Lisez la transcription d`une entrevue avec Carmen Gloria Quintana

Transcription

Lisez la transcription d`une entrevue avec Carmen Gloria Quintana
Brûlée vive pour avoir protesté contre l’oppression : Une entrevue avec Carmen Gloria Quintana
En juin 2016, Armando Perla, chercheur-conservateur du MCDP, a réalisé une entrevue avec Carmen
Gloria Quintana. Alors qu’elle était adolescente au Chili en 1986, elle a été arrosée d’essence et mise à
feu par des soldats parce qu’elle protestait contre la dictature de Pinochet. Dans l’entrevue, Carmen
Quintana livre un témoignage émouvant sur son épreuve, son transport au Canada où elle a reçu des
soins médicaux et trouvé refuge, et son travail pour les droits de la personne. Des femmes au Chili ont
cousu des arpilleras (tableaux saisissants en tissu) qui racontent son histoire et qui ont été intégrées à
l’exposition du Musée. Carmen Quintana habite maintenant à Montréal.
Cette transcription de l’entrevue a été traduite de la version originale, en espagnol.
Intervieweur : Armando Perla a enregistré la présente entrevue avec Carmen Gloria Quintana à Beacon
Hill, au Québec, le 4 juin 2016.
Pouvez-vous me parler de la situation politique au Chili pendant votre enfance et votre adolescence?
Carmen : Pour décrire le passé politique du Chili, il faut…
… parler du gouvernement de Salvador Allende et du parti Unidad Popular ou Unité populaire, le
premier gouvernement socialiste élu démocratiquement au Chili. Sous le gouvernement Allende, les
Chiliens cherchaient à obtenir l’égalité et le respect de leurs droits fondamentaux, dont le droit à une
bonne éducation, à la santé, au travail, à la retraite pour tous…
Cette volonté menaçait cependant les intérêts économiques des grandes transnationales et grandes
entreprises chiliennes. La nationalisation de nombreuses entreprises a commencé, ce qui est apparu
comme une grande menace aux yeux des États-Unis et de la bourgeoisie chilienne, car d’autres pays qui
cherchaient des solutions démocratiques équitables pour leur peuple auraient pu s’en inspirer.
C’est là qu’un complot de coup d’état a été fomenté par les forces armées chiliennes, la droite chilienne
et les États-Unis. Le palais présidentiel « La Moneda » a été bombardé, ce qui a mené à une dictature
civile militaire fondée sur une idéologie libéraliste; cette dictature a gravement violé les droits de la
personne pendant 17 ans. Elle a commencé par mettre en détention quiconque s’y opposait et elle a
torturé les prisonniers en violation flagrante des droits de la personne.
Il y a eu des détenus, des gens qui ont « disparu » et des prisonniers politiques torturés. Je n’avais que
5 ans lorsque le coup d’État militaire s’est produit, de sorte que la dictature a fait partie de ma vie dès
mon plus jeune âge. Lorsque j’ai eu 18 ans, j’ai participé à une manifestation nationale et je suis
devenue l’une des victimes de la dictature.
Intervieweur : Pouvez-vous me parler un peu plus de votre enfance, des années au cours desquelles
vous avez grandi sous la dictature et les valeurs que vous avez apprises chez vous?
Carmen : Mon enfance… Je viens d’une famille humble de la classe ouvrière. Mon père était électricien
et ma mère, femme au foyer. Mes cinq frères et sœurs et moi-même avons grandi dans le district
Nogales de Santiago. Ma famille était très structurée. Mon père travaillait beaucoup et ma mère nous a
élevés; nous sommes tous allés à l’école.
Nous vivions cependant toujours dans la peur, car depuis notre enfance, les gens nous disaient que
notre famille était une famille de gauche. Elle n’était pas militante, mais elle avait été fortement en
faveur du gouvernement Allende. Nous avons été éduqués avec les valeurs de ce qu’avait été l’Unidad
Popular. Autrement dit, nous avons toujours, enfants, entendu parler d’Allende, idéalisant beaucoup les
valeurs préconisées par l’Unidad Popular. Mes parents nous parlaient toujours des injustices qui
existaient dans notre pays, des violations des droits de la personne, nous vivions toujours dans la peur,
sachant qu’on ne pouvait pas parler en public, qu’on pouvait être mis en détention.
Nous parlions toujours de ces choses chez nous, mais pas en public. L’une de mes grands-mères avait
été une dirigeante sociale et quand nous étions jeunes, mes parents avaient tous les deux participé en
quelque sorte à porter Allende au pouvoir. Par la suite, cependant, étant donné la peur généralisée, les
gens restaient chez eux. Lorsque les grandes manifestations nationales ont commencé en 1983, toute
ma famille y a participé; nous allions au Stade national… non, la première fois a eu lieu sur l’avenue
General Velásquez, près de chez moi, organisée par l’Association internationale des travailleurs. J’avais
15 ans à l’époque. Plus tard, il y en a eu au parc O’Higgins, et j’y ai participé aussi.
Plus tard, lorsque j’ai commencé l’université, je me rappelle que je
voulais être plus active, toujours à un niveau assez simple, pas comme
chef ou quoi que ce soit. Donc, ma sœur aînée et moi étions à
l’université; mes autres frères et sœurs étaient au secondaire. Nous
étions toutes les deux membres de la Fédération des étudiants de
l’Université de Santiago, où nous faisions nos études. Nous avons
participé à des manifestations; nous sommes sorties dans les rues. Je
me rappelle d’avoir porté des drapeaux et des pancartes pour exiger la
liberté des prisonniers politiques afin d’appuyer les personnes que nous
connaissions qui avaient été mises en détention, parce qu’il y avait un
climat de grande peur.
Je me rappelle que souvent, j’allais à l’université et il y avait des
autobus militaires et des carabineros [force policière nationale] à
l’intérieur. À de nombreuses reprises, le président de l’université a
laissé les carabineros entrer dans l’université et harceler les étudiants
Carmen Gloria Quintana, 1986
Source : Fondo Archivo Diario La Nación, qui manifestaient ou se réunissaient. Il n’était pas rare, alors,
Universidad Diego Portales,
d’entendre dire qu’un camarade de classe était détenu, qu’on ne savait
Colecciones MMDH
pas ce qu’il était advenu de lui ou que quelqu’un avait été assassiné
dans quelque manifestation, touché par une balle. Nous vivions donc toujours dans la peur profonde de
ce qui pourrait arriver.
Un jour, j’ai été mise en détention lors d’une manifestation, quelques mois avant que je ne sois brûlée.
Environ 100 étudiants ont été détenus. On nous a relâchés le même jour, mais c’est le premier moment
terrifiant qu’ont dû vivre mes parents.
Intervieweur : Si l’on pense aux activités auxquelles vous avez participé, où avez-vous trouvé le courage,
sous cette dictature et dans le climat de peur, de continuer à lutter et à manifester?
Carmen : Nous étions nombreux à être courageux, je pense… pas juste moi. De nombreuses personnes
continuaient parce que nous étions tous fatigués de vivre cette oppression, ce manque de liberté. Il y
avait aussi un désir de savoir ce que c’était de vivre dans une démocratie parce que nous pouvions voir
que le personnel enseignant ne pouvait pas parler librement et que les gens ne pouvaient pas échanger
des idées de changement. Il y avait toujours la peur, car même votre voisin de classe pouvait être un
informateur. Cette atmosphère de malaise et de méfiance était si lourde que les gens pensaient que les
jeunes perdaient de leur vitalité. Il y avait aussi le désir de vivre quelque chose de nouveau et de mettre
fin aux injustices et aux violations des droits de la personne dont nous entendions parler à peu près tous
les jours.
Intervieweur : Pouvez-vous me dire ce qui s’est produit le 2 juillet 1986?
Carmen : J’avais 18 ans et je fréquentais l’Université de Santiago. Une grève civile nationale avait été
prévue les 2 et 3 juillet par l’Asamblea de la Civilidad, un regroupement de partis politiques – en fait,
techniquement, les partis politiques étaient interdits, mais ils existaient quand même et ils avaient
appelé tout le monde, partout au pays, à faire la grève pour mettre fin à la dictature. Le syndicat y
participait aussi, les étudiants, tout le monde réclamait la grève. Nous espérions beaucoup, donc, que ce
serait la fin parce que les manifestations étaient gigantesques. Il y avait déjà eu une crise économique
majeure en 1985, ce qui avait incité de nombreuses personnes à participer.
Donc, le 2 juillet, nous avions prévu de manifester avec des gens de l’Université de Santiago et de
marcher tous ensemble vers l’université. Comme je vivais à proximité, nous nous sommes levés tôt ce
jour-là et nous sommes sortis pour nous diriger vers l’Université de Santiago. En route, nous avons
rencontré Rodrigo Rojas et deux autres jeunes qui voulaient bâtir une barricade sur l’avenue General
Velásquez, parce que c’était une voie de circulation principale.
Nous étions tous dans l’esprit de la manifestation et nous étions tous d’accord, mais avant même que
nous ayons fait quoi que ce soit, nous avons été interceptés par une patrouille militaire. Ce jour-là, le
dictateur avait menacé tous les manifestants qu’ils s’exposaient à des conséquences parce que toute
l’armée allait les mettre en déroute. La peur nous a tous fait courir parce que les soldats portaient des
mitraillettes et avaient le visage peint de stries noires.
Nous avons tous couru et malheureusement, ils m’ont suivie, ainsi que Rodrigo – nous courions dans la
même direction. Les soldats ont attrapé Rodrigo tout d’abord et ils l’ont jeté par terre et battu. Je
courais derrière lui et ils m’ont attrapée et repoussée contre un mur. Ils ont fouillé mes choses et m’ont
jetée par terre et assénée de coups de pied. Ils ont frappé Rodrigo beaucoup plus que moi… il gisait par
terre à moitié inconscient.
Puis une autre patrouille militaire est arrivée et est
venue vers nous. Les soldats avaient un bidon
d’essence que nous avions supposément laissé derrière
nous et ils ont commencé à nous insulter au sujet de la
barricade, criant et en colère. Rodrigo était toujours
couché par terre et ils l’ont arrosé d’essence, comme
s’il arrosait une plante. J’étais debout, et j’avais deux
mitraillettes pointées vers moi. On m’a aussi arrosée
d’essence de la tête aux pieds. Tout cela s’est produit
entre 8 et 9 heures le matin.
Je ne comprenais pas pourquoi ils faisaient cela… Jamais, je n’ai pensé qu’ils allaient m’enflammer… Je
me disais que je devrais bien me nettoyer et retourner chez moi. J’étais certaine qu’ils ne faisaient que
jouer avec nous pour nous effrayer, puis qu’ils nous renverraient chez nous. C’est ce que je pensais et
pendant qu’ils nous arrosaient, un dispositif incendiaire est arrivé sur nous et a explosé. Les flammes se
sont répandues dans tout le secteur où nous nous trouvions, Rodrigo et moi.
J’ai paniqué et essayé d’éteindre les flammes avec mes mains, je me roulais sur le sol pour tenter
d’éteindre les flammes, mais je n’ai pas réussi. Puis je me suis évanouie et j’ai senti qu’on m’enroulait
dans des couvertures et qu’on me jetait dans un camion ou une camionnette, je ne suis pas certaine.
Puis j’ai perdu conscience. Lorsque je suis revenue à moi, je me suis rendu compte que j’étais sur une
route et je pouvais sentir les bottes des soldats sur mon corps et je les entendais rire.
On m’a ensuite jetée dans un fossé quelque part à l’extérieur de la ville… je ne me suis pas aperçue que
j’étais près de l’aéroport. On nous a donc laissés là. Rodrigo Rojas m’a secouée pour me réveiller. Je me
suis éveillée et j’ai vu qu’il était tout brûlé, comme un zombie, sans peau, tout blanc. C’était étrange,
très étrange. Je souffrais beaucoup. Nous nous sommes levés, mais nous avions de la difficulté à
marcher; nous étions comme des zombies.
Nous avons marché vers la grande route que nous pouvions voir au loin. En marchant, j’ai vu des
panneaux sur lesquels il était écrit « Quilicuras », ce qui était très proche de l’aéroport. Nous avons
commencé à faire du pouce pour que quelqu’un s’arrête et nous emmène à l’hôpital. Les gens avaient
peur et personne ne s’arrêtait nous prendre. Quelques travailleurs qui bâtissaient une maison de l’autre
côté de la route sont venus et nous ont fait des bancs avec des briques. Nous nous sommes allongés là,
puis les carabineros sont venus.
Quelqu’un avait dû les avertir. Ils nous ont demandé ce qui nous était arrivé, mais ni l’un ni l’autre
n’avons osé parler parce que nous savions que si nous disions quelque chose, on nous emmènerait, nous
« disparaîtrions »; nous nous n’avons rien dit et les carabineros n’ont rien fait. Il s’est passé un long
moment. Je souffrais tellement et j’étais tellement en colère que je leur ai dit de me tuer parce que je
ne voulais plus endurer la douleur, ce qui a semblé les faire réagir et ils nous ont emmenés. Ils ont
demandé à une automobile de s’arrêter et ils nous ont emmenés à une polyclinique.
Une polyclinique ressemble à un centre de santé local,
et l’infirmière qui s’y trouvait nous a laissés à l’extérieur.
Elle m’a ensuite demandé d’entrer et de lui dire ce qui
s’était produit. Je lui ai dit que des soldats nous avaient
brûlés et je lui ai demandé de bien vouloir téléphoner à
ma mère et à mon père. Je lui ai donné le numéro et
elle les a appelés. Je me suis ensuite évanouie et je ne
me souviens plus de rien d’autre. C’est à peu près ce qui
s’est produit.
Rodrigo Rojas avait des brûlures au deuxième et au
troisième degré sur 70 % de son corps. Il est décédé le
6 juillet 1986. J’avais des brûlures au deuxième et au
troisième degré sur 65 % du corps et après presque deux ans d’opérations, j’ai survécu, avec des
cicatrices qui m’ont défigurée et qui me recouvrent les jambes, les bras, le visage et les mains.
Intervieweur : Après la clinique locale, vous a-t-on emmenée dans un hôpital? Comment s’est passé
votre rétablissement au Chili?
Carmen : Très lentement… j’ai été inconsciente presque tout le temps les deux premiers mois. J’ai été
très peu consciente pendant cette période. J’ai été dans le coma pendant deux mois, entre la vie et la
mort. Tout d’abord, j’ai été au Posta Central, là où Rodrigo est décédé, selon les publications chiliennes.
Les conditions étaient si mauvaises sous la dictature que si je restais là, j’allais presque certainement
mourir. J’ai donc fait ce que j’ai pu pour être transférée dans un hôpital privé, l’Hospital del Trabajador
(l’hôpital des travailleurs). Les coûts d’hospitalisation étaient très élevés, autour de 2 000 $ par jour, et
chaque jour à l’urgence coûtait encore plus cher. Ces frais ont été payés grâce à la solidarité nationale et
internationale.
C’est extraordinaire le nombre de personnes qui ont fait preuve de solidarité à l’égard de mes parents.
On m’a dit qu’il y avait d’immenses files d’attente de gens prêts à donner du sang et de la peau, venus
déposer de l’argent dans un compte bancaire ouvert par l’organisation des droits de la personne Vicaría
de la Solidaridad pour payer les frais d’hospitalisation. L’argent est venu d’exilés qui vivaient à l’étranger
et qui voulaient exprimer leur solidarité.
Il y a aussi eu des velatónes, des vigiles à la bougie parce que les gens pensaient que je risquais d’être
kidnappée et de « disparaître ». Des gens passaient la nuit à l’extérieur de ma chambre pour la garder. Il
y avait aussi des gens dehors qui priaient toute la nuit avec des bougies. C’était vraiment touchant. Je
n’en ai rien vu, mais on m’a raconté par la suite.
Tous ces gens ont commencé parce que tous mes soins coûtaient très cher et ils ont continué jusqu’à la
mi-septembre, période au cours de laquelle nous avons commencé à recevoir des offres d’autres pays
pour poursuivre mes traitements ailleurs, entre autres aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Italie
et au Brésil. La plupart des pays n’offraient cependant l’asile qu’à ma mère et à moi. Le Canada a été le
seul pays à offrir d’accepter toute ma famille. Comme nous étions très proches et que nous voulions que
personne ne soit menacé au Chili, nous avons choisi le Canada.
Les traitements ont été très douloureux parce qu’on a dû utiliser ma propre peau non brûlée; il fallait
l’enlever et chaque fois qu’on m’enlevait de la peau, c’était comme une blessure à vif. C’était tellement
douloureux; ma peau collait aux draps. Je ne pouvais ni me laver ni marcher, ni utiliser mes mains. J’ai
perdu l’ouïe dans une oreille. Cela a donc été un long processus. D’abord, il y a eu les greffons pour
remplacer toute la peau brûlée, puis il a fallu attendre pour que la peau, le peu que j’avais, guérisse,
pour qu’on puisse alors prendre encore d’autre peau au même endroit, utiliser temporairement la peau
de porc nouveau-né, des greffons de peau humaine compatible avec la mienne.
Il a fallu de nombreux mois et cela a été très douloureux. Une fois qu’on a su que j’allais vivre, on a
commencé les chirurgies reconstructives étant donné, par exemple, que je ne pouvais pas détacher les
bras de mon corps parce qu’ils étaient collés en raison des brûlures. Il a fallu une opération pour que la
peau « décolle » et que je puisse bouger le bras. Mon cou était collé à ma poitrine et j’ai dû subir une
intervention pour les séparer. Je ne pouvais pas bouger les mains… elles étaient collées ensemble et il a
fallu également une intervention pour séparer mes doigts.
Il a fallu de très nombreuses interventions pour faire tout cela et recommencer à « enseigner » à la peau
à bouger comme de la peau normale. Il a fallu des mois de thérapie, de massages et d’exercices pour
recréer les plis de la peau. Je ne pouvais pas marcher très vite parce que je n’avais plus de muscles dans
les jambes. Tout avait brûlé, de sorte qu’il a fallu régénérer les muscles par l’exercice et j’ai dû
réapprendre à utiliser les mains. Je ne pouvais pas utiliser une cuillère; on a dû donc me nourrir. Cela a
été un processus très long et épuisant.
Intervieweur : Que pouvez-vous me dire de Rodrigo Rojas?
Carmen : Rodrigo Rojas était… bien, je le connaissais, mais pas très bien. Je l’avais vu une fois avant ce
jour-là. Rodrigo était l’enfant chilien de Verónica de Negri. Verónica de Negri était une activiste
gauchiste qui avait été mise en détention pendant le coup d’État et emprisonnée dans un camp de
concentration sur le navire La Esmeralda. Elle a été torturée, violée et détenue pendant de nombreux
mois. Pendant cette période, son grand-père a emmené Rodrigo Rojas au Canada. Il est venu au Québec
avec lui et son frère.
Plus tard, après avoir tout tenté pour obtenir la liberté de Verónica – heureusement, elle a été libérée –
elle est venue les rejoindre ici au Québec et ils ont tous émigré aux États-Unis, à Washington. Donc,
Rodrigo a grandi entre le Québec et Washington parce qu’une grande partie de sa famille est restée ici
au Québec et il a toujours beaucoup voyagé. Il était citoyen américain et lorsqu’il a eu 18 ans, il a
commencé à planifier un voyage au Chili, pour mieux connaître ses racines. Il était aussi un photographe
professionnel. En plus, donc, de sa quête identitaire, il voulait utiliser la photographie pour documenter
ce qui se produisait au Chili.
Rodrigo est arrivé un dimanche juste à côté de mon quartier où les étudiants de l’Université de Santiago
travaillaient dans des soupes populaires, dans le cadre d’une manifestation communautaire contre la
dictature, mais dans une atmosphère amicale. Tous les dimanches, nous participions à des activités
politiques contre Pinochet, tout en faisant de la nourriture pour tout le monde qui s’y trouvait,
organisant des jeux pour les enfants et informant les gens de ce qui se produisait, les invitant à nous
aider à faire du pain. Ce dimanche-là, Rodrigo Rojas m’a prise en photo alors que je jouais avec les
enfants à sauter à la corde.
En même temps, je me rappelle que j’ai vu, que j’ai remarqué Rodrigo parce qu’il était très différent des
Chiliens de là-bas. Il était très beau et j’avais demandé à ma sœur qui était ce beau jeune homme; je le
soupçonnais d’être un informateur. Ma sœur m’avait dit qu’il nous fallait être prudentes parce que
personne ne le connaissait et nous avons brièvement pensé qu’il pouvait être un informateur. Ma sœur
est alors allée vers lui et lui a demandé d’où il venait. Il a répondu des États-Unis et que sa mère y vivait
en exil. Alors nos soupçons se sont un peu atténués. Je l’ai revu deux jours plus tard, le 2 juillet.
Intervieweur : Y a-t-il des exemplaires des photos qu’il a prises? En avez-vous?
Carmen : Oui, j’ai un exemplaire que sa mère m’a donné; je l’ai ici en bas. Je peux vous le montrer, si
vous voulez.
Intervieweur : Vous avez dit que le Canada avait offert d’accepter toute votre famille… combien de
personnes êtes-vous dans votre famille et qui sont-elles?
Carmen : J’ai un frère et quatre sœurs – nous sommes six. Mon père, Carlos, a maintenant 76 ans et ma
mère, Agudelina, a 66 ans. Emilia a 49 ans, j’ai 48 ans, Lidia a 46 ans, Marcela 45 ans, Carlos 43 ans et
Patricia 41 ans. Ma sœur Emilia a épousé son fiancé au Chili, de sorte qu’il a pu venir avec elle. Nous
étions donc neuf personnes au total. Nous avions tous moins de 20 ans… la plus vieille avait 19 ans et la
plus jeune, 11 ans.
Ce changement est donc survenu à une étape assez cruciale de notre développement et l’expérience a
été très intense. Les Canadiens et les Québécois se sont montrés très solidaires de notre famille. On a
loué pour ma famille un appartement entièrement meublé et équipé. Les gens prenaient des tours à
l’hôpital où j’étais hospitalisée, traduisant de l’espagnol au français. Des personnes, des Chiliens,
venaient me lire les nouvelles. Cette expérience a été extraordinaire et j’en suis encore aujourd’hui
reconnaissante.
Mes parents ont ensuite commencé à travailler; ils ont d’abord appris le français; puis mes frères et
sœurs aussi… ils sont tout de suite allés à l’école pour les immigrants. Ma mère ne s’est par contre
jamais faite à la vie ici à cause de la rigueur des hivers. Ces difficultés ont eu raison du mariage de mes
parents et ils se sont séparés alors qu’ils vivaient en exil, en 1987. Ma mère a décidé de retourner vivre
au Chili en janvier 1988 et les enfants les plus jeunes sont repartis avec elle : Patricia, Carlos, Lidia et
Marcela.
Dans mon cas, j’ai passé les deux premières années entre l’hôpital et les voyages, à faire des
déclarations à l’Association sur les droits de la personne. Je suis sortie de mon lit la première fois en
mars 1987 et je me suis rendue immédiatement aux Nations Unies à Genève. J’y ai fait un discours pour
raconter ce qui m’était arrivé, mettre en contexte les violations des droits de la personne au Chili parce
que la dictature essayait de faire passer mon expérience comme un cas isolé.
J’avais pour objectif d’amener les gens à se rendre compte que j’avais été brûlée, mais que ç’aurait pu
être n’importe quel autre jeune du Chili, que les disparitions étaient monnaie courante, tout comme la
torture et l’absence de liberté d’expression. Une fois encore cette année-là, le Chili a été condamné
pour ses violations systématiques des droits de la personne. À partir de ce moment-là, j’ai voyagé dans
différents pays du monde pour dénoncer les violations des droits de la personne jusqu’en juillet 1988;
j’ai fait ça pendant un an. J’ai décidé de retourner au Chili pour participer à un référendum par « oui »
ou « non ». Je suis restée là-bas de 1988 à juillet 2010. Pendant ces premières années, j’ai activement
dénoncé la violation systématique des droits de la personne au Chili.
Intervieweur : Pouvez-vous me parler maintenant de la personne qui a pris les dispositions nécessaires à
votre départ, du diplomate qui a fait en sorte que votre famille puisse venir au Canada? Comment est-ce
arrivé, quelle a été l’offre d’aide du Canada?
Carmen : Bien, je ne suis pas très au courant… Je l’ai appris plus tard. C’était très intéressant parce que
l’an dernier, en juin 2015, nous avons présenté l’exposition Fragmentos, memorias e imagenes
(Fragments, mémoires et images) au Canada, et cette exposition, créée par le Musée de la mémoire et
des droits de la personne du Chili, a fait l’objet d’un reportage dans La Presse. On m’a interviewée et en
raison de cette entrevue, Christian Labelle a découvert que je vivais au Canada et a communiqué avec le
journaliste qui lui a donné mon adresse de courriel. Il m’a donc écrit et je lui ai répondu. Nous avons
organisé une rencontre et il est venu au bureau où je travaille à l’Ambassade du Chili. Il m’a apporté une
arpillera (images colorées cousues sur une toile décrivant des scènes de la vie quotidienne) en cadeau,
que vous avez photographiée. Il m’a raconté un peu l’histoire de l’arpillera, qui était l’expression de la
gratitude de mes voisins [à Nogales, à Santiago] pour ce que le Canada avait fait pour ma famille.
J’ai découvert que notre venue ici avait été très
compliquée pour l’ambassade du Canada à
l’époque parce qu’au moment où elle a organisé
notre venue ici, c’est Christian Labelle qui avait
proposé d’accepter toute la famille, pas
simplement ma mère et moi, ainsi qu’un contrat
de sécurité pour que nous puissions nous sentir
en sécurité dans un pays étranger. Le gouvernement canadien a accepté et lui a confié la tâche de
prendre toutes les mesures nécessaires. Je ne pouvais pas voyager facilement, car j’étais dans un état
critique. J’étais sortie du coma, mais il était encore très risqué de voyager sur une aussi longue distance.
Je devais être couchée, je prenais huit sièges, un médecin m’accompagnait, le Dr Villegas, et l’une de
mes sœurs qui avait reçu une formation en soins infirmiers, et ma famille.
Le voyage a été difficile : Christian craignait qu’il y ait une attaque, vu qu’une personne comme moi
quittait le Chili, sortait du pays pour aller ailleurs dans le monde et dénoncer ce qui était arrivé. Il
craignait donc une attaque. Ce jour-là, il a utilisé son véhicule personnel avec ses plaques diplomatiques
pour suivre de près l’ambulance qui nous transportait, parce qu’on ne pouvait pas attaquer un
diplomate. C’était très risqué. Il est donc resté tout près de l’ambulance, brûlant les feux rouges, poussé
par l’adrénaline.
Ce qu’il a fait est vraiment héroïque parce qu’en même temps, l’armée s’efforçait aussi de résoudre le
problème de l’attaque menée contre Pinochet. Je pense que le responsable chilien qui y avait participé
se trouvait à l’ambassade du Canada; il y avait beaucoup de stress; cette période a été très stressante
pour Christian.
Il y a donc eu toute une histoire entourant notre venue au Canada, rendue possible par la solidarité des
Chiliens et des Québécois ici, qui avaient formé un comité. Après le coup d’État, le comité Québec-Chili a
été créé et a constamment travaillé en solidarité avec le Chili pour recueillir des fonds et envoyer de
l’argent aux prisonniers politiques. Des délégations syndicales se sont rendues au Chili comme
observatrices, de sorte que le mouvement a toujours été très actif, encore même aujourd’hui. À
l’époque, c’est ce comité qui a demandé au gouvernement canadien d’accueillir la famille Quintana au
Canada, ce qui explique ce voyage et ce qui nous a amenés ici, qui a fait que le Canada est devenu notre
pays.
Le Canada est devenu mon deuxième foyer parce que la première fois, deux de mes sœurs et mon père
sont demeurés ici pour y vivre; deux ont épousé des Canadiens et deux ont des enfants nés au Canada,
trois enfants chacun qui sont des Canadiens. Je suis retournée au Chili avec quatre frères et sœurs et
maintenant les quatre d’entre nous vivons de nouveau ici. Je suis venue en 2010 avec mon mari et mes
trois filles. Ma jeune sœur est arrivée en 2012 avec son mari et ses deux enfants, et ma mère et mon
père viennent ici tous les étés voir leurs petits-enfants; nous avons donc des racines aux deux endroits.
Intervieweur : Pouvez-vous me raconter pourquoi Christian Labelle vous a donné les arpilleras?
Racontez-moi cette histoire.
Carmen : Je vous en ai raconté une partie mais, c’était bien, parce que, comme je l’ai dit, il est entré en
contact avec nous par l’entremise du musée, par l’entremise du journaliste qui avait écrit l’article. Il a
écrit au journaliste, qui lui a donné mon numéro de téléphone, puis il m’a envoyé un courriel, me
racontant qui il était et je lui ai répondu. Nous avons donc convenu de nous rencontrer à Ottawa et il est
venu à mon bureau à Ottawa. Mon mari était là parce que j’avais dit à M. Labelle que mon mari voulait
le rencontrer.
Il est arrivé avec les arpilleras qu’il avait gardées de 1986 à 2010 – presque 20 ans. Les toiles étaient en
parfait état… elles avaient l’air neuves. Il me les a données et m’a dit qu’elles étaient un cadeau que les
gens me faisaient. Il m’a dit qu’il les avait conservées dans le secret tout ce temps, espérant me voir un
jour et me les donner parce qu’il pensait qu’elles m’appartenaient. Je lui ai dit que non, qu’elles lui
appartenaient, mais il a insisté. Elles sont très belles et maintenant je les ai.
Il y a deux arpilleras : une montrant l’époque où les gens tenaient des vigiles à la bougie à l’extérieur de
l’Hospital del Trabajador au Chili, lorsqu’ils protégeaient en fait ma vie pour que je ne sois pas enlevée,
les gens formant des chaînes de prières, des chaînes de solidarité. L’autre arpillera montre mon
transport à bord de l’avion qui m’a emmenée au Canada, toute enveloppée dans des bandages, sur une
civière, en compagnie de toute ma famille… les deux illustrent deux moments de solidarité au Chili
même et à l’échelle internationale. Elles illustrent ce que les humains peuvent faire les uns pour les
autres lorsqu’ils travaillent tous ensemble, unis dans une même cause.
C’était magnifique de l’entendre nous raconter l’histoire que je viens de vous raconter sur les risques
que des gens ont pris pour nous emmener ici, sur ce qui se passait à l’ambassade et comment, lorsque
tout s’est calmé, ces résidents locaux sont allés le voir pour lui donner les arpilleras qu’ils avaient faites
pour remercier l’ambassade du Canada pour ce qu’elle avait fait pour la famille Quintana.
Intervieweur : Un velatón est comme une vigile...
Carmen : Oui, un velatón est comme une vigile… Tous les soirs que j’ai passés à l’hôpital, les bougies
étaient allumées et les gens priaient ou formaient des chaînes d’énergie pour m’inciter à vivre. Pendant
environ un mois et demi, tous ces gens se rassemblaient au matin pour savoir si j’avais survécu à la nuit.
Il y avait toujours des gens à l’extérieur, à la porte, qui donnaient du sang, de la peau… des files et des
files de gens.
Intervieweur : Vous avez également dit que ce qui vous était arrivé se produisait systématiquement
pendant la dictature. Pourriez-vous me dire environ combien il y a d’autres cas connus et ce qui s’est
produit?
Carmen : On dénombre environ 4 000 cas de personnes disparues qui dont nous ne savons pas où se
trouvent les corps ou ce qui leur est arrivé. Il y a des familles, des gens comme Ana González, par
exemple, dont le mari, les deux fils et une belle-fille, quatre membres de sa famille – ont disparu. Elle a
presque 90 ans et depuis le premier jour de leur disparition, elle fait partie d’un groupe de famille des
« disparus » et elle ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de leurs corps. La plupart de ces gens ont été
torturés et portés disparus.
Les restes de certains d’entre eux ont été retrouvés, par exemple dans des fours de calcaire. On a aussi
entendu dire que des corps avaient été jetés à la mer, qu’on les avait lestés pour qu’ils ne puissent pas
flotter. Tous ces actes sont les œuvres de l’armée, de la police secrète et de la CNI [l’agence nationale du
renseignement] du gouvernement Pinochet. De nombreuses exécutions politiques ont aussi eu lieu…
Si je ne me trompe pas, il y a eu quelque 47 000 prisonniers politiques, dont certains ont ensuite été
exécutés. Je ne me souviens pas du nombre exact, mais il y a eu des centaines de prisonniers politiques,
pas simplement des prisonniers, mais des gens qui étaient violemment torturés, avec sadisme. De
nombreuses femmes ont été violées, de même que des hommes. De nombreuses femmes enceintes ont
été mises en détention, ont disparu et un grand nombre ont été torturées et gardées en captivité.
Intervieweur : Et les personnes brûlées vives… était-ce quelque chose de courant ou...?
Carmen : Non, la destruction par le feu n’était pas courante. L’armée a obligé des jeunes à éteindre des
barricades en feu avec leurs pieds nus. Cependant, brûler deux personnes vivantes était une première;
les gens ont été horrifiés. Je crois que ce que la dictature cherchait à faire était d’horrifier les gens pour
qu’ils aient peur et ne sortent plus manifester, parce que les manifestations se succédaient rapidement.
Ce plan a échoué, cependant, parce que les gens ont continué de manifester.
L’un des aspects les plus douloureux de toute cette dictature a été la complicité du système judiciaire
qui aurait pu sauver de nombreuses vies, mais qui n’a jamais instauré une protection constitutionnelle
lorsque les gens étaient détenus. Il n’a mené aucune enquête; il s’est contenté d’archiver l’information,
sans mener d’enquêtes. Et lorsque des cas ont fait l’objet d’enquêtes pour faire taire ou apaiser
l’opinion publique internationale, généralement lorsque des carabineros ou des militaires étaient
impliqués, ces enquêtes relevaient de la justice militaire.
Finalement, il n’y a jamais eu d’objectivité. Lorsque mon affaire a été traitée, de 1986 à 2000, il a fallu
attendre en 1998 pour la première sentence. Le système avait emprisonné tous les témoins oculaires :
les gens qui avaient vu ce qui s’était produit, les jeunes qui étaient sortis manifester avec nous ce jour-là
et qui s’étaient cachés derrière des fenêtres et des portes, des travailleurs qui avaient regardé de
l’intérieur d’une usine. Les témoins les plus proches ont été emprisonnés pour réfléchir à leur
témoignage. Ma sœur, qui a vu en partie ce qui était arrivé, a passé deux jours en isolement avec son
fiancé, pour réfléchir à ce qui s’était produit.
Un autre jeune a été kidnappé, avec deux fusils pointés à sa tête pour qu’il change son témoignage; de
nombreuses personnes ont été emmenées. Des hommes sont passés de porte en porte dans le quartier
pour dire que quiconque vivait dans le secteur ou à proximité de ce dernier ne devait pas révéler qu’ils
avaient vu quelque chose, que quiconque parlait risquait d’être tué.
Donc c’était une farce et, pendant la dictature, le responsable de toutes les patrouilles militaires a
obtenu une promotion de lieutenant à capitaine dans l’armée, puis il a pris sa retraite en raison d’une
déclaration de problèmes de santé mentale. Il a reçu une pension de millionnaire et il est libre
maintenant.
L’an dernier, cependant, en août 2015, un conscrit a révélé la vérité, a brisé le pacte du silence et cela a
eu l’effet d’une bombe au Chili. En fait, j’ai dû me rendre au Chili parce que ce soldat a raconté que
l’armée l’avait obligé à se taire, qu’ils avaient tous été gardés pendant une année complète parce que de
nombreuses personnes faisaient leur service militaire et qu’ils étaient restés dans l’armée et avaient été
entraînés à répéter les versions qu’ils devaient mémoriser et raconter en cour.
Ils avaient répété des milliers de fois leur version de la façon dont j’avais été brûlée pour ne pas se
contredire les uns les autres et tous avaient été menacés de mort. On leur avait aussi rappelé qu’ils
devaient prendre soin de leurs familles, de sorte que personne ne pouvait changer son témoignage. Ces
soldats sont donc restés dans l’armée jusqu’en 2005, année au cours de laquelle la Cour suprême a
rendu la dernière sentence, qui s’est soldée par un vote à égalité. Il y avait six juges, dont la moitié a
voté en faveur d’un verdict de négligence et l’autre moitié, de meurtre. Au Chili, lorsqu’il y a partage des
voix, la décision est rendue en faveur de l’accusé.
Et l’un des juges se nommait Torres Silva – il était à la fois juge et vérificateur général de l’armée. Voilà
quelle a été la justice. Cela s’est produit l’an dernier lorsque ce soldat a révélé toute cette histoire,
Fernando… je ne peux pas me rappeler son nom de famille. Il s’appelait Fernando, et il y a eu un
scandale au Chili lorsqu’il a été révélé que l’armée – le coup d’État est survenu il y a 40 ans –, en plus de
20 ans de démocratie, que l’armée détenait toujours de l’information, refusait de coopérer avec le
système judiciaire et avait été complice de tous les crimes commis par Pinochet.
Puis un autre soldat a parlé, confirmant la version du premier, de sorte que l’affaire a été rouverte et
qu’on a commencé à interroger tous les soldats qui avaient participé. L’un des capitaines de patrouille
qui se trouvaient là, caché, était celui qui, selon ces autres soldats, avait allumé le feu. Donc,
maintenant, le juge Carrosa, qui a été nommé spécialement pour faire enquête sur cette affaire, y
travaille depuis plus d’un an. L’an dernier, je suis retournée une fois encore pour promouvoir la cause
des droits de la personne au Chili. J’ai donné des entrevues dans tous les médias et tous les journaux.
Les gens me reconnaissaient sur la rue; cette période a été très émotive et intense.
Intervieweur : Ma dernière question pour résumer – je sais que nous en avons déjà parlé, mais
l’exposition porte sur la liberté d’expression – pourriez-vous nous reparler un peu du 2 juillet? Pour
quelle raison la manifestation avait-elle lieu? Contre quoi manifestiez-vous ou qu’aviez-vous à dire
contre la dictature?
Carmen : Eh bien, ce jour-là était jour de grève nationale. Tout le monde avait arrêté de travailler ou
d’étudier pour sortir dans la rue manifester contre les violations systématiques des droits de la
personne, les violations du droit à la vie, du droit à l’intégrité physique, du droit à la liberté de presse. Il
n’y avait pas de liberté de presse au Chili, seulement les journaux officiels comme El Mercurio et
La Tercera, qui étaient aux mains de monopoles économiques favorables à la dictature chilienne qui
censurait les nouvelles. Il y avait d’autres stations de radio, mais généralement lorsque les nouvelles ne
reflétaient pas les opinions de la dictature, elles étaient fermées. Quelques publications hebdomadaires
qui luttaient pour être publiées étaient rapidement censurées.
Il y avait donc très peu de liberté pour dire ce qu’on pensait ou imprimer de l’information sur ce qui se
passait. Plus tard, en 1990, je suis retournée à l’université et il y avait des camarades de classe deux ans
plus jeunes que moi qui ne savaient rien de ce qui m’était arrivé. Les gens le savaient dans le monde,
mais pas ceux de mon propre pays. C’était terrible comment ils avaient été l’objet d’un lavage de
cerveau et ignoraient la vie véritable au Chili.
Nous voulions la liberté, le droit à la vie, à l’intégrité, le droit de circuler librement dans les rues, de vivre
en paix – parce que les gens pouvaient voir leurs foyers envahis, ils pouvaient se rendre à une réunion
de groupe et se voir forcés d’ouvrir leur sac. Il fallait l’ouvrir sans droit aucun, sans pouvoir résister. La
participation à une manifestation pouvait signer votre arrêt de mort. Donc, les gens exigeaient des
droits minimums, même pas des droits sociaux, le droit à la santé, qui avait été privatisée; la santé
publique était en crise absolue. L’éducation était terrible, l’éducation publique avait été privatisée, les
retraites étaient minimales, il n’y avait pas de travail, le chaos régnait partout au pays sous une dictature
où les libertés étaient à peu près inexistantes.
Intervieweur : Y a-t-il un autre sujet qu’il serait important, à votre avis, d’aborder et dont nous n’avons
pas parlé?
Carmen : Nous pourrions peut-être dire qu’au Chili, il y a encore des legs de la dictature qu’il est très
difficile de faire disparaître. On pourrait dire qu’il est encore difficile de trouver la liberté de presse au
Chili parce qu’il existe deux consortiums médiatiques principaux qui appartiennent à l’aile droite
chilienne : El Mercurio appartient à Agustín Edwards et La Tercera et La Cuarta et de nombreux autres
journaux appartiennent à Alvaro Saieh, tous deux des hommes d’affaires qui appartiennent de toute
évidence à la droite.
Toutes les nouvelles sont au bout du compte filtrées par des éditoriaux de la droite et les journaux du
centre ou du centre-gauche différents n’existent pas parce qu’il n’y a pas d’argent pour les soutenir.
Auparavant, pendant les dernières années de la dictature, un grand nombre de ces journaux étaient
publiés, censurés, mais ils bénéficiaient du soutien international. Lorsque la dictature a pris fin,
cependant, ils ont tous fait faillite et le seul moyen de se renseigner au Chili a été les médias de la droite
et leur couverture biaisée de l’actualité.
Au Chili, donc, le legs de la dictature se trouve dans l’expression d’un pays d’Amérique latine surtout
néolibéral où il existe le plus profond déséquilibre entre les riches et les pauvres. Il y a une énorme
différence dans la capacité de gagner sa vie. L’éducation fait partie de ce problème. Si l’on est pauvre,
on étudie comme un pauvre et on n’a accès à rien. Si l’on est riche, on étudie comme un riche. C’est la
même chose pour le droit à la santé : si on a une assurance maladie, ça va, mais si on n’en a pas, on doit
se rendre dans une clinique de santé publique de piètre qualité. Les pensions de retraite sont aux mains
d’entreprises privées, ce qui les rend très difficiles à obtenir.
De nombreux cas de violation des droits de la personne n’ont pas été punis, le mien, par exemple. Nous
ne savons toujours pas ce qu’il est advenu de nombreux prisonniers « disparus », de sorte qu’il reste
encore beaucoup à faire avant d’assister à un retour complet à la démocratie.
Intervieweur : Merci.