre et la personne de Mahmoud
Darwich s’accommode d’une appropriation de ses textes et s’accompagne d’une connaissance
profonde de sa vie et de ses souffrances. Sur scène, il se meut dans l’ombre, omnisciente figure
des peuples originels d’Amérique dans le ‘Discours de l’Indien rouge’. Plus proche des questions
culturelles et politiques qui nourrissent son œuvre, plus concret, le deuxième texte, ‘Une mémoire
pour l’oubli’, voit le poète réincarné dans les murs d’un appartement libanais. L’odeur du premier
café, dégusté dans la solitude du matin, couvre la fureur qui au-dehors détruit aveuglément les
hommes. Un lit, une lampe et un ventilateur soumis aux interruptions de courant : la mise en scène est sobre. Elle habille des mots qui battent la mesure de la peur. Il aura fallu attendre un an
après la disparition du poète pour que Mohamed Rouabhi s’empare de ses vers. L’hommage est à
la hauteur de l’écrivain palestinien : puissant, drôle, émouvant. Un témoignage vivant de l’immortalité de son œuvre.
Photo Eric Legrand
8 novembre 2009
MicroCassandre -
Barbara Petit
Mahmoud Darwich par Mohamed Rouabhi: courez-y !
Intermède critique, mais pas si éloigné de notre précédent débat. Ce sont des spectacles
comme celui-ci qui font que le service public doit à tout prix être défendu!
©E.Legrand
On connaît l’engagement du dramaturge Mohamed Rouabhi. Rappelons-nous, par exemple, sa
mise en scène frontale des problèmes liés à la colonisation et à l’immigration dans le spectacle
Vive la France joué au TGP de Saint-Denis en 2008. Ce qu’on ne sait peut-être pas, c’est qu’il a
fréquenté Mahmoud Darwich, l’un des plus grands poètes arabes contemporains. Un poète mort en
exil, qui était le chantre de la paix, de la fraternité, et dont l’œuvre était intimement mêlée à la
réflexion politique. C’est peut-être pour prolonger son entreprise que Mohamed Rouabhi endosse
ses habits de comédiens et interprète ses textes en ce moment à la Maison de la Poésie.
Les caves voûtées et les gradins très rapprochés du lieu rendent l’atmosphère intime. Une
proximité qui facilite les confidences. Le premier texte s’intitule Discours de l’Indien rouge. Dans
une pénombre, des chants et de la musique indienne sourdent ; un homme accroupi, les mains audessus d’un feu, récite une prière. C’est un chef sioux qui va nous livrer douloureusement le
massacre des tribus indiennes d’Amérique par les forces américaines, à la fin du XIXe siècle. Le jeu
de Mohammed Rouabhi est impressionnant : les râles, les grognements et les grands gestes disent,
autant que son discours, la ruine de son peuple, son chagrin devant le pouvoir qui l’a écrasé. Le
comédien se fait véritablement la voix d’une humanité archaïque. Et son discours allégorise tous
les carnages contemporains.
Fi de l’ambiance ésotérique, place à la réalité de la guerre. Dans Une Mémoire pour l’oubli, le
second texte, Mohamed Rouabhi incarne un autre personnage : il est Mahmoud Darwich en
personne. La pièce s’ouvre sur une dépêche AFP évoquant la guerre au Liban, nous sommes au
début des années 80. Dans une petite chambre à Beyrouth-Ouest, un homme parle de son
quotidien, fait les cent pas entre son lit et la fenêtre d’où il observe les obus qui pulvérisent sa
ville. Il éteint le transistor ou allume une bougie, nommant ces petits gestes qui lui permettent de
se sentir toujours vivant : se préparer un café, fumer une cigarette, lire le journal, se remémorer
d’autres temps plus paisibles. Mais des explosions de bombes le ramènent à ce funeste présent
auquel il ne peut échapper. Et, ne pouvant s’empêcher de penser à la mort, il s’imagine même son
enterrement. La pénibilité de l’existence en temps de guerre est palpable. Et pourtant, sa
confession est un hymne à la vie.
Si ce spectacle renvoie aux combats qui nous cernent quotidiennement, ici ou ailleurs, il s’inscrit
également dans la série des hommages au grand poète disparu. Signalons en effet les affichages du
portrait de Darwich par le plasticien Ernest Pignon-Ernest en Cisjordanie et en Israël, ainsi que la
conversation nomade avec lui que Breyten Breytenbach vient de publier sous le titre Outre-Voix.
VENDREDI 19 FEVRIER 2010
Lundi 19 juillet 2010
Darwich, deux textes
Sur la scène un comédien, Mohamed Rouabhi, joue deux textes du poète
palestinien Mahmoud Darwich : Discours de l’Indien rouge et Une mémoire pour
l’oubli. Devant nous, le vieux cacique discourt sur l’homme blanc, sur la civilisation
qui a changé la nature au point de tuer "le faucon de tristesse au milieu des fils
tendus pour le télégraphe". Le vieil homme est là, et l’intonation de la voix de
Mohamed Rouabhi rappelle la gestuelle de ces vieux Amérindiens lorsque, dans la
mémoire en creux, ils utilisent un timbre de voix grave, un peu rauque ponctué par
des silences rythmés par le mouvement des mains imitant le vol des oiseaux, le
galop des chevaux dans la prairie, la nuit qui tombe. Et nous voilà emportés par le
tourbillon de ces fragments de souvenir de ce qui n’est plus, de ce qui est presque
dans l’au-delà, mémoire enfouie dans le corps qui n’oublie pas.
Cette mémoire est aussi le thème du deuxième tableau : Une mémoire pour l’oubli.
Dans l’espace de la chambre d’un lieu que l’enregistrement du journal de France 2
situe à Beyrouth, un homme parle, se remémore sa "fragmentation individuelle"
(pourrions-nous dire : disparition ?) au cours de la guerre, dont on entend les
bombardements en bruit de fond. Les souvenirs l’assaillent. Il nous parle du café
qui signifie le début de la journée, un café sans paroles, et dont il raconte la
préparation avec minutie, notamment le mouvement de la cuillère dans le
récipient sur le feu. Et, à ces détails s’ajoutent la cardamone et son odeur qui
indiquent qu’au-delà du café ce qui est en jeu c’est bien la mémoire et l’oubli.
Car il n’est pas facile de vivre dans cette chambre isolé de tous avec pour toute
compagnie des souvenirs qui continuent d’assaillir le personnage : une femme qu’il
a aimée. Quand ? On ne le dit pas. On sait tout simplement qu’ils se sont
rencontrés deux fois. Et qu’ils se sont ratés une troisième fois. Et cette voix de
femme hante la chambre, lui rappelant le passé qui est là et qui se laisse
oublier. Une mise en scène sobre et limpide toute en relation avec la voix de
Mahmoud Darwich, ce grand poète palestinien. Grand spectacle !
Ana Rossi
Mercredi 21 juillet 2010
La parole de Mahmoud Darwich
Dans la Chapelle du Verbe incarné, Mohamed Rouabhi fait résonner deux textes du
grand poète palestinien qui s’est éteint il y a deux ans. Avignon (Vaucluse) envoyé
spécial.
«Je me suis rendu compte que j’avais mis plus d’une année à faire le deuil de Mahmoud
Darwich », écrit Mohamed Rouabhi, qui met en scène et joue deux textes du grand poète
palestinien, héraut de son peuple malgré lui (1). « J’aimais à l’infini sa poignante solitude.
Celle du matin. Celle de la nuit. Celle du café », ajoute-t-il dans le dossier de presse.
« J’aimais, poursuit-il, l’odeur de ses Gitanes filtre qui imprégnait ses costumes gris et le
journal plié dans sa poche, ses doigts, ses cheveux épais.»
Aujourd’hui, Mohamed Rouabhi peut enfin « recommencer à lire le poète, comme une
première fois, avec, comme une première fois, ce sentiment de beauté aveuglante mêlée
à de la cendre encore chaude ».
C’est bouleversant. Le premier s’intitule Discours de l’Indien rouge. C’est Elias Sanbar
qui fit connaître à Mahmoud Darwich les mots de Seattle, un grand chef Sioux. Darwich
aurait imaginé là une sorte de réponse. C’est évidemment aussi une allégorie de la
situation des Palestiniens, mais cela ne se réduit pas à la Palestine, car Darwich est un
poète de l’universel et pas seulement le porte-drapeau d’un peuple. Mohamed Rouabhi
est assis dans un décor de linceul blanc Les mots de Darwich semblent arrachés un à un
de sa poitrine et l’on dirait parfois qu’il ravale ses larmes. Ses mains esquissent, de
temps à autre, un rapide langage des signes comme pour proposer de glissantes images
pour mieux accompagner l’imagination emballée du poète, les doigts esquissant un
galop de cheval. Avec Une mémoire pour l’oubli, le décor change : l’acteur est assis sur
un lit. Dehors, on entend le fracas de bombes. La lumière se fait intermittente. Nous
sommes à Beyrouth sous le feu d’Israël, au milieu des années soixante-dix. Exil dans
l’exil. Le poète y est avec son goût de la vie malgré tout. Pour ne pas s’adonner à
l’impuissance philosophique, il continue à penser sa poésie dans sa langue. Il tente de
rallier la cuisine à découvert pour se préparer une tasse de café à la cardamome. Ces
gestes quotidiens aident à survivre dans l’effroi de la guerre. Ce spectacle, déjà vu à
Paris, à la Maison de la poésie, nous atteint d’autant plus que le poète est mort il y a
deux ans. Mohamed Rouabhi ressuscite littéralement la parole de Darwich, la donne à
vibrer sur toute la gamme de l’émotion.
Muriel Steinmetz
Mercredi 21 juillet 2010
(…) Pas loin, à la Chapelle du Verbe incarné (off), une heure de poésie avec « Darwich deux
textes » : l'un est âpre et difficile, l'autre sensuel et tragique, Mohamed Rouabhi les
dit magnifiquement.
Jean-Luc Porquet
Jeudi 29 juillet 2010
Darwich : une poésie faite de chair
C’est à la chapelle du Verbe-Incarné, qui pour l’occasion porte bien son nom, que Mohamed Rouabhi
donne vie à deux œuvres poétiques de Mahmoud Darwich, « Discours de l’Indien rouge » et « Une
mémoire pour l’oubli ». Textes à la fois denses et sobres, d’une puissance crépusculaire.
Deux textes dont l’un est le miroir de l’autre. Deux textes dont l’un, par son insertion dans la structure de la pièce, sert
de soubassement à l’autre. Le spectacle est en deux temps, précédé d’un exergue, pourrait-on dire. Un homme gémit, à
peine visible dans la pénombre, sa main au-dessus d’un tourne-disque, suivant la continuité du mouvement. C’est un
homme d’aujourd’hui, en costume gris, un homme de Palestine. Mais, le même, dans le premier tableau, est désormais
indien. Dans un décor tout tendu de toiles blanches, assis sur un fauteuil drapé, il est auréolé. Une mandorle, douce
lumière, le situe dans un lointain, qui n’est plus de ce monde. Une turquoise seule, à son cou, dit son appartenance.
Mais l’objet n’est pas l’homme, et l’homme est une voix. Une voix traversée par l’Histoire, par les esprits de la Nature,
par le cri qui s’achève dans l’effacement de son peuple. « Vers quel gouffre béant allez-vous ? », dit-il aux Blancs.
Mohamed Rouabhi rend sensible la langue métaphorique de l’auteur. Les yeux souvent mi-clos, comme voulant rester
en lien plus longtemps avec les esprits qui vont se taire –, il façonne un Indien quasi mystique. Respiration,
mouvements de tête courts et exacerbés, sonorités toutes d’occlusives, gestes qui figurent les choses du monde, font de
cet homme un être à part.
Le second tableau, historiquement à un siècle de distance, s’ouvre sur la chambre d’un homme résidant au huitième
étage d’un immeuble. Nous sommes à Beyrouth en 1982, lors de l’opération « Paix pour la Galilée ». Et c’est la peur qui
transpire ici. Celle d’un homme, représentatif de celle de tout un
peuple. La radio, en voix off, beugle les dernières infos. Le bruit
des missiles et des avions israéliens forme la toile de fond.
L’homme, terré chez lui, est devenu impuissant devant le
déferlement de la guerre. Il n’est plus aux commandes de luimême, et les coupures incessantes de l’électricité et les soudains et
momentanés fonctionnements des appareils électriques disent
bien la perte de la maîtrise. Seule la bougie éclaire encore, faible
lueur, comme est faible l’espoir de survivre au chaos. Revenu d’un
rêve, l’homme tente de garder vivante sa mémoire et sa capacité
de sentir qui le font homme.
La madeleine de Proust de l’homme en sursis
Le texte du café, admirablement joué, est à cet égard, la madeleine de Proust de l’homme en sursis. « Café magnifié par
l’odeur de la cardamome », qui sait rendre attentif au moment de vie. La dérision, aussi, est le signe de l’esprit encore
présent de l’homme. Imaginant ses funérailles, il se hausse sur les marches du public et, laissant parler les vivants, il se
rend un bel hommage. Mohamed Rouabhi, jusqu’à la toute fin, assis sur le lit, les yeux perdus dans le vide, nous tient
dans la douleur et l’angoisse de cet homme, de ces hommes faits du courage de survivre. Son corps, sa voix, son regard,
même les plis de son visage, savent mener le cœur d’un homme vers l’autre. Incarné, avait-on dit.
Fatima Miloudi
Dimanche 08 aout 2010
Scène mémorable du festival de théâtre
Off d'Avignon : Darwich, la vérité du
poète
La poésie de Mahmoud Darwich prend chair grâce au comédien d’origine algérienne,
Mohamed Rouabhi, qui fait revivre deux beaux textes : Discours de l’Indien rouge et
Une mémoire pour l’oubli
Avignon. De notre envoyé spécial Le plus difficile avec la magnificence des textes du regretté
Mahmoud Darwich, décédé en 2008, c’est de passer de l’arabe à une traduction, et donc une
altération dans une autre langue. L’intensité vibrante du poète palestinien s’y étiole un peu.
Mohamed Rouabhi réussit justement, dans son montage théâtral, à éviter de belle manière cet
écueil. Dès Discours de l’Indien rouge, le souffle vital de l’expression de la langue maternelle de
l’écrivain prend une présence manifeste. Et dans le deuxième texte, Mémoire pour l’oubli, le
poète est là, vivant par la voix de l’acteur. C’est l’une des plus belles surprises du festival off
d’Avignon, avec des salles tous les jours pleines. Le public rend grâce à Rouabhi pour la justesse
de son interprétation de très belles pages de la littérature de Darwich, qu’il a bien connu. «J’ai
mis plus d’une année à faire le deuil, refusant poliment, peu après sa disparition, les nombreuses
sollicitations qui m’ont été faites, de lecture de textes, de poèmes, de récits divers en hommage
au poète», explique-t-il, dans des propos liminaires de son dossier de presse. «Je l’avais
rencontré à plusieurs reprises, à Paris mais principalement à Ramallah où j’ai passé presque
quatre années à travailler dans des camps de réfugiés, ou des prisons palestiniennes de 1998 à
2001. Je peux même dire qu’il y a eu un temps où je le voyais régulièrement. Je connaissais son
amour du verbe, sa passion démesurée pour la musique des mots. Et la musique. Et les mots.
J’aimais à l’infini sa poignante solitude. Celle du matin, celle de la nuit, celle du café, j’aimais
l’éclat soudain malicieux de ses yeux durs, qui accompagnaient le verre de vin qu’il portait à ses
lèvres, j’aimais l’odeur de ses Gitanes filtres qui imprégnait ses costumes gris et le journal plié
dans sa poche, ses doigts, ses cheveux épais. J’aimais la nostalgie de cet homme délicat et
rugueux, un homme de la terre et un homme de l’air…». Mohamed Rouabhi a attendu d’en finir
avec les souvenirs du poète pour tenter de s’approprier sa parole vivante, avec ce «sentiment de
beauté aveuglante mêlée à de la cendre encore chaude».
Walid Mebarek
5 DECEMBRE 2010
JEUDI 12 OCTOBRE 2011
MERCREDI 14 MARS 2012
LA BELLE DE CADIZ
MARDI 26 JUILLET 2011
Lundi 1 août 2011
« La Belle de Cadiz », de Mohamed Rouabhi, Théâtre du Chienqui-Fume à Avignon
En direct d’Avignon
Claire debout
Parmi beaucoup de bons spectacles, le Théâtre du Chien-qui-Fume présente
« la Belle de Cadiz », de Mohamed Rouabhi. Un joli solo théâtral, qui balance
quelques vérités l’air de rien, porté à bout de générosité par l’excellente
Claire Nebout.
Claire adulte nous raconte l’enfance et l’adolescence de Claire enfant en Bretagne. Et c’est pas tous
les jours rigolo, notamment avec un père malade « couché depuis quatre mois maintenant depuis
son accident de travail. Il respire dans une espèce de masque ».
Et il faut changer les bouteilles d’oxygène « à peu près tous les
trois jours ». Un papa presque déjà récupéré dans le Caddie de
la Camarde, en quelque sorte. « La mort traverse le monde des
morts avec son Caddie pour venir traverser le monde des vivants,
traverser la mer, traverser la terre, traverser les champs et
traverser la ville, traverser les rues, chercher le nom des rues,
plisser les yeux pour trouver le bon numéro dans la rue et
traverser le jardin devant la maison pour traverser la porte de la
maison, traverser le couloir, monter les escaliers, trouver la
chambre et traverser la porte de la chambre sans faire de bruit
et, au moment de traverser le corps et l’âme du corps caché sous
les couvertures, la mort sort de sa poche une craie blanche, elle
fait une croix à ta place, elle te pose délicatement dans son
Caddie. »
Côté mère, c’est pas vraiment la joie, non plus, mais elle, elle
planque sa détresse. « Je me souviens très bien des sanglots de
ma mère. Je veux dire la discrétion avec laquelle elle pleurait, il
fallait vraiment être collée à elle pour se rendre compte qu’elle
était en train de pleurer. C’était comme si elle voulait pas faire de
bruit comme si moi qui la tenais tout contre moi je devais pas
recevoir une seule goutte […]. Quelqu’un qui pleure et où t’aurais
tout qui coule à l’intérieur. » Mais, annoncé à la petite Claire de
14 ans par quelqu’un qui « avait les yeux qui tremblaient », le
pire est à venir. Le plus beau, aussi…
La lumière de Nathalie Lerat, la bande-son et la mise en scène de Mohamed Rouabhi se consacrent
discrètement à l’essentiel : faire briller de mille feux le texte et la passeuse d’émotion.
Pour un texte aussi dramatique, aussi fort, aussi doux, aussi triste, aussi gorgé d’espoir, il fallait une
interprète qui se donne autant du cœur que du corps. Avec son sourire à blanchir une âme noire, la
belle Claire Nebout remplit le contrat haut la main. Elle danse sur les mots d’une dizaine de
personnages avec grâce. Avec rage, avec passion, avec douceur. Claire comme de l’eau de roche.
Claire Nebout. Claire debout. Sacrée comédienne. Sacrée femme
La Belle de Cadiz, de Mohamed Rouabhi
Cie Les Acharnés-Mohamed Rouabhi
www.lesacharnes.com
Mise en scène : Mohamed Rouabhi
Avec : Claire Nebout
Chorégraphie : Caroline Marcadé
Lumière : Nathalie Lerat
Son : Mohamed Rouabhi
Costumes : Barbara Gassier
Graphisme : Roma Napoli
Administration : Fabien Méalet
Photo : © Pascal Gély
Théâtre du Chien-qui-Fume • 75, rue des Teinturiers • 84000 Avignon
Site du théâtre : http://www.chienquifume.com
Courriel : [email protected]
Réservations : 04 90 85 25 87
Du 8 au 31 juillet 2011 à 14 h 10, sauf les 18 et 25 juillet 2011
Durée : 1 h 15
17 € | 12 €
ALL POWER TO THE PEOPLE ! 21 mars 2014
« ALL POWER TO THE PEOPLE ! » DE MOHAMED ROUABHI
Aux confins du théâtre documentaire et politique et de l’œuvre chorégraphique, All power to the people ! est une
pièce impactante, qui conjugue gravité et fraicheur : une prise de conscience pour nourrir les luttes de demain.
La pièce a pour trame l’histoire du parti des Black Panthers, mouvement révolutionnaire afro-américain qui inspira
à Jean Genet l’idée que « la pensée révolutionnaire a pour origine une émotion poétique.«
All power to the people ! s’ancre profondément dans cette équation fertile du poétique et du politique. Ainsi,
disons-le d’emblée, la démarche est salutaire par sa capacité à faire résonner puissamment l’écho de la révolte, à
s’inscrire dans un engagement social et politique que l’on sent ardemment tendu vers des lendemains qui
chantent.
Pour ce faire, Mohamed Rouabhi s’entoure du chorégraphe Hervé Sika et de six interprètes féminines.
Comédiennes et danseuses, elles portent la pièce avec la fougue et la fraîcheur de la jeunesse et une
interprétation d’une ingénue justesse.
La dramaturgie suit un déroulement chronologique qui s’initie au début du vingtième siècle, du contexte historique
plus large dont est issu le parti des Black Panthers, à l’élection de Barack Obama, en nous propulsant
puissamment vers un futur pour lequel All power to the people nous exhorte à nous engager, à lutter.
Par une série de tableaux qui s’enchevêtrent, se dessine une histoire poétique et politique : comment l’Histoire de
l’Amérique, et en particulier celle des américains racialisés, descendants d’africains, confrontés à l’oppression
blanche fut le ferment d’une révolte qui impacta les combats à tout-e-s les opprimé-e-s, en dénonçant les
mécanismes d’oppression de race, de classe et de genre.
Danse, théâtre, vidéo, musique, toutes les formes de la représentation spectaculaire sont mises à profit pour
servir le propos. On soulignera un fort beau traitement de la danse hip-hop qui sert la pièce par son énergie et
sort littéralement de son carcan pour signifier la mémoire des corps, leur politisation, leur discursivité.
Fragments d’existences prises dans le flot de l’Histoire des Hommes, réminiscences oniriques des sons, des
paroles, des images et des lumières, il s’agit d’une véritable plongée dans un inconscient collectif qui résonne
fortement en nous, ce soir là, à Bagnolet. D’un travail de recherche et de documentation que l’on sent fortement
documenté, rigoureux, impliqué, All power to the people tire une sève substantielle.
Créé le 3 mars 2014 au théâtre Le Colombier de Bagnolet, All power to the people ! y sera présenté à nouveau
du 26 au 28 mars.
Camille Lucile Clerchon
LUNDI 24 MARS 2014