Design et communication

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Design et communication
Design et communication
Sarah Belkhamsa
et Bernard Darras
Entretien avec Claire Renard, Anthony Lebossé et JeanSébastien Blanc de 5.5 Designers
À l’occasion de cet entretien consacré à la communication des objets du design,
nous avons choisi de nous installer du côté de la conception et de la production
des produits en interrogeant des designers industriels. Parmi les différents designers qui conçoivent des objets résolument interpellants et communicants, nous
avons opté pour le cabinet 5.5 designers dont nous avions exploré les productions
lors de précédentes recherches.
Nous avions notamment été intéressés par leur projet initial consacré aux objets
malades « Réanim » (2003), puis par le projet « Ouvriers-Designers » (2005)
qui se situe à la frontière de l’anti-design et du design engagé que 5.5 Designers
a développé avec l’entreprise Bernardaud. Nous avions aussi été intéressés par
« Apparat », (2008) réalisé avec Baccarat. Des images des verres Harcourt imprimées sur des verres « ordinaires » interrogent les valeurs et identités véhiculées
par les arts de la table.
Finalement, ce sont les différents jeux de langage déployés et déclenchés par les
clefs « USB 5.5 » (2008) réalisées pour LaCie qui ont confirmé l’intérêt d’une rencontre avec les créateurs de ces objets signes pour discuter de la communication
des objets produits par le design.
Apparat ©5.5 Designers
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Creation de l’agence 5.5 designers et du projet reanim
Sarah Belkhamsa : En 2003, à peine sortis de votre formation à l’Ecole
Nationale Supérieure des Arts appliqués et des Métiers d’Art vous avez
créé l’agence 5.5 designers, pouvez-vous nous raconter les premiers pas
de ce projet ?
Anthony Lebossé : Tous les quatre, nous avons obtenu nos diplômes à l’ENSAMA. Nous y avons reçu une formation de designer produit assez… terre à
terre, avec un regard très orienté vers la professionnalisation et avec pour objectif
de former des chefs de projet de l’industrie contemporaine. C’est-à-dire, des designers adaptés aux schémas des pratiques standards actuelles. Les débouchés
étaient chez Renault, Décathlon et dans des secteurs d’activité assez traditionnels
ayant une pratique du design tout aussi traditionnelle, voire, entre guillemets,
une pratique à l’ancienne. En fait, à la sortie de l’école, chacun d’entre nous avait
des ambitions différentes. Créer notre agence n’était donc pas du tout un objectif
à part entière et c’est un processus qui s’est mis en place un peu malgré nous.
Tout est né d’un projet élaboré à la fin de notre scolarité et destiné à mettre en
œuvre un ultime travail de groupe. Ce projet était plus conçu pour poser des
questions que pour apporter des réponses. L’idée principale visait à développer
une nouvelle discipline qui relevait de la médecine des objets et qui consistait à
soigner du mobilier envoyé au rebut.
« Réanim » est né d’une frustration de Jean Sébastien qui n’avait pas pu mettre
ce projet en pratique lors de son diplôme.
Dès la sortie de l’école, il nous a donc invités à le réaliser avec lui. C’était une façon
d’être ensemble, à Nîmes, pendant quinze jours. Là, nous avons créé une sorte
d’atelier de recherche, néanmoins nous nous étions fixé des règles pratiques de
design industriel et nous nous posions la question de savoir comment un designer
industriel pouvait transposer son savoir-faire dans la récupération. Finalement,
ce projet qui devait être le dernier de notre équipe est devenu le premier de 5.5
designers. Nous avions décidé de le présenter au Salon du meuble de Paris comme
un aboutissement de ce travail et c’est ainsi que nous avons obtenu plusieurs
articles et diverses parutions de presse qui nous ont fait connaître.
Bernard Darras : Quand on voit le résultat de cette recherche on a pourtant
l’impression que le projet était très abouti ?
Claire Renard : Il était très abouti parce que Jean Sébastien avait eu le temps
de mûrir le projet pendant plus d’un an au travers de ses différentes recherches
sur « l’obsolescence programmée des objets ». Et Réanim était l’aboutissement
d’une remise en question de notre monde mais aussi de la place du designer
dans notre société. D’une certaine manière, nous avons provoqué, bouleversé,
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tout en étant ultra-cohérents par rapport aux règles que nous nous étions fixées
et à la métaphore de la médecine. De ce fait, le projet était intelligible par le plus
grand nombre et c’est en ce sens qu’il est abouti et bien ficelé.
AL Nous avions même écrit des textes et avec l’éditeur Jean-Michel Place nous
avons réalisé un livre qui exposait tout le projet et sa démarche.
BD D’une certaine manière, Jean-Michel Place vous a mis en vedette ?
CR Jean-Michel a effectivement participé au succès de REANIM bien que le livre
ne soit sorti qu’une semaine après le salon. La couleur vert fluo de la couverture,
le titre « Sauvez les Meubles », sa diffusion dans de grandes librairies type FNAC
a permis de rendre le projet visible.
AL Mais avant même la sortie de toutes les parutions presse, Jean-Michel Place a
vu un intérêt dans notre projet, il aimait l’histoire et flairait la justesse du propos
écologique par rapport à notre époque. Surtout, c’est grâce au Secours Populaire
Français qui nous a vraiment aidés et soutenus pour faire exister le projet. Il y
avait vraiment toute une philosophie derrière ce projet, mais pour nous, la question principale était : est-ce qu’on peut pratiquer le design différemment ?
Cycle ©5.5 Designers
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C’est toujours cette question que nous posons aujourd’hui. Comment peut-on
pratiquer le design et à quoi ça sert ? On a peut-être déjà suffisamment d’objets
autour de nous. En conséquence, quel sens ça a de créer un objet de plus ? Quel
rôle avons-nous dans le cycle de production d’un objet ? Sommes-nous situés
avant ou après le cahier des charges, voire une fois que l’objet a été consommé ?
Sommes-nous simplement là pour communiquer sur le projet ?
À chaque projet, nous posons notre fonction à différents points du cercle des
interventions. Lors de nos présentations, nous utilisons toujours le cycle de la
conception (voir p.11) : y figurent la genèse de l’idée, la conception, l’extraction
des matières premières, et tout le cycle du produit. On peut se rendre compte qu’à
chaque projet notre design (5.5) s’investit à des endroits différents de ce cercle
alors que lors de notre formation nous étions localisés entre les étapes du marketing et de l’industriel et qu’il fallait surtout produire un beau dessin.
SB Voulez-vous dire que vous vous êtes complètement écartés de votre
formation ou que d’une certaine manière vous l’avez dilatée ?
AL oui et non, parce que même si nous avons un peu transgressé le positionnement que nous avions dans le projet, nous avons toujours le même savoir-faire,
nous sommes toujours capables de lire une fonction, de connaître les matériaux
et de connaître l’industrie. En revanche, nous avons découvert que l’intervention
du designer peut porter sur plusieurs endroits du process et les accompagner,
alors que parfois il est simplement limité à une seule place. Même si globalement,
maintenant, tout a tendance à circuler. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à
changer de statut dans le projet, mais il est vrai que ça n’est pas nécessairement la
fonction première du designer industriel que de gérer le dossier de presse ou de
gérer la stratégie de communication, voire de frapper du poing sur la table pour
dire : « non, on ne va pas vendre le produit comme ça, c’est complètement idiot,
ça va à l’encontre du projet. »
BD Quelle est l’origine du nom 5.5. ?
AL L’origine est assez anecdotique ; lorsque nous avons réalisé « Réanim » nous
étions six. Cela devait durer quinze jours mais l’un d’entre nous n’a pu rester
qu’une semaine. Nous exposions dans une galerie d’art et nous avons voulu
signaler que c’était le travail de six designers qui travaillaient ensemble. Pour
l’anecdote, nous avons indiqué qu’il n’y avait que 5.5 designers qui travaillaient.
C’est ça, la naissance et l’essence de 5.5.
À l’époque, nous n’avions aucune prétention à avoir un nom particulier. Ce n’était
vraiment pas notre volonté de créer une agence, mais finalement c’est ça qui est
resté. Les gens se questionnent d’abord sur ce qu’est un projet 5.5 designers avant
de se dire j’aime bien ce qu’untel fait. Nous n’avons pas vraiment de signature
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de style ni une empreinte forte. Si vous regardez dix de nos projets en termes
de forme et de matière ou tout simplement d’esthétique, il y a certes des codes
communs que l’on peut retrouver parce que tous les matériaux sont toujours
assez bruts et utilisés pour ce qu’ils sont, mais il n’y a pas un répertoire formel
particulier comme c’est le cas pour d’autres designers.
SB Combien êtes-vous à travailler dans l’agence ?
AL Nous sommes quatre designers associés auxquels s’ajoutent quatre salariés.
Une personne s’occupe notamment de la presse et de la boutique. Nous avons
très vite compris qu’il était important de gérer cette dimension pour faire passer
le bon message. Ce n’est pas seulement dans un but marketing ou professionnel
que nous souhaitons contrôler notre image, en fait nous avons très vite compris
qu’il nous fallait aussi gérer cette dimension pour faire passer le bon message et
parvenir à le contrôler.
L’image que nous donnons, c’est aussi le message que nous voulons faire passer
dans nos projets. À chaque fois, nous voulons nous assurer que le message est
bien le bon et qu’il se traduit effectivement dans l’objet qui doit être capable de le
communiquer même quand nous ne sommes plus présents.
SB Avez-vous vraiment l’intention de maîtriser le message de la conception
à la production et jusqu’à la distribution ?
AL Toujours. D’ailleurs nous documentons vraiment notre site Internet dans ce
sens, nous y publions des textes précis et nous essayons de rendre le tout très
accessible à tous les publics, mon père peut les lire et tout comprendre aussi bien
qu’un expert en design�.
BD qui rédige ces textes ?
AL Le plus souvent c’est Jean-Sébastien qui écrit, d’abord parce qu’il aime bien ça
et ensuite parce qu’il a une vision très juste des choses. C’est donc lui qui donne
le ton sur tous ces éléments. Nous sommes une association de quatre designers
et nous avons tous des caractères différents. Au début, nous avions tous tendance à tout faire, mais de plus en plus nous apprenons à nous spécialiser tout
en conservant des fonctions assez larges. Bien que nous soyons tous animés de
la même passion, nous devons apprendre à trouver nos terrains respectifs. Cela
fait naître quatre points de vue différents et la signature 5.5 est la conjugaison de
ces quatre points de vue. Même si c’est de plus en plus difficile à gérer car nous
avons beaucoup de projets, mais généralement nous essayons d’être au courant
d’un maximum de choses. D’ailleurs, nos locaux ne sont pas très grands et l’information y circule vite. À midi nous déjeunons ensemble autour de la même
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table qui sert aussi de table de réunion. Nous ne sommes donc pas enfermés et
isolés chacun dans un bureau. En conséquence, rien n’est signé séparément, et
c’est vraiment la signature d’une agence.
SB C’est vraiment ça la force de votre agence ?
AL Oui, car nous savons très bien que nous n’existerions pas les uns sans les
autres.
CR Enfin, nous pourrions exister autrement et individuellement.
SB En plus de cet effet de groupe, vous avez une manière spécifique d’aborder le design.
AL En effet, on ne vient pas nous chercher pour un répertoire stylistique, mais
pour autre chose, pour les idées et pour notre habileté à prendre les problèmes à
l’envers et à vraiment apporter une réflexion sur le design industriel. De ce fait,
nos projets résultent plus souvent d’une histoire que nous écrivons entre nous
que d’une empreinte de style, ou d’un dessin que nous aimerions plus ou moins.
Si nous commencions à nous disputer sur le choix des couleurs, ça ne serait plus
5.5. C’est pour cela que l’histoire est importante et que nous communiquons
toujours autour d’elle.
SB Au sujet du choix des matériaux et des couleurs, votre démarche estelle intuitive ou exploitez-vous une « grammaire » des matériaux et des
couleurs en fonction de ce que vous voulez dire ?
AL Généralement les matériaux que nous utilisons sont liés au contexte du projet.
Si vous travaillez pour Bernardaud, par exemple, vous allez fatalement faire de la
porcelaine. Il y a donc des entreprises qui ont un savoir-faire et la question ne se
pose même pas. En revanche, on peut se poser la question d’ajouter des nouveaux
matériaux pour donner plus de sens à tel ou tel objet, c’est ce que nous avons fait
avec Enkidoo. Cyril Delage, fondateur de la marque travaille le châtaignier. La
collection que nous avons conçue sublime ce matériau, son aspect brut, son naturel et par extension l’artisanat. Nous avons volontairement choisi de juxtaposer
un élément industriel, le synthétique, pour renforcer la beauté du matériau non
transformé. Le synthétique est ainsi utilisé en faire-valoir.
SB Etait-ce aussi le cas pour les clefs USB que vous avez réalisées pour
LaCie ?
AL L’histoire était totalement différente. LaCie n’est pas une entreprise disposant
d’un savoir-faire artisanal particulier, en revanche, elle dispose d’une grande
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maîtrise de la technologie et nous, nous devions donner du sens à cette clef et à
son usage. L’une des collections concerne les clefs « clefs » où l’idée toute bête est
de rendre intelligible la fonction de la clef USB en posant la question de l’usage,
mais aussi en interrogeant le lieu où on pose sa clef. Traîne-t-elle au fond du
sac ? Si oui, on l’attache à son trousseau de clefs et on est certain de l’avoir tout
le temps. La question était donc de dessiner une clef « clef », nous avons regardé
toutes les clefs qui pouvaient exister et nous avons élaboré un code formel bien
particulier, il y a une clef ronde, une triangulaire et une carrée qui sont sorties.
LaCie ©5.5 Designers
SB Vous avez aussi réalisé des clefs sous forme de pièces de monnaie.
AL Cette fois, c’est la clef que l’on range dans son porte-monnaie et nous avons
associé sa capacité de mémoire, quatre, huit ou seize gigas à la valeur de la monnaie soit, respectivement, le bronze, l’argent et l’or. De ce fait, le choix du matériau
et de la couleur vient renforcer le sens que nous voulions donner à ces objets. Le
fait de réaliser une pièce jaune ou bleue aurait été complètement inintelligible.
C’est toujours dans ce sens que se font nos choix.
BD En ce qui concerne le travail sur les matériaux votre projet avec l’entreprise Bernardaud est très particulier puisqu’il interroge aussi les savoir-faire.
Ouvriers-Designers ©5.5 Designers
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AL Le projet OUVRIERS-DESIGNERS a été commandé par Frédéric Bodet et
réalisé dans le cadre de la Fondation d’Entreprise Bernardaud pour la Nouvelle
Biennale de Céramique de Châteauroux. Il s’agissait avant tout d’une aventure
ayant pour but de mettre en valeur les savoir-faire des ouvriers de Bernardaud,
tout en explorant ,pour nous ,de nouvelles voies de conception pour le design industriel. L’objectif n’était donc pas de dessiner une collection d’art de la table, mais
de travailler dans le cadre d’une exposition. D’habitude cette fondation a pour
mission de promouvoir la porcelaine par le biais d’artistes dont elle subventionne
les projets, ce qui permet de valoriser le savoir-faire particulier de l’entreprise et
d’autre part de faire avancer son pôle recherche en le confrontant à de nouveaux
défis. Quand ils sont venus nous voir, ça ne s’inscrivait donc pas dans le cadre
du design industriel, nous n’avions donc pas de cahier des charges, en revanche,
nous avions quand même un point de départ : cette usine et son savoir-faire. Et il
s’agissait pour nous de savoir comment promouvoir l’un et l’autre.
Nous souhaitions communiquer au mieux et réaliser des objets qui ont du sens.
Nous ne voulions pas entrer dans une démarche artistique en réalisant une pièce
unique ou un exploit technique. Nous étions là pour faire du design. Même si nous
ne répondions pas à une commande, nous étions avant tout des designers et c’était
notre positionnement de base. Nous avons donc commencé par visiter l’usine et
observé les savoir-faire particuliers car nous n’y connaissions pas grand-chose en
porcelaine. Lors de cette visite, nous nous sommes rendu compte que toutes ces
porcelaines étaient le résultat d’une succession d’étapes. Bien que ça soit une industrie, il y a des artisans avec un savoir-faire incroyable à chaque étape. Un savoir
qui résulte de quatorze à quarante ans d’expérience. Pour savoir poser un filet d’or,
il faut deux ans de formation et c’est la même chose à chaque étape. Les objets
sont d’une telle rigueur et les contrôles de qualité sont tellement draconiens qu’à
sa sortie l’objet est parfait et le geste de la main est invisible. On ne se rend donc
pas compte de la valeur apportée par l’ouvrier dans le process de fabrication. Nous
n’avions qu’un an d’existence et l’idée de dessiner une assiette de plus n’avait pas de
sens pour nous. Nous ne voulions pas entrer dans ce débat, « préfères-tu la ronde
ou la carrée » car nous n’étions pas du tout à l’aise avec ce genre d’approche. Sans
compter que Bernardaud avait travaillé avec des gens comme Raymond Loewy,
Martin Szekely, Olivier Gagnère, etc. Nous nous inscrivions donc dans un héritage
particulier et nous n’allions pas faire une assiette pour faire une assiette.
Plus qu’un dessin, nous leur avons donc proposé une histoire prenant la forme
d’un dialogue qui s’appelait « ouvriers-designers ». C’était un scénario qui permettait à la fois au savoir-faire des ouvriers de s’exprimer et de communiquer
sur le savoir-faire et l’héritage de Bernardaud. Nous avons donc mis en place un
protocole sélectionnant sept étapes clefs de la production et un scénario précis.
Nous étions tous associés à un ouvrier par process au milieu de la chaîne de production en l’invitant à prendre des libertés avec ses habitudes. Nous poussions
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même les ouvriers à aller vers l’interdit sans trop se poser de questions afin de voir
quel pouvait en être le résultat. Comme tous nos projets, celui-ci s’inscrit dans
une histoire. Jadis, l’artisan réfléchissait et fabriquait l’objet de ses mains, dans le
process industriel on a séparé les deux phases, d’un côté ceux qui conçoivent de
l’autre ceux qui fabriquent. Dans ce projet nous inversions les temps et la relation,
ce sont ceux qui font qui influencent ceux qui « pensent ».
SB Vous souhaitiez donc redonner le pouvoir de création aux artisans et
aux ouvriers, quel en a été le résultat ?
AL Exactement, c’est d’ailleurs pour cette raison que le projet s’appelle « ouvriersdesigners ». C’était vraiment à la fois une association et une provocation, ces gens
ont un savoir-faire dans les mains, laissons-les s’exprimer et voyons quelles en
sont les conséquences. Lors de ce workshop d’une semaine, près de 300 pièces
ont été réalisées sans objectif commercial particulier. Certains objets sont inutilisables, d’autres sont géniaux. Il a fallu procéder à un tri, mais chacun témoigne
d’une étape de recherche. Nous avons décelé dans certaines pièces des éléments
particuliers. Dans certains cas, cela a fait naître des projets que l’on n’aurait jamais pu imaginer si nous étions restés derrière notre planche à dessin.
Ce projet a permis de mettre en valeur les savoir-faire des ouvriers ainsi que le
répertoire formel de la tradition Bernardaud, l’or, la porcelaine, la tradition de la
fleur pour cacher une imperfection.
Il a aussi permis de créer des pièces différentes qui peuvent être produites par
l’entreprise. Il a de plus posé de nombreuses questions, que se passe-t-il si une
personne désire acheter un service de douze tasses ou de douze assiettes et qu’elles
sont toutes différentes ? Les gens sont-ils prêts à acheter un tel produit ?
Un tel projet ne pouvait pas naître d’un cahier des charges. Alors qu’avec cette
expérience il devient possible d’acheter six tasses, donc cinq sont parfaites et la
sixième est complètement alambiquée. Toute l’histoire de cette tasse est projetée
sur toutes les autres et on comprend que tous les produits naissent ainsi du travail
de la main, cela lui donne encore plus de valeur. C’est aussi ça qui nous intéressait
et c’est comme ça que le projet s’est inscrit dans l’entreprise. Cela a attiré l’attention sur tous leurs autres produits et a rendu toute la production plus intelligible.
BD Comment le public est-il informé de tout ce processus de création
production ?
AL Pour communiquer sur ce projet nous avons réalisé un poster sous forme
d’une photothèque montrant qu’il y avait eu une histoire et que nous nous étions
associés aux ouvriers à l’intérieur de l’usine. Ca montrait que les objets étaient
vraiment nés d’une manipulation et pas d’un simple dessin. À chaque fois que
nous présentons ce projet, nous reconstituons le tapis roulant industriel, et nous
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l’accompagnons de grandes photos des ouvriers en face de leur pièce. Toutes
les pièces sont cosignées par l’ouvrier et par 5.5. C’est une véritable collaboration.
SB Ce fut une aventure humaine exceptionnelle ?
AL Oui, les ouvriers avaient parfois l’âge de nos parents et nous étions comme
des enfants trublions dans l’usine.
CR Ce projet a créé un vrai lien affectif entre nous et les ouvriers. C’était un temps
de partage, où ils nous transmettaient et nous, nous leur permettions d’être libres.
On s’offrait réciproquement quelque chose, en toute simplicité et sans jugement.
AL Nous remercions encore Michel Bernardaud qui a su écouter notre projet
et notre histoire. C’était vraiment une rencontre avec une personne ayant une
grande ouverture d’esprit.
CR Je pense en réalité que Michel Bernardaud, même s’il nous a fait confiance,
ne se rendait pas compte du projet et des résultats du workshop. Pour lui, c’était
un acte artistique auquel il était sensible sans pour autant mesurer les dimensions du projet notamment, par exemple, le fait qu’on valorise la classe ouvrière
en lui offrant un statut de créatif et donc, une meilleure position. Il nous a
surtout demandé « combien de temps il nous fallait » pour que ça ne perturbe
pas trop la production quotidienne et que ça ne monopolise pas trop d’ouvriers.
BD Pourtant vous étiez confrontés à une entreprise très ancrée dans
la tradition, et la vaisselle de porcelaine elle-même a une identité très
marquée par cette tradition.
AL Bernardaud a une tradition et une identité marquée mais a également un
processus de création réglé pour l’ensemble de ses collections classiques où le
designer fournit son dessin a un modéliste qui ensuite fait le lien avec la production. Lors du développement de ce projet nous nous sommes affranchis de cette
étape en travaillant directement sur le site de production avec les ouvriers et les
responsables de production. Bien que n’offrant aucune garantie de résultat, c’est
en proposant un autre schéma de travail que nous avons démontré qu’il était
possible de marier histoire et tradition d’une marque avec l’innovation.
Langage des objets
SB Concentrons nous maintenant sur le langage des objets, croyez-vous
à ce concept ?
CR Oui, quand on conçoit des objets, il faut qu’ils aient du sens. On les conçoit
pour un usage et, notamment dans notre travail, nous pensons que le sens est
essentiel. Aujourd’hui, c’est même ça qui va provoquer la décision d’achat, le désir
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de posséder l’objet mais aussi l’envie de le garder. Sans sens, l’objet n’a pas d’intérêt. Pour nous, il est clair qu’il y a un langage entre l’objet et l’humain, ne serait-ce
que par l’utilisation de l’objet, par sa consommation et jusqu’à son vieillissement
Jean-Sébastien Blanc : Dès la conception de l’objet, il y a un langage des
formes, il y a une géométrie qui constitue la dimension rationnelle et scientifique qui ne nous permet pas de faire tout ce que l’on veut, même si aujourd’hui
grâce aux logiciels sophistiqués on parvient à accéder à des formes beaucoup plus
complexes, ça reste toujours dans une certaine harmonie. En tant que designers
nous essayons d’apprendre ce langage, mais en fait plus qu’un langage des objets,
nous pensons que les objets ont une vie, ils ont une âme, ils ont une histoire et
nous établissons souvent un parallèle entre le cycle de vie d’un objet et le cycle
de vie d’un humain. La phase de conception correspond à la phase de gestation,
la phase de production à la phase de maturation, etc. C’est une métaphore, mais
forcément l’objet doit dialoguer.
BD À ce sujet est-ce qu’on peut dire que l’objet parle, et si c’est le cas, estce qu’il parle tout seul ?
JSB Oui, il envoie en permanence des signes. On utilise des designers pour
essayer de créer des objets qui vont interpeller et qui vont créer de la différence.
Sur un linéaire, ils doivent dire « hello ! Je suis là, regardez, achetez-moi, je
suis plus beau que mon voisin. » Ce sont des objets qui d’une certaine manière
vont se pervertir, ils vont montrer leur côté brillant, etc. C’est une approche très
marketing, mais c’est la réalité, l’objectif c’est de réussir à créer de la différence.
Donc oui, il parle dans la mesure où il essaye d’interpeller et d’attirer l’attention.
Et il y a des objets qui sont plus bavards que d’autres.
CR Mais au-delà de l’aspect consommation, il est vrai que les objets sont aussi
culturels. Quand on va dans un pays étranger, il y a des objets qui ne nous
parlent pas alors qu’ils sont remplis des signes de la culture locale. Un verre est
assimilé à l’acte de boire, mais ce ne sont pas nécessairement les mêmes codes
qui gèrent cette opération. Donc, au-delà de la consommation, l’objet a des codes
culturels qui parlent ; en conséquence, quand on est à l’étranger il arrive qu’on
ne parvienne pas à lire ou à entendre certains objets et qu’on ne parvienne pas à
dialoguer avec eux. On parle une autre langue.
BD On peut certes dire que l’objet parle, voire qu’il bavarde, mais c’est
toujours une métaphore, c’est notre manière de projeter sur les objets
quelque chose de nos comportements interhumains alors qu’à l’exception
de quelques automates les objets ne parlent pas directement. Comment
font-ils signe ?
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JSB La question est donc de savoir ce que c’est que parler. Il y a beaucoup de gens
qui parlent mais qui ne disent rien. Ce qui compte c’est de communiquer, de faire
passer un message et d’échanger. Il faut qu’il y ait un aller et retour d’information,
un dialogue.
CR Le langage ne passe pas que par la parole, il passe aussi par l’écriture et dans
le cas de l’objet cela passe par sa forme. C’est la forme qui nous parle. Mais il y a
aussi le sens que l’on donne aux objets. Lorsque nous avons développé le projet
Baccarat nous avons réutilisé le code du verre Harcourt que nous avons placé sur
un verre ordinaire. On se demande alors si c’est un objet de luxe ou si c’est un
objet quotidien car il est formellement très simple. En fait, nous essayons d’interpeller l’usager au-delà de la forme.
JSB Effectivement, nous sommes persuadés que les objets nous parlent parce
que nous entretenons des relations particulières avec eux. Pour nous, ce sont
des présences. Un designer est assez obsédé par la présence matérielle et nous
sommes en permanence en train de regarder des objets et d’être leurs complices.
Mais concrètement, c’est vrai qu’ils ne parlent pas vraiment.
On se dit souvent que les designers dessinent beaucoup pour les autres designers, et même qu’ils se gargarisent de ça en cherchant à produire le meilleur
design. Entre nous, c’est une sorte de compétition. Mais il faut aussi dire que
nous maîtrisons un langage que tous les gens ne maîtrisent pas et c’est ce langage avec lequel nous essayons de dialoguer. En conséquence, il y a beaucoup
de produits qui sont déconnectés de la population. Ils ne sont reconnus comme
super-pièces de design que par les designers mais pas par le grand public.
Malgré cela, pour nous, une pièce doit être capable de s’installer dans le quotidien
des gens et d’y prendre peu à peu sa place en rendant de vrais services. Mais ce
ne sont pas ces objets qui sont jugés les plus prestigieux et les plus percutants
par la profession. À mon avis, il y a tout un dialogue qui n’est pas connu et qui
concerne la gestion des formes et des volumes.
BD Très précisément, les tasses, les bols, et tous ces objets qui sont ici
sur cette table, quelle est leur manière spécifique de communiquer par
leur géométrie, leurs formes et leurs couleurs ? En d’autres termes,
en tant que designers, avez-vous repéré des propriétés des objets qui
sont particulièrement communicantes ?
JSB Ce sont les zones de fonctionnalité. Mais ce n’est que la conséquence de l’être
humain. L’objet est une interface qui est en dialogue avec le designer et l’usager.
CR C’est un prolongement de nous.
JSB En fait, l’usager dialogue avec l’équipe de conception qui a cherché à mettre
en avant des signes vendeurs et différentiateurs dans son produit. Cela passe par
le surdimensionnement de certains éléments ou des codages colorés, ce sont des
recettes assez courantes qui contribuent au processus de communication.
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BD La surdimension se construit par rapport à l’idée que l’on se fait de
ce que devrait être par exemple une « bonne » poignée. Cela ne renvoie
donc pas à cette poignée-ci, mais à l’idée que l’on a des autres poignées.
Cognitivement, il faut connaître un grand ensemble de poignées et avoir
une sorte de poignée type à l’esprit pour pouvoir penser : « tiens on attire
mon attention sur cette dimension ».
JSB Je pense que nous avons tous un répertoire formel emmagasiné et même si
on n’y prête pas attention, il y a des conventions qui font paraître un objet gros
ou petit.
SB C’est ce que nous appelons des habitudes intégrées dans les objets.
CR De la même façon qu’on s’imbibe d’images et de publicité on s’imbibe des
sensations du toucher. On ouvre tous des portes tous les jours et c’est là qu’un
objet parle, c’est quand il nous interpelle. Parce qu’une poignée va être différente
en main, elle dit , « tiens je ne suis pas comme d’habitude, je ne suis pas comme
les autres poignées. »
JSB A ce moment, l’objet dit quelque chose.
C’est ce que nous constatons avec les marques pour lesquelles nous travaillons.
Quand une marque cherche à faire du volume ou du chiffre d’affaires, l’originalité
et le côté différenciant ne sont pas recherchés. Au contraire, c’est la conformité
aux conventions qui est privilégiée. En ce moment, nous travaillons pour Moulinex sur un de ses programmes de petit électroménager d’entrée de gamme. Ils
veulent qu’un grille-pain ressemble à un grille-pain. Si ce n’est pas le cas, le client
potentiel peut éventuellement trouver l’objet sympa mais il ne sera pas forcément
prêt à l’acheter ; pour lui, c’est bien, mais chez le voisin. L’originalité n’est pas ce
qui est recherché, mais nous tentons quand même de créer de la différence car
nous savons que nous serons un peu plus chers que des produits chinois équivalents qui sont sur le marché.
CR L’objet doit donc parvenir à interpeller tout en respectant les codes formels
attendus par le consommateur lambda.
JSB Dans ce cas, nous ne pouvons pas placer la poignée à un autre endroit.
En conséquence, l’objet ne va pas dire grand-chose, mais il doit au moins faire
un petit clin d’œil « tu as vu, moi, je suis plus malin que mon voisin ; moi, j’ai
ça en plus… »
BD Entre les habitudes, les attentes et les conventions qui sont parfois
établies depuis des siècles, comment faites-vous pour créer de la différence ? Il faut à la fois jouer avec les habitudes et les respecter et en même
temps il faut se distinguer et se décaler. Or vous dites que l’objet parle
particulièrement au moment où il rompt avec les habitudes. Mais que se
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OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
passe-t-il quand il est dans l’habitude ? Il ne parle plus, il ne dialogue plus,
il ne communique plus ?
JSB Il communique toujours, mais il a moins de choses à dire. On peut dessiner
des tonnes de poignées, formellement on peut faire différents dessins et le choix
ne dépendra que du goût personnel. Récemment, j’ai vu un reportage consacré
à une poignée que l’on pouvait utiliser sans la manipuler directement avec les
mains. Pour éviter la contamination liée à la grippe A, le designer a apporté une
réponse à un problème de société. On n’ouvre plus la porte avec la main mais
avec le poignet, ça bouleverse les habitudes. Donc on en parle. Alors que l’on peut
faire dix mille poignées en cherchant la bonne courbe on n’en parlera jamais au
Journal Télévisé.
SB E st-ce que vous considérez que vous êtes des designers du
changement d’habitudes, c’est-à-dire que vous cherchez tout le temps
à créer quelque chose qui n’est pas dans le registre des attentes. C’est
ce que vous avez fait aussi bien pour Bernardaud que pour Baccarat ou
LaCie. Considérez-vous que le changement d’habitudes est votre ligne
de travail ?
CR Cela dépend du cadre de travail. Avec Bernardaud nous avions un cadre très
ouvert. À l’agence, il y a des projets personnels que nous défendons, nous essayons toujours d’être en décalage et de remettre en question notre manière de
concevoir. Notre démarche a été inspirée par Danielle Quarante qui a écrit que
pour innover il faut concevoir la conception. C’est-à-dire re-concevoir notre métier.
JSB Un designer a une méthodologie qui ramène toujours au même résultat . Il
est vrai que dans les jeunes générations, nous ne sommes pas plus à l’aise avec la
place que l’on attribue au designer dans la société qu’avec le rôle qu’il joue dans
les politiques d’entreprise où il est confiné au rôle de pion et d’exécutant, chargé
de la mise en forme d’un produit, alors qu’il n’a pas participé à la décision pour
savoir s’il est aujourd’hui pertinent de faire ce type de produit. Nous aimerions
donner au designer une place beaucoup plus importante, nous sommes donc
passionnés par l’idée de créer de nouvelles méthodologies et de nouveaux processus qui permettent de redéfinir les rôles de chacun. En fait, nous dessinons de
nouvelles façons de pratiquer ce métier. Nous parvenons à le faire parce que nous
sommes totalement isolés ou mis dans des cadres de travail très particuliers que
nous nous créons. Nous essayons aussi d’en parler à nos clients.
CR Dans ces projets de recherche, nous étions en complet décalage avec la manière « standard » de concevoir mais, dans tous les cas, nous essayons d’injecter
un petit décalage, un petit « twist » dans les projets de nos clients. Nous utilisons
le langage de la marque, son patrimoine et ses références culturelles tout en les
décalant pour être actuels, voire en avance par rapport à ce qui se fait.
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design et communication
JSB Pour construire, il faut d’abord déconstruire et être irrévérencieux. Nous
devons provoquer les marques dans leurs habitudes. Pour le moment, je pense
que nous n’avons pas encore réussi à trouver de nouvelles façons de créer de la
nouveauté. Nous arrivons à montrer que l’on peut créer le sentiment de nouveauté
sans nécessairement repartir de zéro, mais nous sommes encore dans une esthétique de la déconstruction, du bricolage, de l’assemblage et du collage. Nous
essayons de recomposer avec ce qui nous entoure. Nous sommes donc dans le
travail de déplacement des codes et des rôles de chacun. Nous étudions ce qui se
passe quand nous échangeons nos postes de travail, et le plus souvent l’esthétique
n’est que la conséquence de tout ça. Nous n’arrivons pas devant nos clients en disant : « regardez ce que nous avons dessiné pour vous, voyez comme c’est beau ».
Au contraire, nous leur proposons toujours des scénarios de travail sans savoir
exactement où ils vont nous conduire. Et souvent nos clients nous répondent : c’est
très pertinent toutes vos idées mais maintenant il va falloir travailler le « design »
et je crois que ce type de réaction témoigne bien du rôle que doit jouer un designer
pour une marque.
SB Vous avez dit qu’il y a deux publics visés, d’une par t la petite
communauté des designers eux-mêmes et, d’autre part, le public des
utilisateurs potentiels. L’un et l’autre n’ayant pas le même horizon
d’attente. Mais au niveau cognitif, pensez-vous que la communauté
des designers a les mêmes dispositions que le reste de la population.
Par exemple, pensez-vous être plutôt des « visual thinkers », c’est-àdire des gens qui travaillent préférentiellement avec des images ?. Ou
pensez-vous être des kinesthésiques, donc particulièrement sensibles
au mouvement et au geste, ou des auditifs ? Bref, pensez-vous avoir une
aptitude cognitive qui vous rend fondamentalement plus sensibles au
langage des formes ?
CR Je pense que tous les humains ont cette aptitude.
JSB Malheureusement, si c’est le cas, ce n’est pas une aptitude qui est identifiée,
reconnue ou mesurable. Nous ne sommes pas comme des pilotes de chasse qui
ont besoin d’avoir une vue surdimensionnée pour pouvoir piloter.
CR Je pense que tout le monde a cette aptitude mais qu’elle est ternie par l’éducation ordinaire. En revanche, dans nos écoles supérieures on procède à une
déconstruction de notre éducation et de nos manières de voir. Ce qui fait la
différence avec la communauté des designers et les gens en général, c’est que
nous savons que cet objet a été dessiné, donc nous le regardons différemment.
Nous savons que tous les objets sont passés par les mains d’un designer.
Peu à peu, notamment grâce aux médias, la population découvre ce qu’est un
designer, mais, néanmoins, les gens n’ont pas la même manière d’appréhender
les objets que nous.
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OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
JSB Ils ont compris qu’un boulanger fait le pain et qu’un architecte fait les maisons, mais ils n’ont pas compris qu’un designer c’est celui qui fait les objets et
pourtant, ils sont entourés d’objets.
SB Nous avons développé une autre hypothèse à ce sujet. Nous pensons
que les gens l’attribuent à une « Théorie de l’esprit », en d’autres termes
qu’ils savent que derrière l’objet il y a une personne qui essaye de leur
parler. Vous ne semblez pas partager notre avis, c’est donc à vérifier. En
revanche, quand un objet dysfonctionne, les gens n’attribuent pas ce défaut
à la marque ou à l’objet mais bien à la personne qui l’a fabriqué ou conçu.
JSB Cela dépend, en fait, je pense que s’ils trouvent que l’objet n’est pas beau, ils
s’en prennent au designer, en revanche, s’il n’est pas pratique, ils s’en prennent
aux ingénieurs.
Hélas, aujourd’hui, on ne nous accorde pas le rôle d’agir dans la dimension fonctionnelle des choses. Pour Moulinex par exemple, on nous a acheté de belles
carcasses en métal auprès d’un fournisseur chinois fiable depuis vingt ans et
Moulinex nous demande de faire un bel habillage. En conséquence, le grille-pain
que nous allons dessiner aura toujours son levier de « monte et baisse » sur le
côté, son thermostat à droite et on ne pourra pas le déplacer alors qu’il y a peutêtre d’autres places plus intéressantes sur un grille-pain mais la carcasse nous
impose sa logique. Ils ont aussi des projets de recherche, mais dans ce cas précis,
nous sommes dans la situation typique du marché.
BD En fait, nous supposons que les utilisateurs pensent qu’il y a
quelqu’un qui est responsable de l’échec ou du bon du fonctionnement.
Sans distinction sur l’origine, ils attribuent ce problème à une entité qui
est située du côté de la conception et de la production. C’est ce que dit
l’expression, « cet objet a été bien pensé ». L’idée sous-jacente, c’est qu’il
y a toute une chaîne de communication, et qu’il y a au moins un humain
qui a pensé quelque chose dont l’objet est le résultat. Il y a d’une part,
l’objet qui parle et qui interpelle avec ses petits écarts et ses ruptures
d’habitude ou plus souvent par sa conformité, il est bien là à sa place,
et d’autre part, en amont, il y a toute une communauté qui a fabriqué ce
monde.
JSB Nous, nous avons envie de sortir le design de l’élitisme où, pour être remarqué par le système ,il faut faire un truc qui va encore plus loin que les autres
alors qu’en procédant ainsi on se déconnecte de l’univers des gens ou de ce que
les gens sont capables d’acheter. Ce que nous allons faire pour Moulinex ne va
certainement pas être dans les magazines, mais pourtant, parce que nous allons
être bien entourés, Moulinex va vendre un million d’exemplaires de ce grille-pain.
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design et communication
Nous avons envie de nous rapprocher du grand public en pratiquant un design de
transition, un design qui tente de réconcilier la communauté des designers et le
public et il y a aujourd’hui trop de différence entre ce que nous pouvons trouver
dans les magazines, les magasins et les intérieurs des gens.
BD Pensez-vous à un design médiateur ?
JSB Oui, en produisant des objets qui vont à la fois rendre service et être reconnus
par l’esthète. C’est hyper-délicat car nous jouons sur les deux tableaux.
On dit de nous que nous sommes la nouvelle génération qui monte, des marketers
et des designers malins, mais les marques qui ont besoin de faire du vrai design
et pas seulement de la communication sont en train de venir vers nous.
C’est le cas quand nous réalisons une clef USB en forme de clef. À la base, le
marché de la clef USB correspond à des centaines de millions de pièces dans le
monde, c’est un produit galvaudé qui ne vaut plus rien. Pourtant une marque
qui n’a jamais fait de clef veut se positionner sur ce créneau, nous lui faisons un
dessin et deux mois plus tard, elle vend 15 000 clefs par mois, aujourd’hui presque
1 million d’exemplaires de cette clef.
SB il faut dire qu’en général les clefs du marché sont très laides.
JSB Nous avons fait une étude, il y en a de toutes les formes. Comme c’est un
objet nouveau, il n’a pas de code, il n’a pas d’archétype on peut donc faire tout et
n’importe quoi. Pour les designers, c’est déstabilisant. Sur notre site web, nous
présentons un inventaire de toutes les formes que l’on peut trouver. Elles vont
du sushi à la croix. En fait, une clef USB c’est un morceau de technologie qu’on
met dans un volume. Nous avons donc essayé d’envisager comment on pouvait
créer une identité à cet objet et c’est ainsi que nous nous sommes dirigés vers
son essence, vers son nom.
SB Du coup cela a intrigué ?
JSB Et pourtant c’est hyper-banal, ça aurait même pu être la première clef USB
de base. Ca aurait pu être l’origine.
SB Êtes-vous d’accord avec l’idée selon laquelle vous êtes des designers
hyper-communicants ? Je pense qu’au-delà de tous vos discours et de toute
la publicité qui est faite à un produit,on peut prendre n’importe lequel de
vos objets et constater qu’il a un mode de communication différent de celui
que produisent les autres designers.
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OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
JSB Tant mieux, car c’est ce que nous cherchons à faire. Ainsi que nous l’avons
dit, nous aimerions redonner une place importante au designer et donc à l’objet.
Aujourd’hui, on consacre trop d’argent à des campagnes de communication avant
même de se concentrer sur l’objet qui est pourtant le support de la campagne.
Récemment, j’ai rencontré des directeurs marketing spécialisés dans les bouteilles d’eau. Ils voulaient changer leur image de marque, mais ils ne se disaient
pas « et si nous réfléchissions à la bouteille d’eau plutôt que d’avoir une nouvelle
image. » Une publicité, c’est éphémère, alors que l’objet reste, il s’inscrit dans
l’environnement et il est diffusé autant de fois qu’il est consommé. Mais pourtant,
ils recherchent toujours plus de visibilité. J’ai l’impression qu’ils oublient que
l’objet est la première des visibilités, en tout cas ce sont de petits ambassadeurs
que l’on envoie chez les gens.
Donc, nous essayons de faire des objets qui ne sont pas uniquement un objet de
plus. Nous pensons qu’aujourd’hui c’est une véritable responsabilité que de mettre
un produit sur le marché et qu’il n’y a aucun contrôle vis-à-vis de ça, sauf pour
les copies. Pourtant, on utilise des ressources naturelles communes et la phase
industrielle est vraiment très polluante. À une époque, nous avons imaginé qu’il
serait nécessaire de mettre en place une sorte de Conseil Supérieur de l’Objet, sur
le modèle du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). Il faudrait que quelqu’un
puisse dire, « vous voulez sortir ça, mais il y a déjà le même sur le marché, à quoi
ça sert ? Pas de réponse ? Vous êtes retoqués. »
Nous pensons qu’un objet doit faire avancer, qu’il doit proposer quelque chose de
nouveau qu’à un moment donné il faut porter.
Nous voulons qu’un objet raconte une histoire. Nous ne faisons pas des choix
formels par rapport à nos goûts personnels mais un peu selon le principe d’une
équation mathématique. Nous créons une sorte de formule, l’objet doit être capable de faire ceci et cela. Quand nous avons des choix à opérer, nous les faisons par rapport à ces objectifs et non parce qu’on trouve l’objet plus beau, plus
spacieux, plus aérien ou plus poétique. Une orientation est juste, quand l’objet
communique ce que nous voulions dire. Donc, nous nous mettons préalablement
d’accord sur ce que nous voulons dire.
CR Effectivement, vous avez raison, nous sommes bien derrière l’objet et nous
parlons au consommateur.
JSB Si je compare mes carnets de croquis du temps de l’école avec ceux d’aujourd’hui, les premiers sont pleins de dessins alors que ceux d’aujourd’hui sont
remplis de notes. Notre design est en train de naître d’une certaine intelligence
et il y a une esthétique qui naît de cette démarche. Après l’ère fonctionnaliste
du design, il y a eu une phase poétique et sémantique. Pour nous, aujourd’hui,
l’esthétique est plus la résultante de la démarche et du processus que nous
mettons en place.
CR Tout en ayant du sens.
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design et communication
BD Et en étant responsable.
JSB C’est néanmoins la dimension du processus qui prend le dessus.
BD Dans les théories des cultural studies, les chercheurs utilisent le concept
d’agence pour signaler le pouvoir d’agir d’un acteur social. Bien que vous
considériez que le rôle des designers n’est pas assez grand, vos objets sont
vos ambassadeurs, ils vont dans le monde, ils y restent, ils font agir les
gens de telle ou telle manière et ils contribuent à changer les comportements et les habitudes. Tout cela, ce sont des manières d’agir et de transformer les autres. Avez-vous conscience d’être des sortes d’agents infiltrés
dont les discours sont véhiculés par les objets ?
SB La théorie du « Circuit de la culture » développée par Paul Du Gay et ses
collègues donne aux designers un rôle important d’intermédiaires culturels. Cela permet de poser la question de savoir s’ils sont des résistants
aux schémas sociaux et aux habitudes ou s’ils reproduisent ces schémas
pour les renforcer et les ancrer dans la vie des gens ?
JSB L’artiste Pierrick Sorin dit souvent « qu’est ce que vous êtes conservateurs
vous les designers » parce qu’il arrive que nous soyons obligés de freiner les envolées du marketing. Il faut reconnaître que parfois leurs idées manquent de sens,
de ce fait, nous préférons rester sur les acquis et en faire moins.
CR Parfois nous sommes des résistants et des dénonciateurs de choses que l’on
pointe et que l’on traduit à travers l’objet, mais parfois nous devons entrer dans
le système… dont nous faisons partie.
Toutefois, nous nous considérons vraiment comme des acteurs sociaux et nous
savons que nous avons une responsabilité. Nous avons conscience que si nous
concevons un mauvais objet il ne sera pas consommé et que nous aurons contribué à faire extraire de la matière et à gaspiller de l’énergie pour rien. Parfois, nous
sommes même très résistants avec des marques qui veulent produire des choses
cheap. Il y a un égo du créateur qui aspire à ce que sa création soit belle sur le
marché et qu’elle soit à l’image de ce qu’il a dans la tête.
BD A votre échelle, avez-vous l’impression d’influencer les modes de vie et
de contribuer à l’émergence de quelque chose de différent, tant au niveau
de la communauté des designers que dans le monde industriel ou dans le
monde des usagers ? Vous pensez-vous comme étant en train de modifier
des choses ?
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JSB On ne modifie pas encore grand-chose, mais nous contribuons à faire
prendre conscience. Aujourd’hui, nous sommes encore en train de faire un travail d’artiste vigilant ou, tout au moins, nous sommes à la frontière. L’artiste a
le pouvoir de dénoncer des choses grâce à une installation qu’il expose, nous,
nous avons le pouvoir de produire et de diffuser nos créations en apportant des
réponses aux problèmes sur lesquels nous nous sommes investis.
CR Nous sommes encore petits, cela ne fait qu’un an que l’on peut considérer qu’il
y a des produits industriels de 5.5 sur le marché
JSB Néanmoins, notre démarche influence beaucoup de personnes, elle se retrouve dans beaucoup de cahiers de tendance et elle fait beaucoup de presse car
les journalistes aiment les scoops.
CR Par rapport à la communauté des designers, nous sommes à la fois des électrons libres et des parasites, nous sommes petits, nous court-circuitons et nous
ne sommes pas en phase. Notre maturité comme celle de l’agence se construit en
ce moment, mais il faudra voir dans dix ou vingt ans ce qu’il en restera.
JSB Il y a cinq ans tout le monde parlait du green design, nous, nous sommes déjà
passés à autre chose. Pour nous, c’est un acquis, c’est inclus dans notre travail.
Nous avons quand même l’impression d’être des têtes chercheuses, dès que nous
abordons des choses nous sentons que ça a de l’influence.
La clef USB
SB Nous vous proposons de revenir à des questions directement reliées
à LA COLLECTION USB 5.5 de LaCie. Dans le cadre de ce projet, vous avez
décliné le concept de clef USB en trois modèles très différents, le premier sous la forme d’un couple de clefs qui s’échangent de l’information ;
le second, sous la forme d’une grosse pièce de monnaie et le troisième
sous la forme d’une véritable clef de serrurerie. Quels ont été les enjeux
communicationnels impliqués dans chacun des cas ? Pouvez-vous nous
expliquer comment vous avez procédé pour rendre le concept de clef USB
communiquant ? Enfin, au sujet du modèle en forme de clef, pourquoi avezvous travaillé sur sa dimension formelle et linguistique « clef » plus que
sur la mémoire ?
JSB Ma réponse reprendra un peu ce que nous avons déjà abordé. Tout d’abord
la clef USB est un objet très difficile à dessiner, ensuite, les gens achètent avant
tout de la mémoire, c’est-à-dire une certaine capacité technologique qui est en
permanente évolution. Donc, ils ne s’arrêtent pas vraiment à l’esthétique du
produit. L’idée a été la suivante : puisque la capacité mémoire de cet objet technologique implique des enjeux économiques et qu’elle représente une véritable
monnaie – car elle est aussi cotée en bourse et que son cours varie – alors nous
en ferons « une véritable monnaie de la mémoire ». C’est juste une hiérarchie que
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design et communication
de dire : quel prix est-on prêt à payer pour quelle quantité de mémoire ? C’est
justement ce dialogue entre la valeur économique et la valeur technologique que
nous avons essayé de développer. Pour la mémoire quatre gigas c’est une pièce
d’un centime en bronze, en Argent pour huit gigas et en Or pour seize gigas.
BD Cela ressemble aussi à des médailles olympiques et à leur hiérarchie
de métaux.
JSB Oui, c‘est aussi une interprétation possible. Mais, il ne faut surtout pas négliger que nous avons pris en compte les dimensions de l’usage. La clef USB est
un objet d’usage quotidien. Comment cet objet pourrait-il prendre place dans
notre environnement proche, sans devenir un objet de plus ? Nous avons pensé
au porte-monnaie et au trousseau de clefs. D’où l’idée d’injecter de la mémoire
dans une clef mais aussi dans un porte-monnaie. Le véritable challenge de ce
projet a été de se dire, comment va-t-on réussir à dessiner un objet dont les gens
n’achètent en général pas le design, en tout cas, un objet dont le design ne semble
pas être une valeur ajoutée justifiant un écart de prix.
SB Revenons un instant aux jeux linguistiques et formels d’une « Clef » pour
une « Clef USB ». À première vue, ce couple semble évident et pourtant cela
en a intrigué plus d’un. Comment pouvez-vous expliquer cela ?
CR Une clef USB, c’est très bête. Nous avons dessiné une clef pour une clef USB
mais ce jeu linguistique est typiquement français1. Alors oui, on interpelle parce
qu’on adopte le code connu de la clef généralement relié au monde de l’ouverture
des portes et nous lui proposons un usage relié au monde de l’informatique.
Nous pensons que ce petit glissement interpelle les gens. D’autre part, comme
une clef de serrurerie est un code connu, cela fait à la fois sourire tout en restant
hyperfonctionnel. Nous avons tous déjà possédé une clef USB et nous en avons
tous déjà perdu une. Mais une fois installée sur un porte-clefs, elle s’insère avec
les autres clefs et elle trouve sa place tout en continuant à répondre à un usage
spécifique.
BD En termes technologiques, les petits chocs que les clefs peuvent provoquer et l’usure d’un frottement continu avec différents métaux ne risquentils pas de démagnétiser la clef ou de détériorer sa mémoire ?
CR Elle est en métal et elle est vraiment solide. Nous avons effectivement rencontré un petit souci avec le graphisme (reproduisant le motif d’une clef classique)
mais cela a été résolu car nous l’avons fait graver au laser. Nous pensons donc
qu’aucune forme d’agression normale ne peut venir altérer cette clef. En tout cas,
1 En anglais l’expression « USB driver » est plus utilisée.
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il n’y a pas plus d’altération que pour une clef de serrurerie. Il n’y a que la connectique qui est apparente et à la demande du client qui voulait absolument sécuriser
cette interface de connexion, nous avons ajouté un petit capuchon. Mais pour
l’instant, il n’y a pas eu de mauvaise surprise. Ce sont des technologies qui sont
assez résistantes. Tout au moins, c’est ce que la collaboration avec les techniciens
et ingénieurs nous a permis de déduire.
SB Comment avez-vous procédé pour effectuer une sélection des différents matériaux et pour répondre aux besoins des différentes composantes de la clef ?
JSB Nous sommes bien plus tatillons que ce que le consommateur peut imaginer. Dans le cas de la clef USB « Iamakey », nous avons toujours fait des choix
qui permettaient de produire une vraie clef. Nous avons joué le mimétisme. En
respectant la technologie de mise en œuvre informatique et électronique disponible, nous avons toujours fait les choix qui nous conduisaient à fabriquer de
vraies clefs de serrurerie.
CR Nous avons donc essayé de dessiner des clefs, et pour ce faire nous nous
sommes appuyés sur des clefs que nous avons scannées et redessinées aux proportions d’une clef de serrurerie. Au niveau des technologies de mise en œuvre,
nous avions demandé à ce que le résultat soit le plus fin possible pour que nous
puissions arriver à des épaisseurs très proches de celle d’une clef de maison.
BD Toujours à propos de la clef, quand vous avez « designé « cet objet,
au-delà du projet de faire clef, est-ce que l’assemblage des composantes
et des parties a fait sens pour vous et à votre avis fait-il sens pour les
usagers ?
JSB En fait non, comme nous venons de le dire, même si nous sommes beaucoup plus tatillons que ce que les consommateurs peuvent percevoir. En fait, ils
ne regardent pas les mêmes choses que nous. Nous essayons de bien faire notre
travail en validant certaines options plus que d’autres. En d’autres termes, il faut
que l’assemblage soit propre, mais cela ne veut pas dire que le produit ne va pas
se vendre si l’assemblage n’est pas parfait.
BD Comment gérez-vous les différents intérêts en jeu au sujet de la
qualité ?
JSB Nous sommes en permanence engagés dans une lutte entre ce que la technique nous permet de faire, les enjeux économiques de la marque et notre volonté
de concepteur et de créateur. Le designer devient une machine à résoudre les
problèmes. Nous sommes donc toujours dans une espèce de tension, de lutte
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design et communication
contre des gens qui peuvent prendre des raccourcis de temps, d’argent, etc. mais
rarement de qualité. À la fin, nous connaissons les défauts du produit et nous
sommes encore dans une dimension où les problèmes qui n’ont pas été résolus
nous empêchent d’en voir les qualités. Mais avec beaucoup de recul et à la fin
de tout projet, nous nous rendons compte que les gens ne s’arrêtent qu’à une
première lecture de l’objet.
SB Cette série des clefs est-elle achevée ou avez-vous d’autres projets ?
JSB Nous sommes déjà en train de travailler sur un nouveau produit avec le
même client. Cette fois nous proposons une autre logique de clef USB. Le concept
du produit consiste à ne plus limiter la clef à une certaine capacité de mémoire
mais à la transformer en lecteur de carte microSD. Ceci va permettre d’introduire
une dimension évolutive à ce type de driver. Demain, quand de nouvelles capacités
de mémoire vont voir le jour, l’usager va pouvoir recharger sa clef un peu comme
on recharge un stylo à bille ou un stylo à cartouche. Pour l’instant, le prototype
est un peu trop volumineux, mais avec d’autres technologies nous espérons le
miniaturiser. Ce qui nous intéresse, c’est de proposer un produit plus qualitatif,
plus durable et plus évolutif. Aujourd’hui, le principal problème de la technologie,
c’est que nous savons tous que dans six mois nous allons changer de produit. En
ce sens, l’usager a du mal à investir car il sait pertinemment que son investissement ne sera que de courte durée et que la valeur de l’objet va chuter à partir
du moment où une autre technologie viendra la concurrencer en performances
et en prix. La proposition que nous tentons de développer ouvre une voie à des
produits orientés vers des objets plus précieux qui se gardent comme des bijoux.
SB C’est typiquement ce que l’on appelle aujourd’hui les produits relais. Ils
restent disponibles à un changement du service qu’ils proposent.
Clef USB et miniaturisation
BD Vous travaillez donc à l’opposé des produits minuscules comme certains objets que nous voyons se développer. La clef Sony ZY-2G par exemple
est presque limitée à sa connectique. C’est un exemple très intéressant
de miniaturisation.
SB Avec l’hyper-miniaturisation la technologie n’impose-t-elle pas son
design ?
JSB En effet, une fois que nous avons atteint ce niveau de miniaturisation, il ne
nous reste plus rien à faire. Ce type d’objet n’a plus besoin de l’intervention des
designers. Il est plutôt dans une logique de dématérialisation. Nous pouvons
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même oser dire qu’il n’y a presque plus d’objet. À ce titre, il reste quand même
intéressant de travailler sur la forme de ce type d’objets.
SB Même confrontée à la dématérialisation, l’expérience avec l’objet demeure une dimension primordiale de notre culture matérielle. Travaillezvous à préserver les dimensions expérientielles et tactiles des objets ?
JSB En design, la dématérialisation a été portée par tout le mouvement minimaliste. Concrètement, il s’agissait de rendre les objets les plus discrets possibles et les moins bavards possibles. Ca a été une réaction contre certains types
d’objets plus portés vers le style. Mais finalement, on a obtenu des objets qui ne
parlent plus. Ce sont des objets aux limites de l’austérité et de l’ennui, si j’ose
dire. Quand tout est épuré cela conduit aussi à produire une atmosphère froide.
Nous, nous apprécions la compagnie des objets et nous pensons que les humains
ont aussi besoin de ces objets qui parlent.
CR Et en ce qui nous concerne, nous essayons toujours de donner de l’expérience
et du sens aux objets afin que les gens aient envie de les garder. Aujourd’hui, on
consomme et on jette beaucoup. Pour l’instant, la seule solution que nous ayons
trouvée c’est de se dire que quand nous arrivons à rendre les objets attachants,
les gens ont du mal à s’en séparer.
JSB Il faut réussir à créer une sorte de dialogue entre les objets et les êtres
humains dans l’espoir que l’usager aura du mal à se séparer de ses objets. À
partir du moment où une dimension affective entre en jeu dans les relations que
nous avons aux objets, l’espérance de vie d’un objet augmente et les gens sont
moins dans une logique de consommation. Ainsi on produira moins de déchets.
Nous tentons de nous engager dans une dimension différente de la course à la
consommation.
SB Ce sont des problématiques typiques du design durable.
JSB Oui, mais actuellement on continue de construire des produits préprogrammés pour une durée de vie moyenne ou courte. Dans ce contexte, les réflexions de
l’entreprise de porcelaine Bernardaud sont intéressantes. Eux qui fabriquent traditionnellement des services en porcelaine sont confrontés à des futurs mariés qui
déposent peu, ou ne déposent plus du tout, des listes de mariage. Ils n’envisagent
même plus du tout de garder un service de table tout au long de leur vie. En face,
Ikea est un agent de la tendance aux produits à moyenne ou courte durée de vie.
Dès le départ, le consommateur est informé sur les objets qu’il achète, et il sait
très bien qu’il va en changer prochainement. Le consommateur a intégré cette
idée du changement.
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design et communication
L’Objet compagnon
SB La sémioticienne Susann Vihma2 a travaillé sur ce concept de « l’objet
compagnon ». Selon elle, les objets doivent être étudiés dans leurs
interactions entre eux et avec les humains, comme s’ils étaient des
compagnons de vie. Etes-vous d’accord avec cette idée et travaillez-vous
en ce sens ?
CR L’objet est un prolongement de soi, il est là pour compléter certaines fonctions
que le corps n’arrive pas à remplir pour fonctionner dans son environnement.
C’est pour répondre à ces incapacités que les humains ont été dans l’obligation
de créer des objets. Parce que nous les touchons, que nous les manipulons et que
nous les consommons, nous développons un lien affectif avec eux.
JSB On le voit bien chez les personnes âgées pour qui cela peut tourner à la maniaquerie, chaque objet doit être bien à sa place. Parfois, c’est trente ou quarante
ans de relations avec les objets qui sont en jeu. Les personnes âgées deviennent
les collectionneurs de leur intérieur et pour elles, c’est toujours un drame quand
il faut changer, déménager ou réaménager.
CR Effectivement, on peut dire que les objets sont vraiment leurs compagnons
et donc les nôtres.
BD Avec le temps, les objets se chargent de l’histoire de la vie, mais pensez-vous que c’est encore le cas avec les objets d’aujourd’hui ?
JSB Avec la dématérialisation et l’obsolescence accélérée des objets, nos générations risquent de souffrir plus tard de ne pas avoir su créer des liens avec des
objets et avec un héritage matériel.
CR Je pense que nous gardons quand même certains objets.
SB Ceux que nous conservons, nous les gardons même toute la vie, je le confirme,
même s’ils s’usent et se démodent, il y a même des objets que l’on aime de plus
en plus.
JSB En même temps, cela peut devenir malsain et précipiter dans le fétichisme…
2 Vihma, S. (2003). On Actual Semantic and Aesthetic Interaction with Design Objects konferens­
sijulkaisu. Proceedings of the 5th European Academy of Design Conference: The Design Wisdom, 2830.4.2003
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OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
Création
SB Dans une étude consacrée au groom3, Bruno Latour présente les objets comme des délégués chargés d’accomplir des tâches que les humains
peuvent assurer mais que les objets assurent désormais mieux qu’eux.
Selon cette approche, la majorité de nos objets sont nos délégués.
BD Mais il arrive que nous ayons vraiment à changer les fonctions des objets de notre environnement, Il faut alors rompre avec les habitudes et
même imaginer d’autres fonctions, d’autres solutions et donc d’autres objets. Dans le cas des nouvelles clefs USB, vous avez le projet de créer une
rupture avec la tradition pourtant récente et vous essayez d’imaginer une
autre définition pour cet objet. Comment fait-on pour passer à une autre
idée de l’objet et de ses fonctions ? En tant que designers et inventeurs,
comment gérez-vous cela et comment parvenez-vous à faire entrer la nouveauté dans la société et ses habitudes d’usages ?
CR C’est le déclic et le processus de l’idée créatrice. Il est toujours difficile d’expliquer son propre processus de création et sa manière de concevoir. En général,
nous commençons par énumérer toutes les possibilités d’un objet et simultanément nous regardons ce qui se fait dans d’autres domaines. Souvent, nous nous
arrêtons sur des petits détails.
JSB En effet, ce sont parfois des petits détails anecdotiques qui sont le point de
départ d’une réflexion. Comme nous sommes là pour améliorer les choses et non
pas pour les compliquer, nous analysons aussi les critiques que l’on adresse aux
objets sur lesquels nous travaillons.
CR Nous analysons aussi les comportements inconscients des gens. Il y a des
usages dont nous ne nous rendons pas ou plus compte et qui constituent des
habitudes dont nous n’avons plus conscience. En revanche, ce sont des usages
et des automatismes auxquels nous, nous sommes particulièrement sensibles.
JSB En principe, nous cherchons à ne pas faire quelque chose de normal ou de
commun. Le résultat peut ne pas être réussi, mais c’est le projet de base. À l’opposé,
certains concepteurs cherchent à faire des choses qui ressemblent aux schémas
habituels des objets, cela les rassure et les conforte dans l’idée de l’objet bien fait.
Dans le design, il y a beaucoup de gens qui cherchent à reproduire les choses qui
marchent bien. En Asie, le cas de la copie est typique. La copie ne leur semble pas
négative, puisqu’ils cherchent avant tout à bien faire. À l’opposé, nous cherchons
« naturellement » à faire différent, et c’est d’ailleurs ce qui nous amuse. Cette
approche est aussi plus dangereuse et plus risquée car nous engageons systéma3 Latour, B. (1993, 2006). Le groom est en grève. Pour l’amour de Dieu, fermez la porte. Petites Leçons
de sociologie des sciences. Paris. La découverte, P. 56-75
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design et communication
tiquement notre nom avec nos créations. Mais nous aimons être critiqués ou du
moins déclencher des débats autour de nos projets.
CR Différent, mais tout en respectant les codes et le sens pour que l’objet soit
reconnaissable.
JSB Il ne faut pas perdre les gens. En termes de création, il est préférable de partir
de loin et de revenir.
CR Diverger et converger, il faut créer un écart mais pas trop grand.
JSB Ensuite on dose cet écart, mais nous avons une vision et nous savons qu’en
trois étapes successives bien réparties dans le temps on pourra atteindre notre
objectif de changement. C’est ce que nous appelons la vision du projet.
CR En fait nous tentons de partir de très loin, d’une idée peu probable et nous
tendons à la rendre réalisable ou acceptable. Nous restons motivés par une vision
du produit. On peut dire que nous faisons des innovations incrémentales et non
pas des innovations de rupture. Bien que l’on anticipe la rupture, elle ne constitue
pas le premier stade. Les objets ont aussi besoin de temps pour mûrir il y a donc
des phases intermédiaires. Les prochaines étapes de nos réflexions seront donc
« rupturistes » mais ne le paraîtront pas pour les consommateurs.
JSB La création, c’est aussi des rencontres avec les commanditaires, cela dépend
des marques et de leurs différents objectifs qui peuvent relever de la communication, mais aussi de la création de nouvelles niches de marché, de la fabrication
d’objets qui détonnent ou encore de faire du chiffre d’affaires. Ce sont là des stratégies de marques et des stratégies de conception de produit qui ont fatalement
un impact sur la création.
Design d’inclusion ou d’exclusion
BD Même si les changements sont gradués, de nombreuses personnes
sont intimidées par les objets de notre environnement technologique. C’est
notamment le cas des personnes âgées qui voient des objets débarquer
dans leur vie comme des OVNIS. N’est-ce pas la responsabilité du designer
que d’éviter d’exclure certains groupes d’utilisateurs ?
CR En effet, ces objets ouvrent à des dimensions inédites et parfois bouleversantes
comme cela a été le cas pour l’avion ou les ordinateurs. Aujourd’hui, plus personne ne peut travailler sans ordinateur. Une multitude d’habitudes nouvelles ont
vu le jour et cela pose des problèmes générationnels. Nous avons offert un ordinateur à mes grands parents, mais ils ne s’y sont pas adaptés ou peu. Ils ont fait le
pas de l’utiliser mais pas d’aller plus loin, de se connecter à Internet, par exemple.
Au contraire, mes parents s’y sont plus intéressés parce qu’internet répond à leurs
besoins, mais c’est tout le temps moi qui suis chargée de les dépanner dès qu’ils
rencontrent un problème. En fait , je les aide dans leur apprentissage.
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Quand on est designer, et c’est un peu dommage, nous adressons d’abord les objets que nous créons aux experts. Mais nous comptons aussi sur l’apprentissage
dans les groupes. Au début, les néophytes ne savent pas comment ça fonctionne,
mais ils demandent de l’aide à une personne un peu plus aguerrie. En tant que
designer, nous comptons aussi sur le lien que les usagers peuvent établir entre
les objets qui fonctionnent de la même manière. Nous jouons sur l’effet de reconnaissance des familles d’objets. Les mémoires des caméras et des appareils photo
numériques sont aussi celles des Clefs USB.
BD Il reste quand même toute une partie de la population qui est tenue
à l’écart. Le design dont nous parlons est un design d’exclusion, mais il
existe aussi un design d’inclusion.
SB L’inclusive design est un mouvement anglo-saxon. Des designers ont
décidé de prendre en considération les différences culturelles, physiques
et mentales des gens et principalement les différences des personnes handicapées, mais aussi des personnes âgées qui rencontrent des difficultés
pour entrer dans le monde technologique et globalisé. Ils tentent de les
aider à y entrer, mais ils travaillent aussi à faire venir le monde à eux.
JSB Mais dans ce cas on éloigne fatalement les objets d’autres personnes.
BD Certes, mais l’idée sous jacente c’est de faire un design favorisant véritablement l’inclusion. Avec Dannyelle Valente, qui est chercheur au Centre de
Recherche Images, Cultures et Cognitions, nous travaillons sur des jeux tactiles pour les non-voyants et les voyants. En l’occurrence, nous travaillons
sur un dispositif qui permet à une famille composée de voyants et de non
voyants de jouer au même jeu. C’est ça l’idée du design d’inclusion. Une telle
préoccupation vous intéresse-t-elle ?
JSB En année de diplôme de designer, une grande partie des sujets traitent
des exclusions physiques. Ce sont des classiques, et chaque année, des étudiants choisissent ce terrain d’étude. Ensuite la vie professionnelle impose ses
contraintes.
CR En revanche, il existe des secteurs comme le monde médical qui sont très peu
ouverts aux designers.
JSB À notre avis, il ne faut pas culpabiliser à propos de cela. À la différence de
l’architecture dont l’objectif est de créer un lieu public où il y a de bonnes raisons
de prendre en considération les personnes handicapées, le designer produit n’impose rien à personne. Si le produit convient à l’usager, il va l’acheter, sinon, il ne
l’achète pas. Tout change dans le cadre d’une commande publique, par exemple
pour designer des bancs d’école. Dans ce cas nous serions plus vigilants à la
question du handicap.
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design et communication
CR Tant que le consommateur reste libre de choisir, cela ne sert à rien de répondre
à l’ensemble de ces besoins. Il faut dire qu’il est difficile de produire des objets
qui répondent à tout et à tous. On ne peut pas forcer les gens à s’intéresser à des
choses qui ne les intéressent pas. Mes grands-parents n’ont pas besoin d’internet
parce qu’ils ont leurs moyens d’information, comme le journal ou la télévision,
et cela leur convient très bien.
JSB Bien que nous soyons tout le temps en train d’expliquer à nos clients que
nous sommes tous différents et que les objets doivent s’adapter aux gens et non le
contraire, l’industrie continue de tout homogénéiser et standardiser. Il reste que
c’est encore et toujours à l’homme de s’adapter au monde matériel. Pour nous,
ce sont les objets qui doivent s’adapter et aider les individus. Mais à un moment
donné, il faut savoir baisser ses ambitions et savoir choisir des cibles et mieux
les cerner. On ne peut pas faire un téléphone portable qui soit à la fois pour les
jeunes et pour les personnes âgées.
CR Ce sont là des problématiques typiques du marketing que de tenter de constituer des marchés de masse et de niches. D’un côté, ils cherchent à atteindre le
plus grand nombre et le dénominateur commun pour vendre le plus, de l’autre,
ils cherchent à atteindre ou créer des niches de nouveaux consommateurs.
JSB Etudiant, j’ai eu l’occasion de réfléchir à la notion de produits « sur-mesure
de Masse » pour l’enseigne Leroy Merlin : créer des systèmes constructifs de cuisine produits en série et pourtant avec une grande capacité d’adaptation et donc
à l’écoute du plus grand nombre.
Pour le moment, nous sommes plutôt intéressés par les gens dont le manque
de connaissance des mondes du design et de l’art produit une sorte d’exclusion
culturelle. Cela nous intéresse d’interpeller ces gens avec nos produits, car nous
considérons qu’ils n’ont pas besoin de connaître toute l’histoire du design pour
les apprécier.
Pour le projet ‘Réanim’, nous avions réussi à créer un projet trans-générationnel.
Il répondait aux enfants parce que nous étions en blouse blanche et que nous
jouions au docteur, il y a même des enfants qui nous demandaient s’il y avait un
paradis pour les objets. Mais cela plaisait aussi aux ‘bobos’ parce que le projet
avait un côté un peu radical et un peu écologique engagé, cela plaisait aussi aux
personnes âgées qui trouvaient qu’enfin on prenait soin des vieilles choses… En
cela, ce projet était magique, car il permettait de parler à tout le monde. Chacun
avait son entrée.
Qu’est-ce qu’un designer ?
BD À ce sujet, en tant que 5.5 designers, comment vous pensez-vous ? Etesvous des créateurs, des médiateurs, des communicants, des soigneurs de
société, des innovateurs ?
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CR Traducteurs, créateurs et concepteurs. Nous ne disons pas souvent que nous
sommes des designers. D’ailleurs, nous n’avons pas vraiment trouvé de nom.
Nous ne sommes pas très à l’aise avec le terme « designer ».
JSB Nous sommes encore dans une logique de touche à tout. Nous avons envie
d’explorer des voies. Nous nous sommes inventé des métaphores avec des métiers, médecins du meuble, ménagères- cuisinières et bricoleuses (dans sa cuisine
pour le projet ‘cuisiner des objets’4 nous proposons à la ménagère de cuisiner des
objets, de faire avec ce qu’elle a à sa disposition). Nous sommes politiquement
engagés et nous avons des prises de parole au travers de nos objets pour faire
réfléchir la société.
CR C’est la politique au sens d’organisation de la cité.
JSB Nous analysons en permanence le comportement humain, c’est à la fois le
rôle d’un designer mais aussi celui d’un sociologue. En tout cas, moi j’ai envie
d’être acteur du monde matériel. Dans certains cas, nous nous pensons comme
des chefs d’orchestre.
CR Quand nous avons réalisé ‘Ouvrier designers’ , c’était un projet politiquement
engagé destiné à mettre les ouvriers en valeur. Mettre en valeur une classe sociale,
contester un peu la logique de division du travail et de fuite en avant vers la mondialisation, le profit à tout prix qui oublie que les ouvriers qui sont licenciés ne pourront
plus être les consommateurs d’aujourd’hui et de demain.
Parce que nous avons donné le pouvoir créatif aux ouvriers, ce projet a été largement critiqué par la communauté des designers.
Alors que nous étions les chefs d’orchestre de cette production et que nous avons
contribué à décomplexer, désinhiber et accompagner les ouvriers de Bernardaud.
BD À ce propos John Thackara5 dit que le rôle du nouveau designer c’est
d’être un accompagnateur du changement.
CR C’est vrai, et nous essayons d’accompagner le changement en douceur, en
résumé nous sommes des innovateurs incrémentaux…
Recherche & design
SB De façon plus générale, pensez-vous que la recherche et les réflexions
théoriques peuvent enrichir les pratiques et les expertises de terrain ?
4 CUISINE D’OBJETS feuilleté de livres, velouté de lumière, patères en croûte, tabouret façon tatin,
fondant de bougies: 5 fiches recettes pour cuisiner vos cadeaux. A dévorer des yeux dans les vitrines de
LaSer jusqu’en mars 2010. Sources : http://www.cinqcinqdesigners.com/index.php?centreloca=http://
www.cinqcinqdesigners.com/home.php?rub=actualite*aa*srub=actus
5 Thackara, J. (2005). In the Bubble: Designing in a Complex World. Cambridge ; The MIT Press.
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design et communication
JSB Après avoir obtenu le diplôme de designer, Claire et moi avons poursuivi nos
études en soutenant un DEA à l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers
dans le laboratoire de conception de produit et innovation avec Jean-François
Bassereau qui est un spécialiste de l’analyse sensorielle. Nous avons constaté
que le profil de designer n’était pas bien accueilli dans le monde de la recherche,
nous étions deux designers issus d’une école d’art dans une classe de vingt-cinq
étudiants composée de gens du marketing, de responsables environnementaux,
d’ergonomes et d’ingénieurs, bref tous les acteurs qui participent à la conception
de produits.
CR Nous avons souvent entendu les différents intervenants de la formation dire
que le designer n’est qu’un intervenant de surface et non pas un acteur d’articulation du monde industriel. Ils en restaient à la coque et c’était déstabilisant par
rapport à nos conceptions, cela nous remettait à une place que nous n’imaginions
même plus.
JSB En tout cas, ce n’est pas le rôle de designer qui nous plait ou qui nous
convient et je crois qu’il existe un réel malentendu au sujet de cette discipline
qui est utilisée comme adjectif qualificatif plutôt que pour nommer un métier.
CR Ce fut néanmoins une année très riche qui a nourri notre manière de voir les
choses et de les analyser. Nous sommes par ailleurs convaincus que la recherche
n’est vraie que si elle est appliquée à l’industrie et au monde en général, et non
pas en s’isolant dans des laboratoires.
JSB 5.5 designers est un laboratoire de recherche appliquée. Nous ne répondons
pas exclusivement aux demandes des clients. Nous écrivons beaucoup et nous
considérons souvent que les commandes sont des terrains de réf lexion et
d’exploration.
CR Ce n’est pas facile de faire de la recherche en Design industriel, ce n’est pas
très formalisé , aussi nous éprouvons quelques difficultés. Un chercheur ingénieur va tâtonner, il va mettre en place un protocole et le vérifier, en design c’est
beaucoup plus informel car il est difficile de mesurer un design.
BD Armand Hatchuel dit que le modèle de conception du designer est le
modèle même de ce qu’est la conception et que sa manière de chercher se
situe entre celle du chercheur et celle de l’ingénieur et que si l’on souhaite
trouver le modèle de la conception c’est chez les designers qu’il faut le
chercher.
SB C’est aussi ce que pense Alain Findeli qui établit un parallèle entre la
recherche théorique et la recherche en design.
JSB Nous ne connaissons pas bien les travaux de ces chercheurs. En tout cas,
ce qui est sûr, c’est que nous n’aurions jamais eu cette façon de pratiquer notre
métier si nous ne nous étions pas confrontés Claire et moi au monde de la re-
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OBJETS & COMMUNICATION MEI 30-31
cherche durant notre DEA. Et je n’ai pas l’impression que les autres designers se
lancent dans de tels questionnements que je pense propres à la recherche et pas à
la méthode classique d’un designer qui est assez basique et systématique : étude
de la concurrence, étude de la cible, réalisation de page tendance et transcription
de codes observés sur une enveloppe à l’échelle de la typologie concernée.
SB Nous voici à la fin de cet entretien, que pensez-vous des questions que
nous avons abordées, et pensez-vous qu’elles soient utiles pour comprendre votre démarche et la communication de l’objet ?
CR Il est très intéressant de se livrer à un entretien de ce type car nous n’avons
pas forcément l’habitude de formaliser ainsi notre travail. C’est aussi l’occasion
de réfléchir au sens de notre activité. Vos interrogations sont assez différentes
des questions classiques, notamment de celles des journalistes qui sont plus descriptives et répétitives. C’était donc une bonne occasion pour faire le point, pour
digérer, pour comprendre et pour aller plus loin dans nos réflexions.
Entretien réalisé à Paris, le 17 septembre 2009
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