VIE ET ŒUVRE D`EÇA DE QUEIROZ
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VIE ET ŒUVRE D`EÇA DE QUEIROZ
a. campos matos vie et œuvre d’eça de queiroz traduit du portugais par Marie-Hélène Piwnik LA DIFFÉRENCE Vie et oeuvre d'Eça de Queiroz.indd 5 04/08/2015 15:46:05 INTRODUCTION Sollicité à diverses reprises pour écrire une biographie d’Eça de Queiroz, je n’ai pourtant jamais pensé entreprendre cette tâche, et ai toujours écarté cette suggestion. J’estimais personnellement qu’une biographie de plus, d’un auteur ayant donné lieu à de si nombreux travaux, ne se justifierait que par la découverte de nouveaux et importants documents susceptibles d’entraîner la révision de points de vue jusque-là essentiels, ou dans la perspective de l’élaboration d’un schéma novateur et significatif, différent des antérieurs. Obligatoirement, un tel ouvrage ne manquerait pas de combler les lacunes les plus évidentes des biographies précédentes. Et j’ai d’ailleurs affirmé en 2004, dans Eça de Queiroz et ses sept biographes : « Il est douteux que ce champ d’action s’enrichisse prochainement de nouveaux travaux, tout au moins conçus dans la perspective jusqu’ici adoptée, de récits suivant l’ordre chronologique des événements et des œuvres1. » La biographie monumentale de João Gaspar Simões, publiée en 1945 à l’occasion du centenaire de la naissance 1. Eça de Queiroz et ses sept biographes, Paris, La Différence, 2008, traduction et présentation de Marie-Hélène Piwnik (titre original : Sete biografias de Eça de Queiroz). 9 BIO Eça de Queiroz.p65 9 05/02/2010, 11:47 d’Eça de Queiroz, avec une troisième édition revue et corrigée trente-cinq ans après, en 1980, occupe dans la bibliographie queirozienne biographique une place si éminente qu’on n’éprouve pas le besoin d’en rabâcher les meilleurs chapitres, qui sont les plus nombreux. L’ombre de Simões est, encore aujourd’hui, écrasante. Quel monument ce serait, si l’on pouvait en faire une quatrième édition annotée pour l’actualiser, accompagnée d’exégèses récentes qui reviennent sur les points de vue par trop dogmatiques, fantaisistes, voire erronés de ce biographe ! Comment justifier dès lors l’entreprise biographique que je présente ? L’explication en est simple, bien qu’inattendue. À l’occasion du lancement en mai 2008 à Paris, au Centre culturel Calouste Gulbenkian, de mon livre Eça de Queiroz et ses sept biographes, son directeur, M. João Pedro Garcia, m’a fait remarquer que, de façon assez absurde, si la plus grande partie de l’œuvre d’Eça de Queiroz était traduite en France, le public français en revanche ne disposait d’aucune biographie de l’auteur. Et il m’a alors pressé de l’écrire. J’ai vu dans cette proposition l’occasion de produire quelque chose de différent de ce qui avait été publié jusqu’ici. Non pas un ouvrage descriptif détaillé qui, par sa lourdeur, n’aurait pas intéressé le public français en général, mais quelque chose de plus court et incitatif, centré sur les thèmes essentiels, avec des textes d’Eça lui-même, en particulier ceux qui concernent la France et la culture française. Mettre en lumière cette relation ne pourrait en effet que rendre le propos plus attrayant. Je n’ai donc pas tardé à soumettre à M. João Pedro Garcia le projet initial qui se concrétise aujourd’hui après qu’il l’a accepté. Voilà en quelques mots l’histoire de ce travail qui doit beaucoup au soutien inconditionnel de cet excellent ami. Il complétera les traductions en français de l’œuvre d’Eça de Queiroz, en sera le guide, la référence, de façon à donner à 10 BIO Eça de Queiroz.p65 10 05/02/2010, 11:47 ses lecteurs une meilleure connaissance de leur auteur, lié de si près à la France et à la culture française. Cela ne signifie pas pour autant que, pour objectif que nous souhaitions être, nous n’ayons pas à l’esprit cette affirmation fondamentale de Gaspar Simões : « une biographie est une idée personnelle de l’homme que nous voulons connaître ». Et il est clair que c’est aussi une idée personnelle qui nous amènera à souligner tel ou tel fait marquant, littéraire ou biographique. Ce qu’il convient d’apprécier, c’est comment cette idée est argumentée, et sur quelles bases elle s’appuie. Si les hypothèses formulées sont fondées, lorsque la documentation est rare ou inexistante ; si le biographe réussit, ou pas, à donner au lecteur un aperçu du portrait intime de l’objet de la biographie ; s’il a suffisamment analysé les conflits, les tensions, les événements fondamentaux qui éclairent le caractère de l’auteur étudié ; s’il a su, ou pas, choisir les critiques les plus significatives et les plus pertinentes concernant l’œuvre ; s’il a su, ou pas, éviter les folles divagations qui déconsidèrent tant de biographies. Avec cette dernière remarque, nous faisons allusion à certaines affirmations, certaines hypothèses, qu’aucune logique ne justifie, et que l’on élucubre à la légère à partir de comportements mal expliqués, ou sur lesquels on n’a pas d’information. Dans Eça et ses sept biographes, je faisais le commentaire suivant : « Les obstacles que le genre biographique rencontre en général sont énormes, surtout si l’on est tenté par la couleur fantaisiste ou l’anecdotique, par l’omniscience, par la recherche de l’inouï (toujours associé au sensationnel), par l’interprétation subjective, le lieu commun. On se heurte aussi aux difficultés naturelles entraînées par l’absence de documentation et de témoignages, on tombe aisément dans la tautologie lassante, qui se retrouve de biographie en biographie, ainsi d’épisodes faux qui se transmettent invariablement. L’appréciation littéraire est, elle aussi, un écueil si le biographe décide de se lancer dans 11 BIO Eça de Queiroz.p65 11 05/02/2010, 11:47 la critique de l’œuvre. » Enfin, il faut tenir compte de la nature et du degré d’intimité entretenu par le biographe avec l’objet de sa biographie, depuis combien de temps ils se fréquentent, quelle a été l’assiduité et la profondeur de la lecture. Lire un grand auteur comme il le mérite exige du temps. Le lire en dehors de tout dogmatisme est un privilège dont peu se targueront. Il conviendra aussi de garder présente à l’esprit cette remarque de Virginia Woolf dans The art of biography : « … The biographer must accept the perishable, build with it, imbed it in the very fabric of his work. Much will perish ; little will live. » Quoi de plus vrai ? De nouvelles données, de nouvelles interprétations critiques surgissent en permanence quand on traite de grands auteurs, et devient alors périmé ce que l’on pensait acquis. Il n’est que de considérer les nombreuses biographies portugaises et brésiliennes qui précèdent la mienne. Lorsque par hasard on en découvre une, elle gît sur les rayonnages des bouquinistes et des bibliothèques comme au fond d’un tombeau. Même celle de son plus grand biographe, João Gaspar Simões, même celle de Luís Viana Filho, si bien construite, avec un apport inédit à l’époque considérable. La biographie d’un écrivain ne saurait passer sous silence ses œuvres, étapes fondamentales de son existence, et doit s’attacher à leur importance respective, à la réception qui a été la leur. Cela implique forcément que l’on émette des jugements de valeur à caractère littéraire, qui sont souvent l’élément le plus discutable des biographies. Sans renoncer à mes jugements critiques personnels ni à mes préférences, j’ai estimé fondamental de rendre compte sommairement des exégèses de ses ouvrages les plus représentatives, contemporaines d’Eça ou actuelles, ce qui rendra ce travail plus complet et plus objectif (voir p. 281-339). Je veux souligner enfin l’excellence des critiques français qu’on voit ici à l’œuvre, et qui tous s’accordent sur l’originalité d’Eça 12 BIO Eça de Queiroz.p65 12 05/02/2010, 11:47 de Queiroz. Le choix proposé confirme largement ce qu’Italo Calvino a un jour écrit dans Pourquoi lire les classiques ? : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire » et « Un classique est une œuvre qui suscite continuellement une avalanche de discours critiques à son sujet, mais qui ne cesse de s’en débarrasser ». Quelqu’un pourrait-il encore douter aujourd’hui qu’Eça de Queiroz est un grand écrivain européen ? Dans le monde anglo-saxon, si imperméable aux écrivains venus d’ailleurs, Eça s’impose graduellement. Dans un petit guide récent des Éditions Penguin, The Rough Guide to Classical Novels (2008), parmi les grands romans universels, Les Maia2 occupent une place enviable. La Relique3 et Le Cousin Bazilio4 sont aussi mentionnés. De son côté Harold Bloom, critique américain bien connu, dans Genius of One Hundred Exemplary Creative Minds (2002), encense La Relique comme une œuvre marquée par « un génie comique absolu » et lui consacre plusieurs pages. Frank Sousa, professeur à l’université de Dartmouth, m’a raconté que, lorsqu’il avait envoyé La Relique à son ami Harold Bloom, celui-ci lui avait téléphoné quelques jours après pour lui demander pourquoi il ne lui avait fait connaître que si tardivement un tel chef-d’œuvre ! Valery Larbaud écrivait d’ailleurs avec pertinence en 1941, dans la Préface à la traduction française de ce livre : « Il s’agit d’un écrivain qui, en dépit de sa vaste culture cosmopolite, a su rester très national par le 2. Paris, Éditions Michel Chandeigne, 1996, traduction, introduction et notes de Paul Teyssier (titre original : Os Maias). Les citations sont tirées de cette traduction. 3. Paris, Fernand Sorlot, 1941, préface de Valery Larbaud, traduction de Georges Raeders (titre original : A Relíquia). Les citations sont tirées de cette traduction. 4. Paris, La Différence, 1989, rééd. 2001, traduction, présentation et notes de Lucette Petit (titre original : O Primo Bazilio). Les citations sont tirées de cette traduction. 13 BIO Eça de Queiroz.p65 13 05/02/2010, 11:47 choix des milieux, des personnages et des sites qu’il décrit. » Quand il avait visité Lisbonne, l’année où avait été publié le roman La Capitale5, c’est-à-dire en 1926, on lui avait conseillé de lire le livre en question. Larbaud, érudit et polyglotte, qui n’avait jamais essayé de lire le portugais, dévora le livre en quelques jours, enthousiasmé, à coups de dictionnaire. Enfin le critique américain Alexander Coleman a écrit : « As a novelist he [Eça de Queiroz] still has to find his place among the masters of nineteeth-century European fiction. Except for Turgenev, no other writer of his time dramatized so magisterially the quandary provoked by opposing and at times mutually destructive cultural forces that operated within a writer born into the peripheries of Europe and magnetized by the spiritual and cultural hegemony of France and England. » Autant de signaux prometteurs pour la visibilité internationale d’un artiste jusque-là gêné par la diffusion, restreinte dans une partie du monde, de la langue dans laquelle il écrit. La modernité de son style confirme son talent, car, même en traduction, sa prose intelligente et novatrice, son esprit critique étincelant, son humour original et significatif font de lui un écrivain de génie pour ce qui est de l’observation caricaturale des gens et des choses. Comme l’a écrit très pertinemment le critique Eugénio Lisboa à propos des éditions d’Eça de Queiroz en Angleterre : « La grandeur d’Eça a toujours besoin d’être réévaluée pour être réaffirmée, et ce à chaque fois que ses ouvrages sont réimprimés, car elle n’est pas définitivement assise dans l’imaginaire des Anglais. Dans le fond, c’est comme si un petit pays comme le Portugal n’avait pas droit à la grandeur d’une aventure comme celle des Découvertes, ni à la prééminence littéraire de Camões, Camilo, Eça ou Pessoa. » 5. Paris, Actes Sud, 2000, traduction de Claude Maffre (titre original : A Capital !). Les citations sont tirées de cette traduction. 14 BIO Eça de Queiroz.p65 14 05/02/2010, 11:47 On a souvent comparé Eça de Queiroz à Flaubert, dont on connaît l’aversion pour les écoles littéraires et leurs préceptes, et qui a eu sur lui une influence stylistique notable. Tous deux se ressemblent par le souci (l’obsession) de l’épuration de la forme, même si Fradique Mendes, un des personnages d’Eça, accuse Flaubert de manquer « de vibration et de chaleur ». Le souci de l’épuration de l’expression était tel chez l’auteur de Madame Bovary, qu’il l’a définie ainsi dans sa correspondance : « Ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, qui se tiendrait de lui-même par la force intérieure de son style. » António Sérgio, éminent penseur du XXe siècle, auteur d’importants essais, répond à la question : « Comment caractériser l’écriture de Flaubert ? » de la façon suivante : « Un musée extraordinairement varié de belles formes, de toute espèce : mais chacune des pages de cet artiste puissant me fait penser à un entrelacs de pierres précieuses ; on a l’impression qu’elle est composée de brefs fragments, mécaniquement […] Ce que je n’ai pas vraiment ressenti dans le discours de ses livres c’est le mouvement d’ensemble qui donne vie à tout, c’est l’unité organique de l’agrégat ; la fluidité, en résumé ; l’expansion, le flux. […] Tandis que le style d’Eça, comparé à celui de Flaubert, c’est un yacht qui file à la bouline, coupant comme un éperon, glissant à grande vitesse, se balançant noblement sur l’onde qui enfle. Ses phrases, scintillantes, sont comme une voile qui cingle – elles éblouissent celui qui les lit. Tout chez lui est vivant, est nerveux ; tout est agilité, sveltesse, éclat et grâce, à la lumière qui émane de son style brillant. Il y a des passages dont la verve se transmet à nos muscles, pour ainsi dire ; une réjouissante palpitation, que ne quitte plus notre esprit. » Sérgio donne des exemples : le chapitre XIV du Crime du Padre Amaro6 ; 6. Paris, La Différence, 1985, rééd. « Minos », 2007, traduction, présentation et notes de Jean Girodon (titre original : O Crime do Padre Amaro). Les citations sont tirées de cette traduction. 15 BIO Eça de Queiroz.p65 15 05/02/2010, 11:47 le cancan du dernier chapitre de La Capitale ; la bataille des Jacques dans le conte « Saint Christophe »7 ; l’ascension vers la demeure rustique de Tormes dans la deuxième partie de 202 Champs-Élysées8 ; le discours sur la ville à Montmartre dans ce même roman. C’est un bon choix, auquel on pourrait ajouter de nombreux morceaux, comme par exemple la mort du Bâtard, au dernier chapitre du roman historique qu’écrit Gonçalo, le héros de L’Illustre Maison de Ramires9. C’est pour cette raison qu’Eça de Queiroz figure aux côtés de Camões et de Fernando Pessoa, parmi les grands noms de la littérature portugaise. Citons à ce propos Philéas Lebesgue, important lusophile français, qui pense qu’iI serait d’un grand intérêt pour les Français d’avoir commerce avec les plus belles œuvres portugaises, et que leur divulgation en France serait profitable. Je conclurai par un extrait de la Préface que j’ai écrite pour une anthologie de textes d’Eça de Queiroz, Écrits sur la France : « Eça de Queiroz est très proche des grands auteurs réalistes français du XIXe siècle mais, en même temps, si loin d’eux par la chaleur de son humanité et par le brillant de son ironie et de son humour. À ces qualités il faut ajouter la grâce et la fantaisie d’un tempérament artistique péninsulaire et cette autre qualité qui nous semble capitale, celle d’intéresser, de fasciner le lecteur, que nous retrouvons chez un Maupassant, un Somerset Maugham, et quelques autres10. » 7. Titre original : « São Cristóvão », non traduit en français. Extrait dans l’anthologie (voir p. 357-358). 8. Paris, La Différence, 1991, rééd. Gallimard, « Folio », traduction, présentation et notes de Marie-Hélène Piwnik (titre original : A Cidade e as Serras). Les citations sont tirées de cette traduction. 9. Paris, La Différence, 1999, traduction et postface de MarieHélène Piwnik (titre original : A Ilustre Casa de Ramires). Les citations sont tirées de cette traduction. 10. Eça de Queiroz, Écrits sur la France, Paris, L’Harmattan, 1997, traduction, présentation et notes de Jean Pailler, préface de A. Campos Matos. Les citations sont tirées de cette traduction. 16 BIO Eça de Queiroz.p65 16 05/02/2010, 11:47 Voilà pourquoi nous pouvons lire dans un article du même Philéas Lebesgue : « Le jour n’est peut-être pas éloigné où Le Crime du Père Amaro et La Relique, sans parler de la merveilleuse galerie de portraits que l’on peut extraire de ses livres, prendront place parmi les cent chefs-d’œuvre de la Littérature Universelle11. » Et, dans le même esprit, sous la plume de Valery Larbaud : « Eça entrera, sûrement, fatalement, dans la Littérature européenne, et les lettres françaises devront, tôt ou tard, le connaître et l’apprécier. » Lisbonne, janvier 2009 11. Sur Philéas Lebesgue, voir Jean-Michel Massa, Philéas Lebesgue (1869-1958), Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1984. 17 BIO Eça de Queiroz.p65 17 05/02/2010, 11:47 aux éditions de la différence a. campos matos Eça de Queiroz et ses sept biographes, essai, 2008. eça de queiroz Le Mandarin, roman, 1985 ; nouvelle édition, coll. « Minos », 2002. Le Crime du Padre Amaro, roman, 1985 ; 2e éd. 2000 ; coll. « Minos », 2007. Le Cousin Bazilio, roman, 1989 ; 2e éd. 2001. 202 Champs-Élysées, roman, 1991. Le Mystère de la route de Sintra (avec Ramalho Ortigão), roman, 1991. Son Excellence (le comte d’Abranhos), roman, 1998. L’Illustre Maison de Ramires, roman, 1999. Alves & Cie, roman, 2000. Lettres de Paris, coll. « Minos », 2006. Contes et nouvelles, édition intégrale, 2008. Ouvrage publié avec le concours du Centre culturel Calouste Gulbenkian à Paris. © A. Campos Matos. © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010, pour la traduction en langue française. 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