La pensée française à l`épreuve de l`Europe. Décembre

Transcription

La pensée française à l`épreuve de l`Europe. Décembre
NOTE DE LECTURE
LA PENSEE FRANÇAISE
A L'EPREUVE DE
L'EUROPE
DE JUSTINE LACROIX
Grasset, 2008
Edouard Gaudot, assistant au Groupe des verts du Parlement européen,
chercheur associé Etopia
Novembre 2010
www.etopia.be
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Professeur de sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles, Justine Lacroix
présente dans cet essai trois familles de pensée du paysage intellectuel français
correspondant à trois visions de l'Europe : "désincarnée", c'est-à-dire sans projet
politique identifiable, ou "manquée", depuis que ses élites politiques ont fait le choix du
repli sur une identité européenne close, voire "rêvée", dans l'espoir de voir le droit
européen redéfinir la démocratie et la politique dans une perspective post-nationale.
Mais surtout, son essai permet de prendre conscience de certains paradoxes dans la
façon dont on pense l'Europe en français.
Autant le débat public français s'est furieusement emparé de l'Europe, surtout depuis 2005,
autant la pensée française semble, elle, peu intéressée par l'Europe. En effet, si en France la
construction européenne préoccupe depuis longtemps l'ensemble des sciences humaines
au point de contribuer copieusement à l'abondante et croissante masse de thèses,
commentaires et analyses sur ce phénomène historique majeur, plus rares sont ceux qui
s'attachent à "penser l'Europe" dans son essence et sa philosophie – comme l'avait
justement entrepris Edgar Morin en 1987. De fait, le corpus sélectionné par Justine Lacroix
est restreint, puisqu'elle se concentre principalement sur une demi-douzaine d'auteurs,
philosophes, historiens des idées ou professeurs de philosophie politique, pour fonder son
essai qui étudie La pensée française à l'épreuve de l'Europe : Etienne Balibar, Jean-Marc Ferry,
Marcel Gauchet, Gérard Mairet, Pierre Manent, Etienne Tassin et Paul Thibaud.
Ce choix qui paraît à première vue restrictif trouve cependant toute sa pertinence et sa
justification dans l'angle d'approche de Justine Lacroix. Si son essai identifie trois grandes
familles de pensée sur l'Europe, c'est en fonction de trois approches distinctes du droit et
de la philosophie du droit. Car le moteur de la construction européenne et son instrument
privilégié, c'est le droit. L'Europe est bâtie et maintenue par le droit : droit international,
droit communautaire, droit de la concurrence ou droits de l'homme, qu'on le déplore ou
s'en réjouisse, c'est la création d'un univers juridique partagé et cogéré par ses Etats
membres qui permet à l'Union européenne d'exister.
Et c'est dans la conception des rapports entre le droit et l'Etat que se cristallisent les trois
familles de pensée identifiées dans l'essai, selon que le droit est conçu dans l'Etat, sans
l'Etat ou contre l'Etat. La philosophie politique française s'occupe beaucoup d'Etat. Il faut y
voir bien entendu la caractéristique historique dans un pays dont l'identité nationale s'est
construite progressivement à mesure de l'élaboration et de la consolidation de ses
structures administratives – du domaine royal féodal à la monarchie absolutiste, absorbée
et sublimée dans l'avènement révolutionnaire et le centralisme jacobin de la France
républicaine, bientôt démocratique et libérale. Et lorsqu'on pense l'Europe en français c'est
souvent en termes institutionnels, pour poser une alternative indépassable : "soit
l'émergence d'un nouvel Etat fédéral à l'échelle européenne, soit le maintien d'une simple
coopération fonctionnelle sans véritable dimension politique." (p. 14)
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L' E u r ope dé sinca rné e – ou le d roi t par l' E t at .
Peut-on penser la démocratie sans le politique ? Peut-on faire l'Europe sans lui donner des
frontières définies, des institutions politique réellement démocratiques, et le sentiment
d'appartenance à une communauté de destins partagés ?
Dans cette Europe où la démocratie se fait sans le peuple, où l'intérêt européen est devenu
"raison d'Etat" (p. 49), les citoyens ne peuvent que se sentir dépossédés de leur pouvoir de
légitimation des décisions politiques. C'est une Europe "sans corps", qui se complaît dans le
flou et l'indéfini, transformée en "vaste territoire d'expérimentation de l'idéologie des
droits et des individus" (Gauchet, cité p.44) que dénoncent Pierre Manent, Marcel Gauchet
ou Paul Thibaud. Nourris par la relecture de Tocqueville, héritiers de Raymond Aron, ils
regrettent cette Europe qui a renoncé à être un objet politique, où l'on se contente d'une
citoyenneté européenne fictionnelle, car, paraphrasant Joseph de Maistre, il n'y a pas de
citoyens européens mais des citoyens français, allemands, ou italiens. "L'Europe n'aurait
pas de corps, car elle serait privée de ce qui constitue le cœur de toute communauté
politique, à savoir un sentiment d'appartenance à un même projet politique." (p.32)
Inscrits dans une tradition philosophique très française, qu'on qualifiera de "républicaine",
ces penseurs voient dans la construction européenne contemporaine une sorte de négation
de l'histoire et des nations – à tout le moins une négation des histoires nationales, car pour
les élites européennes d'aujourd'hui, les nations c'est la guerre, estiment-ils à raison. Alors
que la démocratie, et le peuple dont elle est le régime politique, sont indissociables du
cadre historique dans lequel ils ont mûri, soit le cadre de l'Etat national. Pas hostiles par
principe au projet européen, mais fort sceptiques quant à son mode d'intégration
fonctionnaliste, ces "républicains" s'inquiètent de l'affaiblissement du devenir collectif.
L'Europe serait à leurs yeux le lieu où est en train de se réaliser une tendance historique
majeure : la transformation de la démocratie d’un principe de gouvernement collectif en
une lutte pour les droits individuels. Pendant longtemps en effet, le problème
démocratique fut d’abord celui de la participation des citoyens au pouvoir, mais
aujourd'hui, l'enjeu prioritaire semble être la préservation des droits de l’homme universel.
Et c'est cet universalisme triomphant, qui interdisant la différenciation historique, a sapé
les volontés politiques de définir une nation européenne fédérale, en élargissant toujours
plus le territoire de la juridiction de l'Union européenne.
Alors qu'à l'échelle de l'UE, la question de la participation des citoyens, afin de rendre sa
légitimité démocratique au processus d'intégration européenne, est devenue cruciale, de
nombreux éléments de cette approche tombent sous le sens, tant elle semble empreinte de
réalisme. Après tout, une entité politique s'incarne dans un territoire et des institutions, ou
se condamne à n'être qu'un ectoplasme, au mieux un beau principe.
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Et un grand marché, même régulé par un univers juridique contraignant, ne fait pas un
objet politique, c'est-à-dire une communauté politique capable de répondre aux attentes de
ses membres. Mais on retrouve aussi dans cette réflexion quelques réflexes intellectuels
structurants, qui incitent à la distance. Sans explicitement étudier ces réflexes et leur
traduction politique quotidienne, l'essai de J. Lacroix a le mérite de rendre ceux-ci
particulièrement visibles. En particulier cette forme "d'inconscient rousseauiste" où se
retrouvent la nation en tant que cadre indépassable de la démocratie, le rapport dialectique
et fécond entre institutions et peuples, la méfiance à l'égard de l'individualisme corrodant
la volonté générale, et tout particulièrement la primauté du principe philosophique
moniste de "peuple", fût-il européen, sur celui pluraliste de "société".
Ce que la lecture de cet essai permet de bien comprendre, c’est à quel point ces réflexes
sont caractéristiques de la mentalité française – bien au-delà de ses élites. Et dans cette
sorte d'alternative "la République ou l'Europe" convergent beaucoup de présupposés
politiques largement partagés par l'ensemble des Français. On comprend mieux dès lors
pourquoi les élargissements successifs, et surtout celui de 2004, ont pu résonner dans
l'inconscient français comme le glas des chances historiques d'une Europe "à la française".
La taille et l'intense diversité de l'UE en 2005 rendaient explicitement caduc tout espoir de
lui appliquer ce modèle de construction politique qui après avoir "fait la France" aurait pu
"faire l'Europe".
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L' E uro pe rêvée – o u le d ro it sans l' E t at
Où l'on découvre en quelque sorte que l'idéalisme de certains penseurs fait finalement
d'eux les vrais réalistes de la construction européenne : plutôt que de chercher à faire entrer
les autres peuples et les autres cultures politiques dans le modèle républicain français, ils
s'engagent avec optimisme sur les voies qui mènent à l'émergence d'une société
européenne. C'est justement sur ce pluralisme renforcé par l'élargissement et sur la
réflexion autour de la notion très rousseauiste de "souveraineté" que cette deuxième famille
de pensée a développé sa conception de l'Europe. Considérant que la finalité de la
construction européenne serait d'offrir aux Etats contemporains une réponse à leur
impuissance nouvelle causée par la mondialisation économique, ils observent les limites
contemporaines de la démocratie conçue uniquement dans le cadre étroit de l'Etat nation.
Et s'interrogent sur l'apparente contradiction entre "démocratie" et "souveraineté", en ce
sens que la substitution de la volonté du peuple à celle du prince maintient tout de même
l'individu dans la subordination à un principe unique. Or la démocratie est d'abord une
question de "structure politique qui permet aux individus de survivre en liberté et de
poursuivre des projets seuls, ou en communauté" (p. 63).
Néokantiens, multiculturalistes, irénistes et cosmopolites, Jean-Marc Ferry ou Gérard
Mairet se rattachent à une tradition marquée par la pensée allemande des Lumières, dont
Jürgen Habermas, Ulrich Beck ou Norbert Elias représentent les éléments contemporains
les plus signifiants. Pour eux, la construction européenne est surtout un processus
historique essentiel d'évolution vers l'Etat post-national.
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Parce que "pour être réelle et absolument désirable, la démocratie est par essence
transnationale et cosmopolitique" (Mairet, cité p. 64), parce que le cadre d'exercice des
droits individuels et de la démocratie ne peut plus simplement se limiter à l'étroit Etat
nation, l'Union européenne offre la chance d'un nouveau cadre politique pour l'exercice de
la démocratie : la co-souveraineté (Ferry), c'est-à-dire "le passage du droit politique au
droit cosmopolitique" (p. 65). Ou, en d'autres termes, le droit des citoyens en dehors de
chez eux.
Quand il s'agit de penser le problème de la forme politique de l'UE, autrement dit de "l'Etat
européen", ce ne sont pas les modèles classiques de la fédération intégrée (contrairement à
Habermas, plus "français" sur ce sujet) qui ont la préférence, mais plutôt la construction
d'un espace de paix et de liberté où puisse s'exercer le droit comme vecteur du politique et
comme source d'identité partagée ; autrement dit, "l'Europe comme lieu de l'apprentissage
de l'universel" (p. 77). "Objet politique non identifié", disait Delors. Cette formule un peu
facile a du vrai. Et rappelle que l'UE est le mode même de gouvernance complexe d’un
monde en mutations profondes. Sinon fédérale, une république d'Europe est possible en
principe – mais en s'appuyant justement sur les multiples traditions nationales, et "conçue
comme un cadre de confrontation entre ces différentes perspectives. Comme une troisième
voie entre le repli national et l'intégration supranationale, qui n'est qu'un simple
changement d'échelle, "développée dans une sphère civile européenne, sans
homogénéisation culturelle ni le paternalisme politique des Etats modernes". (p. 74) Les
nations restent ainsi le lieu premier d'exercice de la participation politique, mais à ce droit
national classique vient "se superposer un deuxième niveau de démocratisation au plan
transnational", qui permet l'émergence d'une culture politique partagée et un décentrement
des intérêts, des mentalités et des mémoires nationaux. (p. 75)
Il fut un temps ou l’Europe existait déjà dans la conscience de certains Européens, où les
réseaux de pèlerins, de moines, de marchands, de princes, et d’étudiants formaient un
espace commun – pour un petit nombre de gens qui appartenaient donc souvent aux
élites ; des élites religieuses, aristocratiques, marchandes, ou universitaires pour qui
l’Europe était une réalité, un espace dans lequel ils pouvaient se déplacer à leur aise, sans
rencontrer d’autres obstacles que les distances, les intempéries, les brigands, ou les dangers
de la route… Aujourd’hui, cette réalité qui nous vient du Moyen Age est en passe de
renaître. L’Europe contemporaine n’est pas affaire d’élites pour autant : elle est affaire
d’initiés – en ce sens qu’elle est une expérience. L’expérience du dépaysement, de la
rencontre, de la diversité, de la confrontation à un autre horizon, à des formes alternatives
d’approche du monde et des problèmes nationaux ou locaux. L’Europe ne se construit pas
seulement dans les traités et le travail des institutions de l’UE, mais aussi au niveau des
citoyens, dans le mouvement incessant de ses étudiants, enseignants et professeurs, ses
businessmen et ses sportifs, ses fonctionnaires nationaux et internationaux, et ses
travailleurs. Une société européenne en construction.
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L' E uro pe manqu ée – l e dro it c o nt re l' E t at
Mais comment définir le citoyen européen ? A minima, comme le suggèrent les traités, qui
conservent la définition "nationale" de la citoyenneté ? Ou vraiment universellement, en
étendant cette citoyenneté à tous les individus présents (légalement) sur le territoire de
l'Union européenne ? C'est le combat de cette troisième famille de pensée, dont l'activisme
politique tente de traduire dans les faits les principes philosophiques.
Héritiers de la réflexion de Claude Lefort, et du spinozisme politique, Etienne Balibar ou
Etienne Tassin incarnent une version contemporaine et radicale du libéralisme politique de
celui-ci, et voient dans l'universalisme absolu des droits de l'homme l'instrument privilégié
du combat démocratique : "une politique des droits de l'homme (…) est une politique de
l'universalisation des droits." (Balibar, cité p. 85) Réhabilitant la valeur heuristique et
créatrice des conflits dans le cadre démocratique, et le traitement des inégalités et des
injustices sociales et économiques par le combat des acteurs sociaux et politiques pour la
reconnaissance de leurs droits, cette approche s'appuie sur la notion, libérale par
excellence, de contre-pouvoir.
Et elle conçoit ainsi l'UE comme le contre-pouvoir indispensable aux systèmes nationaux.
Ainsi les grands principes juridiques sur lesquels se fonde en théorie comme en pratique la
construction européenne auraient dû permettre de battre en brèche les politiques
nationales discriminatoires. L'UE et le droit communautaire constituaient de ce point de
vue un formidable horizon d'attente dans la lutte contre toutes les formes de
discrimination et d'exclusion. Avec l'édification d'une citoyenneté transnationale, on
pouvait espérer l'Europe en son ensemble plus démocratique que les nations qui la
composent. Sans envisager la disparition de la nation, ni l'abolition des frontières, puisqu'il
n'est pas sain d'appeler à supprimer la distinction entre national et étranger, l'Europe
devait néanmoins se penser comme borderland, c'est-à-dire comme espace ouvert,
affranchi de son socle identitaire, capable d'hospitalité absolue.
Jusqu'à ce que le mouvement d'intégration européenne vienne compenser l'ouverture des
frontières internes par la consolidation de la frontière externe… et provoquer le
désenchantement. L'espoir d'une Europe qui renouait avec sa nature d'espace-frontière
s'est abîmé en même temps que les vagues d'immigrants brisées à Lampedusa ou sur les
enceintes de Ceuta et Mellila. L'Europe borderland devait se concevoir comme "une
communauté d'accession à la citoyenneté" (p. 94) ; une citoyenneté de résidence, et non
d'appartenance. Elle devait ouvrir les chantiers de la démocratisation du système
judiciaire, de l'intégration par le travail et des luttes contre toutes les formes de
discrimination. Mais les leviers de la construction européenne se sont laissé reconquérir
par les Etats membres, qui ont reproduit un fonctionnement et une mentalité étatiques à
l'échelle du continent. Et sur les fondations de cette "Forteresse Europe", des Etats
obnubilés par leurs politiques d'immigration ou les menaces sur leur sécurité intérieure ont
élevé les murs d'une nouvelle altérité, en contradiction profonde avec l'universalisme des
principes qui inspirent la construction européenne.
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Ces trois familles de pensée ne se partagent pas le paysage intellectuel français à parts
égales. Ainsi, l'Europe rêvée n'a pas vraiment de traduction politique, tandis que les
tenants de l'Europe manquée se retrouvent quasiment exclusivement dans les rangs de la
gauche extrême et militante. Mais ils y sont minoritaires par rapport aux remises en cause
plus générales, et moins construites, qui soupçonnent les institutions européennes
d’arrière-pensées idéologiques rédhibitoires et les accusent de propager la mondialisation
néolibérale, forme contemporaine de la domination oligarchique inégalitaire inhérente au
capitalisme. En revanche, l'Europe désincarnée est devenue aujourd'hui en France
largement majoritaire, car elle est l'approche qui synthétise le mieux les ambivalences de la
perception de la construction européenne par la pensée française, particulièrement
marquée par l’imaginaire rousseauiste.
Prédominant dans la culture politique d’une certaine gauche orpheline du peuple version
Michelet, cet inconscient rousseauiste se retrouve aussi par exemple au cœur de la critique
souverainiste voire eurosceptique de la construction européenne. Il a été au cœur du
"consensus gaullo-mitterrandien" sur l'Europe qui a régné sur la politique française
pendant 40 ans. De cet inconscient a jailli le rejet si brutal des formes de la construction
européenne en 2005, lorsqu'on a pris conscience en France, que l'Europe n'était pas une
simple extension de la "Grande Nation", et que les partenaires avaient eux aussi une
culture politique originale.