Quelques pistes de travail pour l`atelier de recherche "Papin"…

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Quelques pistes de travail pour l`atelier de recherche "Papin"…
Quelques pistes de travail pour l'atelier de recherche "Papin"…
Proposées par Enzo Cormann, 2011
La "recherche" se définit couramment comme un "ensemble d’activités visant à
produire des connaissances nouvelles ou à combiner des connaissances existantes
de manière nouvelle".
Tout geste d'art est assimilable, en ce sens, à un geste de chercheur, puisque visant
à combiner (composer, agencer) des représentations, de manière, sinon neuve, à
tout le moins inédite.
Pour autant, la question de la "connaissance" n'est sans poser problème à l'artiste.
L'art prétend moins à produire des connaissances nouvelles, que des agencements
singuliers d'énonciation, des représentations susceptibles de nous permettre de
capter, d'appréhender, voire de comprendre le monde, et notre position individuelle
et collective en son sein — présent et devenir de l'espèce. Il n'est pas douteux que
ce travail de représentation produit de la connaissance, mais celle-ci, en quelque
façon, ne se connaît pas elle-même; ou ne se donne à connaître que par l'entremise
de la critique – travail de désignation, de nomination…
La représentation est (entre autres) étude du réel — et pour ce qui nous regarde, par
les biais, les pas de côté, dramatique et théâtral.
Tout atelier de jeu, séminaire dramaturgique, travail d'hypothèse scénographique…
est instance de recherche : on cherche des formes, on forge un regard, on pense
contre soi-même, on trouve du sens. Le travail est entièrement tendu vers la
représentation (au sens premier du terme : production de la réalité connue dans
l'espace de la conscience), laquelle est, en dernière instance, scénique — quoique
nous puissions travailler comme si nous allions jouer demain pour le compte d'une
assemblée. Notre recherche artistique est entièrement au service de l'acte théâtral
(de la séance publique).
Considérant ce qui précède, notre "atelier de recherche" transdisciplinaire (dans ses
débuts nécessairement modestes !) se propose d'effectuer à son tour un petit pas de
côté : en se libérant de tout objectif spectaculaire (c'est-à-dire de l'obligation d'opter
pour une forme, et d'en travailler le détail d'exécution), se livrer à l'étude par les
moyens spécifiques du théâtre. Mise en examen théâtrale. Puisque le théâtre est
(aussi) outil de captation, d'appréhension et de compréhension du réel, que serait-il
susceptible de nous montrer que nous ne pourrions voir sans lui ? Quelle sorte de
microscope ou de lunette astronomique, ou d'accélérateur de particules est le théâtre
?
C'est ce questionnement d'artiste et d'artisan de théâtre qui est à la base de la
proposition de travail en commun, pour ces deux semaines de mars 2011 : prenons
un fait divers déjà passé au crible du journalisme, de la psychiatrie, de la recherche
historique, de l'essai, du cinéma et… du drame, et travaillons-le théâtralement.
Le fait divers proposé à notre étude est le crime des Sœurs Papin.
Christine Papin (1905-1937) et Léa Papin (1911-2001), employées de maison,
domestiques « modèles », ont assassiné leurs patronnes, Madame Lancelin et sa
fille, le 2 février 1933 au Mans.
Ce fait-divers tragique, suivi d'un procès expéditif, a suscité l’intérêt de la France
entière, des couches populaires aux milieux littéraire et intellectuel.
Outre quantité d'essais journalistiques, historiques et psychanalytiques, l'affaire a
inspiré de nombreux auteurs : Jean Genet, "Les Bonnes", 1947. Pièce très librement
adaptée au cinéma en 1962 par Nikos Papatakis, sous le titre "Les Abysses". En
1978, Jean Magnan a écrit une pièce directement inspirée du double meurtre,
intitulée "Et pourtant ce silence ne pouvait être vide" (titre emprunté à un article
historique de Jacques Lacan, consacré à l'affaire). En 1995, Nancy Meckler a réalisé
en Angleterre "Sister My Sister". La même année, Claude Chabrol a tourné "La
Cérémonie". En 2000, Jean-Pierre Denis a présenté "Les Blessures assassines"…
Lors de discussions exploratoires, trois pistes de travail, susceptibles de caractériser
le travail des trois ateliers, ont été évoquées : la scène de crime, le témoignage,
les représentations de l'affaire.
Si l'on prend l'exemple de la scène de crime, il s'agit, dans un premier temps, de
réunir les matériaux existants (rapports de police, documents judiciaires, photos,
scène filmée, récits…), puis de les mettre à l'épreuve du "plateau".
Ne "passer" sur rien, examiner l'action sous tous ses aspects : postures des corps,
déroulé plausible des mouvements, temps, rythme, nature des gestes, résistances,
objets contondants, couteaux, doigts… Mais aussi : lumière, tenues vestimentaires,
contexte matériel (escaliers, palier, panne du fer à repasser, passage impromptu et
imprévu des patronnes, couteaux rangés dans la cuisine…), nettoyage sommaire
consécutif, objets remis en place, retour dans la chambre, etc…
Inmanquablement, l'étude théâtrale de tous ces éléments conjugués, composés, va
susciter des interrogations, mettre en évidence des zones aveugles, de l'inconnu.
Travailler à la représentation de ce passage à l'acte revient à agencer les
connaissances acquises à la faveur de ce premier travail, afin de produire de l'inédit.
Il s'agit moins de parvenir à des "révélations" sur le déroulement du crime, qu'à en
élaborer collectivement une représentation renouvelée (ne serait-ce que sur le mode
du récit). Une représentation enrichie, déprise des simplifications et des a priori,
cohérente, scrupuleuse…
PS :
Le plus souvent, trouver n'est pas découvrir, mais éclairer, spécifier, resingulariser,
décoder. Critique des représentations, représentation critique. Chercher, c'est
tourner le dos à l'académie : mettre en crise les certitudes, les poncifs, la doxa…
Cette première expérience, première ébauche, d'un atelier transversal de recherche
pourrait être l'occasion de mettre à l'épreuve un état d'esprit, une disposition à
croiser les points de vue comme à tirer profit des différends : nous ne voyons,
n'entendons, ne ressentons, ne pensons pas de manière identique — à la bonne
heure !
BIBLIOGRAPHIE/FILMOGRAPHIE
Essais
- La "solution" du passage à l'acte / Le double crime des sœurs Papin
Francis Dupré (hétéronyme pour J. Allouch, Erik Porge, Mayette Viltard — nom
collectif inspiré par Francis Ponge et sa "fabrique du pré")
Editions Erès, 1984
épuisé mais en téléchargement libre au format .pdf :
http://www.epel-edition.com/epuises/dupre.pdf
- L'ombre double – Dits et non dits de l'affaire Papin
Gérard Gourmel
Editions Cénomane, Le Mans, 2000
- L'affaire des sœurs Papin – "Le diable dans la peau"
Paulette Houdyer
Julliard, Paris, 1966
- L'effroyable crime des sœurs Papin
Frédéric Chauvaud
Larousse, Paris, 2010
- En voilà du propre ! – Jean Genet et Les Bonnes
Yves Chevallier
Ed. Harmattan, Paris, 1998
- Entre mère et fille : un ravage (en particulier le chapître "Christine Papin ou
l'émancipation impossible", p.343 à 404)
Marie-Magdeleine Lessana
Ed Fayard, Paris, 2000
- L'affaire des sœurs Papin
Julien Moca
Ed. de Borée, 2010
- L'affaire Papin
Sophie Mamouni
Ed. de Vecchi, 2000
Articles
- Motifs du crime paranoïaque – Le crime des sœurs Papin
Jacques Lacan (1933-34)
URL : http://aejcpp.free.fr/lacan/1933-12-12.htm
- Les sœurs Papin ou la folie à deux
G. Vialet-Bine et A. Coriat,
Séminaires psychanalytiques de Paris, Enseignement de 7 grands cas de
psychanalyse, 1995.
- L’affaire Papin travestie
F. Danet et S. Ferrucci
Libération, 20 décembre 2000.
URL : http://www.liberation.fr/tribune/0101357717-l-affaire-papin-travestie
- L'affaire Papin : une violence qui n'en finit pas
Martine Fleury
Imaginaire & Inconscient 4/2001 (no 4), p. 75-87. URL : www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-2001-4-page-75.htm.
Théâtre
- Les Bonnes
Jean Genet
Œuvres complètes V.4, Ed. Gallimard, Paris, 1968
- Et pourtant ce silence ne pouvait être vide
Jean Magnan
Ed. Théâtrales, Paris, 1986, 1991, 2003
Cinéma
- Les Blessures assassines
Jean-Pierre Denis, 2001
- Sister, my sister
Nancy Meckler, 1994
- En quête des sœurs Papin, docufiction
Claude Ventura, 2000
- Les Abysses
Nikos Papatakis, 1963
- La Cérémonie
Claude Chabrol, 1995