Science, culture et public : faux problèmes et vraies questions Jean

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Science, culture et public : faux problèmes et vraies questions Jean
Science, culture et public : faux problèmes et vraies questions
Jean-Marc Lévy-Leblond
Université de Nice
Résumé
On déplore souvent le faible niveau de culture scientifique des citoyens. Il y a pourtant là un paradoxe, car tout
membre actif d’une société technoscientifique comme la nôtre est amené à développer un niveau d’expertise élevé
et multiple. Mais si les non-scientifiques ne sont pas des non-experts universels, les scientifiques ne sont pas
davantage des experts universels. Dans l’état actuel d’ultra-spécialisation de la recherche, le niveau d’ignorance
concernant un domaine particulier est pratiquement aussi élevé dans la collectivité scientifique que parmi les
profanes. Pour évaluer sérieusement le niveau moyen de compétence scientifique de la société, il ne faut pas
oublier que le savoir est intrinsèquement contextuel, et que la signification d’une question ne peut être appréciée
dans l’abstrait. Cette nature contextuelle et sociale de la connaissance scientifique échappe complètement au
questionnement hors situation et individuel de trop simplistes sondages d’opinion. Elle échappe aussi trop souvent
à la conscience des scientifiques eux-mêmes. Il est grand temps d’ajouter à nos études et activités visant à une
meilleure connaissance de la science par le public, des études et activités visant à une meilleure connaissance du
public par les scientifiques. Et, plus profondément encore, c’est toute la formation des scientifiques qui doit être
repensée pour y intégrer les éléments d’histoire, de philosophie, de sociologie, d’économie des sciences désormais
indispensables au travail scientifique lui-même. Le problème à résoudre est non tant celui d’un hiatus de savoir qui
séparerait les profanes des scientifiques, que celui du hiatus de pouvoir qui fait échapper les développements
technoscientifiques au contrôle démocratique de l’ensemble des citoyens.
De nombreuses enquêtes et de savantes recherches ont été consacrées, dans tout le monde occidental, au cours des
dernières décennies, à une évaluation de la culture scientifique moyenne de nos concitoyens1. La tonalité générale
de ces travaux est plutôt pessimiste. Un résultat archétypique en est, par exemple, qu’une majorité de gens ne
sauraient dire si le Soleil tourne autour de la Terre, ou si c’est l’inverse. La plupart de ces études concluent en
déplorant cet état de choses, et en insistant sur la nécessité d’efforts toujours plus déterminés pour « diffuser la
culture scientifique » — vœux qui, au demeurant, restent essentiellement pieux. Notons cependant que des travaux
plus récents et plus précis2, replaçant l’évaluation du niveau de connaissances dans le cadre des attitudes à l’égard
de la science, aboutissent à des conclusions plus mesurées, relativisant le catastrophisme ambiant. En tout cas, et
sans aucunement dénier la réalité de larges hiatus entre les connaissances communes et les savoirs scientifiques, il
me semble que certains présupposés implicites de la problématique sous-jacente à ce diagnostic d’inculture
scientifique publique méritent examen.
La plupart des discussions sur ce thème identifient le “public” dont on cherche à évaluer la compétence
scientifique, aux profanes, c’est-à-dire aux non-scientifiques. Autrement dit, la dichotomie entre “savants” et
“ignorants”, qui sous-tendait toute la conception de la vulgarisation scientifique au dix-neuvième siècle3, reste
encore prégnante. Il est temps, cependant, de reconnaître que l’inculture scientifique affecte aussi bien les
scientifiques professionnels que les non-scientifiques. En effet, dans l’état actuel d’ultra-spécialisation de la
recherche scientifique, le niveau d’ignorance concernant un domaine particulier est pratiquement aussi élevé dans
1
Voir, par exemple :
J. R. Durant, G. A. Evans & G. P. Thomas, “The Public Understanding of Science”, Nature, 1989, 340:11
J. N. Kapferer & B. Dubois, Échec à la science (Paris: Éditions rationalistes, 1981)
Sciences et Avenir, 1985, hors-série 56 (“Illusions au pays des lumières”)
S. Huet & J.-P. Jouary, Les Français sont-ils nuls ? (Paris: Jonas, 1989).
2
Daniel Boy, “Les attitudes du public à l'égard de la science”, in
Philippe Méchet (Paris: Seuil, 2002), pp 167-182.
3
SOFRES,
L’état de l’opinion 2002, dir. Olivier Duhamel &
J. Jacques & D. Raichvarg, Savants et ignorants (une histoire de la vulgarisation des sciences), (Paris:Seuil, 1991).
JMLL, « Science, culture et public »/ AECYA, janvier 2003
1
la collectivité scientifique, dont la plupart des membres travaillent dans d’autres domaines, que parmi les profanes.
On n’a donc pas affaire à un large fossé unique qui séparerait les scientifiques et les non-scientifiques, mais à une
multitude de hiatus particuliers, séparant les spécialistes des non-spécialistes dans chaque domaine. La science
n’est pas une vaste île séparée du continent de la culture, mais un archipel éparpillé d’îlots, parfois plus éloignés les
uns des autres que du continent. Un expert dans un certain champ est un non-expert dans presque tous les autres, et
se trouve donc fort proche du profane total du point de vue de la culture scientifique en général. Certes, lorsque l’on
soumet les scientifiques aux tests de culture scientifique usuellement infligés aux seuls profanes, leurs résultats
globaux sont supérieurs ; mais il serait fort instructif d’analyser leurs réponses aux diverses questions en fonction
de leur discipline. On peut déjà remarquer que, selon un sondage récent à la méthodologie suffisamment fine4, le
niveau de connaissance scientifique des titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur, plutôt bon, ne dépend
que peu de la nature de leur formation, qu’elle soit scientifique, littéraire, juridique ou économique. Le présent
auteur propose depuis des années à ses étudiants un petit test de culture scientifique, dont on trouvera les énoncés
en Annexe. Qu’il s’agisse d’étudiants de niveau licence, maîtrise ou même DESS, les résultats sont régulièrement
catastrophiques : beaucoup considèrent Galilée comme un savant de l’Antiquité, croient que la vaccination a été
inventée par Pasteur, ignorent la nature de l’échographie, sous-estiment par un facteur 10 voire 100 le nombre de
chercheurs ou le budget de la recherche dans un pays développé, etc. Et le niveau n’est guère meilleur chez les
étudiants en science que chez les étudiants en lettres et sciences humaines.
Mais si les scientifiques ne sont pas des experts cultivés, à l’inverse, les non-scientifiques ne sont pas davantage des
non-experts incultes. Tout membre actif d’une société technoscientifique comme la nôtre est amené à développer
un niveau d’expertise élevé et multiple. La plupart des gens ont dans nombre de domaines diverses compétences
fort complexes, même si elles ne sont pas toujours reconnues socialement. Ces domaines ne sont pas
nécessairement scientifiques au sens strict du terme, mais ils font souvent appel à des connaissances très élaborées
et hautement technicisées — la conduite automobile, la cuisine, le bricolage, la couture, l’économie domestique, de
nombreux sports modernes, sans parler des relations sociales, offrent des exemples à foison. Et ces compétences
requièrent souvent une maîtrise contextuelle et une largeur de vues en général supérieures à celles qu’exigent les
connaissances scientifiques — dont l’acuité même vient souvent de la possibilité d’en isoler et restreindre le
champ. Considérons un cas typique pour lequel on a souvent dénoncé et déploré l’ignorance publique, celui de
l’industrie nucléaire et des problèmes de santé et de sécurité qu’elle pose. Une (illusoire) compréhension globale de
ces problèmes exigerait certainement une bonne connaissance de la physique nucléaire, mais aussi bien, sinon plus,
de l’ingénierie électrotechnique, de la plomberie et de la tuyauterie, de la radiobiologie, de l’organisation du travail,
de l’économie énergétique, etc., c’est-à-dire de domaines largement disconnectés, dont nombre ne sont pas
strictement scientifiques. Dès lors, les scientifiques, même physiciens, ne sont pas tellement mieux à même que les
profanes de faire face aux difficiles problèmes du nucléaire. De fait, il n’existe aucune maîtrise individuelle
possible de situations qui, par leur nature même, se posent au niveau d’une vaste collectivité humaine5. L’expertise
générale ici reste relève du fantasme.
Il ne peut y avoir d’évaluation correcte de la culture scientifique publique si l’on ne commence pas par prendre en
compte, outre la nature limitée et spécialisée de la connaissance scientifique, son caractère relatif. Un énoncé
scientifique ne peut être vrai ou faux, mais seulement vrai si…, ou faux mais… La science ne produit pas des
vérités absolues et universelles ; bien plutôt, elle fournit des énoncés conditionnels, et sa force vient précisément de
sa capacité à définir leurs conditions de validité6. Un théorème mathématique est vrai si certaines hypothèses sont
explicitées (par exemple, le théorème de Pythagore vaut pour un espace euclidien plat, pas pour une surface
courbe) ; une loi physique peut être appliquée si certaines conditions sont remplies (par exemple, la loi de Galilée
affirmant que les hauteurs de chute croissent avec le carré du temps, ne vaut que si l’on peut négliger la résistance
de l’air). Pour reprendre le sempiternel exemple de la Terre et du Soleil, à la question « lequel tourne autour de
l’autre ? », je ne peux, en tant que physicien, offrir une réponse sans ambiguïté que si l’on me dit à quel système de
4
Daniel Boy, ibid.
5
Du coup d’ailleurs, plutôt que de se limiter à redouter les risques inhérents à de telles situations, il devient intéressant de
s’interroger sur la (relative) faiblesse de ces risques : comment comprendre qu’une centrale nucléaire, ou un avion grosporteur, dispositifs que personne ne maîtrise vraiment, soient si peu dangereux ? Cf. Jean-Marc Lévy-Leblond, “Complexités
et perplexités”, in L’esprit de sel (science, culture, politique) (Paris:Seuil, 1996), pp. 263-271.
6
Jean-Marc Lévy-Leblond, “Vrai si…, faux mais…”, Traverses, novembre 1990, 47, et chapitre 1, “Vrai/faux”, in Aux
contraires (Paris:Gallimard, 1996), pp. 25-56.
JMLL, « Science, culture et public »/ AECYA, janvier 2003
2
référence elle est censée se rapporter. Car le Soleil, vu depuis la Terre, tourne bien autour d’elle ! Et affirmer le
sérieux d’une telle réponse n’est pas une argutie provocatrice : les calculs très sophistiqués des trajectoires suivies
par nos sondes spatiales se font effectivement dans ce cadre où la Terre est (à bon droit) considérée comme
immobile, cinq siècles après Copernic. La science moderne, plus subtile qu’on ne veut bien le dire, n’a pas
remplacé le géocentrisme par l’héliocentrisme, mais par le polycentrisme. Plus précisément, la question du
“système du monde” n’est pas tant celle de savoir si la Terre tourne autour du Soleil, ou l’inverse, mais celle du
mouvement des autres planètes ; et c’est une question moins cinématique (la description du mouvement peut se
faire dans n’importe quel référentiel) que dynamique (celle des forces dominantes qui régissent le Système Solaire).
Ainsi, la question usuelle, telle qu’elle est posée dans les sondages, ne peut aucunement rendre justice à la délicate
essence du problème, et ne saurait en rien constituer un test pertinent de culture scientifique.
En termes plus généraux, l’expertise véritable (scientifique en particulier) ne consiste pas en la connaissance d’un
vaste corps de résultats abstraits (théorèmes, lois, etc.), mais dans la capacité de maîtriser des énoncés opératoires.
Il s’agit moins de savoir, que de savoir comment savoir : que demander, où chercher, quoi lire, qui interroger — et
pourquoi en prendre la peine. De même qu’aux échecs les grands maîtres n’envisagent qu’un petit nombre de coups
(bien moins que les profanes), les mathématiciens ne connaissent qu’assez peu de théorèmes, les physiciens de
constantes fondamentales, les chimistes de formules développées. Mais tous savent où trouver les connaissances
nécessaires quand elles sont requises, et comment relier ces connaissances ainsi récupérées à celles dont ils se
souviennent. Le savoir scientifique (comme tout autre) est intrinsèquement contextuel, et la signification d’une
question ne peut être appréciée dans l’abstrait. Or, et de nos jours plus que jamais, le contexte d’un problème
scientifique est essentiellement social. Une question donnée, mettons, « quelle est la cause du sida ? », prend des
sens très différents et admet des réponses valides très diverses suivant qu’elle est posée dans un congrès
scientifique, une consultation médicale, un débat politique ou une discussion théologique. Cette nature contextuelle
et sociale de la connaissance scientifique échappe complètement au questionnement hors situation et individuel de
trop simplistes sondages d’opinion, qui ne sauraient donc fournir une évaluation fiable et pertinente de la culture
scientifique publique. Les gens sont certainement bien plus aptes à répondre aux questions qu’ils se posent et
doivent résoudre dans leurs vies professionnelles, politiques et affectives qu’à celles, arbitraires et sans pertinence,
que leurs posent des sondeurs anonymes. Les spécialistes de la communication scientifique prennent d’ailleurs
conscience du caractère limité et partiel (sinon partial) des techniques de sondage. , dans la mesure où la plupart
des gens « hold opinions too complicated to be summarized by conventional surveys »7. Ces limitations deviennent
d’ailleurs encore plus sérieuses quand il s’agit de tester non seulement un niveau de connaissances, mais une
attitude ou une opinion sur un problème social ou politique, comme en posent de plus en plus souvent le
développement technoscientifique. De fait, « public opinion polls are most effective at describing public thought
about non-volatile, precisely delimited concepts and policies. They are less adapted to exploring complex and
volatile attitudes. (…) In addition, public opinion polls are limited because they take an individualist perspective to,
rather than treating public opinion as a collective product. »8
Il faut enfin rappeler que la prétendue inculture commune n’est en rien, contrairement à une opinion courante,
spécifique à la science. Tel en tout cas que testé par les sondages usuels, le manque de connaissances est tout aussi
impressionnant (et sans doute tout aussi peu significatif) dans d’autres domaines de la culture. D’une enquête
menée en France par un magazine féminin à grande diffusion9, il ressortait que, comme à l’accoutumée, 30 % des
gens pensaient que le Soleil tourne autour de la Terre, 25 % ne connaissaient pas la température d’ébullition de
l’eau, etc. Mais 60 % ignoraient qui a peint la Joconde, 56 % ne savaient pas quand Charlemagne devint empereur,
35 % ne pouvaient nommer la ville où se trouve le Parthénon, etc. Ces résultats sont d’ailleurs similaires à ceux
obtenus dans des enquêtes du même genre en Grande-Bretagne, où, par exemple, les citoyens capables de nommer
quelques-uns des nains de Blanche-Neige sontr bien plus nombreux que ceux qui connaissent un nombre équivalent
de ministres du gouvernement en exercice10. Mais ces résultats me semblent plutôt révélateurs de l’inadéquation
7
Comme l’indiquent R. M. Entman & A. Rojecki dans leur ouvrage sur les représentations raciales, The Black Image in the
White Mind (Chicago: University of Chicago Press, 2000), p. 103.
8
C. M. Condit, R. Parrott & T. M. Harris, “Lay understanding of the relationship between race and genetics”, Public
Understand. Sci. 2002, 11:373-387
9
Marie-Claire, d’après The Observer, début 1990.
10
Une intéressante différence (culturelle) cependant : une bien plus grande proportion d’Anglais que de Français connaissent
le nom du père d’Abel et Caïn.
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des sondages que de l’inculture du public. En tout état de cause, il ne semble guère justifié de s’inquiéter
particulièrement de l’inculture publique prétendue dans le cas de la science davantage que dans les autres
domaines. Pas plus que “deux cultures”11, il ne saurait y avoir deux incultures.
Ces remarques ne visent aucunement à dénier l’existence de sérieux problèmes quant à la culture scientifique
publique. Mais elles voudraient convaincre qu’une appréciation plus fine de la nature et des effets de ces problèmes
est nécessaire. Peut-être la situation est-elle moins catastrophique qu’on ne le dit usuellement, et en tout cas ses
remèdes sans doute quelque peu différents de cette « diffusion de la culture scientifique » invoquée à répétition et
sans guère de résultats. Car enfin, étant donné les résultats lamentables des sondages mentionnés, on pourrait
s’attendre à une totale inadaptation de la plupart des citoyens dans nos sociétés technoscientifiques. À l’inverse, il
est frappant de constater avec quelle relative aisance les gens se débrouillent pour maîtriser un environnement
technologique toujours plus complexe et en évolution rapide. Chacun semble capable d’acquérir les compétences
qui lui sont utiles, que ce soit pour conduire une voiture, utiliser des appareils domestiques perfectionnés bourrés
d’électronique, devenir virtuoses des jeux électroniques, et, bien entendu, mettre en œuvre des techniques
professionnelles nouvelles (comme le traitement de texte sur ordinateur)12. La plupart montrent même une
surprenante aptitude à apprendre ce qui leur est nécessaire et pas plus : savoir conduire sans être expert en
mécanique, cuisiner sans être expert en chimie, saisir des textes sans être expert en informatique, etc. Dans
certaines conditions, peut même se développer une véritable virtuosité collective dans des domaines usuellement
réservés : voici quelques années, l’inflation galopante au Brésil avait conduit les couches les plus pauvres de la
population à une maîtrise économique remarquable grâce à de subtiles stratégies de change et d’emprunt
ordinairement réservées aux financiers de haut vol. Certes, la plupart de ces capacités restent à l’état d’acquis
pratiques et disconnectés, sans être intégrés dans un cadre théorique et une vision du monde globale ; elles n’en
constituent pas moins des savoirs efficaces et appartiennent à la culture commune. Ne faudrait-il pas commencer
par admettre et admirer ces réussites avant que d’en déplorer, de façon souvent bien paternaliste, les limites ?
Reste que cette “culture technoscientifique spontanée”, si elle est suffisante dans la plupart des circonstances de la
vie courante, n’est pas assez profonde ni assez articulée pour faire face aux menaçants problèmes techniques et
scientifiques de l’évolution sociale en cours, tout au moins si nous souhaitons affronter ces problèmes et décider
des solutions à y apporter selon les processus collectifs d’une voie démocratique. Mais un intéressant paradoxe
émerge ici. On invoque souvent la nécessité pour les profanes d’acquérir les connaissances scientifiques
indispensables pour leur permettre de discuter et trancher les problèmes technoscientifiques, en matière d’énergie,
de santé, de défense, etc. ; mais il est beaucoup plus rare d’entendre mentionner la nécessité symétrique pour les
professionnels de la technoscience (chercheurs, ingénieurs) d’acquérir les connaissances sociales et politiques
indispensables pour leur permettre de comprendre la nature de leurs propres travaux et les incidences de leurs
découvertes. N’en demandons-nous donc finalement pas plus aux profanes qu’aux experts ? Quel est le plus grand
danger (à court et long terme) lié aux recherches nucléaires ou génétiques : laisser les citoyens profanes refuser les
risques des conséquences sociales, culturelles et économiques de ces recherches sans qu’ils aient une idée claire de
leurs fondements scientifiques, ou bien laisser les scientifiques continuer ces recherches sans qu’ils aient une idée
claire de leurs conséquences ? En vérité, ces manques ne peuvent être séparés, et les scientifiques devraient donner
acte de leurs propres lacunes culturelles avant que de vouloir évaluer et corriger celles des profanes. Une récente
affaire est venue illustrer cette problématique de façon caricaturale : la soutenance par une astrologue en renom
d’une thèse de sciences humaines, conforme aux canons de l’institution universitaire, a suscité une assez ridicule
levée de bouclier chez certains astronomes réputés, dont l’indignation n’a d’égale que la naïveté devant les raisons
profondes et la nature véritable de l’astrologie — dont l’analyse met en jeu des considérations sociologiques et
psychologiques certainement au moins aussi complexes que la formation des galaxies ou le rayonnement des
11
Pour une critique de la notion des “deux cultures” selon C. P. Snow, voir Jean-Marc Lévy-Leblond, “Two Cultures or
None?”, in M. Vitale ed., Science and Technology Awareness in Europe : New Insights, European Science and Technology
Forum (Bruxelles: European Communities, 1998).
12
Une excellente illustration de ces capacités de maîtrise technique dans un contexte de considérable distance culturelle a été
donnée voici quelques années, malgré un certain paternalisme, par le film australien Les dieux sont tombés sur la tête. On peut
aussi en trouver une représentation fictionnelle dans un livre peu connu (en France) de Mark Twain, Un Yankee du Connecticut
à la cour du roi Arthur.
JMLL, « Science, culture et public »/ AECYA, janvier 2003
4
pulsars. Il est d’ailleurs assez ironique de constater que, selon des études détaillées13, une formation scientifique ne
garantit que de façon tout à fait relative contre les croyances para-scientifiques, lesquelles montrent au demeurant
une corrélation forte avec l’intérêt pour la science.
Pour dépasser ce diagnostic sceptique et tenter d’élaborer de nouvelles stratégies, il me paraît nécessaire
d’abandonner un beau rêve deux fois centenaire, celui des Lumières. Le degré de spécialisation, de dispersion et de
technicisation de la science actuelle, et la rapidité de ses évolutions conduisent, comme en cosmologie, à un “effet
d’horizon” : une part toujours plus importante des connaissances nouvelles (pour ne pas parler des anciennes…)
n’est désormais accessible qu’à un nombre toujours plus réduit de spécialistes et reste hors de portée des autres,
qu’ils soient profanes ou scientifiques. Ainsi, en lieu et place d’un idéal de connaissance absolue, c’est une réalité
d’ignorance relative qui s’impose. Si nous voulons réintégrer la science et la technique dans la culture, les limites
de nos capacités collectives de connaissance doivent d’abord être admises, évaluées et affrontées — c’est bien ce
que dit Brecht dans la citation placée en épigraphe de ce texte. Et cela est d’autant plus vrai que l’exigence,
devenue article de foi banal, qui voudrait que chacun soit, sinon expert, du moins compétent en sciences,
techniques et médecine avant qu’il puisse légitimement donner son avis en ces matières, est en définitive
absolument contraire au postulat fondamental de l’esprit démocratique. C’est que la démocratie est un pari —
risqué : le pari que la conscience prévaut sur la compétence. Nous ne demandons pas un niveau de connaissance
expert, ni même amateur, en matière de droit pénal aux membres des jurys d’assises, appelés, il y a peu encore, à
trancher de la vie ou de la mort de criminels présumés, ni en matière de droit constitutionnel aux électeurs qui
décident de l’avenir du pays. Pourquoi alors serions-nous plus exigeants en ce qui concerne les sciences et les
techniques ? Au fond, le problème que nous avons à résoudre est non tant celui d’un hiatus de savoir qui séparerait
les profanes des scientifiques, que celui du hiatus de pouvoir qui fait échapper les développements
technoscientifiques au contrôle démocratique14.
Je ne souhaite aucunement, par ces quelques remarques, déprécier les efforts accomplis dans l’enseignement et la
vulgarisation et même la communication scientifiques, mais seulement mettre l’accent sur la nécessité d’approches
plus fines et plus fortes à la fois — plus critiques donc. À titre d’exemple : n’est-il pas grand temps d’ajouter à nos
études et activités visant à une meilleure connaissance de la science par le public, des études et activités visant à
une meilleure connaissance du public par les scientifiques ?
13
Daniel Boy, “Les Français et les para-sciences :vingt ans de mesures”, Revue Française de Sociologie, 2002, 43:1, 2002, pp
35-45.
14
Sur le problème de la solubilité de la science dans la démocratie, voir Jean-Marc Lévy-Leblond, « En méconnaissance de
cause” in La pierre de touche (la science à l’épreuve…), (Paris:Gallimard 1996), pp. 38-59.
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5
ANNEXE : un test (informel) de culture scientifique
1. Donnez une brève définition (style “petit Larousse”) des termes :
pixel
échographie
prion
2. Combien valent (très approximativement) :
la distance Terre-Lune
la vitesse du son
la taille des atomes
3. Combien de temps s’est-il écoulé (très approximativement) depuis :
la formation de la Terre
la disparition des dinosaures
l’apparition des premiers hommes
4. Quand a-t-on découvert :
la planète Jupiter
le code génétique
l’énergie nucléaire
5. Quand a-t-on inventé :
le téléphone
la vaccination
les lasers
6. Où, et à quelle époque, ont travaillé :
Darwin
Galilée
Einstein
7. Quels sont :
le nom et la spécialité de l’un au moins des prix Nobel de science français
le nombre de chercheurs scientifiques en France
le budget de la recherche en France
8. Quelle est la signification des sigles :
SIDA
INSERM
ADN
9. Citez quelques œuvres littéraires (romanesques, dramaturgiques, poétiques, etc.) où la science joue un rôle
majeur (soulignez celles que vous avez lues) :
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